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Comment, et à quelles conditions, la connaissance métaphysique — qui nous dirait ce qui est vrai de la réalité en soi — est-elle possible ? C’est la question à laquelle Claudine Tiercelin, qui dirige la chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance au Collège de France, et connue notamment pour ses travaux sur Putnam et sur Peirce, entreprend de répondre dans ce petit traité. La tâche est ambitieuse : elle exige de relever le « défi de l’intégration » de l’épistémologie et de la métaphysique, c’est-à-dire de « comprendre la connaissance de ce que c’est pour une chose que d’être le cas » (C. Peacocke 1999, cité p. 15). Seule l’élaboration d’une métaphysique scientifique réaliste permettra selon Tiercelin de mener cette tâche à bien et de réussir le pari d’une « réconciliation raisonnée entre la philosophie de la nature et la philosophie de l’intellect » (4e de couverture). L’idée de base ici est que le réel est à la fois indépendant et connaissable, qu’il n’y a « rien derrière », ni en plus ni au-delà. Le projet de Tiercelin s’inscrit dans le droit fil du projet peircien de « métaphysique scientifique réaliste », auquel l’auteure a d’ailleurs consacré plusieurs articles. Nous retrouverons, comme clef de voûte du projet de Tiercelin, une reprise de la conception peircienne de la réalité, elle-même présentée à l’époque par Peirce lui-même comme une version modernisée de « réalisme scolastique extrême ». L’intérêt du présent ouvrage est de chercher à réactualiser le projet peircien dans le contexte des discussions en métaphysique analytique contemporaine autour des notions ressuscitées de dispositions et de pouvoirs.

Il s’agira donc de défendre la métaphysique comme science de la structure la plus fondamentale de la réalité. Non plus une métaphysique « en fauteuil » purement spéculative, mais une métaphysique obligatoirement à l’écoute de la science contemporaine et, comme cette dernière, ajustant la nature de son enquête au caractère fondamentalement probabiliste et dynamique des phénomènes et des formes naturelles : une métaphysique probabiliste, donc, qui puisse rendre compte de l’indétermination réelle, « repérable à tous les niveaux de l’étant », comme le remarquait déjà Duns Scot (cf. p. 26). Dans ce contexte, la connaissance, y compris la connaissance métaphysique, n’est plus pensée selon le modèle d’une croyance vraie justifiée ; l’enquête n’a pas pour but de fournir une vérité absolue et définitive. Mais afin de parer au risque d’idéalisme que font courir cette incomplétude et cette incertitude généralisée tant aux objets qu’aux résultats, la métaphysique comme science (pour ne rien dire de la science elle-même) doit passer par un « engagement réaliste » (p. 28). Une part importante de l’entreprise consistera donc à préciser le meilleur type de réalisme à adopter dans ce projet : ni un réalisme à l’engagement ontologique minimal (par exemple, sous sa forme kantienne ou pragmatiste) ni un réalisme métaphysique (entendu ici dans son acception platoniste, comme « la double thèse de l’indépendance du réel et de l’existence de réalités absolument irréductibles à la pensée », p. 34). Un réalisme proprement scientifique doit prendre ses distances avec le premier comme avec le second. Tiercelin se prononce plutôt pour un « réalisme dispositionnel », dans lequel « la réalité des dispositions joue un rôle déterminant » (p. 36). Car le projet d’intégration tel que Tiercelin l’envisage passe par la reconnaissance et la prise en considération de la « force causale brute de l’expérience » (p. 33-34), qui nous ménage un accès au réel. Or les dispositions sont définies comme des entités réelles par excellence, car douées de pouvoir causal (suivant le critère causal d’existence remontant à Platon (Sophiste, 247d-e)). D’où, notamment, la reprise par l’auteure des critiques que d’autres ont adressées avant elle à la métaphysique humienne. Tiercelin exprime la volonté de défendre plutôt « l’idée d’un réel foncièrement dynamique de capacités, de dispositions et d’interactions causales régies par des lois, plus proche aussi de l’image que nous renvoient aujourd’hui les sciences de la nature » (4e de couverture).

