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La démocratie n’est pas une méthode. Elle ne se réduit pas à une procédure particulière, tels le vote majoritaire ou l’élection. Elle est plutôt un idéal de régime : une certaine compréhension de ce que devrait être l’organisation du pouvoir politique dans une communauté humaine. Sa définition comme gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple le dit assez : la démocratie renvoie à deux visées constitutives, qui, prises ensemble, la distinguent des autres régimes, même si elles se prêtent à des interprétations diverses. Dans le vocabulaire de la politique moderne, on dira qu’elle vise à la fois l’autonomie politique des citoyens, qui demande qu’ils se donnent à eux-mêmes leurs propres lois, et le bien commun, ce qui suppose que les lois servent l’intérêt général. Dans le vocabulaire de la politique contemporaine, on interprétera cette double visée comme recouvrant une exigence d’inclusion, qui tient à ce que tous les citoyens devraient participer ou être représentés en un sens adéquat dans le processus de production des décisions collectives coercitives, et une exigence épistémique, qui consiste en ce que ces décisions devraient être de bonnes décisions, c’est-à-dire bonnes pour tous et non simplement pour un groupe particulier.

Cette double dimension de la démocratie est la source de la principale difficulté que doit affronter la théorie démocratique : il lui faut non seulement concevoir les moyens d’assurer l’inclusion de tous et prévenir la domination d’intérêts particuliers — deux tâches malaisées dans des sociétés complexes et pluralistes —, mais en outre expliquer comment ces deux fins peuvent être réalisées simultanément. À supposer qu’un contenu convaincant puisse être donné au gouvernement par le peuple et au gouvernement pour le peuple, il n’est en effet pas sûr, soulignent les critiques de cette compréhension ambitieuse de la démocratie, que le premier puisse réaliser le second. Ainsi, suggérait Joseph Schumpeter, « si des résultats donnant, à long terme, satisfaction au peuple dans son ensemble doivent servir de pierre de touche au gouvernement du peuple pour le peuple, le gouvernement par le peuple […] ne sortirait pas toujours victorieux de cette épreuve, il s’en faut de beaucoup[1] ». Les tenants d’une vision « minimaliste » de la démocratie proposent en conséquence, au nom d’un supposé réalisme, de renoncer à l’articulation de ces deux visées, c’est-à-dire au gouvernement par et pour le peuple, pour voir dans la démocratie une simple méthode de prise de décision, une technique du même ordre qu’une « machine à vapeur ou un désinfectant[2] ».

C’est en particulier la compétence politique du peuple, son aptitude à juger de ce qui constitue pour lui une décision bonne, qui est mise en question. En conséquence, ce sont avant tout les conditions de possibilité d’un jugement compétent du peuple que doivent établir les visions non minimalistes de la démocratie — ces visions qui maintiennent sa définition comme autogouvernement populaire, en le concevant comme une forme de contrôle ou d’influence exercée de façon au moins indirecte et ponctuelle sur les processus décisionnels, en un sens du terme « gouvernement » qui ne s’étend pas à la direction continue des affaires communes mais ne se ramène pas non plus à la seule expression de préférences privées.

Trois quarts de siècle après la formulation de la critique schumpetérienne, ce ne sont toutefois plus les présupposés d’une psychologie des foules soupçonnant les individus de sombrer dans l’irrationalité dès lors qu’ils se rassemblent qui permettent de présenter l’idéal de l’autogouvernement, tel qu’il nous a été légué par l’histoire moderne, comme « logiquement incohérent et pratiquement irréalisable[3] ». Ce sont plutôt les traits propres aux sociétés de masse qui sont désormais mis en avant, en ce qu’ils condamneraient le jugement populaire à l’incompétence, en faisant ainsi un appui inadapté pour le bon gouvernement. Parmi ces traits, le rôle joué par les médias de masse dans la structuration de l’espace public est particulièrement problématique ; nulle part l’inadéquation apparente de l’idéal de l’autogouvernement aux régimes contemporains ne paraît plus saillante. L’espace public médiatisé exerce en effet une influence considérable tant sur les volontés politiques des citoyens, exprimées dans les urnes lors des élections et référendums, que sur leurs opinions, manifestées publiquement par des voies diverses qui laissent une place variable à l’interprétation, voire à la simple manipulation — de l’intervention de porte-parole autodésignés à la fabrication de sondages. Or cet espace public médiatisé accueille une forme nécessairement fragmentée et asymétrique de communication publique, qui d’une part exclut la plupart des citoyens des lieux de visibilité publique maximale, et qui d’autre part est organisée par des entreprises privées et des organismes qui s’avèrent pour la plupart au mieux indifférents aux conditions de formation du jugement politique, et au pire désireux de contrôler ces conditions pour servir des fins particulières. Le système médiatique est ainsi perçu comme la source d’une irrationalité inévitable, favorisant en même temps les tendances démagogiques et les dérives oligarchiques des régimes représentatifs, et ôtant toute pertinence à l’idéal d’autogouvernement. Sensibles aux effets d’irrationalité et de domination produits par la communication de masse, les théories démocratiques non minimalistes récentes n’ont guère affronté cette difficulté et se sont assez largement tenues à l’écart des médias, préférant s’attacher aux ressources démocratiques offertes par les arènes politiques locales formelles ou informelles, des parlements aux comités d’experts, et des associations de la société civile aux dispositifs de participation citoyenne. Mais comment défendre la pertinence de l’idéal de l’autogouvernement pour des sociétés de masse contre les critiques minimalistes sans répondre à l’objection selon laquelle le jugement populaire façonné par la communication de masse est nécessairement incompétent ?

Cet article tente d’esquisser une telle réponse en considérant ce qui est requis pour que la communication de masse contribue à assurer la compétence du peuple. Il montre d’abord que la conciliation des visées inclusive et épistémique de la démocratie suppose que l’espace public médiatisé constitue un contexte propice à la formation du jugement critique des citoyens sur les politiques publiques, mais aussi à la formulation efficace de ces jugements lorsqu’ils impliquent la contestation des politiques publiques (I). Il établit ensuite qu’il est irréaliste d’attendre que les actions des agents médiatiques produisent spontanément un tel contexte, même dans des conditions juridiques assurant la liberté et la diversité de la presse et des médias (II). Il conclut enfin que l’espace médiatique de la contestation doit être institué, ce qui suppose une régulation démocratique des médias qui peut puiser dans les ressources offertes par l’éthique journalistique, par la critique sociale des médias et par le droit de la communication (III).

I. La démocratie réinterprétée : assurer la contestabilité

Il importe tout d’abord de saisir ce qu’implique l’articulation des dimensions inclusive et épistémique de l’idéal démocratique. Nous partirons pour cela de l’examen d’une tentative récente pour rendre la réalisation de cet idéal concevable dans les conditions contemporaines. Elle consiste à faire de la contestabilité des décisions politiques par les citoyens, plutôt que de leur génération dans la volonté populaire, la condition du gouvernement par et pour le peuple.

La démocratie de contestation

La théorie néo-républicaine[4] de la démocratie élaborée par Philippe Pettit depuis deux décennies réinterprète le sens du gouvernement par et pour le peuple. Elle établit l’importance de la contestabilité à partir d’une critique tant de la démocratie pluraliste que des conceptions volontaristes de l’autogouvernement. La promotion de la liberté comme non-domination, exigence première d’une conception néo-républicaine, suppose, outre l’existence d’un système constitutionnel de législation, la possibilité de juguler l’imperium exercé au sein d’un tel système par le gouvernement sur les gouvernés[5]. Il faut pouvoir s’assurer que les décisions prises par les représentants du peuple sont effectivement conformes aux intérêts et aux idées des citoyens. Or les visions pluralistes et volontaristes de la démocratie n’y parviennent pas.

Les conceptions pluralistes mettent en avant la diversité des groupes d’intérêt en suggérant que le résultat de la poursuite, par chaque groupe, de la promotion de son intérêt propre produira un équilibre général susceptible d’empêcher les formes durables de domination. Elles renoncent ainsi à l’idée que le bon gouvernement suppose une action collective intentionnelle guidée par la raison, puisqu’elles substituent à une telle action le fonctionnement autonome du libre marché, en supposant qu’une main invisible analogue à celle conçue par l’économie classique va produire spontanément un résultat collectif optimal à partir d’actions individuelles privées et non coordonnées. Refusant un tel « tour de magie », dans lequel « le marché libre […] joue le rôle de la raison »[6], Pettit affirme que la conformité des politiques gouvernementales à l’intérêt général ne peut pas résulter du libre jeu de forces individuelles laissées en libre concurrence, mais suppose une action rationnelle orientée vers cet intérêt.

C’est précisément la voie suivie par les théories de la démocratie qui peuvent être dites volontaristes, en ce qu’elles conçoivent la prise de décision politique comme une procédure d’expression de la volonté du peuple. Selon ses théories, les citoyens, lorsqu’ils délibèrent ou qu’ils votent (directement ou à travers leurs représentants), expriment la volonté du peuple, qui détermine ce qu’est le bien commun. Pettit se refuse cependant à les suivre en considérant que « le peuple, dans son incarnation de corps collectif ou par le biais d’une représentation collective, [est] détenteur d’une volonté suprême[7] » dont la mise en oeuvre assurerait le caractère démocratique du régime. Rien ne garantit en effet que la volonté coïncide avec la raison, tant il est vrai que le peuple peut se tromper sur ce qui est dans son intérêt et errer dans la détermination du bien commun. En outre, dans des sociétés complexes, le consentement de tous à toutes les décisions est simplement impossible : tous les choix opérés ne peuvent avoir leur origine ultime dans la volonté des citoyens ou de leurs représentants. C’est pourquoi le processus démocratique ne devrait pas chercher à ce que la volonté du peuple puisse s’incarner dans la loi, mais simplement « permettre aux exigences de la raison de prendre corps et de s’imposer[8] ».

