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Il semble plausible de dire que la particularité des particuliers est donnée effectivement dans l’expérience. […] [C]onsidérez le contenu d’une perception. […] S’il en est ainsi, alors on peut dire que la particularité des particuliers, le fait que leurs propriétés et relations ne les épuisent pas fait partie du contenu de la perception.

Armstrong. A World of States of Affairs, p. 95-96

Et surtout ne dis pas : « Après tout, mon impression visuelle n’est pas le dessin. Elle est ceci — que je ne puis montrer à personne ». Il est vrai qu’elle n’est pas le dessin, mais elle n’est rien non plus qui appartient à la catégorie de ce que je porte en moi.

Le concept d’« image interne » induit en erreur, car il est construit sur le modèle du concept d’« image externe ».

Wittgenstein, RP, p. 196 ; trad. fr. p. 278

Introduction

L’idée d’un champ visuel, d’une étendue bidimensionnelle interne — un genre d’« écran déployé quelque part dans notre esprit, attentivement scruté par l’oeil de notre esprit » — a été lourdement critiquée par beaucoup de philosophes et de psychologues. Mais celui qui est au courant du développement de la pensée de Wittgenstein, des Notes on Logic à De la certitude, sait que pour celui-ci le refus de l’idée d’une « image interne » est bien plus central et a des conséquences beaucoup plus lourdes pour la totalité de la philosophie que chez d’autres philosophes. Pour lui, il ne s’agit pas là tout simplement d’un thème de la philosophie de la perception. Comme nous le verrons, le destin de l’image interne est lié à une des principales lignes de force de sa pensée et représente un des points tournants décisifs dans le chemin qui va du Tractatus aux Recherches philosophiques.

Mais pourquoi exactement, à son avis, ne pouvons-nous pas penser, disons, une perception visuelle sur le modèle d’un « tableau interne » ? Quel mal y a-t-il à le faire ? L’objectif principal de cet article est de proposer une réponse plutôt étrange à cette question. Notre thèse sera que, pour Wittgenstein, une perception visuelle ne peut pas être pensée sur le modèle d’une image (une photographie par exemple) parce que celle-ci est un particulier, une chose singulière. Nous allons soutenir qu’en ce qui a trait à la perception visuelle, ce n’est pas le cas. Nous arguerons que, allant à l’encontre d’une tradition qui remonte au moins à Kant, Wittgenstein considère que les perceptions visuelles ne sont pas des choses particulières ! Ou, pour l’exprimer d’une manière plus convenable, dans les termes mêmes du philosophe, la grammaire, la structure logique du concept de perception visuelle n’est pas telle que le jeu de langage singulier/général puisse toujours être joué. Au-delà d’un certain point, demander des précisions supplémentaires au sujet d’une impression visuelle n’a plus aucun sens. Nous sommes alors devant une description générale qui n’est pas susceptible de précisions supplémentaires. Interpréter une perception visuelle sur le modèle d’une image équivaudrait à oublier cette différence grammaticale. Dans le jargon de Wittgenstein, ce serait une analogie terriblement trompeuse (eine irreführende Analogie).

Cet article a un double but, exégétique d’un côté, et plus strictement philosophique de l’autre. Comme nous l’avons déjà dit, l’histoire du « problème du champ visuel » a un rôle extrêmement riche et central dans le parcours intellectuel de Wittgenstein. L’exégèse de ce parcours a un intérêt en elle-même. Ainsi, nous commençons par l’idée de la détermination complète du sens, si caractéristique de la pensée initiale de Wittgenstein, et nous retraçons ce parcours jusqu’au problème de la description complète d’une perception visuelle, un des thèmes-clés de la période intermédiaire du philosophe. Les deux premières sections de notre article sont consacrées à ce but.

La dernière section de l’article sera consacrée à la critique finale que Wittgenstein adresse à l’idée d’un champ visuel (et à celle d’un objet interne). Nous croyons qu’ici ses arguments sont nouveaux, pénétrants, et même révolutionnaires, et ainsi leur intérêt dépasse les limites d’un exposé purement exégétique.

La « grande analyse » dans le Tractatus

Une des caractéristiques les plus saisissantes du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein est sa conception forte d’une immense machinerie logique cachée sous nos énoncés ordinaires. Dans le célèbre passage de ce texte :

La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu’il habille […]. Les conventions tacites nécessaires à la compréhension de la langue usuelle sont extrêmement compliquées

Wittgenstein, 1961, 4.002

Dans un autre passage, cette fois des Notebooks of 1914-1916, nous trouvons la même idée :

Une proposition comme « Ce fauteuil est brun » paraît dire quelque chose d’énormément compliqué, car si nous voulions la formuler de telle manière que personne ne puisse lui opposer d’objections nées de son ambiguïté, il faudrait qu’elle ait une longueur infinie

Wittgenstein, 1979, p. 5 ; trad. fr., p. 29

À la suite de Frege et de Russell, Wittgenstein propose une radicalisation totale de l’idée de structure profonde. Il envisage la possibilité théorique d’une « grande analyse » qui fixerait ’une fois pour toutes tant la structure de la réalité que celle de toute pensée ou langage possible. Cette analyse unique annoncée dans l’aphorisme 3.25 dévoilerait les ultimes objets tractatuséens qui gisent au fond de la réalité. Une fois ce stock de base déterminé, toute possibilité physique et psychologique serait préfigurée d’une façon ou d’une autre en tant que simple combinaison de ces mystérieuses « pierres de construction » (Wittgenstein, 1961, 2.0124).

Mais d’où vient cette idée plutôt extravagante ? Par quelle logique Wittgenstein en est-il venu à cet étrange résultat ? Comme la plupart de celles que l’on trouve dans le Tractatus, l’idée de cette « grande analyse » a été obtenue a priori comme condition de la possibilité du langage lui-même[2]. Si le langage était ce que Wittgenstein pensait à cette époque, ce grand projet analytique devrait pouvoir être réalisé. Rebroussons donc chemin et commençons notre exposition du destin de l’idée de cette grande analyse en montrant comment elle prend directement racine dans les vues du Tractatus sur la nature du langage et du sens.

La bipolarité et la détermination complète du sens

Au coeur de la conception wittgensteinienne du sens, de la signification linguistique, gît l’idée de choix (Dos Santos, 1994, p. 22). Dire quelque chose consiste à choisir entre les énonciations « alternatives » possibles, dont certaines sont fausses et certaines sont vraies, la réalité étant le tribunal ultime. Dans le Tractatus, le langage est clairement conçu comme représentation. Mais cela n’empêche que la possibilité de la fausseté soit vue comme essentielle : cette possibilité garantit qu’un certain choix a été effectué. Le symptôme le plus évident est son idée que les tautologies et les contradictions, rien que par le fait qu’elles sont dépourvues de conditions, respectivement de fausseté et de vérité, sont dépourvues de sens (Wittgenstein, 1961, 4.461). Prenons un exemple. Si quelqu’un dit « Il pleut ou il ne pleut pas », il n’est par là lié à aucun résultat particulier : quoi qu’il arrive, tout va bien. Mais précisément pour cette raison, selon Wittgenstein, l’on n’est pas en train de dire quelque chose, il ne s’agit pas là d’un énoncé.

Selon le philosophe du Tractatus, une énonciation implique donc de choisir entre des représentations alternatives d’événements possibles. Tel est son célèbre principe de la bipolarité : comprendre une proposition consiste à savoir dans quelles situations (possibles) elle serait considérée comme vraie et dans quelles situations (possibles) elle serait considérée comme fausse :

Toute proposition est essentiellement vraie-fausse : pour la comprendre, nous devons savoir tant ce qui doit être le cas si elle est vraie que ce qui doit être le cas si elle est fausse. Ainsi, une proposition a deux pôles, correspondant au cas de sa vérité et au cas de sa fausseté. Nous appelons cela le sens d’une proposition

Wittgenstein, 1979, p. 98

Le principe wittgensteinien de la bipolarité est clairement dérivé de l’idée des conditions de vérité de Frege : le sens d’une proposition est donné par ses conditions de vérité. Mais il y a une différence importante : Frege accepte n’importe quel genre de critère pour établir des conditions de vérité, même ceux qui sont arbitraires (Frege, 1977, p. 33), mais ce n’est pas le cas pour Wittgenstein. Sous sa plume, les conditions de vérité doivent être interprétées ontologiquement, en tant qu’événements empiriques possibles — ce qu’il appelle des états de choses. Comme on le sait, dans le Tractatus, pour qu’une proposition soit significative elle doit être la projection d’un événement contingent, un événement qui, bien que possiblement non réel, pourrait effectivement être le cas. Ainsi, assez étrangement, l’espace logique de Wittgenstein est constitué, non pas par des possibilités logiques, mais par des possibilités réelles.

