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Introduction

Notre approche des situations est habituellement de saisir leur fonction dans les apprentissages à réaliser dans le travail. Le choix opéré dans cette contribution est d’interroger la notion de situation professionnelle, dans la mesure où elle ne se superpose pas toujours à la situation de travail. Si cette dernière est travaillée par de nombreuses disciplines, la première relève avant tout du monde de la pratique. On se trouve donc dans un inconfort épistémologique certain.

Si elles sont professionnelles, alors l’hypothèse est ici que les situations sont reconnues par les professionnels, ce qui suppose une part d’invariance, que nous interrogeons ici dans la tension entre la fonction sociale d’un tel terme d’une part et de l’usage opératif pour la comprendre d’autre part.

Pour tenter d’éclairer la question, nous nous intéressons à une pratique professionnelle en mutation pour relever ce qui se maintient, par delà ce qui change, nous permettant de clarifier les caractéristiques d’une situation professionnelle.

Prenant appui sur le cas des conseillers agricoles conduits à réorienter leurs pratiques sur les raisonnements liés aux évolutions agro-environnementales et sur la capacité des agriculteurs à les construire, nos données exploratoires montrent les glissements de statut donné à la situation.

Ils soulignent une tension entre une généricité des pratiques, qui les instituent en instrument de médiation et une particularisation moyennant deux conditions : souligner d’abord que ce qui fait situation est plus souvent une reconfiguration de ses ingrédients que l’ajout de nouveaux composants; l’ouverture du conseil rendu aux diverses façons de voir proposées à celui qui le prend.

1. Un positionnement de la notion de situation professionnelle

Notre cadre habituel d’analyse appartient à une psychologie ergonomique du travail. Dans ce courant théorique, deux approches de la situation sont relevées. La première est d’en reconnaître une possible définition par celle du contexte objectivé qui l’accueille; la seconde l’attache au contraire au sujet qui la définit. Leplat (1997) propose ainsi de considérer la structure cognitive de la tâche comme expression de « ce qui fait situation » pour un sujet.

Ce faisant, cet auteur nous invite à ne pas dissocier la situation de l’activité de celui qui y est confronté. En d’autres termes, l’observateur de la rencontre d’un contexte et d’un sujet appréhende le couple activité/situation avec prudence : ce qui se donne à voir « qui fait situation », est toujours dépendant du but de qui observe. En effet, toute situation ne peut être abordée sans clarification de l’objectif de l’analyse. Le nôtre est, dans cette contribution, d’analyser un travail d’interaction humaine, en vue d’une meilleure compréhension de celle-ci, dans un environnement des pratiques de conseil agricole perturbées par les nouvelles réglementations agro-écologiques. Suivant en cela Mayen (1999), nous considérons les situations de travail comme porteuses d’un potentiel d’apprentissage, précisément parce que chacun y agit, son action ne se réduisant pas à son résultat. Dans l’exemple que nous aborderons ici, ce postulat est d’importance, puisque les situations vécues par les conseillers agricoles sont changeantes. On escompte de ce changement un développement, en rupture ou en continuité, des compétences des conseillers agricoles.

C’est à ce titre qu’on interroge leurs situations vécues comme professionnelles. Que peut préciser cette désignation? L’usage du terme « professionnel » conduit d’abord à soupçonner une inféodation de toute recherche sur les situations à un objectif prescriptif sinon à une visée positiviste. Dans cet esprit, « situation professionnelle » ne serait qu’une désignation partielle et partiale, objectiviste, d’un pan de l’environnement. Degot (1990) propose ainsi une diversité d’acceptions pour qualifier professionnelle, plus que situation. Selon cet auteur, professionnelle évoque d’abord des nécessités organisationnelles résultant d’un accord, attitude qui la distingue d’une situation calquée sur l’homme de métier (tirant sa légitimité uniquement technique). Professionnelle signale ensuite l’expertise mobilisée en situation (supposant le plus souvent un opérateur qualifié); parfois c’est le statut de professionnel (au sens d’appartenance à une profession, et non « d’être du métier ») de qui traite la situation qui la rend professionnelle. La situation ainsi décrite peut être celle d’un sujet singulier d’abord confronté à l’application de la prescription, ensuite à des circonstances telles que les acteurs et leurs caractéristiques, l’absence de pairs, le poste de travail, les caractéristiques locales d’un procédé.

Enfin, le professionnel peut être expérimenté, et à ce titre, « se débrouiller « de nombre de situations, qui sont autant d’obstacles à franchir pour le non-professionnel. C’est à cette dernière acception que nous nous rallions en soulignant que la situation serait d’autant plus « professionnelle » qu’elle témoigne d’écarts[1] dans sa maîtrise.

Ainsi se trouve-t-on pris dans une forme d’inconfort épistémologique, entre une conception extrinsèque de la situation professionnelle, résultant d’attributions identitaires, organisationnelles, normatives, et une conception intrinsèque, résultant des transactions d’un sujet et de son environnement. En d’autres termes, qualifier de professionnelle une situation relève simultanément ou alternativement d’une attribution expost ou exante sur des critères antérieurement établis et/ou sur des opérations constitutives de cette qualification.

Dit autrement, une situation orientée sujet apparaît en transaction permanente avec une situation orientée objet, la notion même de situation professionnelle se plaçant à l’interface de ces deux pôles, comme un objet intermédiaire[2].

La question de ce numéro étant d’interroger son statut scientifique, nous proposons de considérer toute situation professionnelle moins comme un donné que comme une perspective[3] (Wisniewski, 2007) construite selon (et parfois avec) autrui, progressivement équipée (Vinck, 2009), qui prend consistance dans l’action mise en oeuvre.

Une telle approche souligne que le caractère professionnel de toute situation ne s’épuise pas dans les opérations de hiérarchisation, d’ordonnancement, constitutives d’un modèle de la situation énonçable, fondé sur des occurrences connues, répertoriées, voire formulées à l’aide de catégories stabilisées[4]. Pour autant, spécifiée professionnelle, la situation reste conditionnée par ses dimensions cognitives, productives, sociales.

C’est cet ensemble d’affirmations que nous avons soumis à l’analyse dans une recherche encore en cours, dont on ne présente ici que de premiers résultats exploratoires.

2. La recherche

Nous présenterons successivement le contexte de la recherche, puis le cadre théorique spécifique constitué au service d’un approfondissement de la notion de « situation professionnelle », le dispositif méthodologique et enfin quelques résultats et une analyse liée à la problématique ciblant la notion de « situation professionnelle ».

2.1 Un changement questionnant le caractère professionnel de la situation de conseil agricole : les injonctions agro-écologiques, un point d’entrée

Les agriculteurs français sont soumis à une directive issue du Grenelle de l’environnement qui a fixé un objectif de diminution à 50 % des intrants (produits phytosanitaires et chimiques) sur les exploitations d’ici 2018, qui suppose une production dite intégrée. Ces exploitants (grandes cultures, élevage, etc.) sont soumis à une certification qui attestera de leurs connaissances des produits, de leurs effets et de leurs règles d’usage. Pour ce faire, un certain nombre de mesures d’accompagnement ont été prévues, diligentées notamment par les chambres d’agriculture, en la personne de leurs conseillers. Ces derniers interviennent auprès des agriculteurs sous deux modalités : des rencontres d’échanges sur les pratiques, des formations techniques, des RV à la demande, etc. Les conseillers sont eux aussi appelés à voir accréditer leurs compétences. C’est à ce titre qu’une commande d’étude a émergé.

