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La question du partage des bénéfices découlant de l’exploitation des ressources naturelles se pose à la fois à l’intérieur des États existants et à l’échelle mondiale. Mondialement, elle se pose dans le cadre du système étatique actuel ou d’un système global qui reste encore à définir. Les réponses à cette question vont aussi varier en fonction du raisonnement privilégié : individualiste ou collectiviste. Devant la multiplicité des réponses possibles, nous sentons le besoin d’exposer les prémisses de notre réflexion.

D’abord, dans la mesure où la propriété collective d’un territoire est envisageable, une forme de gouvernement est justifiée à chacune des échelles où une collectivité existe. Par voie de conséquence, la question que l’on cherche à régler à l’échelle mondiale, celle de la justice distributive des bénéfices découlant de l’exploitation des ressources naturelles (question qui est intimement liée à la recherche de solutions au problème des inégalités socioéconomiques et culturelles) doit prendre acte de la permanence de l’État, malgré les difficultés posées par son héritage moderne (c’est-à-dire la restriction des obligations morales à une communauté de citoyens délimitée selon des critères nationaux et territoriaux s’appuyant sur une conception particulière de la souveraineté[1]). Nous en concluons que les changements à l’échelle mondiale devraient être le fruit d’initiatives visant d’abord à réformer l’État moderne. Finalement, nous croyons que malgré les problèmes de définition qui l’affublent la nation est une échelle pertinente de gouvernement — pas la seule, mais une de celles qui, à cause du caractère fondamentalement territorial des identités nationales, doit être reconnue[2]. Dans la théorie démocratique, ces prémisses nous placeraient à mi-chemin entre une position « démocrato-libérale » qui accepte les frontières des contingences historiques, et une position « nationaliste » qui veut que la réalité historique de la nation constitue le substrat du demos[3].

La territorialité se trouve au coeur du problème des inégalités et de la question du partage des bénéfices tirés des ressources naturelles — mais pas n’importe laquelle des territorialités. Parmi la multiplicité de pratiques territoriales, il y a la territorialité étatique. Celle-ci est problématique notamment du point de vue du respect de la diversité nationale intra-étatique. L’État nécessite donc d’être réformé de façon à ce que sa territorialité respecte davantage la diversité des territoires nationaux, ce qui implique, notamment, une autorité plus diffuse, ou mieux partagée, sur l’exploitation des ressources naturelles.

Le souci d’un meilleur partage des bénéfices liés aux ressources naturelles fait l’objet d’une attention croissante de la part de la communauté scientifique (et philosophique). Comme le remarque Avery Kolers, cette réflexion ne peut pas faire l’économie de la question territoriale, laquelle n’a été que trop négligée par la philosophie politique des cinq dernières décennies[4]. Kolers apporte une contribution significative en étoffant la théorie sur les droits territoriaux, mais nous estimons qu’il n’est pas allé assez loin en ce qui concerne la notion de territoire, ce qui limite la portée de sa théorie. Il se contente de reproduire l’idée, mise de l’avant par Robert Sack en particulier[5], selon laquelle le territoire est un espace clos soumis à une forme de contrôle effectif[6]. Pourtant, une approche culturelle de la géographie politique, comme le propose Joël Bonnemaison, a démontré que « les sociétés humaines ont une conception différente du territoire. Il n’est pas forcément clos, il n’est pas toujours un tissu spatial uni, il n’induit pas non plus un comportement nécessairement stable[7] ». Plus encore, écrit Bonnemaison :

La territorialité se comprend dès lors beaucoup plus par la relation sociale et culturelle qu’un groupe entretient avec la trame de lieux et d’itinéraires qui constituent son territoire, que par la référence aux concepts habituels d’appropriation biologique et de frontière. […] Au fond, [le territoire] est un « noyau », c’est-à-dire un centre beaucoup plus qu’une clôture, et un type de relation affective et culturelle à une terre, avant d’être un réflexe d’appropriation et d’exclusion de l’étranger[8].

En acceptant une conception « close » du territoire, Kolers épouse une conception qui n’est pas neutre culturellement. Il n’évite donc pas complètement le piège de l’ethnocentricité, bien qu’il critique l’ethnogéographie anglo-américaine pour s’y être adonné. Pour contourner cet écueil, nous soumettons donc l’hypothèse suivante : penser le territoire comme un espace clos apparaît comme un obstacle à la réflexion sur la justice, la démocratie, la liberté et l’égalité (les thèmes chers à la philosophie politique), car cela exclut ou minimise la réalité des superpositions territoriales. Il faut donc extirper le territoire de sa logique « bornée », ou exclusive, afin d’en arriver à un des problèmes fondamentaux de la justice mondiale : comment gérer la concurrence des légitimités territoriales dans un même espace ?