L’ouvrage est composé, outre l’introduction, de quatre chapitres et d’une conclusion. Il peut se diviser en deux grandes parties, l’une plus « préparatoire » (chapitres I, II et III, p. 39 à 246), et la deuxième plus « positive » (chapitre IV et conclusion, p. 247 à 380). Tiercelin a le souci, dans la première partie : a) de montrer l’imbrication, dans l’enquête métaphysique rationnelle, scientifique et réaliste telle qu’elle l’envisage, des ordres conceptuels, logiques, physiques et métaphysiques ; et b) de départager soigneusement le rôle, la portée et les limites respectives de ces différents ordres, afin de déterminer au mieux les objets, le type de connaissance et les méthodes d’une telle enquête. L’auteure y met en garde, successivement, contre les « illusions modales » (chapitre I), contre les « pièges du scientisme » (chapitre II) et contre les « mirages » du réalisme (chapitre III).

Dans le chapitre I, l’auteure rappelle en substance que la métaphysique « ne traite pas tant de ce qui est que de ce qui pourrait être » (conception déjà présente chez Duns Scot et partagée par des philosophes contemporains tels que E. J. Lowe, cf. p. 39), qu’on retrouve ce trait dans la logique et la physique contemporaine, où l’« on insiste sur la nécessité de ne plus décrire le réel physique comme un ensemble de realia, choses, objets ou essences, mais comme une pluralité de possibilia, qu’on les appelle dispositions ou pouvoirs » (p. 40), et qu’on ne doit cependant pas confondre le possible avec le concevable. D’où les critiques adressées en passant au réalisme modal lewisien, parce que celui-ci conclut de la reconnaissance de l’utilité théorique des possibilités non actualisées à leur admission dans l’ontologie, c’est-à-dire à l’admission de mondes possibles concrets avec lesquels — c’est là le point essentiel — « nous n’entretenons aucune relation causale ou spatio-temporelle » (cf. p. 54). L’important ici est de départager le possible logique du possible réel. Cette tâche revient selon Tiercelin à la métaphysique accordée avec la science. La question se pose donc de déterminer « jusqu’où et de quelle manière il faut assurer la place [aux côtés de méthodes (davantage) a priori comme l’analyse conceptuelle ou l’expérience de pensée] de l’a posteriori en métaphysique » (p. 98), sans réduire indûment (ou même, sans réduire à néant) les ambitions de cette dernière.

Ce sera le sujet du chapitre II, dans lequel Tiercelin insiste, à la suite de Susan Haack, sur la nécessité d’éviter tant « le Scylla du scientisme » que « le Charybde de l’apriorisme »[1]. Ce délicat problème de navigation se pose tant sur le plan épistémologique que sur le plan ontologique, sous la forme, plus particulièrement, de la question de la réduction ou de l’« irréduction » des théories et des objets des sciences spéciales ou « molles » (et a fortiori, de la métaphysique comme « connaissance du transcendant ») à ceux des sciences « dures ». Comment demeurer physicaliste tout en refusant l’éliminativisme, mais aussi les solutions antiréductionnistes en termes de monisme anomal ou de survenance, par exemple, qui tendent à réduire les propriétés considérées comme non basiques à des épiphénomènes ? Tiercelin penche pour une solution qui vise à réconcilier le réductionnisme avec l’émergentisme, et qui implique en particulier de refuser « de conclure du réductionnisme épistémique […] au réductionnisme ontologique », ce qui ouvre la porte à la possibilité de préserver réellement la « différence qualitative » dans les phénomènes complexes, tout en expliquant l’apparition de ces propriétés émergentes aux niveaux supérieurs « sur la seule base des propriétés de niveaux inférieurs et des interactions qu’elles ont entre elles » (p. 162). L’intérêt premier de cette démonstration, dans le cadre du projet de Tiercelin, est bien sûr de montrer qu’« il devient possible de soutenir que les propriétés mentales [c’est l’exemple classique utilisé ici] sont réductibles à des propriétés neuro-physiologiques (cérébrales) tout en étant réelles et dotées de pouvoirs causaux » (p. 163).

