Corps de l’article

Introduction

Mon livre Human Evolution and the Origins of Hierarchies est le fruit d’une réflexion qui m’a accompagné pendant plusieurs années. D’où viennent les hiérarchies politiques ? Pourquoi les humains forment-ils des États ? Pourquoi acceptent-ils l’autorité d’un prince, d’un président ou, trop souvent, d’un despote ? Les réponses à ces questions ne manquent pas. Philosophes, sociologues, politologues, anthropologues ou archéologues ont écrit au fil des siècles des pages pénétrantes sur la nature du pouvoir politique et son origine. Pourtant, j’avais la prétention de pouvoir en dire quelque chose de nouveau et de jeter sur la question une lumière différente.

L’objectif était simple. Il consistait à me détacher des trajectoires historiques qui avaient conduit à l’apparition des hiérarchies politiques en Mésopotamie, dans la vallée du Nil, en Amérique ou ailleurs. Il consistait à identifier ce qui, dans la nature même de la sociabilité humaine, contraignait l’évolution de nos organisations politiques. Pourquoi les toutes petites sociétés humaines étaient-elles plutôt égalitaires, alors que les très grandes disposaient de systèmes politiques hiérarchisés ? Pourquoi l’apparition des hiérarchies s’accompagnait-elle parfois d’inégalités considérables, alors que certaines sociétés parvenaient à maintenir une égalité relative ? Non seulement je souhaitais identifier les mécanismes pertinents chez l’humain contemporain, mais également déterminer à quel moment dans notre lignée évolutive ces mécanismes s’étaient mis en place.

L’objectif était ambitieux, démesurément sans doute. À chaque étape de mon raisonnement, il m’a obligé à circonscrire mon propos, à me limiter à ce qui me paraissait essentiel et à éviter d’ouvrir des discussions risquant de faire dévier ou d’alourdir indûment la démonstration. Cette circonscription était nécessaire, mais elle avait un prix. Certaines des composantes de la démonstration sont demeurées sous-développées, présentées trop rapidement ou cryptiques. Cela n’a pas échappé à l’oeil aguerri des participants à cette disputatio, et je suis très reconnaissant à Philosophiques de me donner l’occasion de revenir sur certains aspects, ou certaines implications, de mon argument. Je remercie tout particulièrement David Robichaud d’avoir pris en main l’organisation de ce dossier.

L’argument du livre se déroule en deux grandes étapes. La première concerne l’évolution de la sociabilité dans la lignée humaine jusqu’à l’apparition d’homo sapiens. J’y décris l’évolution des mécanismes cognitifs et motivationnels qui ont fait de nos ancêtres des animaux particulièrement coopératifs, capables de suivre des normes et de s’opposer à la domination des individus les plus puissants et agressifs. La deuxième porte quant à elle exclusivement sur l’évolution culturelle chez homo sapiens. Elle montre comment les hiérarchies permettent de maintenir la coopération dans les grands groupes, là où autrement elle s’écroulerait. À ce volet « fonctionnaliste » de l’argument s’en ajoute un autre, portant cette fois sur le côté sombre des hiérarchies et cherchant à expliquer comment les relations de dépendance qu’elles impliquent empêchent souvent le contrôle efficace des dirigeants et rendent possibles des formes inédites d’exploitation.

Je répondrai aux commentaires en suivant la logique générale du livre. Je commencerai par les questions concernant le caractère darwinien de l’argument (Frédéric Bouchard), discuterai ensuite les questions concernant l’évolution du cerveau et de la cognition (Vincent Bergeron et Luc Faucher), puis conclurai en discutant de l’évolution culturelle et de l’évolution des hiérarchies elles-mêmes (Luc Faucher et Dave Anctil).

L’évolution, quelle évolution ?