Comme on le sait aussi, la conception wittgensteinienne du sens, du contenu d’une proposition, n’est pas psychologique : on ne l’interprète pas comme un événement subjectif dans l’esprit de quelqu’un, mais comme une connexion avec la réalité — la projection d’un état de choses. C’est précisément ici que la singularité fait son entrée dans notre histoire : les événements empiriques sont des entités singulières, non répétables. Tout ce qui arrive est un événement particulier. Les faiseurs de vérité (truth makers) des propositions ne sont donc jamais des classes d’événements, mais toujours des entités singulières. Ainsi, la connexion même d’une proposition avec la réalité — la seule source de signification selon le Tractatus — dépend de la capacité qu’a cette proposition d’être rendue vraie par un événement singulier.

Comme nous le verrons à l’instant, bien que les propositions ordinaires soient parfaitement en ordre telles qu’elles sont[3], aucune d’elles n’est la projection d’un état de choses singulier. Selon Wittgenstein, même les propositions grammaticalement simples renferment beaucoup de généralité cachée. Et cette généralité doit cadrer (ou ne pas cadrer) avec des événements singuliers. À notre avis nous touchons ici à la vraie source de l’insistance de Wittgenstein sur le principe de la détermination complète du sens et de son idée d’une grande analyse. Ces deux idées sont des conséquences du fait que les propositions (qui sont invariablement générales) doivent être rendues vraies par une réalité dans laquelle il n’y a pas de place pour la généralité :

Notre sentiment n’est pas heurté du fait que nous ne puissions analyser les PROPOSITIONS au point d’énumérer les éléments par leurs noms, mais nous sentons que le MONDE doit être composé d’éléments. Et il semble que cela soit identique à la proposition : le monde doit être justement ce qu’il est, il doit être déterminé. Ou en d’autres termes, ce sont nos déterminations qui sont incertaines, et non pas le monde. Il semble que nier les choses revienne à dire : le monde pourrait, pour ainsi parler, être indéterminé, au sens, par exemple, où notre savoir est incertain et indéterminé

Wittgenstein, 1979, p. 62 ; trad. fr., p. 123-124

L’idée de la grande analyse et d’une détermination complète du sens sont les deux exigences non négociables de la maxime selon laquelle les propositions « puisent leur signification » dans la réalité. Les propositions ordinaires contiennent invariablement une généralité : elles ont des conditions de vérité (au pluriel). De sorte que toute cette généralité implicite cachée dans les énoncés ordinaires doit être rendue en menue monnaie avant que ceux-ci puissent être rendus vrais par un événement singulier. Ainsi, les diverses conditions de vérité des énoncés ordinaires doivent être transformées en une liste qui comporte toute et chacune des conditions de vérité singulière (sans pluriel), laquelle est contenue dans son sens, avant qu’une quelconque connexion avec la réalité puisse être effectuée :

En d’autres termes la proposition doit être complètement articulée. […] Des généralisations apparaissent-elles, il faut alors que les formes des cas particuliers soient bien visibles. Et il est clair que cette exigence est légitime, faute de quoi la proposition ne saurait être l’image de quoi que ce soit. Car si dans la proposition des possibilités sont laissées ouvertes, il faut que justement soit déterminé ce qui est laissé ouvert. Les généralisations de la forme, par exemple, doivent être déterminées

Wittgenstein, 1979, p. 63 ; trad. fr. p. 124

L’exigence de la détermination complète du sens est une exigence qui dérive de l’essence même de la nature de la proposition : de sa capacité de représenter, véridiquement ou faussement, la réalité.

Noms ordinaires

Il n’y a aucun consensus, parmi les interprètes de Wittgenstein, quant à la manière précise selon laquelle la grande analyse logique prônée par le Tractatus devrait être effectuée (Glock, 1997, p. 45). Mais ce ne sont pas tous les aspects de ce projet qui nous intéressent ici. Il nous suffira d’esquisser le destin des noms ordinaires à l’intérieur de ce processus. Nous nous appuierons sur quelques idées de Frege et de Quine dans cette reconstruction.

Prenons une proposition grammaticalement singulière typique de notre langage ordinaire :

Jean est grand

Que devons-nous dire au sujet de ses conditions de vérité, de son sens ? Nous pouvons revenir à Frege et signaler le manque de détermination du temps dans cet énoncé. Quand Jean était un bébé, il n’était pas grand. Il l’est peut-être maintenant, ou bien non. Donc, une datation exacte devrait invariablement être ajoutée à la structure logique profonde de tout énoncé empirique singulier pour fixer ses conditions de vérité, pour déterminer son sens (Frege, 1977a, p. 10).

Est-ce là tout cependant ? Les conditions de vérité d’un énoncé grammaticalement singulier comme celui-ci sont-elles complètement déterminées ? Même si nous ajoutons une date : « Jean est grand à telle et telle date », cette proposition est-elle la projection d’une seule condition de vérité, d’un seul état de choses qui pourrait la rendre vraie ? Il semble que non. Jean porte peut-être un veston bleu, ou peut-être que non. Il s’est peut-être rasé. Dans tous ces cas, nous devons d’abord identifierJean, et ensuite vérifier s’il est grand. Autrement dit, l’expression « Jean » dénote-t-elle une entité singulière ? Est-ce que « Jean » est vraiment un nom ? Jean est-il un objet ?

Encore une fois, Frege peut nous guider ici : selon le philosophe allemand, il y a une condition logique qu’une expression doit remplir pour qu’elle puisse être proprement appelée « nom » : nous devons vérifier son comportement dans des énoncés d’identité. Nous devons être en mesure de poser des questions qui ont du sens à l’égard de son identité. Et, plus important encore, nous devons avoir des critères d’identité pour y répondre.

Si nous devons employer le symbole a pour signifier un objet, nous devons avoir un critère pour décider dans tous les cas si b est identique à a, même s’il n’est pas toujours en notre pouvoir d’appliquer ce critère

Frege, 1978, p. 73

Ainsi, dans notre cas, ce que Frege exige, c’est que nous ayons des critères pour les énoncés décisoires comme, disons :

Jean est la même personne que j’ai rencontrée hier.
ou
Celui qui est devant moi est la même personne que j’ai rencontréehier.

Une nouvelle fois, nous découvrirons ici une détermination de temps cachée, déguisée dans la structure logique même de ce « nom » ordinaire. Au lieu d’une expression singulière, il semble qu’il s’agisse d’un concept général, le concept « être Jean » :

λtemps, corps de Jean. Être Jean (temps, corps de Jean)

La question de l’identification qui nous a retenue ci-dessus semble consister exactement à identifier, à n’importe quel moment donné, quel corps est le corps de Jean. Nous pourrions même aller plus loin et introduire des coordonnées spatiales. Nous obtiendrions alors le concept « être une partie spatiale de Jean à l’instant t » :

[λt, x, y, z.Être Jean (t, x, y, z)]

Ce n’est que maintenant que nous pourrons finalement obtenir notre expression singulière ordinaire. Mais pour cela il faut introduire une opération logique de plus : la redoutable extensionalisation d’un attribut de Frege. À partir du concept « être Jean » nous pourrions obtenir l’extension :

Jean = (t, x, y, z) : Être Jean (t, x, y, z)

Ce serait notre « Jean » ordinaire. Quine appelait de telles extensions des « objets spatio-temporellement étendus, quadridimensionnels » (Quine, 1971, p. 68) et Wittgenstein les appelait des « complexes (spatiaux) » (Wittgenstein, 1979, p. 45).