Mais la préservation pour la métaphysique d’une relative autonomie par rapport à la science peut au mieux, à ce stade, indiquer en creux la non-impossibilité d’un engagement réaliste. Le chapitre III est consacré à préciser le type de réalisme requis. Il s’agit avant toute chose de rejeter le « mirage » du réalisme radical (métaphysique) au profit d’un réalisme scientifique, lequel, comme on l’a vu, ne récuserait pas pour autant la métaphysique comme telle. La question est de savoir quelle place un réalisme bien compris de cette sorte doit — et peut — accorder aux questions épistémiques et sémantiques sans sombrer dans l’idéalisme (autre mirage). Car, pour Tiercelin, il est clair que le réalisme ne peut se réduire à l’affirmation d’une thèse métaphysique d’existence et d’indépendance du monde. Elle conçoit, dès l’abord, le réalisme comme la conciliation difficile mais obligatoire de deux thèses. A) thèse métaphysique : « Nos jugements sont vrais en vertu de l’existence d’un monde indépendant de notre connaissance ». B) thèse épistémique : « Nous pouvons savoir si ces jugements sont vrais » (p. 189). Notons la formulation de la thèse de l’indépendance en termes de relation de vérifaction entre nos jugements et le monde. De manière encore plus provocante, la thèse épistémique, quant à elle, inscrit au coeur même du réalisme la possibilité de notre accès à ce monde. De fait, dans la section 3.4, qui présente « de nouveaux arguments en faveur du réalisme scientifique », ce dernier est défini comme la conjonction de trois thèses :

  1. Thèse métaphysique :

    Le monde existe et a une structure indépendante de l’esprit.

  2. Thèse sémantique :

    Nos théories scientifiques […] sont susceptibles d’être vraies ou fausses. C’est la nature, la constitution du monde qui le détermine, qui en est le « vérifacteur » […] ; si une théorie est vraie, les termes qui y figurent (qu’il s’agisse d’observables ou d’inobservables) ont une référence possible ; en d’autres termes, les objets postulés existent et leur constitution rend vraie la théorie en question »

La thèse A ci-dessus est ainsi scindée en deux, et le rôle de critère d’engagement ontologique de la vérifaction est souligné.

  1. Thèse épistémique :

    Les théories scientifiques sont, en règle générale, bien confirmées et (approximativement vraies) ; elles sont en mesure de nous donner accès à la constitution de la nature. Nous disposons de méthode d’évaluation rationnelle […] capable d’établir, fût-ce de manière hypothétique (abductive) quelle est la meilleure de ces théories » [p. 222-223].

Au final, comme on voit, c’est la thèse épistémique qui sert de garde-fou au réalisme tel que le conçoit Tiercelin (et Peirce) ; autrement, il semble bien que nous risquions de retomber dans le réalisme métaphysique. La question se pose de savoir si cette thèse épistémique peut être autre chose qu’une pétition de principe. Et si, par ailleurs, son acceptation ne contient pas la menace d’une autre chute, dans l’idéalisme cette fois. Tiercelin propose pour contrer cette dernière menace de suivre Peirce — encore une fois — et de reconnaître « la contrainte externaliste, causale et dynamique de l’existence » ; autrement dit, « [t]out le réel ne peut pas être rationnel » (p. 226, l’italique est de l’auteure) : le réel est à la fois l’objet de la connaissance et « ce qui reste inchangé par ce que nous pouvons en penser » (p. 225). Malheureusement, tel que présenté, sans plus d’argumentation ni de défense, tout cela a également l’allure d’une pétition de principe. Et la sentence assez sibylline de Peirce selon laquelle « le réel est ce qui signifie quelque chose de réel », que Tiercelin se plaît à répéter, n’est pas non plus un argument ; on pourrait d’ailleurs être enclin à l’interpréter dans un sens idéaliste plutôt que réaliste.