Une théorie des droits territoriaux doit reposer sur une théorie générale de la territorialité. Dans cette optique, notre objectif consiste donc à définir le concept de territorialité, afin de préciser la notion de territoire. Il s’agit, selon nous, d’une étape préliminaire essentielle aux discussions sur la forme d’un système politique fondé sur le respect des gens, et donc de leur(s) territoire(s). À cette fin, nous adoptons une approche de la géographie culturelle et politique qui, espérons-le, éclairera la théorie normative encore trop peu développée en matière de territorialité.

Pour une définition fonctionnaliste de la territorialité

En science politique, l’acception la plus courante du concept de territorialité est celle qui a été érigée en principe d’organisation du système international : le principe de territorialité. Or il s’agit là d’un seul des rôles de la territorialité ; y limiter sa définition est donc problématique. Le concept de territorialité nous vient à l’origine des sciences naturelles, en tant que description du comportement animal. La première définition remonte à 1920, quand Elliot Howard, un ornithologue, observa chez les fauvettes que les conflits entre individus portaient sur la délimitation d’un territoire exclusif dont la possession détermine ensuite la hiérarchie sociale[9]. Le concept fut ensuite étendu à d’autres sociétés animales, puis à l’étude du comportement humain. Chez l’animal, la territorialité désigne un comportement par lequel celui-ci régit son environnement aux fins de sa survie et de sa reproduction. On dit ainsi de l’animal qui défend un territoire contre ses semblables ou des individus d’autres espèces qu’il est « territorial ». Les définitions les plus courantes de la territorialité humaine empruntent la même approche comportementale.

Robert Sack a donné à la territorialité humaine sa définition la plus répandue : une stratégie, une tentative, de la part d’un individu ou d’un groupe, d’exercer une influence ou un contrôle sur des gens, des relations, des actions, des interactions ou un accès, en délimitant et affirmant son pouvoir sur une aire géographique[10]. Les définitions comportementales de la territorialité ont l’avantage de mettre en évidence la dimension des relations de pouvoir qui s’exercent dans l’espace, et elles attirent l’attention du chercheur sur les questions d’identification et d’appropriation qui accompagnent la pratique de la territorialité. Cependant, en dirigeant toute l’attention vers ces stratégies exclusives d’appropriation et de contrôle, ces définitions ne permettent pas de saisir l’ampleur du phénomène territorial. Plutôt, elles ignorent l’agentivité (« agency » ; c’est-à-dire qu’elles focalisent sur le rôle des acteurs au détriment de celui des agents), parce qu’elles ne tiennent pas compte des territorialités autres que la territorialité dominante, et ainsi saisissent mal les mécanismes de transformation territoriale.

Une définition de la territorialité qui repose uniquement sur une approche comportementale est donc insuffisante pour en arriver à une conception du territoire qui nous permette de mieux réfléchir aux questions de justice, de démocratie et d’égalité. C’est pourquoi nous proposons une approche fonctionnaliste qui nous permet d’élargir sa définition à la notion de production de territoires, sous toutes ses formes, et donc d’aller au-delà des aires géographiques délimitées de manière exclusive (les « espaces clos ») vers d’autres formes tout aussi pertinentes à l’étude du phénomène politique. Pour en arriver à une telle définition, il faut d’abord expliquer deux autres fonctions fondamentales de la territorialité : la régulation socio-économique et l’organisation politique de l’espace.

La territorialité comme mode de régulation socio-économique

Les approches comportementales ont bien mis en évidence le fait que la territorialité est une pratique individuelle ou de groupe, ce qui en fait un phénomène multiscalaire. Or, bien que les caractéristiques de la territorialité au niveau individuel soient parfois similaires à celles de la territorialité de groupe, il est hasardeux d’en induire ses modalités à l’échelle sociétale. Néanmoins, certains éléments de la pratique de la territorialité à l’échelle sociétale sont liés à la pratique de la territorialité à des échelles inférieures, particulièrement en tant que mode de régulation, où les analogies avec la territorialité animale sont les plus évidentes.