Ce n’est ni le hasard ni la volonté qui peuvent faire que les actions de l’État ne constituent pas des interférences arbitraires, mais la raison. C’est pourquoi le pluralisme et le consentement importent moins que la contestabilité. Mais en quoi cette dernière assurerait-elle la conformité des politiques arrêtées aux intérêts et idées des citoyens ? Sa vertu principale est de pallier les inévitables défaillances de la prise de décision. Puisque l’origine procédurale d’une décision — le fait qu’elle résulte par exemple d’un vote majoritaire des représentants élus — ne garantit pas qu’elle réponde aux idées et intérêts des citoyens, il faut que ceux-ci puissent la contester après qu’elle a été prise, s’ils jugent qu’elle s’en écarte trop.

Une analogie avec le gouvernement de soi vient étayer cette compréhension « contestataire » de l’autogouvernement. L’autonomie individuelle ne consiste pas dans le fait d’être soi-même l’auteur de tous ses désirs ou croyances — une exigence irréalisable — mais dans le fait d’être capable de réviser de façon critique n’importe quel désir ou croyance que l’on se trouve avoir. « Les individus sont autonomes en vertu de certains possibles — en vertu de ce qu’ils sont capables de faire pour soumettre leurs désirs et leurs croyances à certaines mises à l’épreuve — et non pas en vertu de ce qui est ; l’autonomie n’est donc pas tributaire d’un certain niveau de performance effective dans l’art de se contrôler et de se construire soi-même[9]. » Cette dernière affirmation peut surprendre, car de l’individu qui pourrait réviser ses croyances mais choisit de ne jamais le faire, alors même qu’il aurait de bonnes raisons de le faire, on ne dira pas qu’il est autonome. Sans doute faut-il comprendre que si l’aptitude à réviser ses désirs et croyances ne savait se développer sans s’actualiser dans des révisions effectives, l’autonomie consiste néanmoins dans cette aptitude elle-même, et non dans l’origine historique des désirs et croyances effectivement développés. Le gouvernement du peuple par lui-même peut alors être compris de façon similaire : ce « qui fait qu’un peuple se gouverne lui-même ou qu’il se gouverne démocratiquement, c’est le fait qu’il […] est capable de contester les décisions quand il le veut, et, si cette contestation établit qu’elles sont en désaccord avec ses intérêts et ses opinions dans le domaine considéré, il peut alors en imposer l’amendement[10] ».

Les conditions de la contestabilité

Mais que faut-il pour que les décisions politiques soient contestables en un sens qui assure que les citoyens ne subissent pas le joug d’un gouvernement arbitraire ? Trois conditions sont distinguées : il doit exister un fondement possible pour la contestation, un canal disponible pour l’expression des voix contestataires, et un forum où elles puissent trouver une réponse.

Le besoin de fondement pour la contestation offre une justification originale de la compréhension délibérative de la démocratie. Les tenants de cette compréhension suggèrent qu’en règle générale les décisions publiques devraient être prises à la suite d’une délibération, c’est-à-dire d’une confrontation raisonnée des opinions détenues par les individus à propos du mérite des options disponibles dans le but d’atteindre une décision juste[11], plutôt que d’une négociation, qui oppose des participants échangeant des promesses et des menaces pour obtenir un compromis entre leurs intérêts privés. En effet, pour pouvoir contester les décisions prises, il faut critiquer leurs justifications. Or, non seulement la négociation est un mode de prise de décision particulièrement sensible aux inégalités de ressources économiques et sociales — puisque ce sont ces ressources qui permettent de formuler de façon crédible promesses et menaces —, mais en outre elle ne demande pas que soient formulées des raisons publiquement acceptables en faveur de la décision prise. Dans une négociation, seule l’équité des règles présidant à son organisation peut éventuellement être contestée, mais il n’y a pas de raisons à critiquer. Les procédures délibératives rendent par contre possible la contestation, et ce de façon relativement égalitaire, car il « n’est pas nécessaire (du moins en principe) de disposer d’une certaine puissance ou de peser un certain poids pour être en mesure de contester de manière raisonnable une décision qui a elle-même été prise de manière raisonnable[12] ». S’associant à la variante républicaine de la démocratie délibérative élaborée par Cass Sunstein[13], Pettit souligne que la valeur de ce modèle ne dépend pas de la probabilité que la délibération débouche sur un improbable consensus : l’obligation de formuler des raisons et donc de les soumettre à la critique suffit à lui donner un sens. Ainsi, la « contestabilité réelle exige que les décisions soient prises sur la base d’une délibération rationnelle[14] ».

Mais il faut en outre que les citoyens disposent d’un canal pour faire entendre leurs voix contestataires, pour critiquer publiquement décisions et raisons. Il faut pour cela que la démocratie soit véritablement inclusive, c’est-à-dire que tous les groupes sociaux y soient représentés, de telle sorte qu’ils soient en mesure de se faire entendre des instances qui prennent effectivement les décisions. Le recours à l’élection, dans le cas des assemblées législatives, et la conception de dispositifs assurant une représentation descriptive minimale des groupes sociaux, l’administration publique ou l’institution judiciaire sont nécessaires de ce point de vue. Toutefois cela ne saurait suffire : des procédures formelles doivent encore permettre aux citoyens de se plaindre du traitement qu’ils subissent non seulement de la part de l’assemblée législative mais aussi de la part des pouvoirs locaux, des services administratifs, des tribunaux ou encore de la police.

Enfin, les griefs des citoyens ne doivent pas seulement être entendus : ils doivent provoquer une réponse au sein d’un forum adapté. Il doit être possible pour tout citoyen de faire appel des décisions prises ; et des instances doivent donc évaluer s’il convient d’y donner suite. Les critiques doivent être acceptées si elles vont dans le sens de la promotion du bien commun, ou écartées si elles expriment la poursuite d’intérêts particuliers ou une vision minoritaire du bien commun. L’espace public peut jouer ce rôle de forum, lorsque la domination induite par une politique est rendue visible pour tous et dénoncée publiquement de façon efficace, grâce à l’action de mouvements sociaux — par exemple, dans le passé, du mouvement féministe ou du mouvement des droits civiques. Mais s’il est appréciable que les citoyens puissent ainsi se mobiliser ponctuellement pour des causes ayant acquis une visibilité nouvelle, il est douteux, selon Pettit, que ce canal soit en général le plus adapté : on ne peut compter de façon régulière sur ces « grands débats à caractère héroïque[15] » ; des procédures plus formelles et régulières sont donc indispensables. Des instances formelles doivent assurer le traitement des plaintes : comités d’experts ou commissions indépendantes, conçues par exemple sur le modèle des commissions parlementaires pluripartisanes.

La démocratie de contestation ainsi esquissée a le mérite, « sans forcer outre mesure nos intuitions[16] », de donner[17] à l’idée de gouvernement par le peuple un contenu plausible, à la fois plus praticable que la vision volontariste et moins irresponsable que la vision pluraliste. Il importe toutefois de saisir la portée le renoncement qu’elle implique vis-à-vis du schéma, d’inspiration rousseauiste, qui voit dans la prise de décision collective l’effectuation d’un acte de volonté populaire. En défendant son modèle, Pettit rejette explicitement « la réponse de Rousseau », qu’il associe à la « démocratie majoritaire » qui considère que le résultat du vote populaire à la majorité correspond toujours à l’intérêt général[18]. La rupture ainsi opérée peut dès lors sembler éloigner la démocratie de contestation d’un autre paradigme récent qui s’efforce lui aussi de repenser l’articulation des deux visées démocratiques, mais dans le prolongement de la voie rousseauiste : la démocratie épistémique.

La démocratie épistémique

C’est en défendant l’approche rousseauiste contre la caricature qu’en dressent certaines théories libérales[19] que Joshua Cohen a introduit dans les débats contemporains l’idée d’une « conception épistémique de la démocratie[20] ». Loin d’affirmer que le vote produit la volonté générale, comme on l’en accuse, Rousseau suggère plutôt que celui-ci constitue un moyen d’identifier le contenu de cette volonté, qui est le bien commun. La volonté générale préexiste donc au vote ; c’est pourquoi elle est distincte de la volonté de tous, qui est la simple agrégation des volontés individuelles. Rousseau, donc, ne propose pas, selon Cohen, une forme de populisme purement procédural, dans lequel le bien commun est le résultat de la procédure majoritaire, quel qu’il soit, mais plutôt une forme de populisme raisonnable, selon lequel « les jugements majoritaires produits sous des conditions adaptées constituent une procédure raisonnable […] pour déterminer la volonté générale[21] ». L’auteur du Contrat social offre ainsi l’exemple paradigmatique d’une conception épistémique de la démocratie. Une telle conception se distingue par trois traits. Elle considère premièrement que le vote populaire a une fonction cognitive : les électeurs n’expriment pas des préférences privées, ils expriment un jugement sur la question soumise au vote, s’efforçant d’y apporter une bonne réponse. Cela implique, deuxièmement, qu’une question soit au moins implicitement posée, c’est-à-dire qu’un critère, tel l’intérêt général, soit avancé pour évaluer la qualité des réponses individuelles et surtout de la réponse collective arrêtée. Il faut donc envisager le vote, troisièmement, non comme le lieu d’expression de préférences privées déjà fixées, mais comme le lieu de formation d’un jugement politique orienté par ce critère — ce qui suppose la transformation des préférences individuelles préalables[22]. C’est parce que sa vision du vote majoritaire comme lieu d’expression de la volonté générale est « épistémique » en ce sens que Rousseau s’inquiète de la possibilité que les citoyens, en communiquant au moment du vote, constituent des factions. Celui qui vote en poursuivant l’intérêt d’une faction commet l’erreur « de changer l’état de la question et de répondre autre chose que ce qu’on lui demande : en sorte qu’au lieu de dire par son suffrage, il est avantageux à l’État, il dit, il est avantageux à tel homme ou à tel parti que tel ou tel avis passe[23] ».