La démonstration de Tiercelin se déploie dans le chapitre III sur trois fronts, principalement : 1) dans la section 3.2, celui de la critique de la vérité-correspondance ; 2) celui de la question plus particulière de la naturalisation de la causalité (discutée ici en rapport avec la référence et la théorie de la vérité-correspondance) ; 3) celui de la question de la réalité des inobservables (discutée ici sous la forme de la question dite « du réalisme des universaux »). Ces trois lignes de discussion permettent à Tiercelin de s’opposer non seulement aux réalistes métaphysiques, mais également aux positivistes scientistes, et même aux nominalistes (en somme, à tous ceux qui croient possible, à un moment donné, « de sortir du domaine de la représentation et du langage » [p. 205]), et d’introduire la conception peircienne de « réalisme scolastique extrême » qu’elle soutient : 1) en remettant en question une certaine conception du monde, partagée, au final, tant par les uns que par les autres, comme radicalement indépendant de l’esprit et transcendant, composé de choses ou d’individus atomisés ; et corrélativement : 2) en refusant de considérer la relation de référence comme une relation physique (causale) entre un « dedans » et un « dehors », c’est-à-dire de considérer magiquement que « la signification est dans les choses », et ce, que nous soyons ou non d’avis que nous sommes en mesure de fixer ladite référence ; 3) en réintroduisant la distinction scolastique entre existence et réalité, trop oubliée (notamment par les nominalistes contemporains, cf. p. 204) : distinguer existence et réalité, c’est distinguer, respectivement, ce qui est de l’ordre du mode d’être de l’individu, des existants singuliers, et ce qui constitue le mode d’être « des universaux, du sens ou de l’intelligence » [p. 205]). Ce que désignent les universaux (en tant que mots ou concepts) n’est pas des « choses » ; mais si on en croit le « réalisme scolastique », ce qu’ils désignent (la « nature commune ») est néanmoins « réel » ; et si on entend suivre cette voie, il importera par conséquent de déterminer envers quel type d’entités l’on s’engage ici : « quels sont ces universaux, ces entités et propriétés métaphysiques […] ? S’agit-il de lois, de dispositions, d’essences, de structures, d’espèces naturelles ? » (p. 207).

L’examen de la nature et des limites de cet engagement est ainsi renvoyé au chapitre IV, lequel constitue, comme je l’ai dit, la partie « positive » du traité. Cette partie est consacrée essentiellement à une défense du réalisme des dispositions. Les propriétés dispositionnelles ont connu en philosophie « un renversement à 180 degrés » (p. 272), depuis l’éliminativisme des positivistes jusqu’au pandispositionnalisme de certains métaphysiciens contemporains (voir les sections 4.2 à 4.4 pour un résumé des grands moments qui ont jalonné cette réhabilitation). Rendu à ce point, le débat se polarise désormais entre le catégoricalisme (d’un Armstrong, notamment), selon lequel les dispositions sont des propriétés réelles réductibles à leur base catégorielle, et le pandispositionnalisme, selon lequel toutes les propriétés sont dispositionnelles. Tiercelin propose ensuite dans la section 4.5 une récapitulation synthétique du dispositionnalisme, d’abord en en résumant la teneur et en exposant ses mérites principaux (p. 274-308), et ensuite, en rappelant trois séries d’objections qui lui ont été adressées (p. 309-347). L’auteure entend montrer qu’il est possible de « défendre un réalisme dispositionnel qui, tout en conférant une réalité authentique aux dispositions, évite néanmoins certains des problèmes sérieux du monisme dispositionnel » (p. 274).