Edward Soja a fait une revue de la théorie sur la territorialité animale afin d’identifier les analogies possibles avec le comportement humain. Il note que la territorialité animale a pour fonction d’assurer la sécurité et la protection des habitants de l’espace territorialisé, de fournir une grille de sélection des partenaires sexuels à des fins de reproduction, de réguler l’espacement et la densité de la population et de structurer socialement le groupe afin de lui assurer une cohésion. De plus, l’éthologie nous révèle que la territorialité se déploie en complémentarité avec les comportements de domination et qu’elle sert ainsi de base à l’organisation sociale. Le groupe maintient son intégrité et son identité grâce à une séparation territoriale des autres groupes. La compétition et la cohésion, interne comme externe, sont maintenues et déterminées par un système, souvent territorialisé, de relations dominant-dominé. Il existe une variété de types de territorialité que l’on peut rassembler en deux catégories : les territorialités exclusives et les territorialités superposées. Cette deuxième catégorie est constituée de cas de superposition territoriale de degrés très variables.

La territorialité comme mode de régulation socio-économique découle de l’importance des facteurs de localisation et de l’interdépendance des relations sociales, économiques et politiques. Elle « sert à réguler la dimension spatiale de la compétition, des conflits et de la coopération[11] ». À cause des lois de l’évolution, la territorialité humaine a certes beaucoup en commun avec la territorialité animale — et l’éthologie apporte une contribution indéniable à notre compréhension du comportement territorial de l’humain —, mais plusieurs auteurs mettent en garde contre la surévaluation du rôle des déterminants biologiques du comportement humain par rapport au rôle des symboles, de la culture et de l’environnement[12]. L’humain a développé, selon les contextes culturels et géographiques, une diversité d’adaptations au milieu que l’on ne retrouve pas chez l’animal. Cette territorialité se manifeste donc à toutes les échelles de l’expérience humaine, selon des modalités variables. Soja remarque toutefois qu’à l’échelle sociétale elle « se trouve au coeur des comportements à l’origine de l’organisation politique de l’espace[13] ».

La territorialité comme mode d’organisation politique

La territorialité représente une composante essentielle de l’organisation politique de l’espace à travers les institutions formelles et informelles qui maintiennent le système social à l’échelle sociétale[14]. L’évolution des systèmes politiques nous révèle d’ailleurs que la territorialité comme principe d’organisation politique en est progressivement venue à surdéterminer la régulation socio-économique.

En comparaison de la territorialité pratiquée dans un monde « primitif », où la densité de population était très faible, la territorialité sociétale est devenue de plus en plus culturellement spécifique[15]. Ses formes, processus et fonctions diffèrent donc de société en société et d’époque en époque. Ainsi, bien que la spécificité culturelle des pratiques de la territorialité existe depuis les débuts de l’humanité, cette spécificité est devenue particulièrement manifeste avec l’émergence de l’État et sa diffusion, selon le modèle de l’État national territorial et souverain, et dont la résultante est un système international formellement et rigidement compartimenté. L’influence « biologique » n’a pas totalement disparu, mais cette « macro-territorialité » représente davantage le fait de l’évolution des sociétés et des cultures.

Un corollaire de cette évolution est l’identification basée sur l’appartenance territoriale, comme le suppose le modèle de l’État-nation[16]. Il est faux, cependant, d’en déduire que les sociétés dont l’identité n’est pas définie en premier lieu par le territoire — et donc, à l’inverse, qui définissent leur territoire — sont a-territoriales[17]. En effet, dans la longue histoire de l’évolution culturelle humaine, très peu de sociétés ont été fondées sur des frontières fixes. C’est seulement avec la généralisation du modèle étatique que l’organisation de la société est devenue principalement définie par des aires géographiques exclusives et emboîtées, délimitées par des frontières fixes. Il est toutefois nécessaire de pousser plus loin la définition de la territorialité pour bien comprendre son rôle dans la construction des identités.

