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Je souhaite pour commencer dire ma gratitude aux quatre éminent(e)s collègues — deux philosophes, deux juristes — qui m’ont fait l’honneur de discuter mon livre, et à la revue Philosophiques pour avoir organisé cette disputatio, illustration de ce que la tradition académique a produit de meilleur : la controverse argumentée. Pour répondre aux observations et objections qui m’ont été faites, je commencerai par une remarque générale. Cette discussion illustre de façon éloquente le jugement de Habermas que j’ai mis en exergue : « Aujourd’hui encore, Carl Schmitt divise les esprits. » En effet, deux de mes « disputants » partagent plus ou moins le point de vue que je soutiens, à savoir qu’on peut faire un usage fécond des écrits de Carl Schmitt, à condition de se montrer circonspect, et les deux autres jugent au contraire qu’il n’y a pas forcément quelque chose d’utile à en retirer, voire que le meilleur usage à en faire, c’est de n’en faire aucun. Je n’ai pas l’outrecuidance de croire que mon livre suscite à lui seul des opinions aussi divergentes ; non, c’est bien Carl Schmitt lui-même, ou plus exactement le recours à ses écrits qui fait débat. Et ce débat va parfois jusqu’à nous opposer à nous-mêmes, quand une part de nous est séduite par l’ingéniosité de certaines de ses analyses, alors qu’une autre part, pour des raisons morales, politiques, et parfois aussi théoriques, rejette cet « esprit dangereux », selon l’expression de Jan-Werner Müller, et se détourne par conséquent de ses écrits. Habermas lui-même, comme j’ai tenté de le montrer, est habité par cette contradiction. D’un côté, il a multiplié les mises en garde à l’endroit de ceux qui seraient tentés d’offrir « une sorte de vie posthume à Carl Schmitt[1] » ; d’un autre côté, il a régulièrement éprouvé le besoin de se mesurer à lui, par exemple dans son texte sur la Paix perpétuelle de Kant, conscient qu’il est de ce que Schmitt est l’adversaire le plus redoutable de son argumentation. La situation est d’autant plus compliquée que Habermas, même s’il le conteste aujourd’hui, n’a pas hésité dans ses premiers travaux à s’appuyer sur Carl Schmitt ; il suffit de lire L’espace public et Raison et légitimité pour s’en convaincre. J’en conclus que le débat quant au type d’usage (ou de non-usage) qu’on peut faire de Carl Schmitt est normal ; c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai écrit, presque à l’impromptu, Que faire de Carl Schmitt ?, afin de trancher une fois pour toutes, pour mon propre compte, cette délicate question. La réponse que j’y apporte est nuancée. Je crois que les analyses de Schmitt sont utiles lorsqu’il s’agit de penser « aux marges » de nos standards philosophico-politiques actuels (l’acceptation du caractère incontournable de la démocratie libérale ou de l’une de ses variantes dans le monde contemporain, par exemple) ; il peut nous servir en quelque sorte d’aiguillon en posant, comme on dit, le doigt là où ça fait mal. Mais je crois aussi que sur bien des points ces analyses sont devenues inutiles ou non pertinentes relativement à un état du monde que Schmitt n’a ni souhaité ni prévu. En ce cas, je n’ai aucune difficulté à « partir » de l’univers schmittien, un univers dans lequel je ne me suis jamais installé comme sur mon propre territoire. C’est pour cette raison que je n’ai pas le sentiment d’avoir fait, avec ce livre, un « effort d’autocritique », comme le dit Jouanjan ; j’ai l’impression d’avoir, quand je parlais de Schmitt, toujours « marqué ma distance » avec son propos (je parle du propos théorique ; le reste ne mérite pas qu’on s’y arrête). Mais il est vrai que, le temps passant, et de nouveaux horizons s’étant ouverts à moi depuis la rédaction de mon livre sur Hegel et Schmitt, paru en 1992, les limites du recours possible à Carl Schmitt me sont apparues de façon plus nette ; c’est bien pourquoi ce livre, qui se veut un bilan de mon commerce avec cet auteur, sera l’ultime travail que je lui consacrerai. J’ai le sentiment d’en avoir fait le tour. Et même s’il me paraît aujourd’hui opportun de « partir » de Carl Schmitt, je ne renie pas ce que j’ai appris de sa lecture ni ce en quoi il m’a aidé à penser. Je persiste à croire que le débat sur la pertinence ou non du commerce avec Schmitt est un débat moral avant d’être un débat théorique. Si l’on accepte (ce qui n’est possible que sous certaines prémisses, j’en conviens) de déconnecter ces deux plans, alors le passage par Carl Schmitt peut se justifier, du moins au cas par cas ; sinon, il faut passer son chemin et se convaincre qu’il n’y a rien de sérieux à apprendre d’un auteur qui rejette notre bien commun, éthique, politique et théorique. Au fond, je crois que ces deux options, effectivement incompatibles, expliquent le fort décalage qui existe entre les réactions de mes quatre interlocuteurs.