Ainsi, dire que le résultat du vote majoritaire est le lieu où s’exprime la volonté générale ne revient pas à affirmer que le résultat du vote majoritaire est l’expression de la volonté actuelle du peuple, mais à penser qu’il permet l’identification du bien commun. Cette identification n’est certes possible que sous certaines conditions, particulièrement exigeantes : pour que la décision soit « toujours bonne[24] », il faut selon Rousseau, outre l’absence de factions, une relative égalité matérielle des citoyens et une forte homogénéité des moeurs, qu’on ne saurait trouver hors des petites républiques. Cependant, même si l’on suppose ces conditions satisfaites, le postulat de l’infaillibilité de la procédure majoritaire peut paraître indûment optimiste. Dans des sociétés complexes de grande taille, où des groupes d’intérêts constitués s’opposent, où des inégalités profondes et des moeurs plurielles nourrissent des intérêts particuliers hétérogènes, ce postulat devient franchement chimérique.

La théorie démocratique récente suggère toutefois que cette vision épistémique peut être prolongée, si l’on accepte d’y apporter deux correctifs décisifs. Le premier consiste à réviser la procédure décisionnelle, en confiant non seulement au vote mais à la délibération publique qui peut et doit le précéder la charge de rapprocher les jugements individuels de la « bonne » décision. C’est le geste fondamental opéré par les « délibérativistes », qui voient parfois en Rousseau, malgré sa méfiance à l’égard de la rhétorique et son refus de la communication au moment du vote, « le philosophe qui a donné la première formulation de la démocratie délibérative »[25]. Mieux que la simple agrégation de choix individuels effectués dans le secret de l’isoloir, l’échange public de considérations en vue de l’arrêt d’une décision collective permettrait de mettre à l’écart les croyances erronées et les propositions inacceptables, de trouver des points d’accord entre intérêts divergents, ou encore de rapprocher les préférences individuelles de la conformité à l’intérêt général[26].

Le second correctif, proposé par les tenants de la démocratie épistémique, consiste à abaisser les ambitions épistémiques assignées aux procédures démocratiques sans les abandonner entièrement. Cohen entreprend ainsi de sauver le modèle rousseauiste en suggérant qu’il fait du vote majoritaire une « procédure raisonnable, quoique imparfaite[27] » : « les jugements majoritaires sont de bons, quoique faillibles, indicateurs de la volonté générale sous certaines conditions spécifiques[28] ». Exiger des procédures infaillibles est déraisonnable, et risque de conduire à la mise à l’écart des exigences épistémiques, par souci de protéger le pouvoir du peuple contre celui des experts en tout genre. Dans la défense élaborée qu’il offre de la vocation épistémique de la démocratie[29], David Estlund souligne que les procédures que nous associons à la démocratie, tels le vote et la délibération, ne se distinguent pas des autres procédures disponibles par leur caractère équitable (le tirage au sort l’est tout autant que le premier et certainement plus que la seconde), mais par le fait qu’ils font place au souci épistémique, en permettant l’argumentation et l’expression d’un jugement. Contre ceux qui prétendent substituer à la démocratie « l’épistocratie », c’est-à-dire le gouvernement des plus compétents, et contre ceux qui croient se prémunir d’une telle dérive en bannissant toute considération relative à la qualité des décisions, Estlund montre qu’il suffit, pour satisfaire ce souci épistémique, que les procédures démocratiques n’aient pas moins tendance que les autres procédures disponibles à produire de bonnes décisions. Pour que l’autorité de la démocratie ne se trouve pas sapée par des considérations épistémiques, il n’est pas nécessaire que les procédures démocratiques soient infaillibles, mais seulement qu’elles s’avèrent d’une fiabilité égale ou supérieure à celles des autres procédures possibles. C’est là ce qui distingue son « procéduralisme épistémique » de la position de Rousseau. Ce dernier propose une « théorie de la justesse[30] », c’est-à-dire une conception épistémique mais non procédurale de la démocratie, qui fait dépendre l’autorité des décisions démocratiques de leur conformité effective au bien commun, supposée garantie (sous certaines conditions) par le vote majoritaire. Une telle théorie présente l’inconvénient majeur de contraindre les opinions minoritaires à la déférence vis-à-vis de l’opinion majoritaire, car alors le seul fait que cette dernière soit sanctionnée par le vote suffit à prouver sa justesse, et la fausseté des autres opinions. L’avis qui se trouve mis en minorité doit être considéré, ex hypothesi, comme erroné. Le procéduralisme épistémique évite ce problème tout en proposant « quelque chose de très proche du vote rousseauiste[31] » : il maintient l’ambition épistémique, mais écarte le postulat d’infaillibilité, et relie en conséquence le caractère obligatoire des décisions à la seule tendance des procédures à produire de bonnes décisions.

La dimension épistémique de la contestabilité

Qu’en est-il alors du rapport de la démocratie de contestation à la démocratie épistémique ? Malgré leurs attitudes contrastées vis-à-vis de à la « solution rousseauiste », elles présentent en réalité des affinités manifestes. Si le propre de la démocratie de contestation est de compter sur la raison, plutôt que sur le hasard ou la volonté, pour assurer que les décisions prises reflètent les intérêts du peuple, ses affinités sont grandes non seulement avec les conceptions délibératives de la démocratie, qui relient la légitimité à l’usage public de la raison, mais aussi avec les conceptions épistémiques, qui la relient à l’aptitude des procédures à produire de bonnes décisions.

Pour que les décisions soient contestables au sens de Pettit, il importe de toute évidence que les citoyens aient la possibilité de former des jugements compétents sur la conformité des politiques publiques à l’intérêt général en s’appuyant sur les délibérations publiques qui y ont conduit — c’est le sens de la première condition identifiée —, mais également que les instances formelles émettent des jugements compétents sur la conformité des plaintes des citoyens ainsi motivées à l’intérêt général — c’est la troisième condition. En effet, de même que l’individu qui révise régulièrement mais arbitrairement ses croyances, sans que ces révisions soient (suffisamment) rationnelles, ne peut être dit autonome, de même le peuple qui conteste régulièrement mais arbitrairement les décisions prises par son gouvernement, sans que ces contestations et les révisions qu’elles induisent soient (suffisamment) rationnelles ne peut pas être dit s’autogouverner. Les exigences épistémiques associées à la contestabilité ne portent toutefois pas seulement sur les plaintes déposées et sur les réponses institutionnelles qui y sont apportées, mais aussi sur le canal qui leur permet de se rencontrer. La seconde condition, relative à l’inclusion de tous les groupes sociaux dans les lieux de la contestation, revêt en effet elle aussi une importance épistémique décisive : c’est seulement si la représentation de tous est assurée que l’on peut espérer que les plaintes émises par les uns et les autres aient pour effet de faire progresser les politiques arrêtées dans le sens de l’intérêt général.

S’il refuse d’accorder un rôle particulier à la volonté du peuple, Pettit ne rejette donc pas la dimension épistémique qui caractérise la solution rousseauiste. Il rejette plutôt l’idée que le vote à la majorité de tous les citoyens (ou de leurs représentants) constitue la procédure adéquate pour prendre des décisions conformes aux intérêts et aux idées du peuple. Le déplacement qu’il propose, du vote populaire vers les forums formels de contestation, s’accommode donc fort bien du procéduralisme épistémique : la contestabilité, qui fonde la prétention de la démocratie à protéger la liberté comme non-domination, est précisément une propriété épistémique des procédures elles-mêmes. Et la « perspective philosophique » esquissée par Estlund peut tout autant s’appliquer à des procédures de contestation — qui sont aussi des procédures décisionnelles — qu’aux procédures ayant produit les décisions initiales.

Mais en quoi consiste alors la rupture opérée par la relecture contestataire de l’autogouvernement ? La minoration du rôle joué par la délibération et le vote populaires se conçoit aisément pour des raisons pratiques : ce geste ne distingue pas en propre la démocratie de contestation, car la pensée politique contemporaine a souvent dû prendre acte de la multiplication des lieux de production des politiques démocratiques[32]. Rousseau lui-même, qui ne pensait pas que le gouvernement de tous soit possible, cantonnait déjà le rôle de l’Assemblée à la seule détermination des termes les plus fondamentaux de l’association politique, confiant aux seuls gouvernants la tâche de prendre, dans l’intérêt du peuple, les décisions requises par la politique ordinaire. Mais Pettit ne se contente pas de juger impraticable le recours fréquent au vote populaire ; il exprime une méfiance de principe à son égard, motivée par une présomption d’irrationalité qui distingue proprement sa théorie. Si les procédures formelles doivent être préférées aux grands débats « héroïques » intervenant dans l’espace public, ce n’est pas seulement parce que celui-ci ne peut pas accueillir toutes les délibérations et contestations qu’appelle la politique démocratique, mais aussi parce que certains sujets ne devraient pas être abandonnés à l’opinion publique. Il en va ainsi par exemple de la lutte contre la criminalité : tandis que le traitement trop rigoureux des condamnés a peu de chance de ne jamais susciter un scandale public, il est au contraire toujours possible, selon Pettit, que leur traitement trop laxiste provoque l’émoi de l’opinion publique — sans que l’on sache précisément ce que ce biais doit aux passions mal réglées des citoyens et aux travers structurels des médias.

Lorsque les politiciens sont ainsi appelés à réagir à l’émotion populaire, on attend d’eux qu’ils manifestent leur préoccupation d’une manière telle que celle-ci puisse avoir un écho dans les grands titres des journaux et à la télévision. Les hommes politiques ne paraîtront donc pas dans leur rôle s’ils parlent de la politique à long terme et des effets bénéfiques d’une politique d’adoucissement des peines sur les taux de récidive. Ils seront tentés de faire état de leurs préoccupations dans un langage plus imagé, de se montrer sans pitié pour les criminels et d’appeler à les traiter d’une manière encore plus rigoureuse[33].

Le seul espoir pour soustraire les questions politiques sensibles à l’irrationalité des débats publics médiatisés, qui encouragent des politiques arbitraires menaçant la liberté comme non-domination, serait de faire en sorte « que les réactions qui contribuent à donner forme à cette pratique judiciaire émanent de corps de professionnels éclairés et indépendants, qui ne soient pas exposés aux regards et aux pressions du débat public ». Ces réactions devront, en d’autres termes, être laissées à des corps « dépolitisés », des instances exerçant sans esprit partisan une expertise dépassionnée. « Dans un cas comme celui-ci la démocratie de contestation exige que le demos et ceux qui le représentent au sein d’une assemblée législative se lient les mains et se bâillonnent la bouche[34]. » Loin de s’effacer, le souci épistémique domine en réalité de façon problématique le modèle de la contestabilité, au point que le gouvernement pour le peuple en vient à menacer le gouvernement par le peuple.