Cette commande a suscité de notre part des interrogations sur la nature de ce changement second, pour des professionnels dont l’activité est d’accompagner un changement premier : celui d’agriculteurs volontaires pour s’engager dans la voie d’une réduction de l’usage de produits efficaces mais polluants.

Pour les conseillers se pose par exemple la question de l’objet du changement qui affecte leur pratique : est-ce un contenu nouveau relatif à la connaissance des produits et des doses? Est-ce un processus différent que l’agriculteur se doit de mettre en place? Est-ce une autre compréhension de l’agro-système qui est à construire avec lui? Est-ce un autre type de relation de conseil qui est à instaurer?

La littérature de recherche sur les conseillers agricoles (Cerf et Maxime, 2006; Brives, Compagnonne et Lémery, 2009) laisse à penser que le changement se situe au croisement de ces questions, et que des réponses partielles ont été proposées. C’est ainsi qu’a émergé l’idée d’une recherche pour mieux appréhender l’activité de conseil de ces professionnels. Que font-ils avec les agriculteurs dans les formats et modalités habituels? Quelles différences apparaissent dès lors que s’y intègre le souhait de satisfaire aux nouvelles normes agro-environnementales?

À l’interface de la prise en compte d’un milieu de grandes cultures[5], de techniques culturales, de la variable agroéquipement et des connaissances qui leur sont liées, l’objet du conseil s’oriente vers un raisonnement sur un système de cultures, qui, pensé agronomiquement, conduit à plusieurs déplacements. L’exploitant n’agirait plus dans la durée d’une campagne, mais dans une perspective pluriannuelle; il inscrit son action dans une pluralité d’interventions (par exemple, au regard de la ressource en eau) et dans un système de variables qui rend complexe tant la planification (au travers des itinéraires techniques) que la conduite des cultures. Ainsi, face aux injonctions réglementaires environnementales, l’agriculteur est en situation d’incertitude pour la mise en oeuvre de son action.

L’activité des conseillers se déplace d’autant. Aux risques encourus par les agriculteurs engagés dans le changement répond l’incertitude du conseil prodigué, notamment si le conseiller s’en tient à sa posture traditionnelle d’appui technique. Nombre d’entre eux s’essayent au contraire à l’adoption de pratiques recomposées de conseil, conformément au mandat social de réduction des intrants (phytosanitaires, chimie, dans les cultures), mais empêchés par l’insuffisante recherche de validation tant des protocoles agronomiques que de pratiques culturales à effets différés. Ajoutons que les institutions agronomiques sont facilement prescriptives au nom de la cohérence de l’argumentation scientifique, le poids des réalités technico-économico-financières des exploitants restant au second plan.

Les conseillers se trouvent ainsi dans un contexte mouvant, qui change la donne de leurs propres pratiques. L’hypothèse générale est que la mutation à opérer par les conseillers est de passer d’un rôle de conseil dupliquant des solutions similaires dans des contextes différents, ils passent à un rôle d’intervenant qui construit avec l’agriculteur les choix et pratiques culturaux liés aux solutions agronomiques. Ce déplacement de technicité du métier se double d’un glissement de leur point de vue sur l’agriculteur qui devient interlocuteur, et plus seulement adhérent, témoin d’un changement de posture identitaire. Nous en resterons ici à la technicité changeante du métier, en nous focalisant sur la capacité des conseillers à traiter les différents plans des situations, comme nous y invitent Samurçay et Rabardel (2004), pour aborder l’activité. (De Fornel et Quéré, 1999).

Aussi peut-on interroger les situations changeantes qui fondent l’exercice professionnel du conseil. Quelles dimensions des pratiques mises en question par la logique agro-environnementale apparaissent indispensables pour fonder un accord sur une référence nouvelle de la situation professionnelle entendue comme co-action efficace au service des exploitants?

2.2 Cadre théorique de l’étude

Nous considérons ici qu’une situation « est » et « est désignée » comme professionnelle, parce qu’une sémantique de l’action (Ricoeur, 1977) donne lieu à une représentation d’invariance qui fait l’objet d’un accord entre les acteurs concernés par son traitement. Comment caractériser dans le cas du conseil agricole cette invariance?

Selon Cerf et Maxime (2006), « conseiller, c’est donner des informations, des avis, faire des recommandations ou des préconisations pour aider l’agriculteur à faire des choix et à agir, en présupposant que les informations apportées, les actions suggérées ou les actions définies sont bonnes pour lui et appropriées dans le contexte. Cela signifie que le conseil trouve son sens et sa finalité dans une action (ou au moins la possibilité d’une action) d’autrui » (p.2). Pour Mayen (2000), « le conseil concerne l’orientation d’une action future de celui qui est conseillé, dans l’intérêt de celui-ci ».

Émergent de ces travaux des tâches relevant d’une situation professionnelle de conseil, constituées d’apports (informations, avis, recommandations, préconisations…), d’un travail d’élaboration et de définition (d’actions appropriées…), d’une mise à l’épreuve de connaissances (économiques, réglementaires, agronomiques, de l’intérêt de l’agriculteur, etc.) qui sont soumises à débat.

Dans sa mise en oeuvre, l’action de conseil mobiliserait cinq dimensions : la relation qui la supporte, le but qui la motive, l’objet qui la fonde, le bien qui la mobilise et le cadre qui l’organise.

L’activité de conseil quant à elle, parce qu’elle vise à agir sur autrui (Mayen, 2007), est saisissable dans les interactions effectives, passées et futures qui la supportent. Parce qu’elle sollicite tout ensemble l’expérience du conseiller et les attentes de l’agriculteur, cette activité interactionnelle est au fondement de toute saisie du caractère professionnel de la situation.

Suivant Leplat (1997), la situation apparaît comme le résultat de la subjectivation d’un contexte global, indexée par l’activité qu’on y déploie et par l’expérience personnelle qu’on en a, activité et situation formant ainsi un couple indissociable. Dès lors qu’elle est qualifiée de professionnelle, une telle attribution suppose la reconnaissance d’une forme identifiable et reconnue de la situation. À tout le moins, c’est une inférence de qui s’y confronte, sur la base de ce que Béguin (2005) désigne comme un arrière-plan axiologique, conceptuel et/ou praxique de l’action. C’est pourquoi ce même courant de la psychologie ergonomique propose un modèle de double régulation de l’activité, se nourrissant des itérations successives des transformations du sujet et des transformations de l’objet proposé par Leplat (1997). C’est en effet par ces régulations que se réduit la part d’incertitude, que se construit une part d’invariance nécessaire, pour non seulement rendre un conseil professionnel, mais forger les bases d’une situation professionnelle de conseil.

Pour préciser cette qualification de « professionnelle », nous choisissons de recourir aux questionnements émis par Bourdoncle (1994). Ce dernier interroge le terme de professionnalisation, en questionnant sa cible : une personne, une activité, un groupe, un contenu, une formation. En croisant ces questionnements avec l’approche de Leplat (op. cit.), nous soutenons que le caractère professionnel d’une situation est concernée par deux de ces objets : l’objet de l’action (le contenu) et l’activité déployée. Nous défendrons donc ici l’idée que la situation professionnelle n’est ni le fruit d’une description objectiviste, ni celui d’une seule appréhension singulière. Au contraire, la situation professionnelle s’incarne selon nous dans une activité de conseil mise en perspective au sens où elle prend appui sur l’expérience mise en patrimoine du conseiller et sur l’action qui résulte tout à la fois des transactions avec l’agriculteur, de la survenue d’événements et de l’activité adaptative qu’ils appellent.