Je vais maintenant tenter de répondre à quelques-unes de leurs observations. Olivier Beaud estime que je suis un peu trop généreux avec Carl Schmitt dans mon chapitre V, lorsqu’est évoqué le rôle joué par celui-ci durant la crise finale de la République de Weimar ; c’est une objection qui m’est aussi faite par Olivier Jouanjan. Je répondrai que je considère comme acquises les mises au point qui ont été faites sur ce point par Beaud lui-même (Les derniers jours de Weimar) et par quelques autres (Baumert, Berthold, Jouanjan, Simard), et qui établissent de façon claire à quel point le jeu de l’individu Schmitt, parvenu au rôle de conseiller du prince, a été douteux dans cette période cruciale. Mais, surtout, je revendique le parti qui a été constamment le mien — un parti que l’on peut contester, R. Baumert l’a fait dans un compte rendu de mon livre — de décontextualiser autant que faire se peut les écrits de Carl Schmitt. Je ne suis ni historien ni juriste, mais philosophe ; et ce qui m’intéresse dans Der Hüter der Verfassung et Légalité et légitimité n’est pas le sens politique qu’avaient (indéniablement) ces interventions dans le débat politico-constitutionnel de Weimar, mais l’usage éventuel que l’on peut faire de séquences argumentatives nées dans ce contexte pour réfléchir au problème, à mon avis réel et sérieux, de la délégitimation des mécanismes politico-juridiques (de la « légalité ») dans le fonctionnement de la démocratie libérale et des moyens susceptibles de leur restituer une « légitimité » soumise à un processus d’érosion inhérent à la logique même de ce système politique. Par ailleurs, Beaud me fait observer que, tout en affichant mon parti de traiter Schmitt en juriste, je ne m’y tiens pas vraiment. Je réponds que mon option de prendre au pied de la lettre la formule : « je suis juriste, et non théologien », s’explique avant tout par mon souci de me démarquer des interprétations « théologico-politiques » de Schmitt, parfois très talentueuses, mais qui méconnaissent le fond juridique de l’argumentation schmittienne, même lorsqu’elle porte sur des objets peu juridiques à première vue, comme l’Église catholique[2]. Peut-être faudrait-il mieux encore marquer cet ancrage de la pensée de Schmitt dans la culture et la langue du droit, mais cela excèderait les compétences du philosophe que je suis. Pourquoi donc, questionne Beaud pour finir, Schmitt intéresse-t-il plus les philosophes que les juristes ? D’abord, il est loin d’intéresser tous les philosophes, même si beaucoup (j’en cite un certain nombre dans le livre) ont fréquenté ses écrits sans toujours le dire ; et s’il les intéresse, c’est bien entendu en raison de son attirance pour les marges, l’exception, le hors norme. C’est cette raison même qui explique sans doute la méfiance des juristes qui, par métier, si je puis dire, sont enclins à s’intéresser à ce qui inscrit les configurations normatives dans la durée et la stabilité, et non à ce qui vient perturber leur équilibre.