Nous pouvons maintenant déterminer des conditions de vérité pour les identités ci-dessus. Par exemple, nous pouvons établir que : « Jean est la personne que j’ai rencontrée hier » ssi

{(x, y, z) : Être Jean (hier, x, y, z)}
= {(x, y, z) : Être la personne que j’ai rencontrée hier (x, y, z)}

Ce que nous avons tout juste esquissé est une idée très ancienne et très influente : les noms ordinaires sont en réalité des concepts. Nous trouvons déjà cette idée chez Leibniz [4] :

Car, quand nous disons qu’« Alexandre est fort », nous voulons dire tout simplement que fort est contenu dans le concept d’Alexandre, et pareillement en ce qui concerne le reste des attributs d’Alexandre. Apud

Mates, 1986, p. 85

Plus récemment, l’idée que les noms ordinaires sont des concepts déguisés apparaît chez Quine et chez Goodman :

Maintenant, l’introduction des fleuves en tant qu’entités singulières, à savoir, en tant que processus ou objets qui prennent du temps, consiste essentiellement à lire « identité » là où on avait la « parenté fluviale ». Il serait erroné, en effet, de dire que a et b sont identiques ; ils ont simplement une parenté fluviale

Quine, 1971, p. 66

Dire que la même chose est présentée deux fois, c’est dire que deux présentations — deux événements phénoménaux — sont toutes deux englobées dans une totalité unique de la sorte que nous appelons une chose ou un objet

Goodman, 1951, p. 128 ; trad. fr., p. 123-124

Mais si tout cela est vrai, alors, comme nous l’avions déjà annoncé, il y aurait beaucoup de généralité déguisée dans la plupart de nos affirmations ordinaires, au moins dans celles qui contiennent des « objets empiriques » ordinaires, c.-à-d., des corps. Et, comme nous l’avons vu ci-dessus, toute cette généralité devrait être identifiée — « les formes des cas particuliers doivent être manifestes » — avant qu’un événement singulier quelconque puisse la rendre vraie. Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Wittgenstein a dit qu’un énoncé simple, grammaticalement singulier, tel que « ce fauteuil est brun », a une structure logique aussi « hautement compliquée ».

Les noms ordinaires seraient des noms de complexes qui devraient être encore analysés jusqu’à ce que toute complexité ait disparu : « La composition spatiale est-elle aussi composition logique ? Il semble bien que oui ! (Wittgenstein, 1979, p. 45 ; trad. fr., p. 96).

Et toute cette complexité devrait être encore analysée jusqu’à ce qu’elle ait disparu. Mais, comme nous l’avons déjà vu, cette complexité logique était vraiment une espèce de généralité déguisée, cachée dans les conditions d’identité du complexe :

[S]i je parle, par exemple, de cette montre, en signifiant par là quelque chose de complexe, et que la composition ne joue aucun rôle, alors entrera en jeu dans la proposition une généralisation….

Wittgenstein, 1979, p. 63 ; trad. fr. p. 125

Encore une fois, effectuer l’analyse logique signifie se débarrasser de toute généralité implicite en y substituant une liste complète de tous ses cas particuliers, de tous les états de choses complexes qui pourraient rendre vraie cette proposition. C’est ce que nous avons appelé « rendre en menue monnaie toute la généralité ». Mais retournons à notre récit du parcours intellectuel de Wittgenstein. Passons maintenant à la période intermédiaire de sa pensée.

La description phénoménologique et la période intermédiaire

Après une période de plus de dix ans d’inactivité philosophique presque totale, en 1929, les réflexions de Wittgenstein connaissent un essor formidable. Déjà, les deux premières années, le philosophe a produit quatre volumes de manuscrits (MS 105, 106, 107, 108), deux tapuscrits (TS 208 et 210), les Remarques philosophiques et l’article Some Remarks on Logical Form. Si l’on jette un coup d’oeil sur cette production, dès les premières remarques de février 1929, un ensemble de questions se détachent vivement : les réflexions au sujet des descriptions d’expériences visuelles, du champ visuel. Dans une lettre à Schlick souvent citée, Wittgenstein déclare qu’il a repris la recherche philosophique « pour travailler sur l’espace visuel et autres sujets » (Waismann, 1979, p. 17 ; trad. fr., p. VIII).

On peut trouver des discussions concernant l’expérience visuelle lors de la période initiale, tractatuséenne. Mais une réflexion soutenue sur tous les aspects de la question — les notions d’emplacement visuel et de coordonnées visuelles, l’idée de minima visibilia, et surtout la discussion de la possibilité même d’une description phénoménologique complète — est certainement très caractéristique de cette période de sa pensée. Mais alors, pourquoi la question d’une description phénoménologique (complète) des expériences visuelles a-t-elle acquis une place si centrale dans les réflexions de Wittgenstein ? Pourquoi est-elle devenue soudain si cruciale, comme l’indique la lettre à Schlick ? Pour comprendre ce fait, nous devons nous attarder sur une question importante : les succédanés de certaines idées tractatuséennes que nous venons de discuter (l’idée de la détermination complète du sens et l’idée de la grande analyse logique).

L’espace logique comme phénoménologie

La question du statut ontologique des types fondamentaux d’entités dans le Tractatus — les états de choses et les objets qui les constituent — a suscité beaucoup de polémiques. Les événements dans l’espace logique devraient-ils être conçus d’un point de vue physique ou bien d’un point de vue phénoménologique[5] ? La discussion contient la possibilité même de produire un exemple d’e proposition élémentaire, sans laquelle la logique du Tractatus ne peut tout simplement pas prendre son envol. La discussion s’échauffe parfois, peut-être parce que si nous passons par les Notebooks 1914-1916 nous semblons y trouver de l’appui pour les deux positions. Il y a des passages qui suggèrent une conception physicaliste des états de choses et des objets :

Supposons que tout objet spatial consiste en une infinité de points, il est alors clair que je ne puis les énumérer tous en les nommant quand je parle de cet objet. Ce serait donc là un cas où je ne puis parvenir à l’analyse complète au sens ancien, et c’est peut-être justement le cas usuel

Wittgenstein, 1979, p. 62 ; trad. fr., p. 122-123

L’analyse des corps en points matériels, comme on fait en physique, n’est rien d’autre qu’une analyse en composantes simples

Wittgenstein, 1979, p. 67 ; trad. fr., p. 131

Mais il y a également des passages très forts qui suggèrent au contraire une interprétation phénoménologique :

Comme exemple de simplicité, je pense toujours aux points du champ visuel. (De même que ce sont toujours des parties du champ visuel qui me viennent à l’esprit comme types « d’objets composés »)

Wittgenstein,1979, p. 45 ; trad. fr., p. 96

Quand nous voyons que notre champ visuel est complexe, nous voyons aussi en revanche qu’il consiste en parties plus simples

Wittgenstein, 1979, p. 65 ; trad. fr., p. 128

Quelle que soit l’issue de cette polémique, un point semble incontestable : en 1929, la base sous-jacente de la philosophie de Wittgenstein était explicitement phénoménologique. Les états de choses sont maintenant des événements sensoriels. C’est cette mutation (’’une parmi toutes celles que la pensée de Wittgenstein a subies pendant cette période) que nous croyons être la clé de son intérêt soudain pour l’idée d’une spécification phénoménologique complète.