Étant donné que la tâche première d’un réalisme bien compris est d’identifier et d’authentifier les propriétés, et étant entendu que les propriétés recherchées sont les propriétés rares (naturelles), celles qui sont vraiment de nature « à faire une différence » (p. 286), Tiercelin s’emploie à montrer (à la suite de Sydney Shoemaker et de Stephen Mumford) que le « critère causal d’existence », qui s’appuie sur le « pouvoir causal intrinsèque de la propriété » et qui stipule que « pour n’importe quelle propriété abstraite intrinsèque P, P existe si et seulement s’il y a des circonstances C dans lesquelles les instanciations de P ont des conséquences causales[2] », est le meilleur critère pour opérer cette authentification (plutôt que le critère de ressemblance, par exemple). L’idée de base, reprise de Shoemaker[3], est que les potentialités causales d’une propriété, qui permettent à cette dernière de conférer de manière nécessaire à la chose qui la possède certains pouvoirs causaux conditionnels (conditionnels à sa combinaison avec d’autres propriétés[4]), déterminent l’identité de cette propriété et lui sont essentielles. Autrement dit, « les propriétés sont des groupes [clusters] de pouvoirs conditionnels » (Shoemaker 1980, p. 213). Les quatre mérites de l’approche dispositionnaliste sont : 1) sa parcimonie sur le plan ontologique (si le monisme dispositionnaliste est juste) ; 2) l’accès épistémique aux objets du monde qu’elle rend plus intelligible en mettant l’accent sur l’efficacité causale des propriétés ; 3) un meilleur accord avec les sciences contemporaines de la nature, selon lesquelles le monde est « hiérarchiquement structuré en espèces naturelles d’objets certes, mais aussi d’événements et de processus » (p. 293) et composé de choses « essentiellement actives et réactives », comme le soutient Brian Ellis (p. 295) ; enfin, 4) ses avantages sur la métaphysique néo-humienne (à la Lewis) et le nécessitarisme nomique (à la Armstrong) relativement à la question des lois de la nature. Les trois séries d’objections ont trait, respectivement : 1) aux « menaces idéalistes induites par le monisme dispositionnel », lesquelles planeraient selon certains (notamment Armstrong) sur un monde composé entièrement de dispositions et qui ne passerait jamais de la puissance à l’acte ; 2) à la quasi-inévitabilité que les lois de la nature soient considérées dans un tel monde, au moins pour certaines, comme nécessaires ; 3) aux critiques adressées à l’essentialisme dispositionnel et au nécessitarisme des lois qu’il est censé impliquer, en particulier le reproche de confondre essence et nécessité (formulé entre autres par Kit Fine).

La discussion portant sur la troisième série d’objections, en particulier, est intéressante, car elle permet à Tiercelin d’introduire son propre programme. Tiercelin rejette dans ladite discussion l’essentialisme au profit d’une conception proprement dispositionnelle et relationnelle des propriétés, suivant en cela les conceptions d’un Shoemaker (exposées ci-dessus) davantage que l’essentialisme « profond » d’une L. A. Paul pour qui les propriétés essentielles (non triviales) d’un objet en déterminent la nature (cf. p. 345, note 144)). Ainsi, dans l’optique d’une métaphysique causale des propriétés telle que celle défendue par Shoemaker, « il est exact de dire que toutes les propriétés intrinsèques sont dispositionnelles, puisqu’elles sont toutes causales et que les interactions auxquelles elles donnent lieu nous donnent bien des raisons de postuler leur existence » (p. 343). Et les lois qui décrivent et prescrivent les interactions auxquelles donnent lieu les propriétés ont une nécessité conditionnelle : elles se fondent « sur ce que les choses peuvent faire, au sens dispositionnel (et pas seulement possibiliste) du terme » (cf. p. 343-344).