Catherine Colliot-Thélène, sur le fond de l’accord ancien et profond que nous avons sur le type de questionnement qu’il convient d’adopter en matière de philosophie pratique, me pose deux questions délicates. Tout d’abord, si l’on accepte les délimitations schmittiennes visant à dégager le droit et la politique des questions morales, et surtout de la « morale humanitaire », que faut-il faire des droits de l’homme ? Faut-il, avec Carl Schmitt, considérer qu’il s’agit d’une rhétorique au service de certains intérêts politiques — ce qui incontestablement a été fréquemment le cas ? Ou bien peut-on leur conférer un statut qui prévienne l’argument ravageur de C. Schmitt contre la « politique des droits de l’homme » : l’humanité peut-elle être « le sujet détenteur d’un pouvoir constituant »[3] ? Il est vrai que mon livre contourne en partie cette question, bien qu’il y ait des éléments de réponse dans les chapitres VI et VII. J’ai tenté ailleurs de montrer que, pour éviter de s’exposer à ce type de critique, il conviendrait de se donner une conception politique (et non pas morale) des droits de l’homme entendus comme « garanties politiques » (au sens où Condorcet et la Déclaration des droits de l’homme de 1793 parlent de « garantie sociale »)[4]. Mais je reconnais volontiers qu’une telle façon d’aborder la question des droits humains fondamentaux les prive de la sorte d’évidence universelle qui va de pair avec leur statut de droits moraux — si quelque chose de tel existe. La deuxième question de Colliot-Thélène concerne la place de l’économie dans les transformations du statut du politique. Elle a tout à fait raison de s’étonner de mon silence à cet égard, d’autant que les arguments qu’elle avance permettent de donner de l’épaisseur au propos sur la mondialisation de la politique et de lui offrir d’autres issues que celles que le livre envisage explicitement. Hegel le notait déjà en 1820 en évoquant une société civile « poussée au-delà d’elle-même[5] » : la formation de ce qu’Immanuel Wallerstein a nommé « économie-monde » affecte en profondeur le statut de la politique, que la pensée moderne associe étroitement à une pensée de l’État. Colliot-Thélène a raison de dire que dans les conditions de l’économie-monde les concepts de politique et de droit perdent de leur précision : nous en faisons quotidiennement l’expérience. Faudrait-il dire que, contrairement à la périodisation schmittienne qui l’arrime à une époque périmée, le xixe siècle, l’économie (ou peut-être la finance ?) constitue le nouveau « secteur dominant », le lieu du politique ? C’est vrai sans doute pour une partie du monde, la nôtre (celle des pays démocratiques et hautement développés) ; c’est moins vrai pour d’autres parties du monde, où le lieu d’ancrage du politique est autre (la religion, l’ethnie…). Faudrait-il dire, à partir de Schmitt et contre lui, que le propre de la politique post-étatique est la pluralisation des « secteurs dominants », et donc des lieux et des formes d’expression du politique ? C’est une hypothèse qui mérite d’être explorée.

Olivier Jouanjan adresse à mon livre une critique radicale : il est sans objet, au moins si on s’en tient à son titre. En même temps, il voit dans mon propos une sorte d’autocritique et une défense « non pas de Carl Schmitt, mais de [ma] relation à Carl Schmitt ». Et il m’encourage à aller au bout de ma démarche en « marquant ma distance » et en reconnaissant que, au fond, je ne suis pas « redevable » de grand-chose à Carl Schmitt. L’adresse, pour radicale qu’elle soit, n’est pas illégitime : a-t-on vraiment besoin de passer par Schmitt, avec tous les dangers que cela comporte, pour poser de façon intellectuellement satisfaisante et créative des questions comme celle du statut de la décision par rapport à l’ordre des normes ou celle de la légitimité de la légalité ? Pourtant, si la question est pertinente, les éléments avancés par Jouanjan à l’appui de sa thèse selon laquelle « il n’y a pas grand-chose à penser ni avec ni contre Schmitt » ne me donnent pas satisfaction. Tout d’abord, parce que certaines caractérisations comme « la théologie politique schmittienne » ou « le mythe politique de Carl Schmitt » (allusion, je suppose, à l’article sur « la théorie politique du mythe », où Schmitt s’expliquait avec Sorel) devraient être justifiées. Pour ma part, je ne considère pas l’auteur de Théologie politique comme un théologien politique ; mais tout cela n’est