2.3 Le dispositif méthodologique 

Toute situation professionnelle est d’abord saisissable au travers de l’effectuation des tâches à réaliser, plus ou moins prescrites. Pour y parvenir, on recourt à une analyse externe du travail qui permet de préciser les exigences de la tâche. Mais on peut également documenter une situation, qu’éclairent ensuite les propos de qui y agit quant aux opérations réalisées. La réflexion menée après coup donne à la penser encore autrement. Dans cette perspective, c’est d’abord l’action du sujet qui définit la situation, puis le discours sur son action, enfin la réflexivité différée sur l’action en situation. Dans l’étude présentée ici, la situation est saisie par le conseiller à ce triple plan, les conseillers étant demandeurs d’une telle démarche dans le cadre d’un réseau mixte thématique portant sur les Systèmes de Culture Innovants.

L’approche adoptée s’inscrit dans une clinique du travail (Jobert, 1998), mise en oeuvre dans un dispositif de recherche-action (Albaladejo et Casabianca, 1997). L’équipe de chercheurs[6] s’est d’abord immergée dans différents moments et espaces de pratiques des conseillers : des tours de plaine, des rendez-vous techniques en face à face sur l’exploitation, des formations techniques et des réunions institutionnelles. Ces observations ont été conduites avec de jeunes conseillers et d’autres plus expérimentés (effectuation). Pour chacune de ces activités, nous disposons d’un verbatim à partir de l’observation de l’activité réalisée pendant le travail réel de conseil, puis au cours d’une confrontation post-activité, nous avons exploré avec le conseiller, le déroulement prévu, le déroulement réalisé, et ce qui a perturbé, selon lui, le déroulement prévu, le relevé des incidents, des discussions et son appréciation (après-coup). Enfin, une instruction au sosie (Oddone et al., 1981) a été menée pour accéder à un troisième niveau de réflexivité, qui fait l’objet de la présente analyse.

Deux situations ont été étudiées. Le « tour de plaine », emblématique du métier, désigne une visite d’agriculteurs sur une parcelle (pilotée par le conseiller), dont le but est d’analyser le problème des pratiques culturales adoptées par son propriétaire. À la demande ce dernier, on observe ensemble, on bâtit des hypothèses, on repère les problèmes techniques et sur la base du débat engagé collectivement, on tente d’élaborer des solutions et d’établir quelques règles de décision. L’expression « tour de plaine » ramasse plusieurs dimensions du contexte : un lieu (le plein champ), un objet (les problèmes posés par la parcelle visitée), un but (faire le tour des observations, questions, pour tous les présents), un moment collectif. Ce recueil était construit en miroir de la situation habituelle, une douzaine d’agriculteurs adhérents d’un GDA (Groupe de développement agricole) se retrouvent à une date donnée sur une parcelle de l’un d’entre eux, suite à un problème, à un essai expérimental, à une alerte agricole, etc. Le conseiller doit animer ce moment d’échange, qui donne lieu à des questions multiples relevant tant des techniques agricoles, des pratiques culturales, des savoirs scientifiques, etc. Dans le contexte que nous avons présenté plus haut, son rôle d’animateur se double d’un rôle d’agent de changement au regard d’un objectif d’économie d’intrants. Cette observation a donné lieu à une auto-confrontation, puis à une instruction au sosie.

S’en distingue radicalement la seconde situation liant les enjeux et projets de l’appartenance des exploitants à Bassins d’Alimentation et de Captage (BAC) et leurs pratiques culturales. Les conseillers sont ici confrontés à une activité inhabituelle : engager un conseil avec des agriculteurs non volontaires sur une problématique de la réduction d’intrants dans le cadre d’un BAC[7]. De telles actions sont en développement compte tenu des enjeux pour les Chambres d’Agriculture d’être aux côtés des agriculteurs, à l’instar d’autres partenaires intéressés aux questions de la qualité de l’eau. Pour autant, les dirigeants de Chambre considèrent cette activité émergente comme une simple variation dans le conseil, donc aisément appropriable. Pour le conseiller, cependant, et faute de références, l’activité est nouvelle. Il n’en est qu’un acteur parmi d’autres et son action est peu cadrée. La situation observée par le chercheur n’obéit donc à aucune convention propre au métier.

Quatre conseillers ont été particulièrement suivis : deux d’entre eux (3 et 10 ans d’ancienneté) sont engagés dans des missions de conseil visant le respect de la réglementation sur des BAC; deux autres tentent de transformer leurs pratiques de conseil « conventionnel » (conseil sur le volume des doses et la nature des produits appliqués sur une parcelle donnée) en un conseil co-construit avec les agriculteurs (Cerf et al.; 2011). Pour chacune et chacun d’entre eux, deux situations au travail ont donc été observées. Ces situations font l’objet d’une auto-confrontation (Duboscq et Clot, 2010) et une instruction au sosie le complète, permettant l’analyse de ce qui, bien que perturbé, perdure entre deux situations différentes.

L’accent a donc été mis sur ce qui perturbe les situations de conseil. L’observation par chaque chercheur est suivie d’un questionnement invitant au travers d’une mise en récit à faire préciser : « Sur quoi faites-vous travailler les agriculteurs? » « Comment vous vous y prenez pour réduire les incertitudes dans l’action de conseil? »

À l’issue des actions de conseil conduites et observées, notre démarche s’est appuyée sur des entretiens conduits portant sur les changements de pratiques vécus par les conseillers concernés sur la base de la restitution des observations antécédentes. Par exemple, dans le cas du tour de plaine, l’entretien collectif avec les conseillers a mis en évidence que par delà les traits de surface (la saleté de la parcelle signalée par la présence d’adventices et de rejets de cultures antérieures), sont apparus des traits de structure comme « ce qu’on ne regarde jamais lorsqu’on sait d’avance ce qu’on va voir : une topographie de la parcelle, un sens des semis, une profondeur de labour, un historique de la parcelle… » C’est à ce propos que sont apparues les différences entre les conseillers sur les façons de regarder la parcelle.

L’échange avec le chercheur oriente alors une mise en récit ultérieure face au groupe de pairs. Il est demandé aux conseillers d’exposer selon une structure inspirée de l’analyse de l’activité : qu’a compris le conseiller de la situation et de ce qui lui est demandé? Quels sont les buts qu’il poursuit? Que tient-il pour vrai? Cette mise en récit pour le contexte agro-écologique, producteur de situations « perturbées » s’accompagne d’autres questions du type : qu’est-ce qui a perturbé l’action par rapport à ce que vous aviez prévu? Qu’avez-vous fait face à une perturbation ressentie?

Ces observations, ces échanges à propos de la conduite du conseil, constituent le matériel de notre étude. Il rassemble donc des verbatims (conseiller/agriculteur et/ou conseiller/groupe) et des images recueillies lors d’observations, qui font l’objet d’une analyse conjointe conseillers/chercheurs. Les échanges et débats ont eu pour support ce type de matériel, ainsi que des données collectées chemin faisant par les conseillers eux-mêmes, les analyses produites par les chercheurs sont finalement soumises aux conseillers dans différentes instances (formations, séminaires, etc.).