Frédéric Bouchard soulève quatre questions concernant la relation entre mon approche et la théorie évolutionniste. Je les traite tour à tour. La première question concerne le caractère néodarwinien de l’argument. La question est motivée par le fait suivant : l’ouvrage, bien que se situant explicitement dans un cadre évolutionniste, ne consacre pratiquement aucun espace à la discussion des mécanismes évolutifs ayant mené à la sélection des traits étudiés et, au premier chef, des motivations et des mécanismes cognitifs sur lesquels s’appuient la coopération humaine. Bouchard voit donc mon argument comme étant plus psychologique qu’évolutionnaire, ce qui serait en discordance avec l’objectif annoncé.

La discordance est bien réelle, et je dois dire quelques mots pour la justifier. Bouchard souligne qu’un riche débat scientifique au cours des dernières décennies a cherché à identifier les mécanismes de sélection ayant mené à l’évolution de la coopération et de la moralité. Ce débat (à ce jour irrésolu) a mis aux prises ceux qui croient que la sélection des groupes s’est avérée essentielle à l’évolution de la coopération, et ceux qui croient que les mécanismes agissant chez l’individu (sélection de parentèle, réciprocité directe ou indirecte, etc.) ont été suffisants.

La raison pour laquelle je me suis tenu loin de ce débat est que j’y voyais un combat entre des modèles évolutionnaires mathématiques très sophistiqués, mais dont le fondement dans la réalité de l’évolution humaine était pour le moins problématique. Pour modéliser l’évolution humaine, encore faut-il savoir quels traits on cherche à modéliser et dans quel contexte social ou écologique ils sont apparus. Or il me semble que les modèles ont trop souvent reposé sur des traits et une compréhension du contexte insuffisamment ancrés dans les données archéologiques. Parler de l’environnement du « Pleistocène » dans lequel a évolué la « coopération » ou l’« altruisme » ne me semble pas suffisant pour départager les hypothèses en présence. En cherchant à retracer l’évolution de l’esprit et du comportement humain à travers l’analyse des données archéologiques et paléoanthropologiques, je ne croyais pas adopter une approche moins évolutionnaire, mais bien à poser les fondements d’une avancée du débat. (Voir aussi le commentaire de Faucher sur ce point.)

La deuxième question soulevée par Bouchard concerne les pressions de sélection s’étant exercées sur l’être humain dans son histoire évolutive. Le problème est que, pour que cette évolution ait pris une certaine direction, il faut qu’il y ait eu une certaine constance dans les pressions de sélection auxquelles nos ancêtres ont été confrontés. Or l’ouvrage n’identifie pas clairement ces pressions et insiste plutôt sur la diversité des environnements auxquels nos ancêtres ont été confrontés. Cette critique est fondée et, en y répondant, j’avancerai un premier élément de réponse à la question précédente.

Selon toute vraisemblance, les premiers représentants du genre homo vivaient dans un environnement où la coopération était fortement bénéfique. Elle l’était sans doute pour les individus — ce qui permettait aux plus coopératifs de nouer des alliances et d’éviter des représailles —, et probablement aussi sur le plan collectif, faisant en sorte que les groupes les plus coopératifs aient de meilleures chances de survie, notamment face aux multiples prédateurs qui les menaçaient. On peut affirmer sans trop d’hésitation que ces pressions sociales ont accompagné les humains tout au long de leur évolution et se sont probablement amplifiées au fur et à mesure que la cognition sociale humaine se perfectionnait. Cela signifie-t-il que l’évolution de la coopération fut le fruit d’une sélection de groupes ou d’une sélection individuelle ? Je crois que la question reste ouverte, d’autant plus que les deux hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives.

La troisième question porte sur le rôle de l’optimalité dans la discussion. Bien que je reconnaisse le caractère souvent aléatoire de l’évolution (biologique ou culturelle), l’optimalité semble néanmoins omniprésente dans les traits psychologiques ou comportementaux discutés. Je répondrai ici en disant que la discussion dans le livre se limite à un nombre assez restreint d’éléments dont l’optimalité — ou du moins la fonctionnalité — me semble pouvoir être établie. Si tous les éléments semblent jouer un rôle précis, c’est que je me suis limité à discuter les éléments qui me semblaient absolument essentiels.