La dimension démocratique de la contestabilité

Le diagnostic sévère porté par Pettit sur les dérives de l’opinion publique et sur l’irrationalité de la sphère publique structurée par les médias ne surprendrait guère dans un diagnostic critique porté sur les sociétés contemporaines ; il étonne dans un ouvrage de philosophie politique normative qui s’emploie à bâtir une théorie du gouvernement démocratique susceptible de guider la transformation des régimes existants. Aux yeux de Pettit, même s’il convient de financer des médias publics de qualité[35], l’espace public structuré par les médias ne saurait apparemment être réformé pour devenir un forum adapté à la formulation et au traitement rationnels des contestations citoyennes, et il convient de lui substituer autant que possible des instances expertes et neutres, susceptibles de satisfaire les exigences épistémiques de la contestabilité. Que la responsabilité de cette irrationalité présumée incombe aux médias ou au public lui-même, sa conséquence la plus frappante est que le public des citoyens se voit dénier la compétence épistémique requise par le jugement politique.

C’est sans doute pourquoi Pettit rejette l’interprétation épistémique du vote populaire, comme il l’indique de façon incidente dans une note de bas de page : la démocratie contestataire « ne postule pas que, lorsque les citoyens vont aux urnes, ils adoptent une attitude délibérative et qu’ils expriment à cette occasion un jugement détaché et bien pesé sur ce qui est le meilleur pour l’ensemble de la société » ; nulle part dans ce modèle n’a été « supposé que les électeurs de base devaient apprécier les différents programmes et partis en présence en étant animés par l’esprit public[36] », même si cela est sans doute possible, voire fréquent. C’est en ce point que s’opère la rupture la plus nette non seulement avec les conceptions volontaristes de la démocratie, mais aussi avec ces conceptions épistémiques qui maintiennent l’idée que le vote populaire soumis à la règle de majorité peut constituer l’une des procédures dont l’efficacité épistémique (relative) fonde l’autorité de la démocratie. Dans le modèle dessiné par Pettit, le caractère démocratique du gouvernement, qui repose sur le fait que les politiques conduites doivent se conformer aux intérêts communs des citoyens, ne dépend en rien de l’exercice du jugement politique de tous les citoyens à propos de l’intérêt général — que ce soit au moment du vote ou par l’action plus diffuse de l’opinion publique.

Le retrait ainsi opéré de la délibération et du jugement populaires vers la délibération et le jugement dépolitisés d’experts est problématique à maints égards.

Tout d’abord, il menace de réintroduire une forme subreptice du postulat spontanéiste propre aux conceptions pluralistes. Comment comprendre en effet que les représentants élus par les citoyens constituent une assemblée suffisamment inclusive et agissent dans le sens de l’intérêt général si leur sélection n’a pas été guidée par le souci de cet intérêt et qu’ils n’ont pas à faire face aux attentes qu’un tel souci suscite chez les électeurs ? Il faut à la fois postuler que les procédures électorales suffiront à assurer la représentativité et l’intégrité des représentants, quel que soit le comportement des électeurs, et que la reproduction, au sein des instances législatives et des forums de la contestation, des rapports de force entre groupes sociaux suffira à assurer un équilibre favorable à l’intérêt général. La démocratie contestataire reconduit ainsi un « tour de magie » analogue à celui qui avait été dénoncé, en substituant à l’exercice de la raison (par les citoyens) le jeu spontané des intérêts particuliers au sein d’un contexte procédural (électoral cette fois).

Ensuite, ce retrait empêche de penser le rôle effectif des mouvements sociaux dans la contestation. Il est difficile d’imaginer que ceux-ci puissent former des porte-parole susceptibles de représenter efficacement, dans les instances formelles, les griefs des citoyens sans disposer d’un accès à un espace public — notamment médiatisé — susceptible d’échapper à l’irrationalité. La démocratie contestataire entraîne ainsi la disjonction problématique de la démocratie de contestation et de la participation politique des citoyens, dans ses formes électorales mais aussi non électorales[37].

Enfin, la nature démocratique du modèle est elle-même en question, dès lors que la contestabilité repose de façon disproportionnée sur la compétence épistémique des instances expertes appelées à traiter les plaintes, plutôt que sur celle des citoyens et des groupes sociaux qui se trouvent à l’origine de ces plaintes, ou plus généralement du peuple qu’il convient ordinairement de bâillonner. Il devient pour le moins difficile d’affirmer que ce régime peut, sans trop forcer nos intuitions, donner un contenu plausible à l’idée d’autogouvernement. Après tout, l’individu qui envisagerait avec régularité de modifier ses désirs et croyances, mais ne donnerait suite à ces impulsions qu’à condition qu’un tuteur l’y ait préalablement autorisé, après avoir fait le tri entre les révisions conformes à son intérêt et les autres, ne serait certainement pas autonome. Or, dans le schéma de Pettit, le peuple n’est protégé contre les politiques arbitraires qu’en raison de l’existence d’instances expertes exerçant un tri sélectif entre les plaintes multiples qu’il produit sans souci délibéré de son intérêt propre. De toute évidence, il ne se gouverne pas lui-même.

L’idée que la présomption procédurale de justesse des décisions politiques doit reposer non seulement sur les procédures majoritaires, mais aussi sur les procédures contestataires qui permettent de corriger les résultats des premières doit certainement être maintenue, si l’idée d’autogouvernement doit recevoir un contenu plausible dans le contexte des sociétés contemporaines. Mais renoncer à accorder toute compétence épistémique aux jugements populaires, qu’ils s’expriment dans les procédures majoritaires ou dans les contestations formulées au sein de l’espace public général, conduit à sacrifier la visée du gouvernement par le peuple à celle du gouvernement pour le peuple. Il importe donc, sans revenir au primat exclusif accordé au vote populaire par les théories volontaristes ni demander à l’opinion publique de trancher la plupart des conflits politiques, de penser les conditions de rationalité du jugement des citoyens, qui se forme et s’exprime notamment à travers la communication de masse. Il faut, en d’autres termes, examiner si un système médiatique réformé pourrait satisfaire aux conditions de la contestabilité, c’est-à-dire s’il pourrait offrir au public les moyens d’un jugement informé sur les politiques publiques, constituer un canal inclusif permettant la formulation publique des critiques adressées à ces politiques, et enfin amener les instances dotées du pouvoir formel de modifier les politiques à les prendre en considération.

II. La communication de masse reconsidérée : permettre la délibération

L’une des implications de la compréhension épistémique de la démocratie est que l’établissement de ce régime suppose d’agir sur le contexte institutionnel qui façonne la compétence politique des citoyens. L’aptitude du peuple à juger ne peut pas être tenue pour acquise, dès lors que la compétence politique dépend des conditions institutionnelles[38]. Mais comment instituer un contexte institutionnel propice du point de vue épistémique, dès lors qu’on ne se limite pas aux arènes locales réunissant un nombre limité de participants interagissant en face à face, mais que l’on considère la communication de masse ?

La dimension épistémique de l’espace public

Depuis la publication de l’ouvrage séminal de Jürgen Habermas[39], le concept d’espace public a porté les efforts théoriques pour concevoir une organisation de la communication publique qui assure, d’une part, l’enracinement de l’opinion publique dans la société civile, et, d’autre part, l’aptitude de cette opinion publique à influencer les instances des régimes représentatifs. Dans un tel espace public, les médias de masse jouent un rôle essentiel à la fois en ce qu’ils contribuent à relier entre eux les mille arènes locales où s’élaborent la critique des politiques publiques, des conversations informelles entre collègues aux associations de la société civile, et en ce qu’ils en constituent eux-mêmes l’arène la plus visible et donc la plus influente. Dans sa formulation la plus récente du concept d’espace public, visant à montrer que la démocratie peut encore revêtir une dimension épistémique dans les sociétés de masse[40], Habermas insiste sur l’importance du « niveau de la communication de masse passant par les médias », situé entre le niveau des « discussions institutionnalisées » et celui de « la communication quotidienne de la société civile »[41]. Le caractère asymétrique de la communication de masse constitue certes un obstacle à la constitution d’un espace public authentiquement délibératif, mais cet obstacle peut être dépassé, juge-t-il, si deux conditions peuvent être assurées : l’indépendance du système médiatique vis-à-vis de son environnement social et l’aptitude du public à établir une relation de feedback entre la société civile et l’élite intervenant dans les médias[42]. Si ces deux conditions sont essentielles, il n’est toutefois pas certain qu’elles suffisent.

Il importe certes que les acteurs sociaux, économiques et politiques ne puissent pas transformer les médias de masse en instruments de propagande servant leurs fins particulières. Les dérives observées récemment en Italie, avec la constitution d’un empire médiatique en situation de monopole partiel mis au service des ambitions d’un homme ainsi parvenu aux plus hautes responsabilités gouvernementales, ou aux États-Unis, avec la couverture complaisante des justifications avancées par le gouvernement pour l’invasion militaire de l’Irak en 2003, constituent de ce point de vue des mises en garde exemplaires. Il importe de même que le public des médias de masse soit suffisamment actif pour garantir que les opinions formées au sein de la société civile influencent autant les opinions professées dans les médias de masse que ces dernières ne les influencent elles-mêmes. De ce point de vue, la répartition socialement inégale des ressources culturelles donnant pleinement accès à la communication politique et les attitudes essentiellement consuméristes encouragées notamment par la structure économique et les fins commerciales des entreprises médiatiques constituent des tendances préoccupantes. Mais il importe aussi que les agents médiatiques eux-mêmes contribuent activement à l’institution d’un contexte propice à la délibération et à la contestation.