peut-être qu’une question de terminologie. En revanche, la thèse avancée par Jouanjan, à savoir que le fond de la pensée schmittienne a toujours été le décisionnisme, même lorsqu’il s’emploie, à partir de 1933, à le relativiser en apparence à l’aide du motif institutionnaliste (pseudo-institutionnaliste, dit Jouanjan) de l’ordre concret mérite un examen approfondi. Il faudrait bien entendu s’entendre sur ce que l’on qualifie de décisionnisme, et je ne suis pas certain que Jouanjan et moi en ayons la même interprétation, non plus qu’en ce qui concerne l’interprétation du « critère du politique » (ami/ennemi) et de ce qu’il appelle « la politique schmittienne ». Je maintiens pour ma part que ce qu’il y a d’intéressant (éventuellement) dans cette approche du politique est l’idée qu’il n’a pas de substance propre et que tout est susceptible d’être ou de devenir politique ; du coup, je doute qu’il y ait une « politique schmittienne ». Mais si, rétorque Jouanjan, il y en a bien une, et on la trouve exposée dans le mémorandum rédigé à l’occasion du procès « Preussen contra Reich » (1932) et dans la controverse qui eut lieu à ce propos avec Hermann Heller. Là, je ne le suis plus du tout. Je partage son admiration pour Heller ; j’avais déjà évoqué cette figure exceptionnellement intéressante dans mon livre sur Hegel et Carl Schmitt, et je suis heureux que, grâce à Olivier Jouanjan, certains de ses textes soient enfin mis à la disposition du public francophone. Mais je ne suis pas sûr de partager son appréciation de son rapport intellectuel avec Carl Schmitt, que je crois moins univoque que ce que dit Jouanjan : Heller, social-démocrate non marxiste, n’a-t-il pas comme d’autres été tenté d’aller chercher chez « l’ennemi » des instruments pour construire sa différence ? Je crois surtout qu’on ne peut analyser ce rapport seulement à partir des plaidoiries contradictoires que Heller et Schmitt ont rédigées à l’occasion du procès occasionné par le « coup d’État » monté par le chancelier von Papen contre le gouvernement social-démocrate du Land de Prusse. Et c’est aussi ce qui me gêne lorsque Jouanjan affirme que le sens véritable de tout le décisionnisme schmittien se comprend à partir de cette controverse. Tout d’abord, il me paraît évident que, lors d’un procès, le rôle d’un avocat (même s’il pratique une « défense politique ») ne peut pas être, sauf à aller droit à l’échec, d’exposer ses propres vues sur le fond, mais de construire une stratégie rhétorique susceptible d’emporter la conviction du tribunal ; il faut donc considérer les arguments de Schmitt et de Heller sous cet angle, ce qui interdit à mon sens d’y chercher le sens ultime de leurs pensées respectives. En tout cas, c’est une manière très schmittienne de faire que de s’emparer d’un discours, voire d’une phrase, pour en faire l’emblème d’une conception générale du monde… Pour ma part, je ne crois pas que l’on puisse soutenir que la théorie schmittienne du politique soit que « le “politique”, c’est toujours l’autre ». C’est même l’illusion qu’il s’emploie constamment à dénoncer, de sorte que la « petite phrase » de Heller qui, d’après Jouanjan, démonte la « rhétorique juridico-politique schmittienne » peut être lue différemment : comme la démonstration de ce que la tactique de l’avocat Schmitt est l’illustration involontaire de ce que met en évidence le théoricien Schmitt, d’où le « sur ce point je lui donne raison »… Quoi qu’il en soit, dire que la controverse judiciaire entre Schmitt et Heller révèle « ce que porte en elles la théorie du souverain et la conception de la décision » de Schmitt, à savoir une « théologie politique », me paraît aventureux ; si l’on veut montrer que la « philosophie » du droit de Schmitt (les guillemets valant pour jugement) ne mérite pas d’être prise au sérieux, il convient d’accepter d’entrer dans le détail de ses constructions théoriques « ingénieuses » (dixit Arendt). Olivier Jouanjan ne veut pas faire cet excès d’honneur à Schmitt. C’est dommage, car son exceptionnelle connaissance de l’histoire de la pensée juridique allemande pourrait nous apprendre beaucoup sur les théories de Schmitt. Pour conclure, je crois que notre divergence s’explique par des choix méthodologiques différents — décontextualisation dans un cas, hyper-contextualisation dans l’autre — et peut-être aussi, en dernier ressort, par notre manière divergente d’envisager le rapport entre théorie, politique et morale.