Dans le domaine de la cognition sociale, par exemple, ma discussion se concentre essentiellement sur les mécanismes sous-jacents à l’attention conjointe, au contrôle cognitif et à la théorie de l’esprit de haut niveau. La raison est que ces éléments me semblent jouer chez l’humain un rôle à la fois spécifique et déterminant pour l’évolution des hiérarchies politiques. Si j’avais pu traiter plus longuement de l’interaction entre ces mécanismes et le reste de la psychologie humaine, de nombreux traits sous-optimaux seraient apparus. Cela n’était malheureusement pas possible.

Pour ce qui est des hiérarchies elles-mêmes, je prends néanmoins le temps de nuancer considérablement l’idée d’optimalité. Bien que mon explication de l’apparition des hiérarchies soit clairement fonctionnaliste, je reconnais sans problème le caractère souvent sous-optimal des hiérarchies. En fait, mon principal objectif dans les chapitres IV et V était de concilier les explications insistant sur le caractère fonctionnel des hiérarchies et celles qui les présentent comme des structures d’exploitation.

La quatrième question de Bouchard porte sur le caractère potentiellement spéciste de l’argument. Le problème pourrait être le suivant : en insistant sur le caractère exceptionnel d’homo sapiens, je présenterais une forme de discontinuité en divergence avec le véritable fonctionnement de l’évolution. À ma défense, je dirais la chose suivante : globalement, la continuité est très grande entre homo sapiens et les espèces humaines qui l’ont précédé. J’insiste notamment sur l’existence de formes très avancées de coopération bien avant l’apparition d’homo sapiens. Il est vrai que j’associe à homo sapiens une innovation cognitive majeure : l’apparition de la théorie de l’esprit de haut niveau, qui permet l’apparition d’institutions proprement humaines. Néanmoins, je n’exclus pas que cette innovation ait pu être présente dans d’autres populations humaines, par exemple chez Néandertal, ou qu’elle soit apparue avant homo sapiens, ce qui nuance fortement le caractère spéciste de l’argument.

L’inférence neuroarchéologique inverse

Cette dernière question m’amène au commentaire de Vincent Bergeron et à l’« inférence neuroarchéologique inverse » que je présente dans l’ouvrage. Cette forme d’inférence à la meilleure explication me permet d’associer l’arrivée d’homo sapiens et de ses innovations comportementales à l’apparition d’une forme de prise de perspective ou de théorie de l’esprit de haut niveau. Bergeron reconstruit correctement l’argument qui me conduit à cette inférence : la capacité cognitive en question explique bien les innovations comportementales observées chez homo sapiens, et elles sont réalisées (en partie) dans une région susceptible d’avoir connu une expansion pendant cette période de l’évolution humaine (le cortex temporopariétal). Il se demande par la suite dans quelle mesure cette inférence est valide, alors que le cortex temporopariétal est impliqué dans une pluralité d’opérations cognitives dont certaines pourraient également expliquer les innovations comportementales observées chez homo sapiens. Bergeron souligne notamment la possibilité que l’évolution du langage plutôt que la prise de perspective ait coïncidé avec l’apparition des comportements qui m’intéressent et, plus particulièrement, l’apparition d’une composante stylistique et symbolique dans la culture matérielle.

La critique est la bienvenue et je me permets d’apporter certaines précisions absentes de l’argument ou formulées trop rapidement (j’apporte davantage de précisions au sujet de l’évolution du langage dans Henshilwood et Dubreuil 2011, et Dubreuil et Henshilwood, à paraître). D’abord, je noterais que le langage humain résulte d’un ensemble complexe de fonctions cognitives. Dans la tradition chomskyenne, une attention particulière est accordée à la syntaxe, présupposée résulter d’une grammaire universelle innée. Cette approche a longtemps occupé une position dominante dans les débats sur l’évolution du langage, mais ne doit pas occulter les autres mécanismes cognitifs ou affectifs sur lesquels repose cette faculté.