Qu’en est-il, en effet, des exigences internes liées au système médiatique ? Habermas suggère bien qu’il est non seulement indépendant mais « autorégulé » et avance que du point de vue démocratique « le pouvoir des médias demeure sans danger tant que les journalistes exercent leur activité dans le cadre d’un contrat public qui est fixé conformément à la constitution d’une presse “libre” et d’un système “indépendant des médias”[43] ». Mais les ressorts de cette autorégulation et le contenu du « contrat public » en question sont laissés indéterminés, suggérant que la liberté de la presse et l’indépendance des médias peuvent suffire à assurer de façon externe le développement spontané des bonnes pratiques démocratiques des agents médiatiques. Aux yeux d’Habermas, le cadre juridique en place dans les démocraties libérales, « c’est-à-dire les garanties juridiques de la diversité et de l’indépendance des médias forment un cadre qui permet la constitution d’opinions publiques influentes à partir de la dynamique effrénée des flux de communication “sauvages”[44] ».

L’absence de pressions corruptrices et la vigilance du public ne sauraient pourtant suffire à créer les conditions institutionnelles faisant de l’espace public médiatisé un contexte propice à la formation et à l’expression efficace de jugements compétents et de discours contestataires. Un tel contexte, comme cela a été établi dans la première partie, doit en effet être à la fois inclusif et délibératif, assurer la représentation des idées et des intérêts des citoyens, et mettre en scène leur confrontation raisonnée. Or il est pour le moins improbable que l’indépendance et la diversité des organes médiatiques suffisent à y pourvoir. Cela apparaît clairement si l’on considère l’un des premiers essais d’application du paradigme délibératif à la communication médiatisée.

Qui délibère ? La qualité épistémique des débats médiatisés

Dans un ouvrage contemporain de celui de Pettit, Benjamin Page se propose d’évaluer la qualité délibérative de la communication de masse[45]. Concevant la démocratie comme le régime dans lequel les gouvernants élus prennent des décisions satisfaisant les préférences de la majorité des citoyens, dans les limites fixées par certains droits fondamentaux, il juge que « l’attrait de la règle de la majorité dépend […] de manière décisive de l’existence d’une délibération publique efficace[46] », seule à même de rendre les préférences politiques du public « informées, éclairées et authentiques[47] ». Le péril qui menace les régimes contemporains n’est pas l’irrationalité intrinsèque du public, qui est un mythe[48], mais la difficulté qu’il y a à instituer un contexte médiatique délibératif qui lui permette de former un jugement éclairé. Seul un tel contexte peut compenser les deux traits des régimes de masse que sont la décentralisation de la délibération publique, fragmentée en une multiplicité de discussions locales, et la division du travail politique qu’implique le recours à des représentants élus et à des instances expertes. Ces traits ne sont compatibles avec la nature démocratique du régime que si « les citoyens sont également reliés les uns aux autres en un public délibératif national de telle sorte que tous aient accès aux mêmes (et aux meilleures) informations et idées[49] ».

Or seuls les médias de masse peuvent constituer ce contexte commun à tous, au prix d’une nouvelle division du travail, au sein de la délibération elle-même : de même que la démocratie requiert que les citoyens délèguent de nombreuses tâches politiques à des élus et des spécialistes, elle exige « des communicants professionnels, qui n’aident pas seulement les experts politiques à communiquer entre eux, mais aussi qui assemblent, expliquent, discutent et disséminent les meilleures informations et idées disponibles sur la politique publique, de telle sorte qu’elles soient accessibles à de vastes publics de citoyens ordinaires[50] ». Cette répartition des tâches rend la délibération médiatisée réalisable, car elle ne suppose pas que chaque citoyen soit attentif en permanence. En effet, dès lors qu’un « fonds d’information étendu est disponible quelque part dans le système[51] », les contenus disséminés se répercuteront par l’intermédiaire des leaders d’opinion jusqu’aux citoyens ordinaires et aux discussions qu’ils partagent avec leur famille, leurs amis et leurs collègues.

Le schéma ainsi esquissé permet de formuler des exigences épistémiques à l’aune desquelles les pratiques et institutions médiatiques peuvent être évaluées. Le caractère démocratique d’un débat médiatisé peut être jaugé en considérant les trois critères suivants. Premièrement, les voix qui s’expriment et les points de vue exprimés dans les médias sont-ils suffisamment divers et représentatifs de ceux qui existent dans la société ? Deuxièmement, les médias et les responsables publics fournissent-ils au public une expertise et des idées variées, pertinentes et de qualité ? Troisièmement, les médias ou les responsables publics sont-ils à même de contrôler la discussion publique au point de limiter la compétition des idées, en faussant le cours des débats par des stratégies de dissimulation qui servent leurs fins politiques particulières[52] ?

Ainsi la « discussion » proposée par le New York Times pendant les semaines précédent la première guerre du Golfe à propos d’une éventuelle intervention américaine en Irak se prête-t-elle, à la lumière de ces critères, à une critique sévère. Entre le 9 novembre 1990, lorsque le président George Bush double le contingent américain au Koweït en réponse à l’invasion irakienne, et le 15 janvier 1991, la veille du début des bombardements, les centaines d’éditoriaux, tribunes et lettres publiées par le Times composent un paysage polémique dont la diversité apparente s’avère trompeuse. Tout d’abord le débat s’avère fort peu inclusif, l’essentiel des contributions émanant soit des journalistes et chroniqueurs du journal, soit d’intervenants issus des sphères d’influence (responsables gouvernementaux, experts militaires, universitaires liés au gouvernement et spécialistes issus de think tanks), tandis que les universitaires spécialistes du Moyen-Orient, les responsables des syndicats, les porte-parole des associations de la société civile restent largement absents. Ensuite, l’examen de la « totalité cohérente[53] » que forment les textes d’opinion publiés par le Times permet d’identifier trois positions principales réparties avec régularité autour du centre de gravité que constitue l’opinion professée par la rédaction du journal. Les interventions défendant la recherche d’une solution pacifique à tout prix (soit un quart environ du total) et celles exigeant l’usage immédiat de la force (un autre quart) encadrent ainsi la part considérable des contributions (environ la moitié) recommandant, comme le Times, l’imposition de sanctions accompagnées du maintien de la menace du recours à la force. Intentionnellement ou non, le journal sollicita et sélectionna donc les éditoriaux et tribunes « de manière à construire une distribution des points de vue dans laquelle [sa] propre position éditoriale se trouva exactement au centre, avec tous les avantages en termes de persuasion dont bénéficient les positions apparemment centristes dans nos sociétés pluralistes et orientées vers le compromis[54] ». Outre la répartition avantageuse des textes, l’éventail de vues présentées était remarquablement étroit, au regard des perspectives existant au sein de la société américaine : peu de mentions furent faites, par exemple, des concessions qui auraient pu être légitimement accordées à l’Irak, de l’existence de précédents dissuasifs, telle l’invasion américaine de Panama, des coûts probables des bombardements en ce qui concerne les victimes irakiennes et kurdes, du développement de l’autoritarisme au Koweït, etc.

Ainsi, les exigences épistémiques identifiées par Page permettent d’affirmer que dans ce cas « la délibération a été sérieusement déficiente ». Or, lorsque les débats qui se déroulent dans un média dominant sont ainsi tronqués, toute « la délibération démocratique peut en souffrir[55] ».

Le marché des idées, un modèle inadapté

L’analyse conduite par Page illustre la fécondité d’une approche qui ne se contente pas d’affirmer l’irrationalité structurelle de l’espace public médiatisé, mais s’efforce d’en penser les conditions de rationalité pour mieux fonder l’analyse critique des pratiques médiatiques contemporaines. Cependant, si la mise au jour des mécanismes produisant un éventail faussement équilibré et réellement restreint des opinions est convaincante, la critique à laquelle elle aboutit dessine en creux un tableau improbable des conditions de la bonne délibération médiatisée. À en croire Page, le problème est que « sous certaines conditions, certains organes médiatiques peuvent ne pas servir de transmetteurs neutres et passifs des idées et interprétations sociales, mais prendre une part active à l’articulation des points de vue politiques[56] ». Ainsi, lorsque son analyse révèle la construction biaisée du « débat » orchestré par le Times, ce n’est pas le biais mais l’effort de construction lui-même qui serait problématique, au point qu’il parle de « délibération construite[57] » pour désigner la délibération biaisée. À la délibération mal instituée, il n’oppose pas la délibération bien instituée (qui assure l’inclusion et la contradiction raisonnée), mais la délibération non instituée, c’est-à-dire spontanée. S’il cède ainsi à l’illusion selon laquelle les médias pourraient constituer des canaux de transmission entièrement neutres, exhibant tous les points de vue sociaux sans les altérer dans leur répartition ou dans leur composition, c’est qu’il conçoit la délibération publique sur le modèle du marché des idées.

Ce paradigme, forgé au XXe siècle[58] à partir d’une simple métaphore d’Oliver Wendell Holmes et de la référence abusive à la pensée de John Milton ou de John Stuart Mill[59], affirme que la libre compétition non restreinte entre idées concurrentes doit permettre à la vérité de l’emporter. Page y adhère sans ambages : « le marché des idées marche en réalité raisonnablement bien, la plupart du temps, du moment qu’il y a une compétition et une diversité suffisantes dans le système d’information […] ; les idées vraies et utiles, une fois qu’elles ont été énoncées quelque part, trouvent une manière de se répandre, bon gré mal gré, partout[60] », de telle sorte qu’elles finissent toujours par infiltrer les régions les plus visibles des médias de masse. Les pré-requis épistémiques somme toute modestes de son modèle ne se justifient pas autrement. Il s’agit seulement d’assurer le caractère libre de l’échange, qui se manifeste par le caractère spontanément pluriel et représentatif des opinions diffusées ; l’impartialité du cadre où il se déroule, qui ne doit pas être l’instrument partial des autorités ou des entreprises médiatiques ; et la disponibilité d’une expertise elle-même neutre, qui doit compenser les effets de désinformation associée à l’imperfection du marché. Cette conception de la neutralité de l’expertise explique également que Page ne juge pas utile d’expliquer comment les médias d’information peuvent simultanément assurer la restitution équitable des points de vue sociaux et opérer un travail de correction épistémique, alors même que le cas du New York Times illustre la perméabilité caractérisant si souvent la séparation, constitutive du journalisme contemporain, entre information et analyse, faits et opinions[61].