L’analyse rapportée ici s’appuie essentiellement sur les objets mobilisés et les objets débattus par les conseillers. Conformément à la proposition énoncée plus haut, l’enjeu est une saisie de l’agir en perspective, entendue comme investigation de l’expérience d’une part, et ouverture des possibles de la situation d’autre part.

2.4 Les résultats : la situation professionnelle entre invariance et perspective

Sur la base des instructions au sosie réalisées, des séquences de tour de plaine et d’entretien post-diagnostic BAC et des éléments antérieurement recueillis et rapportés par les acteurs mêmes, nous présentons ici trois points sur la situation.

2.4.1 Les éléments résultants de la pré-analyse : des décalages

Qu’est-ce qui différencie les contextes de conseil entre une injonction productiviste et un projet agro-écologique? Alors que dans le premier cas l’attention manifeste porte sur les itinéraires techniques (combinaison logique et ordonnée des techniques appliquées à une culture), l’objet sous-jacent du second est le système de cultures, entendu comme structurant « la nature des cultures, leur ordre de succession et les itinéraires techniques de chacune » (Sébillotte, 1990). L’activité de conseil changeant, le caractère professionnel de la situation est ainsi mis en question. C’est pour nous l’intérêt de ce contexte de conseil agricole, que cette interrogation portant sur ce qui différencie les situations et ce qui les maintient dans un même mouvement.

Tableau 1

L’analyse des tâches qui différencie les situations

L’analyse des tâches qui différencie les situations

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Ce tableau résume à grands traits ce qui différencie les tâches afférentes aux contextes de conseil. L’un, conventionnel, s’accommode de préconisations pré-pensées donc « procédurées »; l’autre, agro-écologique, suppose la production d’un raisonnement. C’est dans le passage de l’un à l’autre que l’enjeu de satisfaire à une situation professionnelle se pose pour les conseillers. C’est dans cet espace que se réélaborent les critères d’un maintien ou d’une création de ce qui rend la situation professionnelle.

Par delà la visée, conventionnelle ou agro-écologique, ces deux contextes se différencient par leurs caractéristiques, qui ne sont pas sans incidences sur les exigences de la tâche. Si nous repensons la catégorisation esquissée plus haut,

Tableau 2

Ce que partagent les deux situations et ce qu’appellent les contextes

Ce que partagent les deux situations et ce qu’appellent les contextes

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En le reprenant à la lumière des propositions de Samurçay et Rabardel (2005), Cerf et al. (2010) ont proposé les plans et variables communs à ces deux contextes, qui caractérisent la pratique de conseil agricole :

Figure 1

Plans de déploiement de l’activité de conseil agricole

Plans de déploiement de l’activité de conseil agricole

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Cette illustration des plans de déploiement de l’activité de conseil se réduit dans les analyses présentées ici du fait de nos données. Nous n’avons pas pu travailler avec les agriculteurs les bénéfices ressentis du conseil prodigué, pas plus que nous n’avons investigué les redéfinitions des prescriptions de la Chambre par les conseillers. Nous tenterons néanmoins d’en saisir chemin faisant les éventuelles conséquences, les mentions sur les objets travaillés dans l’interaction.

2.4.2 L’activité en situation perturbée : travailler avec des buts contradictoires

Le mouvement principal est ici le glissement de ce qui se passe ici et maintenant à ce qui fait situation. L’exemple rapporté ici a été ainsi mis au débat entre conseillers.

Lors de sa visite en exploitation post tour de plaine, le conseiller X[8] se cale sur les préoccupations exprimées par l’agriculteur A, au fur et à mesure de la conversation. Ce faisant, il aborde successivement l’amendement des sols, la rotation (culture, bilan énergétique, etc.), les adventices, l’irrigation, les traitements, etc. Nous présentons ci-dessous un seul extrait sur un choix de culture.

A : Avoine de printemps ou avoine d’hiver?
X : Je m’en fous. Avoine de printemps comme ça s’il gèle on est tranquille.
A : Parce que les gars là qu’est-ce qu’ils font là?
X : De l’avoine de printemps. Je te dis je m’en fous tu sais pourquoi? Parce que l’avoine j’en vois pas beaucoup geler, d’elle-même.
A : C’est vrai, ça gèle pas.
X : Non ça gèle pas tant que ça ou euh… et ça tu pourrais le semer, ouais même au 10 – 15 août ça gêne pas. Les pois, si ils fleurissent, on s’en fout, euh. Ah ou alors tu pourrais faire de l’orge de printemps, elle gèlerait plus facilement.
A : Ouais mais après si on revient avec de l’orge?
X : Ouais, non, non mais tu laisses… alors par contre, je vérifie quand même ce soit pas… non c’est pas dépressif par rapport au maïs. J’en ai vu faire. Donc ça, et puis ton inter culture, il faudrait si possible que tu la détruises mécaniquement. D’accord? T’as un rouleau?
A : Oui oui. J’ai toujours roulé ça, à l’hiver.
X : Donc rouleau, dès le 1er décembre si il gèle tu le roules, parce que le piégeage de l’azote et puis… enfin le rôle de la plante on l’a donc…
A : Et des fois mais là je pourrais des fois là au mois de… fin septembre, c’est gênant si je ne… ?
X : Non. T’iras pas le détruire?
(…)
X : Donc piétin-verse c’est pas à traiter, ben en tous les cas avec l’Apache, le maïs ce sera pas à faire…
A : De toute façon, moi j’ai toujours un peu de produit; quand t’en achètes en morte saison, tu peux même des fois aussi l’utiliser de l’autre côté.
X : Donc selon seuil… Ouais. Après la septo., que ce soit l’Apache, le maïs comme le Cap Horn, après on fera un traitement unique à dernière feuille étalée.
A : Et le produit tu t’en fous, ou tu me dis ce qu’il faut que je mette?
X : Ah non là tu vois on avait mis un demi-litre d’Opus à la dernière feuille.
A : Opus? Opus / [ ???] c’est bon?
X : Tu prendras le produit que tu fais sur le reste de la ferme. Sauf que si ailleurs tu fais deux traitements et ici qu’on en fait qu’un, on en mettra peut-être à dose un peu plus importante vu qu’on fera qu’un seul fongicide. (CAX3)

Extrait1 – La discussion d’une rotation : la perspective agro-écologique face aux attentes conventionnelles de l’agriculteur

Cet extrait nous montre un conseiller X, engagé dans l’interaction conforme au mandat de réduction d’intrants. À la suite de Mayen et Specogna (2005), on peut dire qu’il prend la parole pour dire ce que A a intérêt à faire, mais sans parvenir à quitter une posture prescriptive. La situation de conseil semble ainsi tenue par un système technico-pratique basé sur un référentiel normatif. De ce fait, chaque thème abordé est l’occasion d’une investigation débouchant rapidement sur une préconisation. Il s’en suit une succession d’objets de l’échange qui soulignent les hésitations entre une qualité de l’appui exprimée sous forme d’intérêt à faire et tenue de la relation interpersonnelle.

Un des problèmes soulevé est celui de la façon dont le conseiller fait exister la situation, en fonction du rôle qu’il pense devoir y jouer, de par sa fonction sociale. À bien y regarder, en effet, l’omniprésence du conseiller X, tant du point de son apport que de ses questions et interpellations, conduit inévitablement à une impossibilité : dépasser le modèle préconstruit de sa propre activité. La dimension d’appui technique reste la plus prégnante. Ainsi le conseiller utilise-t-il un « on », porteur d’une connivence souhaitée, mais pas forcément entendue.