La territorialité comme mode de production

La territorialité comme mode de production découle de la propriété de l’espace, décrite par Kant dans sa Critique de la raison pure (« Esthétique transcendantale », sections I et II), comme condition a priori de l’expérience. L’espace, comme le temps, sont des formes apriori de la sensibilité qui tiennent de « la constitution subjective de notre esprit ». Dans cette perspective, la territorialité correspond à la production de territoires à partir d’un substrat qu’est l’espace, lequel ne peut être conçu comme substrat neutre, car il est l’enjeu de relations entre groupes ou individus. Claude Raffestin a justement exposé comment l’humain subjectivisait l’espace et lui donnait un caractère social par l’entremise de la territorialité[18]. Ce processus d’appropriation de l’espace « produit » des territoires qui servent de référent identitaire, de cadre de régulation, de périmètres d’action, etc. Guy Di Méo et Pascal Buléon remarquent que l’espace finit par condenser tout ce qui définit les cultures : les valeurs, les normes, les symboles, les identités et les imaginaires sociaux. « Le rapport de l’homme à l’espace concret, écrivent-ils, relève donc d’un processus culturel, d’une qualification de la matérialité du monde par le sens que produisent les sociétés. » Ainsi, « l’espace intègre une double dimension : matérielle et idéelle[19]. » Cette « double dimension » de l’espace, idéelle et matérielle, se reflète naturellement dans les modes de production du territoire et c’est pourquoi il est nécessaire de distinguer les territorialités matérielles et les territorialités idéelles.

Territorialité idéelle et matérielle

La distinction entre l’idéel et le matériel procède de la pensée idéal-typique, car la différence entre les deux, qui paraît de prime abord évidente — le monde des idées versus celui de la matière — n’est pas aussi nette dans les faits. L’un se nourrit toujours de l’autre et tout phénomène observable contient un peu des deux à des degrés divers. Di Méo et Buléon (2005 : 112) précisent d’ailleurs que la distinction entre l’idéel et le matériel et leur isolation l’un de l’autre se justifie seulement dans une optique opératoire de compréhension des phénomènes géographiques.

Ainsi, la territorialité comme mode de régulation socio-économique et comme mode d’organisation politique a une dimension matérielle évidente, puisqu’il en résulte des territoires et des institutions physiquement identifiables (marqués d’une « iconographie », dirait Jean Gottmann). Cette territorialité matérielle concrétise une forme d’objectivation de l’espace. C’est-à-dire que l’on donne au « substrat espace » une forme concrète qui permet de l’identifier : un chemin, un bâtiment, un poste-frontière, etc. Mais il faut aussi prendre en considération la part de l’idéel dans la matérialité ainsi produite.

Maurice Godelier affirmait qu’« au coeur des rapports matériels de l’homme avec la nature, apparaît une part idéelle où s’exercent et se mêlent trois fonctions de la pensée : représenter, organiser et légitimer les rapports entre les hommes entre eux et avec la nature[20] ». La part d’idéel se retrouve dans cette façon que l’on a de subjectiviser l’espace. Dans un mode passif, cela se fait par des représentations de l’espace, alors que dans un mode actif cela implique des idéologies territoriales. Par exemple, l’idée qu’un territoire est un espace clos relève à la fois de la représentation (c’est une perception du monde) et de l’idéologie (c’est une façon parmi d’autres de contrôler les interactions). La Figure 1 schématise la production de territoires à partir de l’espace dans sa double dimension.

Figure 1

La production de territoires à partir de l’espace

La production de territoires à partir de l’espace

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Cette distinction entre matérialité et idéalité permet de mieux comprendre l’écueil inhérent aux définitions de la territorialité qui s’attardent uniquement aux cas où il en résulte des territoires exclusifs et bien délimités. Prenons par exemple le territoire de la nation (principalement idéel) : celui-ci correspond rarement, sinon jamais, au territoire de l’État (principalement matériel), malgré ce qu’en pensent nombre de ses citoyens ; les frontières du territoire national ne sont pas aussi nettes que celles de l’État. C’est pourquoi la définition de la territorialité ne doit pas être limitée, comme dans ses interprétations comportementales, aux seules pratiques qui impliquent une délimitation claire et exclusive des territoires ; elle doit prendre en considération les territorialités tant idéelles que matérielles. Avant de proposer une définition globale de la territorialité, il est maintenant nécessaire de préciser la conception des territoires qui découle de cette approche fonctionnaliste de la territorialité.