Par exemple, le mécanisme de l’attention conjointe, qui se trouve au fondement de la coopération humaine, est également au fondement du langage (qui apparaît dès lors comme une forme parmi d’autres de coopération). Comme je crois que l’attention conjointe a évolué très longtemps avant homo sapiens, probablement deux millions d’années plus tôt chez les premiers membres du genre homo, je pense aussi qu’une certaine forme de langage est apparue assez tôt dans la lignée évolutive humaine. Je pense également que la capacité à comprendre et produire des phrases syntaxiquement assez simples peut être apparue longtemps avant homo sapiens. D’une part, les études avec les bonobos (dont le célèbre Kanzi) montrent qu’une certaine capacité syntaxique existe depuis longtemps dans la lignée humaine. Ensuite, la capacité à produire des phrases plus complexes semble liée à une capacité plus générale de séquençage et d’organisation hiérarchiques des actions, s’opérant en partie dans l’aire de Broca. Or la culture matérielle et les modes de subsistance chez homo erectus puis chez homo heidelbergensis suggèrent une capacité à réaliser des séquences d’action assez longues et complexes.

L’arrivée d’homo sapiens peut néanmoins avoir correspondu à une transformation du langage humain. Je crois par ailleurs que ce fut le cas. Bergeron souligne que le cortex temporopariétal est impliqué dans la production du langage. C’est dans cette région, par exemple, que se trouve l’aire de Wernicke. Il faut cependant noter que cette aire est d’abord en jeu dans les aspects pragmatiques du langage (une lésion mène à la production d’un discours syntaxiquement correct mais dont le sens est difficilement compréhensible). Or il y a une association étroite entre les fonctions qui m’intéressent (la prise de perspective et la théorie de l’esprit de haut niveau) et les aspects pragmatiques du langage. Dans tous les cas, il s’agit de la capacité à prendre en considération le point de vue d’autrui. La polyfonctionnalité du cortex temporopariétal ne va donc pas nécessairement à l’encontre de ma thèse.

Bergeron évoque également d’autres fonctions associées au cortex pariétotemporal, dont la reconnaissance de soi et l’attention visuospatiale. Je crois ici aussi qu’il est possible de nuancer la polyfonctionnalité en question. Il est possible que les fonctions en cause soient en fait étroitement apparentées. Sans vouloir mener le débat dans le détail, je soulignerai que la contribution de la jonction temporopariétale à la théorie de l’esprit et à la prise de perspective semble surtout concerner l’articulation de différentes perspectives à un objet ou une situation. Il est possible que la fonction réalisée dans cette zone soit de nature attentionnelle, permettant la coordination ou la considération simultanée de perspectives distinctes.

Il en va peut-être ainsi pour la reconnaissance de soi. Le mécanisme attentionnel qui nous permet de comprendre la perspective d’autrui nous permet peut-être également d’adopter une perspective extérieure et objective sur nous-mêmes. Cela expliquerait dès lors pourquoi le développement de la théorie de l’esprit de haut niveau, vers l’âge de quatre ans, coïncide avec l’apparition d’une mémoire autobiographique : cette compétence serait nécessaire pour nous percevoir nous-mêmes comme ayant une histoire de vie. En somme, je ne crois pas que ma proposition soit fondamentalement menacée par la polyfonctionnalité de la région temporopariétale, bien que je reconnaisse qu’un travail supplémentaire serait nécessaire pour la rendre véritablement convaincante.

Dans son commentaire, Luc Faucher aborde également la question de la théorie de l’esprit et la prise de perspective, mais en questionnant cette fois la spécificité humaine. D’une part, il souligne — en évoquant l’exemple des singes tamarins et des ouistitis — que l’infrastructure motivationnelle et affective dont dépend la théorie de l’esprit humain peut résulter largement du contexte écologique dans lequel nous vivons. Je suis d’accord. L’exemple du suivi du regard chez les chiens montre également que des motivations sociales peuvent évoluer rapidement lorsqu’une espèce est confrontée à des pressions de sélection particulières.