Une grande partie des éléments fondamentaux de la philosophie tractatuséenne était toujours assez vivante au début de 1929. L’idée d’une analyse logique des propositions ordinaires restait intouchée. Mais, à la différence de la période précédente, cette analyse est maintenant explicitement conçue comme débouchant sur des propositions qui décriraient des phénomènes élémentaires. Le rôle que l’espace logique jouait précédemment semble maintenant être effectué par la notion d’espace phénoménologique (Soutif, 2008). Des énoncés ordinaires sont explicitement analysés en énoncés phénoménologiques. Dans Some Remarks on Logical Form, écrit en juin-juillet de 1929, Wittgenstein énonce :

Si, maintenant, nous essayons d’en venir à une analyse effective [des propositions ordinaires], nous découvrons des formes logiques qui n’ont que très peu de ressemblance avec les normes du langage ordinaire. Nous rencontrons les formes de l’espace et du temps avec toute la diversité des objets spatiaux et temporels, comme les couleurs, les sons, etc., avec leurs gradations, leurs transitions continues, et leurs combinaisons selon des proportions diverses — toutes choses que nous ne pouvons pas saisir par nos moyens ordinaires d’expression.

Wittgenstein, 1993, p. 31 ; trad. fr., p. 21-22

Les analogies avec le Tractatus sont encore très évidentes. Nous sommes devant une conception forte d’une « forme logique profonde ». Les analyses de nos énoncés ordinaires de la forme sujet-prédicat — telles que « cette conférence est ennuyeuse », « il fait beau », « je suis paresseux » (Wittgenstein, 1993, p. 31 ; trad. fr., p. 20) — exigeraient un langage complètement différent, le langage primaire de Wittgenstein. Dans ce langage, toutes les « gradations, transitions continues, et combinaisons selon diverses proportions » de notre expérience immédiate devraient trouver leur description précise et complète. La différence entre les deux langages, le langage physique ordinaire et ce langage primaire, repose précisément sur la capacité de ce dernier à cadrer avec la multiplicité logique (presque infinie) des phénomènes. De même que Quine, nous l’avons vu ci-dessus, Wittgenstein propose que cela puisse être réalisé par l’utilisation extensive de systèmes de coordonnées :

Il est clair que nous pouvons alors décrire la forme et la position de toute tache de couleur se trouvant dans notre champ visuel en énonçant des nombres dont la signification est relative au système de coordonnées et à l’unité choisie. De plus, il est clair que cette description possédera la multiplicité logique correcte, et qu’une description qui aurait une multiplicité moindre ne suffirait pas. Un exemple simple consisterait à représenter une tache P par l’expression « [6-9, 3-8] »

Wittgenstein, 1993, p. 31 ; trad. fr., p. 22

Au lieu de conditions de vérité, nous avons maintenant des conditions de vérification : des conditions phénoménologiques qui seraient satisfaites par chaque proposition ordinaire. Le reste du scénario est cependant assez familier : c’est celui du Tractatus. Le langage primaire, le langage dans lequel l’analyse finale des propositions ordinaires est censée être mise en place, est caractérisé par sa capacité expressive, c.-à-d., par sa capacité de décrire complètement ces conditions phénoménologiques. En d’autres termes, par sa capacité d’avoir la multiplicité logique correcte, une multiplicité qui pourrait cadrer avec les phénomènes un à un.

Dès lors, on comprend exactement pourquoi l’idée d’une description phénoménologique complète, d’une saisie intégrale de nos impressions sensorielles fugitives est devenue si centrale pour Wittgenstein. Cette possibilité est devenue cruciale pour la préservation même de certains des éléments-clés de tout le projet philosophique tractatuséen. L’idée d’une détermination complète du sens, d’une grande analyse de notre discours ordinaire en une structure purement extensionnelle de propositions élémentaires implique maintenant la possibilité d’une tout autre chose : une description phénoménologique elle aussi complète.

Doutes au sujet de l’idée d’une description phénoménologique

Toute hésitation et ambivalence semblent avoir été mises de côté par Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus. Comme nous l’avons vu, l’idée d’une détermination complète du sens, d’une structure logique extrêmement complexe cachée sous nos propositions ordinaires est avancée avec force dans cette oeuvre sans l’ombre d’un doute. Il n’en était pas ainsi dans les Notebooks. Si nous y jetons un coup d’oeil, nous trouvons plusieurs passages qui indiquent de profondes inquiétudes au sujet de la viabilité même de l’idée d’une analyse logique et de la notion d’objet simple qu’elle implique :

Quelle est ma pensée fondamentale quand je parle d’objets simples ? « Les objets complexes » ne satisfont-ils pas exactement, en fin de compte, aux exigences que je semble poser pour les premiers ?

Wittgenstein, 1979, p. 59-60 ; trad. fr., p. 119

Il est tout à fait clair que je puis effectivement attacher un nom à cette montre, telle qu’elle est posée et fonctionne devant moi […]. Et je sens que ce nom répondra, dans une proposition, à toutes les conditions exigées des « « noms d’objets simples ».

Wittgenstein, 1979, p. 60 ; trad. fr., p. 120

Il semblerait que, en un certain sens, tous les noms sont des noms propres. Ou comme je pourrais encore dire, que tous les objets, en un certain sens, sont des objets simples

Wittgenstein, 1979, p. 61 ; trad. fr., p. 121-122

Je dis à quelqu’un : « La montre est sur la table » […]. Quand je procède ainsi, et dénote les objets par des noms, en deviennent-ils pour autant simples ? […] Cet objet est simple pour moi !

Wittgenstein, 1979, p. 70 ; trad. fr., p. 135

Ces remarques, qui précèdent la rédaction du Tractatus, ont une curieuse saveur anticipatrice. Un des traits principaux de la première philosophie de Wittgenstein et de l’approche logique de Russell et de Frege est remis en cause : leur conception forte d’une forme logique profonde par opposition à une structure grammaticale superficielle. L’idée que « cette montre » pourrait être « simple », que cette expression, extraite immédiatement de notre langage ordinaire, n’exigerait aucune analyse logique supplémentaire, qu’elle pourrait être « simple pour moi » (dans cette situation donnée) est même de nature à évoquer les premières pages des Recherches philosophiques. Mais revenons à notre discussion.

Tous les passages que nous venons de citer présentaient des exemples d’objets physiques ordinaires. Nous croyons pouvoir dire avec justice que les doutes de Wittgenstein concernant des exemples d’analyse phénoménologique étaient d’autant plus aigus.

Prenons une question tout à fait analogue, mais encore plus simple et fondamentale : un point dans notre champ visuel est-il un objet simple, une chose ? De telles questions ont toujours été jusqu’à présent considérées par moi comme les questions proprement philosophiques — et certainement elles le sont, en un sens — mais, encore une fois, quelle évidence pourrait, en général, résoudre une telle question ? N’y a-t-il pas ici un défaut dans la position du problème, car il me semble n’y avoir aucune intuition d’évidence à son sujet ; il semble que je pourrais affirmer à coup sûr que ces questions ne pourront jamais être décidées

Wittgenstein, 1979, p. 3 ; trad. fr., p. 26

Mais de quoi est faite, par exemple, une partie uniformément colorée de mon champ visuel ? De minima sensibilia ? Comment faudrait-il alors déterminer le lieu de chacun d’eux ?

Wittgenstein, 1979, p. 45 ; trad. fr., p. 96

Il me semble parfaitement possible que des taches de notre champ visuel soient des objets simples, si tant est que nous ne percevions séparément aucun point de ces taches ; l’image visuelle des étoiles paraît sûrement être dans ce cas. […] Et il est certain, soit dit en passant, que je ne vois pas toutes les parties de mon champ visuel théorique. Qui peut savoir si je vois une infinité de points ?

Wittgenstein, 1979, p. 64 ; trad. fr., p. 127

Contrairement aux descriptions physiques précédentes, Wittgenstein semble être incertain de la possibilité même d’une analyse quant à celles qui contiennent des phénomènes sensoriels’. Ces doutes prétractatuséens au sujet de l’applicabilité de l’idée de « simples logiques » en ce qui a trait à la perception visuelle éclatent lors de son retour à l’activité philosophique en 1929. Dès les toutes premières pages, nous le voyons remettre en cause la possibilité même d’une telle description et de l’idée des minima visibilia qui en est la base (Wittgenstein, 200, p. 7, 11). Les mêmes questions posées en 1915 — « Comment serait-il possible de déterminer une place fixe dans le perpétuel flux phénoménologique ? » — réapparaissent avec force en 1929 (Wittgenstein, 2000, p. 31). Même dans des passages plus hardis tels que celui que nous avons cité ci-dessus, puisé dans Some Remarks on Logical Form, l’évasive multiplicité de « gradations, transitions et combinaisons » des phénomènes semble clairement défier la détermination logique complète.