Les territoires, produits de la territorialité

Les territoires formels et fonctionnels

L’introduction de la théorie générale des systèmes dans les théories de la localisation a permis de faire progresser notre compréhension de la structuration de l’espace. Ainsi, Peter Haggett[21] présente cinq caractéristiques des systèmes régionaux. Ces cinq caractéristiques sont schématisées à la Figure 2. Le mouvement est l’effet des interactions qui se structurent selon la forme du réseau ; le réseau est constitué de points de rencontre, ou noeuds, dont l’importance varie au sein d’une hiérarchie ; de ce système on déduit des surfaces. Selon Haggett, les surfaces sont traversées de mouvement[22] et leur densité est fonction d’un gradient[23]. Il définit la surface à l’aide du concept de « champ », qui constitue une « aire continue de mouvement » issue de l’interaction entre un centre et sa périphérie. La taille d’un champ ne peut pas toujours être définie par ses limites absolues (le « champ maximal ») et c’est pourquoi il introduit le concept de « champ moyen » en référence à l’espace où se concentre l’essentiel du mouvement. La taille d’un champ moyen varie dans le temps et en fonction de la « transportabilité » de ce qui est mis en mouvement. Mais le mouvement n’est pas toujours continu, il est parfois limité, et c’est pourquoi Haggett introduit le concept de « territoire », afin de définir les « aires limitées de mouvement ». L’existence des territoires est justifiée par le fait que :

Les champs continus, variables dans le temps, sont la forme dominante d’organisation des systèmes régionaux, mais ils posent des problèmes administratifs si ardus que les sociétés établissent des limites (à la place des continuités) et des territoires bien distincts qui ne se chevauchent pas (à la place des champs indistincts et qui se chevauchent). Les aires politiques sont une réponse évidente à ce problème, mais non la seule…[24]

Figure 2

Les caractéristiques des systèmes régionaux

Les caractéristiques des systèmes régionaux

A : Mouvements – B : Réseaux – C : Noeuds – D : Hiérarchies – E : Surfaces.

Source : Peter Haggett, 1973, p. 29

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À partir des caractéristiques des systèmes régionaux élaborées par Haggett, Edward Soja propose une distinction entre régions formelles et régions fonctionnelles[25]. Selon Soja, les régions fonctionnelles sont définies en premier lieu par un système d’interaction spatiale dont le fonctionnement suit une configuration en réseau et une dynamique de type centre/périphérie[26]. Ces régions peuvent être de complexité très variable. Soja donne en exemple des territoires monofonctionnels comme ceux d’un port, d’une école ou d’une bibliothèque, et des territoires multifonctionnels comme ceux d’une métropole ou d’une communauté nationale. Les régions formelles sont plus homogènes dans la mesure où elles représentent une classification de surfaces sur la base d’une homogénéité des attributs de la localisation, c’est-à-dire en tant qu’association spatiale d’attributs plutôt qu’une structuration spatiale d’interactions selon une dynamique centre/périphérie. Soja mentionne la Corn Belt aux États-Unis d’Amérique et, à un autre niveau, l’État souverain et son organisation territoriale, comme exemples de régions formelles.

Les concepts de région fonctionnelle et de région formelle proposés par Soja s’approchent de ceux de champ maximal et de champ moyen proposés par Haggett. La Figure 3 schématise l’étendue spatiale de chacun des concepts proposés par ces auteurs.

Figure 3

Les concepts pour définir les surfaces chez Peter Haggett et Edward Soja

Les concepts pour définir les surfaces chez Peter Haggett et Edward Soja

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Les concepts de région fonctionnelle et de champ sont semblables dans la mesure où les deux sont dynamiques, c’est-à-dire en tant que relation centre/périphérie chez Soja et en tant que « mouvement continu » chez Haggett. Les concepts de champ moyen et de région formelle concordent sensiblement en étendue, mais ils sont différents dans la mesure où le concept de champ moyen suppose encore une dynamique, alors que la région formelle est un concept plus statique fondé sur « l’homogénéité des attributs de la localisation ». Les concepts de territoire et de région formelle ne concordent pas nécessairement en étendue, mais ils se ressemblent pour autant qu’ils font référence à une portion limitée de l’étendue d’une dynamique et par le fait qu’un territoire est nécessairement une région formelle (de par ses « attributs » de nature politique ou juridique).