La dernière section (4.6) du chapitre IV est consacrée à une brève introduction du « dispositionnalisme relationnel réaliste » défendu par Tiercelin. Cette conception pourrait se décrire comme une sorte d’essentialisme dispositionnel, mais dans lequel les propriétés auraient pour fondement une « essence », si on veut, « départicularisée » ; ainsi, le « fundamentum réel des propriétés » devrait être conçu « de manière non pas intrinsèque mais foncièrement relationnelle, ce qui impose, ensuite, si l’on veut opérer une « mise en relation réaliste et non idéaliste des choses [je souligne] entre elles (en sombrant dans un holisme mal maîtrisé), premièrement de recourir sinon au quidditisme, à ce que j’appellerai un aliquidditisme, d’entamer une réflexion approfondie sur la causalité, de développer enfin, pour rendre compte de l’ameublement du monde, un réalisme catégoriel qui soit en mesure de spécifier, avec la finesse requise, les différents ordres du réel » (p. 347). Voilà le programme. Il est à situer bien entendu dans la mouvance de l’héritage peircien. Ainsi, la réflexion sur la causalité, sans « rejeter le modèle de la causalité efficiente » (des propriétés), conduirait à l’éventuelle réintroduction d’une cause finale spécifiant les « schémas de comportements généraux que tendra à manifester un objet ou un organisme donné » (p. 357). Les ordres du réel, dans leur classification peircienne — qualités (Priméité ou première catégorie), réactions dynamiques et existence (Secondéité ou seconde catégorie), intelligence (médiation, sens) et réalité (Tiercéité ou troisième catégorie) — ont été introduits succinctement dans le chapitre III (voir p. 204-205 et p. 225-226), et Tiercelin se contente dans la section 4.6 de les énumérer dans une note en bas de page (p. 348, note 152). On en retiendra simplement ici que les trois catégories, quoique distinctes, sont « réunies au sein de l’expérience » (p. 225).

Mais la notion d’aliquiddité, au coeur de la solution de Tiercerlin, exige un examen. Il s’agirait de mettre de l’avant une conception dispositionnaliste de part en part, mais qui préserverait cependant dans les choses un élément proprement réel et irréductible : les fundamenta d’où émergeraient les propriétés constitutives de ces choses. Les relata éviteraient ainsi de se dissoudre purement et simplement dans les relations. Une telle conception permettrait de faire rempart contre l’idéalisme, qui risquerait sans cela de faire retour dans le cadre d’une conception simplement holiste ou structuraliste où les objets se dissolvent. Il est malaisé, au vu de la nature encore inachevée de ce projet, de le présenter en termes plus précis pour le moment. Mais on peut dès l’abord se poser quelques questions. Tiercelin conçoit la notion d’aliquiddité d’après la notion de Nature commune scotiste héritée d’Avicenne. Les Natures communes sont les « universaux » avant leur contraction dans l’individu existant du fait de l’addition du principe d’individuation qu’est l’haeccéité. On peut par ailleurs rapprocher cette notion d’« aliquiddité » de l’« ubiquité ontologique de l’indétermination » chez Peirce[5]. L’aliquiddité est ce qui fonde, sur le plan logique la généralité logique, et sur le plan physique, la quiddité des choses (p. 351) ; elle est « au fondement réel de la définition elle-même » et « à la source de l’intelligibilité des choses » (p. 377).

Un problème de taille se profile ici. Car Tiercelin affirme qu’elle n’entend pas se prononcer dans le cadre du présent ouvrage sur l’ameublement du monde et sur le type d’entités (tropes ou universaux) que sont les propriétés (voir en particulier p. 251-252), bien qu’elle fasse part de son penchant pour une conception en termes d’universaux structurels (p. 378), sans plus de détail.