L’impression fugitive de l’instant peut-elle être saisie ? Pour le Wittgenstein de 1929, toute cette affaire semblait louche. L’idée même d’instantanéité, de saisir l’instant perceptuel, de le rendre permanent et par là accessible à l’avenir semblait contenir une erreur logique : l’erreur de confondre la notion physique avec la notion phénoménologique du temps (Wittgenstein, 1975, § 49). En adaptant l’expression des Recherches philosophiques, nous pourrions dire : l’idée (d’une description phénoménologique complète) le tenait captif. Et il ne pouvait pas échapper à celle-ci (Wittgenstein, 2005a, p. 41 ; trad. fr., p. 85). Avant de nous intéresser à certaines questions concernant la nouvelle approche wittgensteinienne des phénomènes, il nous faut faire état d’un autre bouleversement philosophique de cette période, la nouvelle façon dont le philosophe manie la notion de généralité.

Une nouvelle approche de la généralité

La période intermédiaire, de 1929 à 1933, ne se résuma pas à des bouleversements épistémologiques et ontologiques. La logique qui sous-tend ces nouvelles réflexions subira elle-même de profondes transformations. Au coeur de ces changements, nous trouvons une nouvelle approche de la généralité. Pour passer en revue certaines de ces transformations, retournons rapidement une fois de plus au Tractatus. Là, le philosophe accusait Frege et Russell de concevoir le quantificateur universel comme un produit logique, et le quantificateur existentiel comme une somme logique. (Wittgenstein, 1961, § 5.521). Assez curieusement, en 1933, nous voyons ceux-ci accuser l’auteur du Tractatus de commettre exactement la même erreur :

Ma conception de la proposition générale était que(∃x).fx est une somme logique, bien que ses éléments ne soient pas énumérées ici mais puissent l’être (et ce, dans le dictionnaire de la grammaire du langage) […].

Naturellement, il est inacceptable de traiter (∃x).ϕx comme une somme logique et (x).ϕx comme un produit logique. Cette explication était le pendant d’une conception erronée de l’analyse logique, lorsque je pensais par exemple qu’on trouverait bien le produit logique correspondant à un (x).ϕx déterminé

Wittgenstein, 2005, p. 249

La principale raison derrière cette étrange accusation, croyons-nous, ne réside pas tellement dans l’approche tractatuséenne des quantificateurs logiques eux-mêmes (Wittgenstein, 1961, § 5.5 et suivants), mais plutôt dans l’idée de la généralité logique qui sous-tend la conception d’analyse logique du philosophe. Comme nous l’avons vu dans la première section de cet article, pour le Wittgenstein du Tractatus, la grande analyse logique des propositions ordinaires impliquait fondamentalement l’élimination de toute généralité (implicite). Des énoncés qui, d’un point de vue grammatical, semblent être des énoncés simples, tels que « cette montre est sur la table » étaient interprétés comme contenant une bonne dose de généralité déguisée. Toute cette généralité ’est devenue manifeste dès que nous avons essayé d’analyser les conditions d’identification implicites dans des termes pseudo-singuliers comme « cette montre ». Il nous faudrait alors remplacer ce nom ordinaire (un nom dénotant un complexe) par une multitude de véritables noms tractatuséens, des noms d’entités simples, des coordonnées (selon Some Remarks on Logical Form).

À notre avis, c’est précisément cette conception de l’analyse logique qui constitue le véritable enjeu du reproche que Wittgenstein se fait en 1933. Le concept même d’analyse logique implique maintenant pour lui la fausse idée de disséquer des expressions linguistiques ordinaires en des listes d’« énoncés véritablement singuliers (élémentaires) ». C’est cette idée que nous avons évoquée quand nous avons parlé ci-dessus de « rendre en menue monnaie toute la généralité cachée dans le langage ordinaire ». Wittgenstein consacre une section entière du Big Typescript à une critique très sévère de tous les aspects de cette vue qui fut un jour la sienne (Wittgenstein, 2005, p. 240-262). Son exemple préféré était l’omniprésent :

Le cercle est dans le carré

Tout au long de la période intermédiaire, les discussions critiques de l’idée de rendre en menue monnaie toute la généralité peuvent être facilement repérées parce qu’elles s’accompagnent toujours de l’illustration :

Wittgenstein, & Waismann, 2003, p. 163 ; cf. trad. fr., p. 83 ; Wittgenstein, 2005, p. 243 ; Wittgenstein, 1979, p. 123[6]

-> Voir la liste des figures

La nouvelle et audacieuse idée était que, contrairement à ce que Wittgenstein’ avait pensé précédemment, les énoncés existentiels ne devaient pas et ne pouvaient pas être substitués par des disjonctions (infinies) de cas. Les titres mêmes des paragraphes 70 et 71 du Big Typescript annoncent la nouvelle position :

§ 70 — La proposition « Le cercle se trouve dans le carré » est en un certain sens indépendante de la donnée d’une position déterminée (en un certain sens cela ne la concerne pas).

§ 71 — La proposition « Le cercle se trouve dans le carré » n’est pas une disjonction de cas

Wittgenstein, 2005, p. 241, 244

Wittgenstein ne se lasse pas d’énoncer à tout bout de champ diverses formulations différentes de sa nouvelle thèse, avec d’autres illustrations et dans des contextes variés, comme s’il voulait fixer cette idée une fois pour toutes dans son esprit :

Chacun de ces cas [des diverses positions possibles du cercle], par exemple, a son individualité particulière. Cette individualité intervient-elle de quelque façon dans le sens de la proposition générale ? De toute évidence non

Wittgenstein, 2005, p. 241

Quand nous disons que la croix se trouve entre ces traits, nous n’avons pas encore de disjonction susceptible de remplacer cette proposition générale

Wittgenstein, 2005, p. 242

L’énumération des positions est non seulement inutile, mais par principe une telle énumération est hors de question ici

Wittgenstein, 2005, p. 245

Il y a seulement la proposition générale et des propositions particulières (non pas les propositions particulières). Mais la proposition générale n’énumère pas des propositions particulières

Wittgenstein, 2005, p. 246

L’idée d’une disjonction venant remplacer la proposition existentielle générale est mise de côté précisément parce que l’idée sous-jacente d’une équivalence entre les deux formes a été repoussée. En fait, Wittgenstein va encore plus loin et parle des deux formes comme appartenant à deux calculs entièrement différents, deux grammaires complètement différentes :

C’est-à-dire, quand nous parlons des positions individuelles (que l’on voit), nous semblons parler de tout autre chose que ce dont il est question dans la proposition générale.

Il existe un calcul qui comporte notre désignation de généralité, et un autre qui comporte cette disjonction. Quand nous disons que la croix se trouve entre ces traits, nous n’avons pas encore de disjonction susceptible de remplacer cette proposition générale

Wittgenstein, 2005, p. 246, 242

En aval, il serait difficile de surestimer l’importance de ce bouleversement dans la logique pour pratiquement tous les aspects de la philosophie tardive de Wittgenstein[7]. En amont, c’est toute la ligne de développement de l’approche tractatuséenne qui a été sévèrement secouée. Si l’idée de remplacer la généralité cachée de la langue ordinaire nous fait faire fausse route, une idée centrale de l’analyse logique se voit par là menacée. Du même coup, cela porte atteinte à de nombreuses vues, les plus caractéristiques du Tractatus : l’idée de propositions élémentaires, la dichotomie noms ordinaires/ noms véritables, la notion d’objet simple, ainsi que la conception forte de la forme logique (profonde), naturellement.