Dans le cadre de notre réflexion, le concept de territoire, tel que défini par Haggett, et celui de région fonctionnelle telle que définie par Soja sont les plus pertinents, mais nous ne pouvons pas les utiliser ensemble parce qu’ils sont fondés sur des raisonnements différents. De plus, notre définition de la territorialité nous empêche de restreindre le concept de territoire à la définition de Haggett et ne nous permet pas d’exclure son utilisation en ce qui a trait à des régions fonctionnelles[27]. C’est pourquoi nous proposons les deux concepts suivants : celui de territoire formel relativement aux aires limitées de mouvement, c’est-à-dire à tous les territoires délimités clairement et sur lesquels une autorité quelconque exerce son pouvoir afin de faire prévaloir sa territorialité, et celui de territoire fonctionnel relativement à l’étendue moyenne ou maximale des réseaux structurés selon une dynamique centre/périphérie et dont la densité de la surface varie selon un gradient, ce qui inclut les espaces de la territorialité idéelle. La Figure 4 schématise la configuration spatiale des territoires formels et des territoires fonctionnels. Les territoires fonctionnels sont d’ordre social, culturel et économique, alors que les territoires formels sont essentiellement juridiques (ou normatifs) et politiques (ou militaires). Et parce que la territorialité humaine est chargée culturellement, tous les territoires, même économiques, sont des constructions sociales sujettes à une forme d’appropriation, au point de devenir un référent identitaire et d’offrir un cadre de régulation et une échelle de l’action publique, ce qui nous amène à préciser la notion d’échelle.

Figure 4

Schéma de la configuration spatiale des territoires formels et fonctionnels

Schéma de la configuration spatiale des territoires formels et fonctionnels

Note : L’effet des frontières formelles sur la forme des territoires fonctionnels n’est pas représenté.

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Les échelles horizontales et verticales

La notion d’échelle est abondamment discutée dans la littérature en sciences sociales[28], mais nous souhaitons plutôt en proposer une définition intuitive et influencée à la base par l’ouvrage d’Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. La notion d’échelle est indispensable à la description, la représentation et la compréhension du monde, et la cartographie en est le meilleur exemple. La carte représente un territoire ou un phénomène à une échelle particulière et toute bonne carte doit préciser en métadonnée l’échelle de la représentation. L’échelle la plus évidente est mathématique et elle traduit un rapport de taille. Par exemple, 1 : 50 000 est une échelle très commune en cartographie. La notion d’échelle dans ce cas définit une représentation à un niveau particulier, d’où le caractère potentiellement synonymique des termes « niveau » et « échelle », ou encore « échelon ». Pareillement, et en dehors de la cartographie, il est fréquent de faire référence aux différentes échelles d’un phénomène particulier : l’échelle locale, régionale ou étatique, par exemple. L’échelle se déploie ainsi sur le plan horizontal, en tant que niveau d’une hiérarchie. Cependant, une échelle se déploie également sur le plan vertical ; elle fait référence à une hiérarchie de « niveaux » ou « d’échelons » : l’échelle des proportions, l’échelle du pouvoir, l’échelle des identités, etc. Cette double dimension de la notion d’échelle est fondamentale pour la compréhension du phénomène de la superposition des territoires et permet de dégager deux idéaux-types de conception du territoire.

Les conceptions du territoire

La superposition territoriale, comme les échelles, se déploie sur deux plans. Sur le plan vertical, chaque niveau d’une hiérarchie est superposé à un autre, alors que sur le plan horizontal, plusieurs hiérarchies, ou échelles, peuvent se côtoyer. Les modalités de superposition territoriale diffèrent : sur une échelle verticale, la superposition des territoires prend la forme d’un emboîtement (les entités administratives ou électorales de l’organisation territoriale de l’État, par exemple). Dans une logique de territorialité exclusive, dont le système étatique fournit le meilleur exemple, la superposition dont il est question se limite à une seule hiérarchie et elle exclut la superposition avec des hiérarchies de même nature. Dans l’espace, cette superposition tendra vers une mosaïque de territoires formels érigés selon la hiérarchie qualifiant l’échelle en question, celle de l’État en l’occurrence. Nous parlons, dans ce cas, d’une conception horizontale des territoires (de même nature), car la superposition correspond à un emboîtement de territoires au sein d’un système de territoires mutuellement exclusifs. La conception horizontale des territoires s’approche donc de l’idée d’une mosaïque de territoires formels.

Dans les cas où des hiérarchies de nature ou d’expression différente se superposent, il faut faire appel à une conception verticale des territoires, car les différentes hiérarchies ne donnent pas nécessairement cours à des territorialités mutuellement exclusives. Dans l’espace, cette superposition donnera plutôt lieu à des chevauchements multiples de fonctions et d’identités de toutes sortes. La conception verticale des territoires s’approche donc de l’idée d’un chevauchement de territoires fonctionnels. Le défi qui nous intéresse ici consiste donc à rechercher, dans une logique territoriale verticale, des façons de permettre à des hiérarchies de même nature de coexister. Mais avant de conclure cet essai, nous désirons soumettre une définition globale de la territorialité.