Mais de deux choses l’une : on est ou bien dans une ontologie monocatégorielle (de propriétés), ou bien dans une ontologie bi-catégorielle (substance et propriétés [attributs]). Chacune pose des problèmes spécifiques. Dans le premier cas, serait-ce dire que les choses pourraient éventuellement correspondre à des faisceaux d’universaux ? C’est ce que d’ailleurs semble laisser entendre Tiercelin en remarquant, à la suite de Peirce, que les choses peuvent être conçues comme des « faisceaux d’habitudes » ou de dispositions (p. 353). Mais on connaît les problèmes que la conception des faisceaux d’universaux soulève : 1) celui posé par l’admission du principe de l’identité des indiscernables ; 2) celui de la comprésence ; 3) et le problème de « fermeture du faisceau » (qui empêche d’en faire un particulier).

D’un autre côté, l’aliquiddité est présentée par Tiercelin comme ce qui demeure quand l’essence est pensée « indépendamment des propriétés qui lui appartiennent en propre, bref en distinguant l’essence de ce qui fait d’elle une substance particulière » (p. 351), comme ce qui n’est ni une « quiddité » ni un « substrat sans substance », mais une « réalité » ou une « formalité métaphysique » « en attente de détermination logique et physique », qui fonde la « quiddité des choses » sur le plan physique (en même temps que, sur le plan logique, la généralité logique [p. 351]). En même temps, la conception qu’elle propose doit être comprise selon elle comme un essentialisme « sérieux ». L’aliquiddité est ce « fundamentum réel », cet « être réel », l’« identité » de chaque chose, « ce qui fait de la chose ce qu’elle est, en la distinguant de toute autre chose » (p. 377). La question est de savoir si Tiercelin (à la suite de Peirce, voir p. 377, note 16) peut vraiment se passer d’une haeccéité ou d’un particulier nu (d’un substrat) ; et si les fundamenta des choses peuvent et doivent être conçues comme des substrats de remplacement, sous forme, peut-être, de noyaux ou de « noeuds ». On songe aux problèmes similaires auxquels a été confronté un Peter Simons en cherchant à proposer une troisième voie au tropisme (autre que les formes de substance/attribut ou de simple faisceau), centrée sur l’idée d’un noyau de tropes essentiels[6]. Mais les tropes, du moins, sont d’emblée particuliers. Tiercelin reprend à son compte la conception peircienne selon laquelle l’essence d’une chose « n’est pas une collection de propriétés : c’est plutôt une “habitude d’action” bien spécifique, un “faisceau” d’habitudes ou un noeud de lois qui opèrent comme une cause finale spécifiant les schémas de comportement généraux qu’un objet ou un organisme donné tendra à manifester » (Raposa 1984, 158, cité p. 357, note 161)[7]. Tiercelin (comme Peirce) pense le monde comme un continuum (p. 356), dans lequel les objets et les lois émergeraient de concert. On peut continuer à s’interroger sur les conditions d’individuation de tels objets dans un tel monde. Tiercelin est consciente du danger qu’il y aurait à sombrer dans un « holisme mal maîtrisé », d’où les distances qu’elle s’efforce de prendre avec le réalisme structurel (voir la section B de la conclusion, p. 368-374).

Tout ce qu’on peut dire à ce stade, donc, est que le particularisme qu’est le tropisme semble difficilement conciliable avec l’idée d’une aliquiddité fondamentale (à moins d’imaginer une ontologie avec des universaux non instanciés et des tropes, comme le platonisme tropiste d’un Nef, par exemple, mais une telle conception semble de toute manière assez éloignée du projet « néo-peircien » proposé par Tiercelin). Et une ontologie des propriétés en termes d’universaux peut-elle faire l’économie d’un « substrat » ?

En conclusion, ce « petit traité » comporte un certain nombre de pistes et d’intuitions qui valent d’être explorées plus avant. Tiercelin a prévenu que son ambition se limitait à indiquer « la méthode à adopter et quelques pistes à poursuivre » pour une métaphysique future (4e de couverture). Nul doute que l’auteure envisage de préciser son projet dans un prochain ouvrage. Nous lirons celui-ci avec grand intérêt[8].