Comme d’autres présentations et récits de moments de conseil, cet extrait souligne la difficulté à dépasser les impossibilités et impasses des pratiques de conseil conventionnel. Ici le conseiller reste celui qui sait par expertise sur un objet matériel. La production intégrée et son instillation dans la situation supposent d’autres solutions techniques, d’autres modes d’administration de preuve, auxquels le conseiller n’a pas recours. Les systèmes de culture en production intégrée, parce qu’ils sont encore peu documentés, donc incertains, réclament plus de compréhension, de délibérations et finalement d’engagement dans la décision.

Pour autant, selon les pairs à se prononcer, la situation de conseil structure plusieurs dimensions, professionnelles, également présentes dans le tour de plaine :

  • l’interaction conseiller/agriculteur, portée par une question, un problème, etc., dont l’exposé d’un topo par le conseiller est l’opération principale;

  • l’interaction entre pairs agriculteurs (même si le collègue n’est que virtuellement présent), fois fondant une appartenance plus ou moins lâche au métier, pèse sur la réception des propositions préconisations du conseiller;

  • le contexte prescriptif réglementaire et technique, qui rend saillants à l’instant t certains aspects du contexte pour en minimiser d’autres;

  • l’expérience de la conduite d’entretiens individuels ou collectifs (groupes d’agriculteurs);

  • le mandat donné au conseiller par la chambre d’agriculture pour délivrer un conseil, qui peut être une incitation.

Ainsi, des dimensions de la situation sont-elles retenues comme agissantes, bien que les conseillers hésitent sur le sens dans lequel les faire agir.

Pour le conseiller, le tour de plaine est enfin à la fois un lieu d’ostension de sa maîtrise d’un rôle d’une part (car il s’y expose) et d’autre part de sa connaissance des questions traitées. À ce titre, le tour de plaine, comme l’entretien personnalisé, apparaît comme un espace de mise à l’épreuve professionnelle, mais aussi personnelle, notamment pour les jeunes conseillers pour lesquels, il relève du rite initiatique.

2.4.3 Face à une situation désorientée : l’ouverture de l’enquête

Les conseillers cherchent à caractériser la situation au regard de l’activité qu’elle suscite chez les agriculteurs qui la vivent. Comme le propose Garetta (1999) reprenant Dewey (1933), les conseillers ouvrent une enquête auprès des agriculteurs et de leur environnement pour appréhender la situation.

Il en est ainsi du tour de plaine qui constitue une situation critique au vu du but du conseiller, et emblématique du point de vue du métier, tant elle semble satelliser les autres situations (élaboration et envoi de bulletins, conseils individuels). En tant que tel, chaque tour de plaine prend place dans un continuum plus global de conseil dont il est un moment pivot :

  • il s’inscrit dans une série de tours de plaine ordonnés au cycle saisonnier des cultures, selon les problèmes et questions à résoudre,

  • il s’agence avec les situations de conseils individuels égrenés entre les tours de plaine (« c’est des agriculteurs avec qui je travaille, donc qui adhèrent à un groupe de développement donc le nom des agriculteurs et le nombre est connu à l’avance et c’est des agriculteurs que je côtoie individuellement en dehors de ces tours de plaine c’est-à-dire que c’est des agriculteurs qui sont susceptibles de t’appeler quand ils ont besoin d’un avis technique sur une culture ou sur une intervention qu’ils ont à réaliser » CAY),

  • il s’articule avec une élaboration plus générale des questions à traiter, dont témoignent l’envoi régulier de bulletins (peu évoqués dans les entretiens) : « ça c’est des communications qui leur ont été envoyées il y a 15 jours, c’est des communications qu’ils ont chez eux; donc après, tu peux très bien leur dire Écoutez, nous, dans le bulletin, on préconise telle solution technique. Après tu peux très bien en avoir un qui va te dire moi j’ai baissé la dose. Ça a marché! C’est le genre de remarque qui peut être intéressante pour l’ensemble du groupe ». (CAY)

L’enquête qui passe alors par observation de consultations, à la ferme, montre que la situation n’est pas toujours définie, ni redéfinie au premier chef, mais qu’elle est interprétée, non en suivant une partition de grilles de lecture construites et instruites, mais dans une herméneutique ouverte, chemin faisant, à l’activité déployée.

En d’autres termes, l’objet de travail d’un professionnel ne porte pas seulement la marque du subjectif, mais résulte de la reconnaissance de signaux, d’indices, qui « font « situation. Il y a ici peu de redéfinition de la situation par le professionnel, mais plutôt une situation qui parle d’elle-même. Ainsi, la situation n’est pas donnée, mais fait l’objet comme le dit Dewey (1993) d’une enquête, entendue comme « schèmes d’opérations visant à résoudre des problèmes qui rompent (ou pourraient rompre) la continuité du conseil rendu ».

Cette situation, propre à l’enquête, se distingue pour une part de son expression première, sensible dans le cours de l’action : c’est à ce titre que selon nous, elle est professionnelle.

Dans le cas de l’entretien individuel avec un agriculteur concerné par un BAC, la situation du conseiller est subordonnée à celle de l’agriculteur, qu’on peut résumer ainsi : il n’est pas demandeur de conseil au nom d’un problème qu’il aurait reconnu par lui-même au sein de son exploitation et pour lequel il aurait besoin du conseiller. Il est d’abord affecté de l’extérieur par un problème - une nouvelle réglementation - qui ne répond pas à un problème agricole, mais à un problème social plus large auquel il peut en tant que consommateur d’eau et citoyen être aussi éventuellement sensible. Vu de l’extérieur, celui-ci rend problématique ses pratiques et installations. Il est ainsi requis pour penser son exploitation dans un ordre de réalité plus large qui met potentiellement en conflit son intérêt économique (à court terme au moins) avec l’intérêt social. Ce conflit d’intérêts peut le traverser lui-même. Quand bien même il refuserait de reconnaître ce problème, le conseil s’impose pour partie à lui, comme en témoigne la prise de RV problématique du conseiller avec l’agriculteur, symptomatique du degré de reconnaissance par l’agriculteur de ce changement de situation. Cette disposition d’un agriculteur affecté conditionne évidemment l’intervention du conseiller : elle est une dimension perturbante et donc agissante de la situation de conseil, avec laquelle il va devoir se débrouiller, marque du caractère professionnel de la situation.

La comparaison entre ces deux situations peut être éclairante. Dans le cas du tour de plaine, il y a un problème ou une question localisée dans la situation du ou des agriculteurs. Vu le moment de l’année et toute une série de variables (météo, état de la parcelle, densité du semis, etc.), que convient-il que je fasse sur cette parcelle? La question est celle que se pose plus ou moins l’agriculteur et il est volontaire pour prendre les conseils du conseiller pour en faire un usage à sa convenance. La question se situe dans le cadre de la situation professionnelle de l’agriculteur et elle-même se situe dans le cadre social d’une situation où il est demandé à l’agriculteur de produire une nourriture abondante à bas prix, donc dans des conditions de rentabilité maximum. La situation du conseiller trouve là son arène : il répond à une « commande » d’agriculteurs volontaires pour les aider à régler au fur et à mesure les questions qui se posent à eux. Les modulations du conseil, et son efficacité, concerneront alors le degré de raffinement avec lequel, il saura ou non faire du conseil une co-production, utilisant les ressources du groupe, de sorte à conduire chaque agriculteur à prendre une décision éclairée concernant ses propres cultures.