Définition de la territorialité

La territorialité est une pratique multiscalaire et différenciée, relationnelle, idéelle et matérielle, dont les principales fonctions sont la régulation socio-économique, l’organisation politique de l’espace et la production de territoires et d’identités à des fins de contrôle sur l’environnement. Il y a deux façons de pratiquer la territorialité : la territorialité formelle dans les cas où il y a intention de limiter les échanges par la création de frontières arbitraires plus ou moins étanches ; et la territorialité fonctionnelle dans les cas où des territoires émergent dans les représentations, les idéologies ou la pratique, généralement sous la forme du réseau, et s’étendent en fonction d’un gradient généralement déterminé par la distance avec un centre. D’un point de vue structurel, la territorialité engendre deux types de superposition territoriale qui correspondent à deux conceptions des territoires : horizontalement, les superpositions se traduisent par un emboîtement de territoires, comme des poupées russes, répartis dans une mosaïque de territoires mutuellement exclusifs ; verticalement, elles impliquent un chevauchement d’ordres généralement non exclusifs.

Cette définition fonctionnaliste de la territorialité permet d’éviter le « piège territorial[29] » dans lequel la définition comportementale tombe facilement lorsqu’elle limite la pratique de la territorialité à l’État — en effet, d’autres acteurs ou agents territorialisent l’espace et ce, sans nécessairement le faire de manière formelle ou intentionnelle[30] ; elle est également mieux prémunie contre le risque d’ethnocentrisme associé à une définition dont la conséquence est de concevoir le territoire comme un espace clos et un moyen de contrôle visant à limiter les influences externes. Ainsi, notre définition permet de mieux comprendre les formes non dominantes de territorialité et de mieux saisir le mouvement, c’est-à-dire les transformations continuelles qui s’opèrent aux différents niveaux de territoires.

Conclusion

Ultimement, la distinction entre territoires formels (espaces clos) et territoires fonctionnels (lieux de relations), et entre conceptions horizontale (par emboîtement) et verticale (par chevauchement) des territoires recèle au moins deux avantages pour la réflexion sur la justice, la démocratie, la liberté et l’égalité à l’échelle globale. D’abord, elle permet de formuler une question fondamentale que la philosophie politique a trop peu abordée : comment gérer la concurrence des légitimités territoriales dans un même espace ? Cette question, ainsi formulée, porte les fruits d’une réponse moralement juste et équitable (et elle offre les outils conceptuels pour y répondre), puisqu’elle n’occulte pas la réalité de la multiplicité des relations au territoire ; elle ne la réduit pas à cette pratique de la délimitation exclusive qui caractérise l’histoire de l’État moderne. Cela est valable autant à l’échelle étatique, où le lien des peuples au territoire est important et où les enjeux liés à l’exploitation des ressources naturelles se posent clairement, qu’à l’échelle mondiale où la mondialisation a engendré un même espace global dans lequel tous les peuples se retrouvent. Les concepts proposés dans ce texte devraient permettre de distinguer la nature des rapports au territoire afin de déterminer les modalités de la participation d’une collectivité à la gestion du territoire et celles du partage des bénéfices de son exploitation.

Ensuite, et par voie de conséquence, elle permet de mieux réfléchir au défi que pose la diversité nationale au sein des États, lesquels, s’ils sont attachés à la préservation et à la promotion de la diversité culturelle, doivent trouver des moyens de concrétiser l’habilitation des collectivités selon une conception verticale des territoires[31]. Autrement dit, il est nécessaire d’atténuer la domination exclusive de la hiérarchie du pouvoir qu’impose le modèle de l’État westphalien, dans lequel l’autonomie des collectivités minoritaires est généralement déficitaire à cause, justement, du problème que pose pour la souveraineté nationale la nécessité de définir des territoires exclusifs.

Par extension, le réaménagement du pouvoir vers un plus grand respect des territoires dans les sociétés divisées sera nécessairement riche d’enseignements dans la réflexion sur les modalités d’un système de gouvernance à l’échelle globale qui ne serait pas menacé d’ineffectivité en raison du fait que les États peuvent se réfugier dans leur souveraineté territoriale afin de poursuivre leurs stricts intérêts.