En suggérant qu’un résultat optimal pour tous — la sélection des bonnes opinions — résultera du jeu spontané et non coordonné des actions expressives individuelles, le marché des idées reproduit le « tour de magie » déjà dénoncé. Le problème n’est pas seulement son imperfection, qui pourrait être corrigée en instaurant des régulations minimales lui permettant de fonctionner de manière véritablement concurrentielle, comme a pu le suggérer l’économiste Ronald Coase[62] ; il tient plutôt à ce qu’il n’y a aucune raison de croire que la seule protection de la liberté d’expression et du pluralisme suffise à assurer que les avis les plus justes ou compétents s’imposent à tous comme tels[63]. Ce paradigme ignore que la communication peut produire, du point de vue épistémique, des effets vicieux autant que vertueux, car il ignore que les conditions de la délibération doivent être instituées.

La principale conséquence du recours au marché des idées est l’affaiblissement de la portée critique du modèle de Page, qui abaisse considérablement les exigences épistémiques associées à la délibération. Dès lors qu’il suffit que les informations pertinentes soient disponibles « quelque part dans le système », les débats médiatisés que nous connaissons, malgré leurs pathologies familières, peuvent être jugés pour la plupart satisfaisants. Malgré des critiques locales, Page finit par conclure que dans l’ensemble « la délibération médiatisée, malgré ses défauts, doit être largement efficace[64] » dans le cadre américain, puisque le public lui paraît exprimer des opinions cohérentes et rationnelles. Grevé par un postulat trompeur, qui assure qu’un contexte minimal produira une rationalité maximale, son modèle ne peut offrir un fondement pertinent pour l’évaluation critique des débats médiatisés.

Qui conteste ? Élite médiatique et révolte du public

Le modèle de Page ne permet pas non plus de penser les conditions de la contestation du public. Un autre cas d’étude donne, selon lui, à voir les ressorts par lesquels le système médiatique peut accueillir une contestation populaire authentique. Lorsque le président William Clinton propose Zoe Baird comme candidate au poste de ministre de la Justice, le 24 décembre 1992, les médias américains dominants soutiennent sa candidature[65]. Mais le 14 janvier 1993, la Une du New York Times révèle que Baird a employé deux immigrés clandestins péruviens, comme garde d’enfant et chauffeur, pendant deux ans. La comparaison des articles et tribunes publiés dans les médias dominants d’une part, des sondages d’opinion et appels téléphoniques diffusés dans les émissions de radios locales d’autre part[66], révèle à partir de cette date un fossé grandissant entre les opinions professées par l’élite médiatico-politique et celles exprimées par les citoyens. Tandis que les communicants professionnels de la politique et des médias jugent l’affaire anecdotique quoique embarrassante, un « soulèvement populaire[67] » s’opère chez les citoyens : des vagues de lettres, d’ appels téléphoniques et de télécopies adressés aux élus et aux médias s’opposent fermement à l’entérinement de sa candidature par le Congrès, expliquant que le recours à des travailleurs clandestins est inacceptable de la part d’une personne si aisée ou qu’une figure coupable d’une telle infraction ne saurait diriger l’institution judiciaire. L’ampleur du mouvement, que Page estime spontané et représentatif de l’opinion dominante, fut telle qu’il devint impossible de l’ignorer pour les acteurs médiatiques et politiques. Dès le 21 janvier, lors de l’audition de Baird au Congrès, retransmise à la télévision, les élus qui l’avaient jusque là soutenue se retournèrent contre elle[68] ; elle retira sa candidature le lendemain.

L’écart observé entre les opinions citoyennes et celles des communicants médiatiques s’explique aisément par les mécanismes qui causent habituellement l’indexation des points de vue médiatiques sur ceux des responsables publics[69], tels la dépendance des premiers vis-à-vis des sources privilégiées que constituent les seconds, ou la proximité sociale des uns et des autres qui peut rendre les journalistes compatissants face à des pratiques que certains d’entre eux partagent. Le phénomène remarquable tient plutôt à ce que, malgré l’attitude complaisante de l’élite médiatico-politique, la diffusion des faits a suffi pour que les citoyens critiquent les raisons avancées (telle son intégrité) en faveur de la nomination de Baird, qu’ils trouvent des canaux pour faire entendre leurs griefs dans les médias, et que leur contestation conduise le forum officiel qu’est le Congrès américain à provoquer le retrait de la décision contestée. Les trois conditions de la contestabilité identifiées par Pettit paraissent en ce sens satisfaites. Certes, l’affaire Baird n’a pas été l’« histoire entièrement heureuse d’un triomphe démocratique[70] » : la candidate fut soumise à une humiliation publique violente, et certaines réactions furent certainement alimentées par le sexisme (envers Baird) et le racisme (envers les immigrés clandestins). Toutefois « des citoyens américains ordinaires, reflétant les valeurs de la majorité, ont insisté, malgré la résistance de la plupart des responsables officiels et des élites médiatiques, pour que l’on applique des critères légaux et éthiques qui ne sont pas outrageusement déraisonnables[71] ». Il y eut délibération et contestation, même imparfaites ; ce fut donc un succès de la démocratie, montrant que « dans certaines circonstances, la délibération déléguée et non représentative peut être dépassée par la délibération populaire (populistic) directe[72] ».

La vision ainsi offerte de ce que pourrait être la contestabilité assurée par l’espace public médiatisé n’est toutefois pas vraiment convaincante. L’opposition entre une « délibération médiatisée déléguée », qui devrait être représentative mais échoue parfois, et une « délibération populaire directe », qui peut intervenir ponctuellement pour suppléer aux déficiences de la première, repose en particulier sur deux présupposés contestables.

Premièrement, elle identifie les voix citoyennes qui sont parvenues à se faire entendre à l’opinion homogène du peuple, négligeant la question de leur représentativité. La révolte populaire célébrée par Page a pu être présentée par d’autres observateurs comme l’action partisane d’une frange activiste de l’électorat de droite, organisée de façon systématique par certains réseaux liés au parti républicain et attisée par les animateurs conservateurs des talk shows de radios locales à travers tout le pays. James Fishkin y voit ainsi une campagne orchestrée, qui a pu s’appuyer sur l’ignorance de la population et la superficialité des mouvements d’opinion mesurés par les sondages. Les citoyens américains ne pouvaient à l’en croire rien savoir des mérites réels de Baird et des implications politiques de son retrait, car toutes ces informations n’ont pas pu franchir les barrières de l’inattention publique ; seule l’a fait une image caricaturale de la candidate, privant en définitive le peuple d’une responsable compétente[73]. La « délibération publique » décrite par Page soulèverait ainsi deux questions : « Est-ce vraiment de la “délibération” et est-elle vraiment “publique”[74] » ? Quoi qu’il en soit du caractère orchestré ou non de la campagne suscitée par la nomination de Baird, et du jugement porté sur la rationalité de son rejet par le public, le problème essentiel est que Page n’offre pas plus d’outils pour différencier la contestation authentique de la contestation manufacturée qu’il n’en offre pour différencier la délibération rationnelle de la simple conversation pluraliste. Ici encore, l’opposition entre le spontané et le construit ne saurait suffire, car toute forme de mouvement citoyen suppose une part d’organisation.

Deuxièmement, l’opposition mentionnée superpose la distinction entre participation déléguée et participation directe à la distinction entre communicants professionnels (l’élite médiatico-politique) et citoyens ordinaires (le peuple). Cette superposition est indue à deux titres. D’une part, les communicants professionnels ne s’expriment pas le plus souvent en tant que « représentants » des citoyens, même quand ils prétendent se faire les interprètes avisés de leurs opinions. De façon plus décisive encore, les membres du public ne se pensent pas le plus souvent représentés par les journalistes ou par les orateurs médiatiques professionnels, même s’ils peuvent reconnaître (ou non) leurs intérêts et leurs idées dans les discours qui portent sur ce qu’ils sont et pensent. D’autre part, rien ne justifie de postuler que la représentation médiatique ne peut être ordinairement assurée que par des communicants professionnels. Si une division du travail délibératif est bien requise dans l’espace public médiatisé, elle n’appelle pas la constitution d’une caste médiatique inamovible, mais tout au plus la formation par chaque groupe social de porte-parole aptes à défendre ses idées et intérêts. La confusion entre expert et porte-parole doit être évitée, en ce qu’elle confère à ceux qui sont invités à parler au nom de leur compétence spécifique supposée un titre infondé à parler au nom du peuple, et qu’elle prive du même coup les citoyens engagés dans des mouvements sociaux de l’accès à la parole médiatique.

Seule une petite minorité de citoyens peuvent prendre la parole dans les lieux les plus visibles du système médiatique, car l’attention du public est un bien rare ; seule une forme de représentation des idées et des intérêts peut donc y rendre possible une délibération inclusive. Mais cela n’implique pas que les voix des citoyens doivent y être remplacées par celles des experts et des communicants.

La critique conduite dans cette partie a montré que le caractère inclusif de l’espace public général en tant que canal de la contestation ne peut pas être assuré par le seul pluralisme des médias, fut-il garanti juridiquement. Le défaut de représentativité sociale, économique, raciale et de genre communément manifesté par les élites médiatiques montre assez que les choix orientés au sein des entreprises médiatiques par la recherche du profit n’assurent pas l’inclusivité requise par la contestabilité. En outre les défaillances de la représentation médiatique ne peuvent être compensées par la seule possibilité que des « soulèvements populaires » viennent les corriger, alors même que la représentativité de ses soulèvements mérite toujours elle aussi d’être interrogée. Les sondages d’opinion ne nous donnent pas de ce point de vue un accès beaucoup plus sûr que les éditoriaux des journaux de référence à ce qui constitue le jugement réfléchi du public. Il faut donc conclure que les conditions de la représentativité des opinions médiatiquement visibles, comme celles de leur affrontement raisonné, doivent être créées.