Les impressions ne sont pas des particuliers

Nous avons désormais tout ce qu’il nous faut pour aborder le thème principal de cet article : pourquoi Wittgenstein en vient-il à refuser la notion d’« image interne » ? Mais avant de passer à cette discussion centrale, qu’il nous soit permis de rappeler un trait caractéristique de la démarche philosophique générale de Wittgenstein, qui lui confère une place tout à fait singulière parmi les philosophes. Dès le tout début, le philosophe n’a jamais donné beaucoup d’importance à la dichotomie entre images — c.-à-d. le langage par images — et propositions verbales. Sa célèbre théorie de la proposition-image est précisément l’idée de subsumer la notion de proposition à celle d’image ! En contraste marquant par exemple avec Kant, il n’a jamais proposé un clivage fondamental entre le domaine des intuitions et celui des concepts. Cela est important parce que, comme nous l’avons déjà anticipé, l’idée principale de cet article est celle d’employer la notion de généralité, une notion qui, habituellement, n’est applicable qu’aux concepts, pour distinguer entre les perceptions (visuelles) internes et les images-documents. Mais n’anticipons pas trop.

Pour trouver chez Wittgenstein une position plus tranchée sur le problème de la perception visuelle, nous devons quitter le début des années de transition (de 1929 à 1930) et nous tourner vers des textes plus tardifs tels que le Big Typescript et surtout les notes dictées à Waismann dans The Voices of Wittgenstein[8]. Là, nous trouvons une section intitulée Langue phénoménale (Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 313-21 ; trad. fr. p. 157-162) qui semble présenter la synthèse de nombreuses ’années de ruminations logiques et philosophiques sur cette question. De plus, ce texte est écrit avec une clarté et une netteté que nous croyons absente de tous les textes précédents (comme, par exemple, Wittgenstein, 1975, chap. VII).

Le texte Langue phénoménale s’ouvre immédiatement sur la question : « L’expérience fuyante peut-elle être saisie par des signes ? » (Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 313 ; trad. fr. (modifiée), p. 157). L’auteur accepte d’entrée de jeu que les descriptions verbales ordinaires des impressions sont « toujours plus ou moins imprécises », mais il passe immédiatement à la question :

Ne pourrions-nous pas concevoir une langue qui soit si subtile qu’elle parvienne à rendre jusqu’aux moindres détails ? Une langue qui ne soit point, comme notre langage ordinaire, une schématisation des faits, mais nous en donne bel et bien la pleine réalité ?

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 313 ; trad. fr. p. 157

Des descriptions verbales telles que « je vois un parc » ou même celle plus analytique :

[Je vois] une vaste étendue de gazon, parsemée de fleurs blanches, jaunes et d’un bleu soutenu, sur lesquelles passe le souffle du vent, puis un chemin de gravier, jaune à la lumière du soleil, puis, derrière, un bosquet de bouleaux, qui laisse à demi transparaître le ciel printanier, vaste et clair, sur lequel il se détache

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 313, 15, trad. fr. p. 158

sont rapidement rejetées comme insuffisantes en raison de leur échec à offrir une description exhaustive de tous les détails perçus.

Ce qui vient après dans le texte est assez caractéristique de Wittgenstein. D’habitude, la notion d’e description est interprétée comme impliquant la propositionnalité : comme étant une description verbale. Il n’en va pas ainsi pour le philosophe. Les différences entre le langage verbal et, par exemple, les langages imagés (tels que la peinture) sont explicitement laissés de côté. Jusqu’à quel point le langage verbal peut saisir l’expérience visuelle est une question qui ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est l’idée même d’une saisie des impressions fuyantes, quels que soient les moyens employés pour la produire :

Il semble que nous nous heurtions ici, de quelque façon, à une limite du langage verbal.

Maintenant nous pourrions adopter un tout autre point de vue. Nous pourrions dire : Laissons totalement en dehors du jeu la description faite à l’aide du langage verbal, et imaginons que la description nous soit donnée à l’aide d’un dessin ou d’une peinture. Cette image-là pourra-t-elle saisir l’impression ?

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 315, trad. fr. p. 158, légèrement modifiée

Tous les « problèmes techniques[9] », comme le manque de mouvement sont laissés de côté :

[O]n pourrait nous rétorquer que le mouvement fait défaut à l’image peinte. Supposons pourtant que je dispose d’un procédé pour fabriquer des images en mouvement, et que cette production prenne si peu de temps que je puisse saisir la pleine impression instantanée

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 315 ; trad. fr., modifiée, p. 158

Même ses vieux soucis sur le problème de la connexion entre le temps phénoménal et le temps physique[10] sont contournés :

Quant à l’objection selon laquelle, durant ce bref laps de temps, l’aspect de l’image, peut-être, viendrait se fondre avec mon souvenir et le falsifier, nous pouvons concevoir qu’elle soit écartée. Supposons que la fabrication de l’image soit assurée par quelqu’un d’autre. Supposons encore le cas le plus favorable : que l’autre ait deviné, par un heureux hasard, la description, c’est-à-dire qu’il en ait fait un film, me l’ait projeté, et que, là-dessus, je lui aie dit : « Oui, c’est bien de cela que ça avait l’air »

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 315 ; trad. fr. p. 158

Même en se donnant toutes ces conditions complètement extravagantes, Wittgenstein n’est toujours pas satisfait. Le texte est tout à fait clair sur ce point : aucune de ces « difficultés techniques » n’est la vraie source du problème que le philosophe semble rencontrer dans l’idée d’une description phénoménologique complète :

Or, et c’est important : cela non plus, en un certain sens, ne va pas. Car si l’on m’interrogeait davantage : « Était-ce exactement comme ça ? Ou bien n’était-ce, peut-être, que très ressemblant ? », je ne saurais au juste que répondre

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 315 ; trad. fr. p. 158

Quelle est la nature exacte de la difficulté que Wittgenstein évoque dans tous ces passages ? Quel est l’obstacle fondamental qu’il semble voir se dresser contre l’idée d’une description parfaite de nos impressions visuelles et qui montrerait que cette idée est complètement futile, même si nous faisons abstraction, comme il l’a certainement fait, de toutes les difficultés qu’il signale comme simplement « techniques » ? Pour le comprendre, il nous faudra différencier deux notions d’« objet étendu ».

Deux sortes d’« objets étendus »

Imaginons que nous entrions dans un bâtiment. On peut penser à n’importe quel bâtiment ici, même à un bâtiment que l’on connaît personnellement tel que, par exemple, le bâtiment où l’on va travailler tous les jours. Ce bâtiment a une entrée, la porte par laquelle nous y pénétrons d’habitude. Maintenant, est-ce que nous regardons cette entrée quand nous la traversons en allant au travail ? La réponse immédiate serait : naturellement, nous n’essayons pas aveuglément de la trouver ! Nous nous servons de l’information visuelle par exemple pour vérifier où est la poignée de la porte, etc. C’est bon, mais jusqu’à quel point ces impressions visuelles seraient-elles détaillées ?

Prenons la poignée de la porte. Nous nous en servons chaque matin pour entrer dans le bâtiment. Mais comment est-elle au juste, cette poignée que nous manions tous les jours en allant au travail ? Est-elle fixée, disons, par des vis ? Quel genre de vis ? L’avons-nous jamais regardée, ne serait-ce qu’une fois ? Il est vrai que, comme nous l’avons dit précédemment, nous nous servons de l’information visuelle pour repérer la poignée sur la porte. Ainsi, dans un sens, nous la voyons. Imaginons maintenant un certain matin en particulier dans lequel nous sommes entrés dans notre lieu de travail. Nous nous souvenons peut-être d’être passés par cette porte, ou peut-être ne nous en souvenons-nous pas. Considérons « l’impression visuelle » que nous avons eue pendant que nous ouvrions la porte (vous l’avez ouverte, naturellement). À quel point cette impression visuelle était « raffinée » ? Que dirions-nous au sujet de sa « structure » ? À quel point sa « représentation » était précise ?