Tout est différent dans la situation de conseil en BAC, de par la position de l’agriculteur. Ce qui affecte ce dernier n’est pas une question concernant son activité professionnelle dans une situation à l’arène inchangée, mais :

  • une décision réglementaire, extérieure, modifie profondément l’arène en y injectant l’exigence sociale de respect de normes environnementales; cette exigence qui l’affecte lui revient comme conséquence de ses actes, de la façon dont son activité affecte d’autres groupes sociaux (pollution des nappes) et comme une dimension qui a pu lui rester étrangère (ainsi, CAZ le dit de façon très parlante : « il va être concerné par son exploitation qui est pas aux normes »),

  • proposant une aide pour appliquer cette décision, le conseiller met néanmoins en question la logique qui sous-tend les pratiques culturales de l’agriculteur. C’est donc toute la situation de l’agriculteur et de son exploitation qui est rendue problématique; « problématique » ici est d’ailleurs inapproprié, car dans un premier temps justement, le problème n’est même pas posé (il serait alors à moitié résolu) et on dira plutôt (Dewey) que la situation est « indéterminée, perturbée, troublée ». Elle ne va plus de soi au sens où l’action à entreprendre pour la transformer en situation de nouveau satisfaisante n’apparaît pas d’elle-même. Ce pourquoi, les réactions peuvent osciller entre le refus de voir le problème[9] (et donc de voir le conseiller), la paralysie, avec le sentiment que la situation est devenue impossible, bloquée[10], l’agitation (pester, tempêter, renvoyer le problème sur d’autres acteurs : la SNCF…[11]) et l’acceptation de voir le problème. C’est dire que la construction de cette acceptation constitue parfois la première tâche du conseiller.

En tout état de cause, une telle situation requiert une première activité d’enquête (déterminer le problème et lui trouver des solutions) avant toute autre action : « on va imaginer plusieurs enquêtes de suite ». Une situation professionnelle serait ainsi une situation faisant appel non seulement à l’action, mais à une intelligibilité de la situation dont l’enquête serait le moyen.

2.4.4 La situation professionnelle de conseil : fondations d’une reconnaissance de la situation

Il faut ici entendre reconnaissance à un double plan : celui que procurent les retrouvailles avec ce que l’on connaît déjà, qui, le cas échéant, permet une lecture de la situation rencontrée; celui qui donne la légitimité que procure le conseillé au conseiller.

Dans sa première acception, la situation professionnelle est représentée, sinon modélisée. Savoyant et Pastré en désignent la structure comme modèle cognitif de la situation (Pastré, 2004), au sens où cette dernière est « ramassée » dans ce qui est à comprendre de la situation et qui est peu ou prou partagé par les professionnels. Cette expression en deux mots - modèle cognitif - traduit ce qui est mobilisé pour faire au mieux dans une situation (par exemple, des relations entre des états et les propriétés de ces relations…). Fruit d’un travail d’élucidation relevant d’un patrimoine partagé, ce modèle est susceptible d’être repris dans des « outils institués « pour apprendre (référentiels, simulateurs,…). Ainsi, chez les conseillers, le modèle cognitif du tour de plaine repose-t-il sur un problème supporté par une procédure, dans laquelle un « topo exposé » reposant sur un équilibre : « connaître son sujet » et « tenir le groupe ». Ainsi précisé, un tel modèle est au fondement de l’activité des professionnels, étiré en de multiples variantes que Savoyant (2006) désigne comme modèles opératifs propres à chaque acteur. Ce qui relie ces deux modèles, c’est la conceptualisation de la situation, générique dans le premier modèle, singulière dans le second. C’est la confrontation itérative de l’un à l’autre qui actualiserait les connaissances de la situation.

Dans une seconde acception, la situation est professionnelle, car elle est une instance de reconnaissance (ou non) de la place occupée par le conseiller aux yeux du groupe d’adhérents. Pour ce dernier et par delà une expérience acquise, une connaissance personnalisée des individus comme du groupe, chaque nouvelle saison suppose de se soumettre à une épreuve de légitimité (Thévenot, 1999), quant à la pertinence des problèmes construits et posés avec les adhérents d’une part, et d’autre part de la cohérence des réponses construites et du suivi de mise en oeuvre assuré. La reconnaissance se fonde pour partie sur la fiabilité des connaissances techniques, laquelle dénote de la part du conseiller une capacité à mettre ses préconisations en perspective de chaque contexte des exploitants adhérents. La qualité de ses prises d’information doit en d’autres termes, lui permettre d’identifier ce qu’il faut « sentir », arriver à savoir, qui sert au guidage de l’activité d’animation :

L’intérêt c’est qu’à travers la question que l’un pose, ça fasse éventuellement tilt pour un autre, pour les autres, pour savoir s’ils ont les mêmes niveaux de préoccupations

CAY

Pour y parvenir, tout conseiller redéfinit sa tâche dans le cadre du Tour de Plaine, par exemple :

Et tu lances le débat, tu penses surtout à bien capter tout ce qu’ils vont nous dire (…) il faut que tu essaies de sentir s’ils sont préoccupés de ne pas avoir semé ou pas (…) Il faudra surtout que tu essaies, en les faisant échanger, de savoir si certains sont vraiment décalés par rapport à cette norme-là (…) (mais t’es aussi le déclencheur d’échanges pour mesurer aussi la perception que eux, ils ont des cultures.

CAY

En d’autres termes, la situation devient professionnelle quand les opérations de conseil passent du statut d’élaboration à celui d’orientation (Savoyant, 1979). Ce glissement de statut repose selon nous sur un double processus, bien visible dans les entretiens : la renormalisation des dimensions du conseil en une situation dans laquelle on peut faire fonctionner les règles (par exemple, mixer les mêmes ingrédients : itinéraires techniques, assolements, biodiversité, rotations); la resingularisation pour que, malgré les blocages multiples liés à des empêchements, des résistances, une méconnaissance, un conseil fondé puisse être produit et entendu par les agriculteurs adhérents.

Enfin, ce qui rend la situation professionnelle, c’est sa fonction de médiation entre les professionnels du conseil. Le conseiller identifie les traits saillants d’un contexte, qui à ses yeux font situation, par delà la subjectivité de l’agriculteur. La situation productive d’un conseil apparaît ainsi comme le fruit d’une expérience vécue, que l’activité d’échange, de débat, traduit et recompose par une activité constructive partagée. Dans cet esprit, la situation initiale est instrument de la situation de médiation entre les deux protagonistes (Rabardel, 2001).

3. La « situation professionnelle », objet scientifique?

La situation professionnelle, comme la situation de travail, ne livre donc pas une substance d’emblée. Elle se saisirait au travers des processus qui la qualifient, plus que dans une ontologie. C’est dans une perspective épistémologique des modalités (conditions, etc.) du passage de la « situation professionnelle » du statut de notion à celui d’objet scientifique que nous l’abordons ici.

Questionner le statut d’objet scientifique de la situation professionnelle invite à souligner les points qui y contribuent sur plusieurs plans.