III. Les médias régulés : instituer l’espace de la contestation

Si le caractère démocratique des régimes contemporains repose notamment sur l’aptitude du peuple à exprimer des critiques compétentes, alors l’espace médiatisé de la contestation doit être institué. Une telle tâche suppose des pratiques et institutions médiatiques différentes de celles que nous connaissons. Par quelles voies rendre effective l’institution de l’espace de la contestation au sein des médias de masse ? C’est la possibilité d’une régulation démocratique des médias qu’il faut, pour finir, considérer.

La délibération médiatisée

Concevoir les médias de masse comme une arène susceptible d’accueillir des formes inclusives de délibération, façonnant un jugement populaire compétent et répercutant les discours contestataires auprès des instances n’est en rien impossible. Les critiques suscitées par les débats réels laissent entrevoir en creux ce que pourrait et devrait être une délibération médiatisée. Celle-ci constitue un type d’affrontement contradictoire distinct de la délibération en face à face, puisqu’elle doit assurer la publicité et l’égalité des échanges malgré le caractère fragmenté et asymétrique de la communication de masse. La délibération médiatisée représente sans doute, par rapport à la délibération en petit groupe, une perte relative de rationalité qui peut toutefois être compensée par le gain considérable qu’elle permet en matière d’inclusion. Près de deux décennies après la tentative pionnière de Page, si la sociologie politique de la communication s’est efforcée de faire du modèle délibératif un outil opératoire pour l’analyse empirique[75], l’élaboration philosophique du concept de délibération médiatisée reste largement à conduire. Si une telle élaboration dépasse le cadre de cet article[76], l’analyse conduite dans la partie précédente a montré qu’elle supposait, outre un contexte social et juridique adéquat, un travail actif d’institution de l’espace de la contestation par certains acteurs médiatiques — dans les journaux, à la radio et à la télévision, mais également sur internet et dans les nouveaux médias, en tant qu’ils participent aussi de la communication de masse.

Ce travail incombe certes aussi à d’autres institutions sociales — partis, syndicats, associations, églises, etc. — qui élaborent des discours ou des programmes, identifient des problèmes et des revendications, forment et sélectionnent des porte-parole, et s’affrontent pour l’accès à la parole dans les médias de masse. C’est le système politique tout entier qui a vocation à servir l’institution d’une délibération publique, comme le suggérait Bernard Manin dans l’une des premières formulations de la démocratie délibérative : grâce à « la pluralité des forces sociales, des groupes, syndicats et associations » s’exprimant publiquement, « le gouvernement est contraint de se justifier devant le public cependant que ses adversaires argumentent aussi. […] Le véritable but du pluralisme des contre-pouvoirs n’est pas l’équilibre, mais la délibération[77] ».

Il n’en reste pas moins que la sélection drastique des discours et des orateurs qu’opèrent inévitablement les agents de la communication de masse reste le lieu principal où se joue la qualité épistémique et la représentativité des échanges de l’espace public médiatisé. Permettre l’institution de l’espace de la contestation ne requiert pas de confier un nouveau pouvoir aux agents médiatiques, mais de faire en sorte que le pouvoir qu’ils exercent déjà soit régulé. Le rôle décisif des gate-keepers, ces portiers effectuant, à chaque point d’entrée du système médiatique, le tri entre les contenus appelés à être diffusés et les autres, a depuis fort longtemps été identifié par la sociologie de la communication[78]. C’est par la sélection, plus encore que par la hiérarchisation des contenus sélectionnés ou par le cadrage lié à leur mode de présentation que les opérateurs de médias de masse exercent, consciemment ou non, un pouvoir politique considérable. La seule transmission d’informations a en effet des conséquences déterminantes, comme le note le sociologue Michael Schudson : « La “valeur ajoutée” liée à la manière dont les médias infléchissent l’information n’accroît souvent que de façon fractionnelle la pure force exercée par la diffusion de masse de l’information[79]. » Le pouvoir exercé de fait par les agents qui contribuent à ce processus de sélection appelle, dans un régime soucieux de favoriser la compétence du peuple, une politique de régulation.

Les objections à la régulation

Tout projet de régulation de la communication publique soulève des inquiétudes légitimes, dès lors qu’il paraît menacer l’indépendance des agents médiatiques. Celle-ci se satisfait aussi mal d’un régime de contrôle étroit des médias par l’État que d’une politique de laisser-faire consacrant le pouvoir des acteurs économiques dominants. Cependant, dans les sociétés dotées d’un système médiatique pluraliste, le caractère divers et faiblement coordonné du système médiatique — dont le niveau d’intégration est faible — rend pensable une régulation plurielle. Il est concevable qu’une pluralité d’acteurs contribue, sans coordination par une autorité centrale, à instituer l’espace de la contestation. Cela peut être rendu possible non par la grâce d’un mécanisme impersonnel d’ajustement des actions privées, mais par la convergence d’actions multiples, décentralisées et parfois sans doute contradictoires, mais dont la convergence suffisante doit être assurée par une compréhension partagée de l’objectif commun qu’est l’institution d’un espace public de contestation.

Une autre objection au projet régulateur pointe l’obstacle que représentent les formes extrêmes de fragmentation et de décentralisation produites par la dernière révolution médiatique en date. Depuis l’épisode Baird, l’essor d’Internet et des réseaux sociaux a bouleversé en deux décennies la structure du système médiatique, multipliant les points d’entrée dans l’espace médiatique et diversifiant les profils des agents qui participent à la sélection des contenus. Le processus de sélection n’a pas disparu mais est devenu nettement plus diffus : ce n’est plus l’entrée dans le système médiatique qui importe, mais les passages successifs qui peuvent faire voyager un contenu de zones de faible visibilité (tels les sites internet accessibles à tous mais fréquentés par une poignée de visiteurs) jusqu’aux zones de haut visibilité (tels les sites fréquentés par des millions d’internautes)[80]. Le partage entre la masse des discours destinés à l’obscurité et la minorité de discours susceptibles d’atteindre le type de visibilité propre à la communication de masse n’est certes pas supprimé, mais il est devenu délicat d’en assigner la responsabilité à une classe déterminée d’individus. Si cette sélection progressive peut parfois être imputée à des acteurs conservant un pouvoir de recommandation important, tels les journaux de référence et les chaînes de télévision, elle peut aussi désormais être provoquée par l’agrégation d’un grand nombre de choix — ou de clics — individuels qui augmentent la visibilité d’un contenu en le consultant ou en le recommandant, alors même que ces actes, réfléchis ou impulsifs, échappent à toute régulation. Cependant, la régulation ne suppose pas un investissement de tous les lieux communication de masse, mais seulement que certains de ces lieux organisent la sélection à laquelle ils contribuent en fonction d’une compréhension partagée du type d’espace public médiatisé que requiert le régime démocratique. Une telle convergence ne suppose ni que tous les opérateurs de la sélection se consacrent à cette tâche d’institution, ni même que ce soit l’unique visée de ceux qui s’y consacrent. Elle suppose seulement qu’une portion suffisamment influente des organes et agents médiatiques orientent ainsi une part de ses activités.

Un tel scénario est d’autant moins irréaliste que les pratiques journalistiques contemporaines, de même que les critiques formulées à l’encontre des médias et les régimes juridiques réglant la communication publique invoquent déjà, quoique sous une forme souvent confuse ou purement rhétorique, un idéal de débat public. S’il reste partiellement indéterminé et en attente de clarification, il constitue une ressource capitale pour le projet d’une régulation délibérative et contestataire des médias. Inversement, l’un des principaux apports d’une pensée démocratique clarifiant l’articulation des visées inclusive et épistémique de la démocratie est d’offrir une base théorique cohérente pour conforter et ordonner les pratiques sociales motivées par un tel idéal. Cela apparaît clairement si l’on considère les trois sources distinctes de régulation — éthique, sociale et juridique — disponibles : la déontologie journalistique, la critique des médias et le droit de la communication.

La régulation éthique : la déontologie journalistique

La capacité des agents médiatiques à s’autoréguler en fonction de normes collectives internes varie d’un point à l’autre du système médiatique, en fonction de la pression exercée par des normes externes (notamment économiques) qui tendent à s’y substituer, mais aussi du découplage (croissant) entre l’exercice du pouvoir de sélection et l’appartenance à la corporation des journalistes. Si la multiplication des sources non professionnelles de la diffusion de masse peut favoriser l’inclusion, en entraînant la diversification des profils sociaux des agents, elle constitue un obstacle à l’autorégulation professionnelle des médias. Des propositions comme celle formulée il y a vingt ans par Karl Popper, qui suggérait la constitution d’un ordre des journalistes (sur le modèle de l’ordre des médecins ou de celui des avocats), de sorte que la violation des règles internes de la profession puissent être plus aisément assorties de sanctions formelles, paraissent aujourd’hui bien lointaines[81].

Les associations de journalistes s’efforcent néanmoins, notamment de fixer des principes exprimant leur « responsabilité sociale[82] » et précisant leur rôle dans l’institution du « débat public », malgré l’indétermination relative de ces notions. La Commission sur la liberté de la presse instaurée par l’ONU au lendemain de la Seconde Guerre mondiale insistait déjà sur le devoir qu’ont les médias de servir « de forum pour l’échange de commentaires et de critiques[83] ». Les codes déontologiques régulièrement produits et révisés, tels que la Charte d’éthique professionnelle des journalistes française, le Code de la presse allemand, ou la Déclaration de principe de la Fédération internationale des journalistes sur la conduite des journalistes esquissent des principes généraux analogues. Ceux sont certes pour l’essentiel non contraignants, et ils se trouvent régulièrement mobilisés par des stratégies de légitimation symbolique qui n’excluent ni leur violation ni l’hypocrisie. Il serait toutefois trop rapide d’en déduire que les normes explicites et implicites qui prévalent au sein de cette profession ne contribuent en rien à orienter l’action des organes de presse. La sociologie du journalisme révèle l’influence qu’exercent les normes propres de la profession sur les choix et les actions de ses membres[84], réalisant ainsi une forme réelle d’autorégulation.