Bien que ce point demeure sous-développé dans l’ouvrage, je crois que la naissance de la coopération proprement humaine (que je situe chez les premiers membres du genre homo) a été rendue possible par la rencontre d’une intelligence sociale déjà très développée (chez les australopithèques comme chez les grands singes) et d’un contexte écologique favorisant l’apparition de motivations coopératives. La sélection de motivations similaires chez d’autres espèces (par exemple, les tamarins ou les chiens) n’a pas mené au même résultat puisque ces espèces n’avaient pas au départ la même intelligence sociale que nos ancêtres.

Faucher souligne qu’il existe de nombreuses études montrant la capacité des grands singes à comprendre les intentions d’autrui dès lors qu’ils se trouvent dans un contexte compétitif. Sa remarque sur cette capacité semble aller à l’encontre de ma proposition, selon laquelle la théorie de l’esprit n’apparaît que chez homo sapiens. Cette dissension n’est pourtant qu’apparente puisque le coeur de mon argument repose sur la distinction entre une théorie de l’esprit de bas niveau et une théorie de l’esprit de haut niveau

Je reconnais que notre compréhension de la cognition sociale comparée humain-primate comporte encore plusieurs zones d’incertitudes, mais certaines questions me semblent désormais bien établies : les grands singes et les jeunes enfants (dès l’âge de un an) ont tous deux une certaine compréhension des états mentaux d’autrui. Ils reconnaissent notamment que leurs mouvements sont guidés par des intentions et des croyances. Pourtant, ils ont de la difficulté à comprendre les états mentaux plus complexes. Par exemple, les deux semblent comprendre de façon implicite qu’autrui peut avoir des fausses croyances, mais semblent incapables de faire usage de cette information (Krachun et al. 2009). Seuls les humains âgés de plus de quatre ans y parviennent, et c’est à cette compétence que je fais référence lorsque je parle de théorie de l’esprit de haut niveau. C’est aussi à elle que j’associe les transformations comportementales observées pour la première fois chez homo sapiens et témoignant d’un intérêt pour l’apparence des choses (objets de parures, gravures abstraites, polissage des outils, etc.).

La raison pour laquelle seuls les enfants de plus de quatre ans parviennent à maintenir une représentation stable et explicite des fausses croyances fait encore l’objet d’un débat, mais elle semble liée au développement de compétences cognitives de haut niveau, dont un mécanisme opérant dans la jonction temporopariétale et les mécanismes de contrôle cognitif opérant dans le cortex préfontal. L’interaction entre les mécanismes de bas niveau et les mécanismes de haut niveau explique probablement pourquoi la symbolisation aide les grands singes à réussir des tâches qui impliqueraient un contrôle cognitif considérable, en éliminant une source de distraction (par exemple, de la nourriture).

Toujours au sujet de mon argument neurocognitif, Faucher souligne l’importance, quant à la fixation des buts, des neurones dopaminergiques et des connexions qu’ils forment entre les noyaux gris centraux et le cortex préfrontal. Comme la disposition humaine à la normativité s’incarne dans notre tendance à suivre des buts « arbitraires », une explication de la normativité doit forcément s’intéresser au système dopaminergique en lien avec la plasticité cérébrale. J’admets sans problème que j’accorde trop peu d’importance à ce point et que j’insiste sans doute un peu trop sur la croissance du volume cortical. Il y a certainement là une occasion d’approfondir mon argument.

Évolution culturelle et matérialisme

Faucher termine son commentaire en me questionnant sur la relation entre ma théorie de l’origine des hiérarchies et les théories de l’évolution culturelle que l’on retrouve chez d’autres auteurs, dont Robert Boyd et Peter Richerson. A-t-on affaire à des approches complémentaires ou concurrentes ? En un mot, je dirais qu’il s’agit d’approches complémentaires, mais j’apporterais certaines précisions. Comme Boyd et Richerson, je crois à la sélection culturelle des groupes. C’est d’ailleurs le fondement de mon argument fonctionnaliste : les hiérarchies apparaissent parce qu’elles permettent à des groupes plus grands de se maintenir plutôt que d’être éliminés dans la compétition intergroupe.