La porte physique, naturellement, est un objet étendu. Et par rapport à cet objet physique on peut toujours demander chaque fois plus de détails. Nous pouvons examiner sa structure de plus en plus. Par exemple, nous pouvons localiser le point central de la diagonale qui lie la poignée au coin droit supérieur de la porte. Et nous pouvons nous demander s’il y a dans cette région, disons, une petite tache rouge de peinture. Nous pouvons même retourner à l’entrée et vérifier cela (en traçant mentalement la diagonale, en repérant le secteur et en l’examinant). Mais y aurait-il un sens à le faire avec notre impression visuelle instantanée ? Nous avions approché la porte, ce jour-là. Et la moitié supérieure de la porte était clairement dans notre cône visuel. Ainsi, que doit-on dire de cette partie de notre « représentation visuelle » ? Contenait-elle des informations sur la présence d’un point rouge ? Ou notre champ visuel était-il « vide » à cet endroit ? Mais alors, quelle couleur pourrait jamais couvrir une région vide d’un champ visuel ?

Dans le paragraphe précédent, nous avons traité de la porte physique et de l’impression visuelle que nous en avons comme étant toutes les deux « étendues ». Mais — et ceci est le premier point que Wittgenstein aurait établi —, les deux sens d’« étendu » sont nettement différents :

Cette idée fausse [« d’une représentation visuelle parfaite »] est au fond imputable à cela que l’on y confond l’image recherchée [l’impression visuelle] avec une image matérielle. Cela a un tout autre sens de dire « la description doit approcher de celle d’une image en peinture » et « la description doit approcher de celle d’une image visuelle ». Car, dans le premier cas, je pourrais faire de l’image une copie, certes plus ou moins bonne ; et il y a donc bien, ici, un sens à dire que la copie y restitue exactement l’original. Alors qu’appliquée à l’image visuelle cette expression perd tout son sens

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 317 ; trad. fr., p. 160

Pour Wittgenstein, il n’y a pas de sens à traiter l’image recherchée et l’image physique comme étant toutes les deux des images, c.-à-d. des objets étendus, précisément dans la même acception. C’est parce que, comme notre philosophe aime à le dire, ces deux genres d’« objets »[11] ont des grammaires différentes. En d’autres termes, ce que l’on peut demander, vérifier, discorder, etc., de manière sensée dans un cas et dans l’autre sont des choses différentes. Son exemple typique de ces différences entre les deux grammaires contient la dichotomie à-peu-près /précis.

Deux sens d’à-peu-près et de précis

On peut dire que notre impression visuelle est dans un certain sens « étendue ». En d’autres termes, on peut parfois employer la grammaire de la distinction partie/tout. Il arrive même de temps en temps que, si l’on a vu un certain tout et si une région plus petite fait partie de ce tout, on a également vu cette région. Mais pas toujours. Dans l’exemple ci-dessus, nous avons vu la porte, la moitié supérieure de la porte était certainement une partie de ce tout, mais nous ne pouvons pas dire s’il y avait là une tache de peinture. Dans un certain sens de « voir » nous n’avons pas vu cette partie.

C’est ici qu’entre en jeu la notion de vague ou d’à-peu-près : nous pourrions essayer d’expliquer notre échec en disant que nous avons eu tout juste « une impression visuelle vague de la porte ». D’accord. Nous pouvons en fait dire que nous avons eu une impression vague. Mais pour Wittgenstein il est très important de distinguer cet usage du mot vague de son usage pour caractériser des déterminations physiques. Nous pouvons, par exemple, mesurer vaguement une tige et dire qu’elle est ’à peu près de vingt centimètres. Selon le philosophe, ces deux sens de vague ou d’à-peu-près sont complètement différents :

Et l’on ressent très bien cette indétermination ; c’est pourquoi on dit, de façon significative : « Voilà à peu près de quoi cela avait l’air. » Que veut dire ici « à peu près » ? Cela veut-il dire qu’une plus grande approximation reste toujours pensable ? Ou cela veut-il dire que toute image est à-peu-près ? En d’autres termes, l’à-peu-près peut-il se comparer à celui qu’il y a à regarder un segment de droite et à dire qu’il fait à peu près vingt centimètres de long ? Mais, dans ce cas, l’« à-peu-près » s’oppose à un « précisément », au sens où l’on peut dire : « Mesurons-le, et nous verrons s’il fait effectivement cette longueur-là. » Les choses se passent-elles de la même façon dans la description de mon champ de vision ?

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 315 ; trad. fr., p. 159

La différence-clé entre les deux notions d’à-peu-près se trouve dans leur contraste avec la notion de précision. Normalement, quand à peu près est employé pour caractériser une description physique, il y a du sens à lui opposer une description plus précise, plus complète[12]. Il n’en va pas ainsi dans le cas d’une impression visuelle. On peut examiner la porte physique pour chercher une (possible) gouttelette rouge. Mais y a-t-il du sens à « examiner intérieurement notre impression visuelle passée (celle de la mémoire) » pour vérifier si elle contient une gouttelette rouge ?

[N]ous avons ici affaire à une imprécision en un tout autre sens. Lorsqu’on dit de l’image, dans notre souvenir, qu’elle est une image floue, on peut certes le faire, mais à ceci près qu’à cette manière-là d’être floue ne saurait être opposée d’image plus distincte. Les mots « flou », « à-peu-près », « imprécis », et tous ceux du même genre, ont ici une autre grammaire.

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 317 ; trad. fr., p. 159

Il faudrait que nous nous demandions : « Une présentation plus précise se peut-elle ici penser ? » Avons-nous pour elle un critère ? Dans un cas nous en avons un ; dans l’autre, nous n’en avons pas ; et cela perd alors tout son sens de parler d’une « possible plus grande exactitude », et aussi, par conséquent, de l’« approximativité » de la présentation qu’on en fait

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 321 ; trad. fr., p. 162

Et ici, Wittgenstein nous met en garde contre un mouvement désespéré de son interlocuteur : mettre tout sur le compte des idées de mémoire et d’attention. Quelqu’un pourrait répliquer que, d’une façon ou d’une autre, sa représentation visuelle de la porte était vraiment complète à ce moment-là. Alors, on n’y trouvait « aucun trou ». L’information était là. Ce qui arrive, c’est tout juste que l’on n’a pas été « très attentif », et maintenant on « ne peut plus se rappeler exactement la totalité de l’impression visuelle ». Wittgenstein fait très peu de cas de cette riposte. Pour lui, ce n’est qu’une stratégie pour maintenir à tout prix l’idée de la perfection des deux genres « d’objets étendus », par un lourd postulat d’une représentation qui existe mais dont on ne peut se souvenir :

Ce qui nous agace toujours, c’est la pensée selon laquelle, s’il ne m’est plus possible, à moi, de contrôler ce nombre, l’expérience ne s’en maintiendrait pas moins dans toute sa réalité ; la pensée qu’alors, pendant que je regardais, j’ai réellement vu un nombre déterminé de points lumineux. Tout se passe comme s’il n’y avait là qu’une difficulté technique, la difficulté de se souvenir, ou bien de saisir l’expérience, et comme si cette difficulté n’était pas d’un genre essentiellement autre que la difficulté qu’il y aurait à établir, mettons, si un homme se trouve dans la pièce d’à côté alors que la porte en a été murée

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 319 ; trad. fr., légèrement modifiée, p. 160-161

Selon Wittgenstein, nous sommes ici trompés par une analogie, et nous finissons par poursuivre des mirages au lieu de distinguer correctement les grammaires des homographes.