En outre, ces normes explicites et implicites se trouvent elles-mêmes évaluées, contestées et révisées de l’intérieur de la profession. Ainsi le mouvement du « journalisme public » porte-t-il depuis vingt ans une remise en cause systématique des pratiques journalistiques dominantes qui limitent l’accès des citoyens à la communication de masse, au profit d’une élite de communicants professionnels prompte à favoriser un éventail restreint de points de vue. L’objectif revendiqué de ce journalisme activiste pour « instaurer les conditions du débat » est de rendre possible la « participation des citoyens à la vie publique » et de leur « permettre de débattre des questions publiques (avec leurs dirigeants, responsables locaux, experts, divers, etc.)[85] ». En faisant participer des citoyens ordinaires au processus de sélection des enjeux et des discours, mais aussi à l’élaboration des débats et reportages, ces journaux ou sites internet font entendre des voix contestataires communément inaudibles dans les médias de masse. Journalisme « public », « civique » ou « citoyen » : des mouvements multiples s’efforcent, de l’intérieur de la profession, d’inventer des pratiques assurant le caractère inclusif et contradictoire de l’espace public médiatisé, et contribuant ainsi à réaliser son potentiel autorégulateur.

La régulation sociale : la critique des médias

La critique des pratiques médiatiques n’est pas seulement interne à la profession journalistique mais provient largement de discours externes, savants et profanes, qui contribuent aussi à orienter les comportements des agents et manifestent de la façon la plus saillante l’ambition sociale de régulation des institutions et pratiques médiatiques. Ces discours critiques, souvent centrés sur le manque de représentativité des points de vue diffusés et sur l’irrationalité ou la partialité des conflits d’opinions mis en scène, sont communément guidés par une vision au moins implicite de ce que devrait être l’espace public de la contestation. Il est vrai que si la corruption ou le détournement du débat public sont souvent dénoncés, les critiques savantes les plus influentes, du « modèle de la propagande » de Noam Chomsky et Edward Herman[86] à la critique bourdieusienne de la télévision[87], rechignent à offrir une formulation positive de ce que devrait être la délibération médiatisée. Méfiante vis-à-vis des idéaux positifs, la critique des médias n’en dénonce pas moins avec constance depuis plus d’un siècle[88] l’étouffement des voix minoritaires et les mécanismes de désinformation. Ainsi la critique de Pierre Bourdieu vise-t-elle clairement les biais affectant la sélection des points de vue lorsqu’il dénonce le « quasi-monopole » qu’exerce, dans le contexte français, une élite médiatique aux présupposés homogènes sur l’organisation du débat public : « Il n’est pas de discours […] ni d’action […] qui, pour accéder au débat public, ne doive se soumettre à cette épreuve de la sélection journalistique, c’est-à-dire à cette formidable censure que les journalistes exercent, […] en rejetant dans l’insignifiance ou l’indifférence des expressions symboliques qui mériteraient d’atteindre l’ensemble des citoyens[89]. » Les prescriptions apportées par la critique des médias de masse rejoignent en partie celle du journalisme public : il importe d’ouvrir tant le travail de sélection que l’accès à la parole au-delà du cercle des journalistes et des communicants professionnels. Si les journalistes activistes insistent sur l’ouverture au public, Bourdieu suggère pour sa part une « action concertée » entre les « producteurs culturels » et les « journalistes, détenteurs du (quasi-)monopole des instruments de diffusion »[90]. Elle doit permettre aux premiers de protéger leurs champs de production spécifiques contre l’influence néfaste des normes économiques véhiculées par la diffusion de masse, mais aussi contrer les mécanismes qui conduisent les principaux médias à opérer des sélections restreintes et similaires, en l’absence même de coordination consciente.

Ces utiles recommandations ne permettent toutefois pas de comprendre à quelles conditions la sélection inévitable pourrait ne pas constituer une forme de « censure », même involontaire : l’ouverture à des citoyens ordinaires, artistes ou chercheurs n’assure pas à elle seule le caractère inclusif et contradictoire de la communication de masse, même si elle y contribue. La dénonciation de la configuration actuelle de « ce que l’on appelle parfois “l’espace public”, c’est-à-dire la grande diffusion[91] » n’est donc pas complète sans une réflexion positive sur ce que pourrait être, sans guillemets, un espace public médiatisé à la fois délibératif et contestataire. La philosophie politique normative et la critique des médias ont vocation, en ce point, à se soutenir l’une l’autre.

La régulation légale : le droit des médias

La dernière source disponible de régulation est le droit des médias, aujourd’hui encore largement en attente de systématisation, au niveau national comme international[92]. C’est l’un des lieux où l’apport d’une théorie de l’autogouvernement évitant l’ornière du postulat pluraliste est le plus net. Le paradigme du « marché des idées » a en effet dominé depuis près d’un siècle[93] le droit américain des médias, et influencé par là l’évolution d’autres traditions juridiques. Le rejet de ce paradigme, justifié dans la partie précédente, conduit donc à en chercher un autre paradigme. Au-delà du marché des idées, c’est l’idée que la liberté d’expression et la liberté de la presse constituent un fondement suffisant pour la régulation juridique des médias qui se voit remise en cause, s’il est vrai que la démocratie appelle un travail d’institution de l’espace public médiatisé. La thèse défendue ici conduit à envisager que le principe libéral de la liberté d’expression et de la presse se voit complété par d’autres principes juridiques, qui assurent la nature du régime démocratique[94].

L’insuffisance du principe du « pluralisme », lorsqu’il est compris comme une émanation du droit individuel à la libre communication, est de ce point de vue révélatrice. En France, le juge constitutionnel a reconnu comme des objectifs de valeur constitutionnelle « la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels auquel [les moyens de communication audiovisuelle], par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte[95] » et « le pluralisme des quotidiens d’information politique et générale[96] ». Mais l’objectif de valeur constitutionnelle — une entité juridique ambiguë, conçue à cette occasion — n’impose aucune obligation claire de résultats ; son caractère contraignant est incertain. Ainsi, si l’objectif du pluralisme des quotidiens d’information a pu amener le juge constitutionnel à invalider, en 1986, la suppression par le législateur des seuils de concentration économique fixés pour les entreprises de presse en 1984, il ne l’a pas conduit à empêcher par la suite le relèvement considérable de ces seuils. L’ambiguïté de l’objectif de valeur constitutionnelle tient à ce qu’il se présente comme une limitation d’un droit fondamental qui est justifiée en tant que condition d’effectivité de ce droit pour tous. Si le pluralisme doit être imposé, en limitant la liberté d’expression et de la presse, c’est que son absence révèle que celle-ci n’est pas effective. On comprend dès lors qu’un tel objectif ne puisse motiver des restrictions sérieuses du droit fondamental qu’il vise à protéger. Or toute mesure régulatrice concernant par exemple les limites à la concentration, l’institutionnalisation du principe de la neutralité de l’internet ou des obligations de représentation équitable des points de vue politiques analogue à celle imposée un temps par la fairness doctrine aux États-Unis peut être présentée comme constituant une entrave à la liberté de communiquer des entreprises de presse[97]. Un autre fondement juridique à la régulation est requis.

Enfin, la régulation légale vise, de façon décisive, à soutenir les efforts régulateurs des journalistes et du public. Dans le premier cas, l’indexation de la répartition d’une partie des financements publics à l’effort conduit par les organes de presse pour assurer certaines responsabilités sociales précises (tels qu’il en existe en France, sous la forme vague et dépourvue de portée applicative réelle des « missions de service public ») permet, comme le suggère Pettit[98], d’encourager ceux qui tendent à se conformer à certaines règles plutôt que de pénaliser ceux qui ne s’y conforment pas. Dans le second cas, le droit peut instituer des instances formelles destinées à accueillir les plaintes des citoyens et des groupes sociaux vis-à-vis des médias de masse (le CSA français ou la FCC américaine constituent en théorie, quoique sous une forme très insatisfaisante, des forums de ce type). Puisque les médias de masse exercent, par leur rôle dans l’institution de l’espace de la contestation médiatisée, un pouvoir politique considérable, les décisions qu’ils prennent devraient elles-mêmes pouvoir être contestées, à travers des canaux formels et informels.

Les raisons pour lesquelles l’espace public médiatisé devrait offrir un contexte propice à la contestation, les conditions de réalisation d’un tel contexte et les voies par lesquelles ces conditions pourraient être satisfaites ont été successivement considérées. Trois thèses ont été défendues en chemin.

Premièrement, la démocratie de contestation ne peut constituer une interprétation convaincante de l’idéal du gouvernement par et pour le peuple que si elle compte sur la compétence du peuple. Fonder la légitimité des décisions politiques sur leur contestabilité ne permet en effet d’articuler les visées inclusive et épistémique que si le jugement du peuple, tel qu’il s’exprime dans le vote et par l’opinion publique, demeure l’une des sources ultimes (directe ou indirecte) des décisions majoritaires et des contestations qu’elles entraînent.

Deuxièmement, le jugement compétent du peuple suppose l’institution active d’un espace médiatisé propice à la délibération et à la contestation. En effet, l’existence d’un cadre juridique assurant l’indépendance et la diversité des médias ne suffit pas à garantir que la communication de masse permette la représentation des idées et des intérêts de tous les citoyens, ni qu’elle organise leur confrontation raisonnée : il faut encore que les agents médiatiques instituent le contexte requis par la contestation.

Troisièmement, ce travail d’institution passe par la régulation éthique, juridique et sociale des pratiques et des institutions médiatiques, et en particulier du travail de sélection constitutif de la communication de masse. Cette régulation, justifiée par le pouvoir considérable qu’exerce, dans son ensemble, la multitude décentralisée des agents médiatiques, est d’autant moins irréaliste qu’un idéal diffus de débat public oriente déjà les pratiques journalistiques, les critiques sociales des médias et les traditions juridiques. C’est lorsque cette régulation et l’institution qu’elle rend possible font défaut que le recours au jugement du peuple expose la démocratie à l’incompétence.