  • L’espace des recherches construit à partir d’un ensemble d’observations, sans vérification expérimentale possible, et reposant sur l’observation et l’analyse de sous-objets composant les situations de conseil.

  • L’espace notionnel et théorique, dont les concepts sont travaillés pour lui donner une consistance hors de l’empirie, travaillée dans sa construction et par la discussion des objections; dans l’exemple du conseil en changement, à visée agro-écologique.

  • L’espace des pratiques concrètes des acteurs, des faits constatés et travaillés avec des outils de pensée, qui ne relèvent pas spécifiquement de la recherche, mais dont l’usage appelle à constituer cet objet dans cet autre cadre.

C’est dans ces différents plans et de leur jonction débattue que la situation professionnelle peut apparaître en tant qu’objet scientifique. Nous avons avancé l’idée qu’une situation professionnelle moins comme un donné qu’un construit, notamment en perspective[12] (Wisniewski, op. cit.) construite selon (et parfois avec) autrui, progressivement équipée (Vinck, 2009) et qui prend consistance dans l’action mise en oeuvre.

3.1 Contribution à l’objet situation professionnelle par l’investigation théorique

Ce que nous apprend l’étude présentée plus haut nous rappelle d’abord que la situation est qualifiée de professionnelle au sein d’une arène d’habiletés (Dodier, 1995). En d’autres termes, la situation est inqualifiable sans l’action d’un acteur qui y agit devant des autruis significatifs (Mead, 1962). Ainsi, les situations de travail rapportées par les conseillers et les chercheurs ne deviennent « professionnelles » que par les délibérations auxquelles elles donnent lieu dans les instances d’échange.

Ainsi, toute situation professionnelle résulte d’opérations d’attributions qui entretiennent un lien problématique avec une situation de référence. Ces opérations d’attribution se construisent dans un espace plus ou moins public dans lequel s’établit un accord sur les critères qui permettent de reconnaître des façons de s’y prendre (prenant appui le cas échéant sur des pragmatisations) (Pastré, 2011). Ainsi trouvera-t-on dans ce qui fonde un tel accord la notion de risque maximum acceptable pour modifier son système de cultures, par celles et ceux qui s’y confrontent. Pour autant, l’accord n’est que rarement définitif, mais au contraire en permanent ajustement.

Pour participer d’une désignation qui permet la reconnaissance des critères, ces opérations d’attributions doivent peu ou prou être publiques. De proche en proche, la spontanéité, l’improvisation dans la situation et dans la reprise du rôle de l’autre significatif fait place à la norme et à la règle. Et appréhender la situation se réalise par l’intermédiaire de l’assimilation et de l’intégration de normes et règles, propres à l’action professionnelle, qui sont prescrites pour tous les individus concernés.

Ainsi, dans une visée plus anthropologique peut-on décrire l’idée de perspective comme ouvrant le passage d’une situation singulière en référence à un autrui significatif à une situation professionnelle en référence à un autrui généralisé (Mead, 2006 : 202), sur la base des intentions et significations que les acteurs attribuent à leurs gestes et à leurs comportements respectifs. Ces attributions ne sont donc pas en apesanteur. Elles s’appuient au contraire sur des éléments d’ancrage[13] (Goffman, 1991 : 287), qu’on rassemble ainsi :

  • l’établissement d’une gradation des résultats produits qui distingue les professionnels qui s’y engagent,

  • la ratification des résultats de l’action, comme témoins d’une lecture ad hoc de la situation professionnelle,

  • un langage dans et avec lequel se construit l’interprétation de la situation, révélateur d’une expérience et d’un engagement dans le monde (Putnam, 1984).

La situation professionnelle se lirait donc non comme un concept ou un contenu simple (quand bien même elle ne peut s’énoncer indépendamment de cadres conceptuels), mais dans la signification parfois multiple, toujours construite dans l’interaction. Elle serait donc le fruit d’une sémantique de l’action énoncée à partir d’un ensemble de dimensions qui contribuent à la reconnaissance de critères antérieurement établis. Dans ce cas la situation professionnelle est un « objet placé devant » le sujet connaissant.

3.2 Contribution de l’étude à une définition de la situation professionnelle

Dans les relations de service (Cerf et Falzon, 2005) comme le conseil agricole, ce couplage s’avère assez incertain, dans la mesure où le changement de finalité opacifie la situation : l’activité peut être dirigée soit vers un objet structurant, soit vers la relation à autrui ou encore vers soi-même (Clot, op. cit.). En d’autres termes, on ne peut fonder la situation professionnelle sur une conceptualisation stable, plus ou moins rapidement élaborée pour prendre en compte la baisse des intrants (Cerf, Guillot et Olry, 2010). Or être en mesure de conceptualiser les situations de production intégrée pourrait permettre de construire une conceptualisation susceptible d’orienter un conseil afférent. La difficulté est d’accéder à une forme d’invariance qui permet de savoir quoi faire, alors même que les règles sont impuissantes ou qu’il n’y a plus de règles du tout.

Nous ne prenons pas plus le parti de considérer la situation comme ce qui se présente à un sujet, s’offre à la pensée, qui serait distinct de l’acte de représentation ou du sentiment (donc du sujet), c’est-à-dire aussi bien le percept, l’image, l’idée, que l’objet externe. C’est pour dépasser cette distinction externe/interne que nous prenons appui sur la proposition de Barbier (2000) distinguant la sémantique de l’action à la sémantique de l’intelligibilité de l’action. Et pour passer du constat à sa dynamique, que nous recourons à la notion de perspective qui nous permet de penser le rapport entre ce qui doit être fait et ce qui est la voie pour faire. Cette notion intentionnellement générale permet d’articuler les différents plans évoqués plus haut autour d’une invariance qui, cette fois, n’est plus celle de l’action, mais des structures invariantes de son intelligibilité. Ces articulations expriment un déplacement en trois décalages.

Une première articulation dans le cas des conseillers porte sur les propriétés stables et invariantes « des corrélations intersubjectives qui, du fait qu’elles sont identiques à celles de la corrélation égologique, peuvent rendre compte de la permanence, de l’objectivité, de l’indépendance d’un monde physique et social pour toute intentionnalité humaine, et permettre en particulier de juger de la vérité ou de la fausseté de nos phrases d’action intentionnelle » (Pharo, 1993 : 51). Si les conseillers sont en effet déboussolés par les nouvelles injonctions, ils remobilisent toutefois les règles d’action propres à l’intersubjectivité de la situation de conseil, marque de la reconnaissance d’une situation professionnelle (qu’ils y rencontrent succès ou échec importe peu ici).