Ce rapport est aussi à l’horizon de la dernière discussion. Sur le plan de la méthode, Charles Larmore partage l’option qui consiste à décontextualiser les analyses de Schmitt pour en éprouver seulement la force argumentative. Il a donné un remarquable exemple de cette méthodologie dans son étude « Carl Schmitt et les limites de la démocratie libérale ». Or nos conclusions divergent, puisque Larmore considère que les arguments de Schmitt sont « étonnamment faibles » et que son « impressionnante réputation » est « fondée sur une erreur de jugement »[6], alors que j’estime que sur bon nombre de points nous avons quelque chose d’utile à apprendre de lui. Il me semble que cette différence d’appréciation, et par voie de conséquence les critiques que m’adresse Larmore, peuvent se comprendre grâce au détour qu’il propose de faire par les théories positivistes du droit et les objections qui leur sont faites. Larmore suggère en effet que la véritable issue au débat entre Schmitt et Kelsen sur le fondement de la normativité, objet de mon chapitre IV, se trouve dans l’oeuvre de Herbert Hart, et plus précisément dans sa conception de la « règle de reconnaissance ». Je partage entièrement ce point de vue ; comme je l’ai expliqué ailleurs[7], le soft positivism de Hart (pour employer la terminologie de la postface de The Concept of Law) me paraît constituer l’option la plus sûre en matière de philosophie du droit, car elle a le mérite de dépasser (ou de contourner) le débat infécond entre décisionnisme (Schmitt) et hard positivism (Kelsen). Ne pourrait-on pas considérer, d’ailleurs, que la « décision souveraine » de Schmitt, la norme fondamentale de Kelsen et la règle de reconnaissance de Hart sont trois manières d’interpréter l’exigence, pour l’ordre normatif du droit, de disposer de ce que les logiciens nomment une clause de fermeture permettant d’opérer la discrimination entre les énoncés qui appartiennent à ce système et ceux qui n’en font pas partie ? Je serai tout à fait d’accord avec Larmore pour dire que la solution de Hart, qu’il qualifie de « volontarisme non décisionniste », est plus économique et plus adaptée au mode de fonctionnement du droit dans les sociétés libérales-démocratiques contemporaines que celle de Schmitt. Cela dit, le recours à la « convention sociale » pour répondre à la question du fondement du droit constitue une option relativiste (bien illustrée également par la théorie hartienne des « truismes moraux » tacitement engagés par tout système juridique) qui laisse certains philosophes du droit insatisfaits. Le meilleur exemple en est Ronald Dworkin, dont la distinction entre rules et principles vise précisément à saper les bases du positivisme hartien en montrant la nécessité, au moins dans l’examen des hard cases, de réinscrire les procédures normatives du droit dans l’horizon de certitudes morales partagées, ce qui, comme le note Larmore, revient à réhabiliter une forme affaiblie de jusnaturalisme. Or il me semble que, lorsqu’il dit croire que « la vérité est du côté de la position dworkinienne » (plutôt que de celle de Hart), il met le doigt sur la source de notre appréciation différente de Carl Schmitt. Une des raisons qui m’ont conduit à m’intéresser au décisionnisme de Schmitt, puis au soft positivism, est la conviction (wéberienne, si l’on veut) que nous vivons à l’ère du polythéisme des valeurs, et que de ce fait l’idée d’une fondation morale ultime des règles et des normes sociales était caduque. Tel n’est pas le point de vue de Larmore, on le sait (voir sa critique du non-cognitivisme éthique au chapitre premier de Modernité et morale), et il le redit ici en objectant à Schmitt (et à moi, du même coup) « qu’il y a des principes fondamentaux de caractère moral que le droit doit respecter ». Là est peut-être notre véritable point de désaccord, lequel concernerait donc moins Carl Schmitt (qui est pour Larmore, et je serais jusqu’à un certain point d’accord avec lui, un symptôme) que l’appréciation du rôle de la philosophie morale et des « repères moraux » dans l’architecture normative de la modernité.