Boyd et Richerson travaillent cependant à partir d’une définition minimaliste de la culture, fortement liée à leur compréhension du « biais conformiste » (qu’ils définissent comme la probabilité accrue d’adopter un trait lorsque celui-ci apparaît dans l’entourage d’un agent). Cette définition minimaliste a l’avantage de faciliter la construction des modèles théoriques évolutionnaires dont Boyd et Richerson sont des spécialistes. Le désavantage de cette approche est cependant qu’elle manque de profondeur psychologique — ce qui me semble une faiblesse par rapport à la mienne —, et compromet parfois l’utilité de leurs modèles d’un point de vue évolutionnaire.

Une autre précision concerne la modélisation de la stratification sociale développée par Henrich et Boyd (2008). Leur modèle montre qu’une inégalité économique entre deux groupes peut apparaître et se maintenir si deux stratégies économiques se diffusent culturellement au sein de ces groupes et qu’il existe entre eux un commerce mutuellement avantageux. Cette approche porte sur un phénomène légèrement différent de celui qui m’intéresse et elle est clairement complémentaire à la mienne. Telles que je les définis, les hiérarchies et la stratification sociales sont des phénomènes distincts. Les hiérarchies sociales impliquent une relation dans laquelle le supérieur peut représenter un individu subordonné et parler en son nom au sein d’un contexte social plus grand. La stratification, quant à elle, renvoie à un phénomène plus large où deux groupes disposent de facto d’un prestige ou d’un pouvoir inégal. Bien que hiérarchies et stratification aillent souvent de pair, la distinction est importante. D’un côté, la stratification n’implique pas nécessairement la présence de hiérarchies. De l’autre, les hiérarchies sont compatibles avec le maintien d’une certaine égalité de prestige et de pouvoir.

Il est cependant clair qu’une explicitation satisfaisante de la stratification et de la hiérarchisation des sociétés impliquerait un traitement plus approfondi de ce que Dave Anctil appelle les « structures élémentaires de la conflictualité humaine », notamment en liaison avec les facteurs matériels. J’ai souligné à certains endroits l’importance des déterminants matériels, que ce soit en me référant aux travaux de Robert Carneiro sur l’importance du confinement géographique dans l’évolution des hiérarchies de l’État, ou en soulignant le défi pour les despotes d’acquérir les immenses ressources dont ils ont besoin pour maintenir la longue chaîne de dépendances sur lesquelles repose leur pouvoir.

Bien que j’aie l’impression d’avoir abordé les déterminants les plus importants de l’évolution des hiérarchies, je suis conscient que ce traitement a été très bref dans certains cas et demeure insuffisant. Par exemple, un traitement plus complet insisterait sur le rôle des technologies (armement, technologie agricole, moyens de communication, etc.) dans l’évolution des hiérarchies. Un livre entier pourrait aisément être consacré à cette seule question. Une discussion plus complète devrait aussi aller au-delà des facteurs matériels et examiner des mécanismes psychologiques auxquels je n’ai accordé pratiquement aucune attention dans l’ouvrage : les stéréotypes, les mythes, les récits ou les émotions sociales (haine, dégoût, admiration, etc.) qui accompagnent pratiquement toujours la construction des hiérarchies sociales et en déterminent la forme précise.

Conclusion

Les commentaires rassemblés dans cette disputatio m’ont aidé à comprendre les différentes directions dans lesquelles je pourrais approfondir mon enquête. Ma reconstruction de l’évolution des comportements dans la lignée humaine pourrait s’amarrer à des modèles théoriques évolutionnaires pour déterminer le mécanisme (ou les mécanismes) ayant permis la sélection de la coopération humaine. Ma reconstruction de l’évolution neurocognitive pourrait être approfondie et comparée de façon plus systématique à d’autres scénarios. Finalement, les mécanismes que j’associe à l’évolution des hiérarchies pourraient être intégrés dans une théorie plus complète de la psychologie sociale, de l’évolution culturelle et de la conflictualité humaine. S’il est peu probable que je parvienne à relever tous ces défis, j’espère au moins faire quelque progrès et, surtout, que mes idées nourriront la réflexion de ceux qui s’intéressent également à ces questions fondamentales.