Une deuxième articulation se fonde sur la notion de « situation de gestion », reprise par Girin (1990) des travaux en sociologie interactionniste et adaptée à l’analyse des organisations. Pour lui, « une situation de gestion seprésente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir,dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » (Girin 1990 : 142). Ici, conseillers et agriculteurs sont directement concernés par le jugement. Comme dans le cas des BAC, d’autres protagonistes (agence de l’eau, coopératives, etc.) interviennent dans la situation et jouent un rôle dans la réalisation de l’activité, sans pour autant être des acteurs de la situation. Dans ces nouveaux contextes (Grenelle), l’action de chacun n’est pas obligatoirement rationnelle en finalité (Weber), mais peut être liée à une position coercitive ou normative. Les rencontres peuvent se faire dans un espace physique donné (une cuisine de ferme, un abribus, une parcelle cultivée, une salle de réunion…), mais peuvent également être médiatisées (avertissements agricoles, bulletins, téléphone, sms, etc.). Le temps est celui du calendrier, mais aussi de la météo, de l’agenda, de l’échéance. Le résultat est un produit de l’activité : il est jugé au terme du délai imparti à la réalisation de l’activité (un rendement, une marge, un volume, une mesure, etc.). Enfin, le jugement du résultat est le fait d’une instance extérieure, ce qui dans notre travail pose la question de savoir qui juge (la direction de la Chambre d’Agriculture? L’adhérent?). L’intérêt de penser la situation professionnelle comme une situation de gestion, c’est que cette dernière est proposée comme « une réaction collective à un impératif » (Girin, 1990 : 144). Elle traduit en outre une réalité de l’exercice des emplois, au sein desquels les situations de gestion sont nombreuses, emboîtées, sécantes et mobilisent les mêmes acteurs dans des espaces différents. En allant plus avant, les circonstances et la nature d’un événement révèlent un périmètre du collectif concerné qui varie en fonction des caractéristiques de la situation. Cela nous semble aujourd’hui une caractéristique d’une situation professionnelle.

Enfin, une troisième articulation fait retour sur ce que Savoyant et Mayen (1999) avaient souligné dans une étude sur les aiguilleurs des chemins de fer. La prescription, comme représentation antérieure de ce qui est à faire en situation, est une ressource pour l’action présente. Comme plusieurs auteurs l’ont montré, il y a ainsi un certain paradoxe à se confronter au changement en réactivant, face à une situation complexe, des pratiques installées. Selon nous, ce paradoxe n’est qu’apparent. Ces pratiques familières permettent une grande disponibilité à l’enquête, elle-même sollicitant les invariants de l’inter-subjectivité. Par delà, mais orienté par les formats habituels de sa relation à/aux agriculteur(s) - l’invariance -, tout conseiller agricole est en situation non de se mettre à la place de ce dernier, mais à prendre en compte la perspective qui est la sienne.

Si la situation professionnelle est un objet-frontière, c’est à ce triple titre qu’elle le serait selon nous : entre situation d’action et situation de gestion, entre invariance et perspective, entre ressource et disponibilité.

3.3 Une perspective progressivement équipée : les acteurs et leurs pratiques

À ce stade, l’objet situation professionnelle est proposé comme espace intermédiaire. Peut-on « équiper » (Vinck et Trompette, 2009) cette distance, notamment par les questions qui feraient de cet objet un objet scientifique?

Dans une psychologie ergonomique appliquée à l’action de conseil, la notion de situation fait couple avec l’activité qui l’actualise, et donne à comprendre le sens de cette dernière. À ce titre, et à première vue, il paraît difficile de parler de situation en dehors de l’activité qui la convoque. Les propositions faites plus haut conduisent à soumettre à révision une approche de l’activité en psychologie ergonomique. Dans l’acception de Leplat (1997), on comprend l’activité dans un modèle de double régulation. Il nous semble qu’une régulation première peut être soumise à l’étude, lorsqu’on s’intéresse à la façon dont les acteurs transigent avec un déjà-là des situations.

Figure 2

Une proposition de triple régulation de l’activité

Une proposition de triple régulation de l’activité

-> Voir la liste des figures

L’angle adopté dans l’étude sur les conseillers se traduit dans le couple activité/situation en considérant que c’est en analysant les manières de pratiquer le conseil que l’on se trouverait à même non seulement de comprendre le changement en cours, mais également de l’expliquer. Nous y substituons un couple activité/situation professionnelle, qui permet, notamment dans un cadre « en changement », de ne pas supposer une activité dégagée des conditions de son émergence. Il s’agit d’une interrogation épistémologique qui ouvre une piste de recherches pluri-disciplinaires.

Cette proposition questionne en outre la temporalité dans la prise en compte de la valence « professionnelle » de la situation. Les travaux sur les professions (Bourdoncle, 1994, Dubar et Tripier, 2000, par exemple) insistent sur l’inscription de l’exercice d’un emploi dans une durée sociale, inscrite dans un monde de références.

Ainsi, malgré tout l’intérêt d’étudier un secteur en changement, nous proposons dans notre exemple de donner à la situation un statut de passerelle entre conseillers agricoles, constituant, en le renouvelant, un patrimoine de règles d’action et d’intervention propres au conseil en production intégrée. Le statut de la situation s’enrichit alors d’une dimension historique et sociale constitutive du métier de conseil, qui le pose en ressource possible de l’exercice et du développement de compétences des conseillers. L’interrogation est ici pour nous théorique, dans une prise en compte du collectif dans l’activité.

Enfin, notre proposition de triple régulation replace ses sources institutionnelle et organisationnelle au coeur de l’activité et leurs contradictions éventuelles. En d’autres termes, la mise en oeuvre de son activité est aussi mise en perspective pour clarifier les manières de penser une situation, tant du point de vue d’un conseiller agricole, directement concerné, que de celui d’un agriculteur, plutôt dépendant de ce professionnel. Une vision contradictoire, armée par une étude des dispositifs personnels mis en oeuvre dans la rencontre des situations professionnelles, permettrait le partage tant de ce qui en fait la réussite que les incidents, les erreurs, mais surtout les imprévus et les impensés. À ce titre, penser en amont qui fait situation professionnelle est aussi l’occasion d’éprouver au sein même des pratiques les moyens d’assistance, les supports et outils, bref, un dispositif collectivement produit pour soutenir cette lecture.

Apparaissant au premier abord comme obstacles à la constitution de la situation professionnelle, ces pistes nous semblent constituer des thèmes de travaux futurs ouvrant à la constituer en objet scientifique.

Conclusion

Dans cette contribution, nous avons d’abord exposé la façon dominante d’aborder les situations dans notre courant théorique de référence, la psychologie ergonomique appliquée à la formation professionnelle des adultes, et souligné son incapacité à se saisir de la notion de situation professionnelle.

Les débats de normes et le questionnement des règles d’action appliqués à un conseil agricole prenant de nouveaux repères dans un contexte de décalages amenés par les impératifs agro-environnementaux nous a semblé un terrain propice pour saisir les implications d’attribuer la qualification de professionnelle aux situations. Il en ressort que cette qualification s’inscrirait dans une tension entre invariance et perspective, que l’on peut considérer comme deux régimes de l’activité (Olry, 2008) des conseillers, que caractérisent les transactions entre sujets, l’activité face à la survenue d’événements et le mouvement d’adaptation posturale qu’ils appellent. Ces deux régimes agissent en forces de rappel réciproques quant à l’activité déployée par les conseillers d’orientation, d’enquête, face à des situations perturbées. Nous avons documenté ces régimes en précisant « l’équipement » de chacun d’eux.

Sur cette base, nous proposons trois pistes d’étude pour des recherches ultérieures qui ouvrent à la prise en compte de la situation professionnelle comme objet scientifique. La première, épistémologique, dans le cadre de la psychologie ergonomique qui interroge le statut de la situation, qualifiée de professionnelle, dans le couple qu’elle forme avec l’activité. La deuxième, théorique, questionne le rapport de l’activité à une situation inscrite dans la durée propre à une culture du travail. La troisième porte sur les objets de l’analyse susceptibles d’éclairer la fondation de la situation professionnelle comme objet scientifique, notamment en donnant toute sa place à l’historicité des situations.