Nous commençons alors à dominer du regard toute l’erreur sous-jacente qui gît au fondement de la recherche d’une telle langue idéale. Celui qui entreprend de saisir le phénomène à l’aide de signes est induit en erreur du fait de la plurivocité des mots « à-peu-près », « approximativement », etc. Il ne remarque pas que, dans la description d’une expérience, le mot « à-peu-près » joue un tout autre rôle que, par exemple, dans la mesure d’une distance, où (là encore : en un sens bien déterminé) pour tout « à peu près » il y a un « exactement ». Et voilà qu’il se met, ici aussi, à chercher un « exactement » — poursuivant un leurre qui ne cesse de s’enfuir devant lui

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 317 ; trad. fr., légèrement modifiée, p. 160

Les impressions visuelles et la nouvelle approche wittgensteinienne de la généralité

Les deux fils que nous avons suivis se nouent ici : la nouvelle approche wittgensteinienne de la généralité et sa critique de l’idée d’une description phénoménologique complète. Dans le texte Langue phénoménale, il se sert de l’exemple d’un ciel étoilé[13]. Nous allons nous servir de l’exemple d’une foule. Notre question devient dès lors : quand on voit une foule de gens, voit-on chacune des personnes qui constituent cette foule ? Évidemment pas ! On peut aussi regarder un groupe de personnes (pas tellement nombreuses) et ne pas voir s’agiter la main d’un ami ! Nous avons même des expressions forgées précisément pour de telles situations. Pensez à : « avoir le nez dessus et ne pas voir » ou « se fondre dans la masse ».

Si nous décrivons ce cas d’une foule au moyen des termes logiques que nous avons utilisés plus haut, nous pouvons dire qu’ici nous avons un exemple typique d’une généralité (une impression visuelle d’un tas de personnes) qui ne peut pas être remplacée par une liste d’individualités, de personnes, parce que dans ce cas les individualités ne sont tout simplement pas là. Nous voyons la foule, mais à coup sûr nous ne voyons pas chaque personne qui en fait partie. L’interlocuteur de Wittgenstein se verrait dans la position malaisée de devoir dire quelque chose comme : « Mais vous prétendez voir la foule et en plus vous êtes d’accord sur le fait qu’une foule se compose de personnes ! Alors, comment pouvez-vous ne pas voir chacune des personnes ? » De toute évidence, c’est exactement ce qui arrive d’habitude quand nous voyons une foule : nous voyons des gens, mais pas chaque personne.

Retournons à l’exemple de Wittgenstein, celui du ciel étoilé :

Le problème se pose très clairement dans l’exemple qui suit. Représentons-nous la situation suivante : quelqu’un lève les yeux, l’espace d’un clin d’oeil, vers le ciel étoilé ; et on lui demande combien il y a vu de points lumineux. Donnera-t-il une réponse du genre : « J’ai vu n points lumineux » ? C’est-à-dire : « Je ne sais certes pas combien de points lumineux il y avait là, mais il faut nécessairement que j’en aie vu un certain nombre » ? Nous dirions plutôt qu’ici cela n’a encore aucun sens de parler de nombre. Aussi étrange que cela puisse sonner, la seule description rigoureuse serait la forme : « J’ai vu une quantité innombrable d’étoiles », et non pas [la forme] : « J’ai vu n étoiles. » Il y aurait beau sens à dire que nous avons là devant nous un autre système d’arithmétique, un système qui pourrait se formuler ainsi : « 1, 2, 3, 4, 5, beaucoup », dans lequel on pourrait même parler de degrés de multiplicité au sens où l’on dit bien : « Il y a plus d’étoiles ici que là. » En ce sens-, l’on pourrait aussi très bien dire que l’on voit des milliers d’étoiles, pour peu seulement qu’il soit bien clair qu’on ne veut point par là décrire un nombre donné [d’étoiles], mais bien une impression

Wittgenstein & Waismann, 2003, p. 319 ; trad. fr., p. 160

L’idée de « peindre la généralité » et le problème de la périphérie du champ visuel

Voilà pourquoi l’idée d’une représentation physique parfaite d’une impression visuelle est une chimère : on devrait pouvoir représenter la généralité. Pour éclaircir cela, prenons un problème qui a longtemps inquiété Wittgenstein, celui de la périphérie du champ visuel. Serait-il possible de représenter (disons, par un dessin ou une peinture) cette impression d’indétermination ? Comment pourrions-nous représenter son absence de forme ? Faudrait-il rendre flous les bords de notre dessin ? Wittgenstein discute longuement le cas du célèbre dessin d’Ernest Mach (Mach, 1959, p. 19)[14]. Voilà ce qu’il nous en dit :

Quand on parle du flou des images près du bord du champ visuel, on a fréquemment à l’esprit une image de ce champ visuel telle que, par exemple, celle ’esquissée par Mach. Mais le flou des bords d’une image sur une surface de papier est d’une nature complètement différente que celui que l’on attribue aux bords du champ visuel

Wittgenstein, 2005, p. 336

Nous ne pouvons pas trouver d’équivalent « externe » pour les impressions visuelles « internes » parce que chaque image « externe » est un particulier, une structure singulière de couleurs et de formes. Mais « l’impression interne » contient une généralité, d’ailleurs précisément un cas de cette généralité qu’on ne peut « rendre en menue monnaie », à laquelle Wittgenstein fait référence dans sa « nouvelle approche » de cette notion.

Il n’y a aucune expérience dans le champ visuel qui pourrait correspondre à ce qui se produit quand on laisse le regard glisser sur une image dont la figure d’abord nette devient chaque fois plus floue

Wittgenstein, 2005, p. 336

Pour « représenter » la périphérie de notre « champ visuel », il nous faudrait trouver une image « externe » qui ait l’étrange propriété d’être un non-particulier.

Évidemment, Wittgenstein accepte que nous ayons quelque chose qui puisse s’appeler des « images générales ». Nous parlons parfois du gris comme étant une couleur « moins définie » que le rouge par exemple. Mais cela le rend-il plus « approprié » pour peindre la périphérie de nos impressions visuelles ? Le problème est que nous devrions le prendre en tant que « couleur générale et non spécifique ». Encore une fois, dans un certain sens, chaque gris que nous trouvons dans notre palette est toujours une tonalité spécifique de gris. La même chose vaut pour les formes. Nous considérons parfois des gribouillis comme étant moins définis

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(ou même « informes ») par rapport à, disons, une « forme » comme celle-ci :

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Mais naturellement, dans un autre sens, ces deux figures ont des formes tout à fait spécifiques ! Comment pourraient-elles ne pas avoir de forme ?

Nous avons un nom pour la dernière forme, nous l’appelons un triangle. Et nous n’en avons pas pour le gribouillis. Mais est-ce que cela lui « ôte » sa forme ? Dans cette dernière acception, il n’y aurait pas de sens à dire que « l’une a plus de forme que l’autre ». Si nous prenons ce sens plus strict, nous ne pourrons jamais trouver le genre correct de flou qui serait « approprié pour représenter la périphérie de notre champ visuel », tout simplement parce que nous aurions besoin d’un « flou indéfini », et tout le flou que nous pouvons produire aura toujours une forme définie, comme le gribouillis ci-dessus.

Cela ne signifie pas, évidemment, que nous ne pouvons avoir des représentations parfaitement satisfaisantes des impressions visuelles immédiates fugitives. Les peintures célèbres des impressionnistes, comme Quatre danseuses sur scène, de Degas, sont précisément de telles représentations. Mais elles doivent être prises comme représentant « une impression générale ». Et on pourrait toujours faire la forte tête et choisir l’interprétation la plus stricte (et absurde) qui consisterait à voir ces peintures comme « des portraits réalistes » de « gens complètement déformés[15] ».

Quatre danseuses sur scène (détail)

Degas

Musée d’art de São Paulo

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Wittgenstein se rend parfaitement compte que nous produisons des « images générales ». Mais elles ne sont des images générales que par rapport à leur interprétation correcte. Comme dit le philosophe, elles appartiennent à des « grammaires complètement différentes ». Et naturellement on est toujours libre, tout juste comme dans le cas des Danseuses de Degas, d’interpréter autrement ces images générales en tant que « portraits réalistes et non généraux » :

On peut considérer le schéma |o| comme une représentation « du cas général ». Comme si on sortait de l’espace mesurable, comme si les distances du cercle aux lignes droites étaient négligeables. Vue ainsi, l’image ne relève plus du système auquel elle appartenait lorsqu’on la voyait comme représentation d’une position particulière du cercle entre les lignes

Wittgenstein, 2005, p. 241