Corps de l’article

Introduction

1. Transposer les apports de l’analyse du travail pour l’analyse de l’activité des enseignants

De nombreux travaux de recherche présentent un apport heuristique quant à la compréhension de l’activité enseignante menée avec des instruments. Dessus et al. (2008), par exemple, établissent une catégorisation des aide-mémoire mobilisés dans l’activité de classe des enseignants, en montrant comment ces aide-mémoire remplissent certaines fonctions, « en tant que ressources et interfaces qui facilitent autant ses actions que sa perception de l’environnement », notamment pour certains aide-mémoire en intervenant en tant qu’objets intermédiaires entre les enseignants et les élèves. D’autres travaux de recherche se réfèrent davantage à des didactiques disciplinaires, en mobilisant éventuellement d’autres concepts, tels que la dialectique outil-objet chez Douady (1984), originellement initiée en didactique des mathématiques, ou encore la notion d’outil cognitif opératif empruntée au champ de l’ergonomie (Rogalski & Durey, 2003) ou encore d’artefact cognitif (Norman, 1993 ; Dessus, 2004 ; Dessus et al., 2008). Si ces études considèrent l’aspect cognitif de l’activité, elles en envisagent en revanche assez peu la dimension développementale. En effet, elles ne s’appuient pas directement sur l’approche instrumentale de Rabardel (1995), qui permet notamment de comprendre comment une genèse instrumentale se constitue chez les sujets en situation d’activité, quand ils transforment des artefacts en instruments, c’est-à-dire quand ils les incorporent à leur structure d’action pour les mobiliser en situation.

D’autres travaux sont au contraire directement inspirés de l’approche instrumentale. Certains d’entre eux relèvent des champs issus de l’analyse du travail ou des activités techniques. Ces travaux ont permis des apports intéressants pour mettre au jour l’activité enseignante instrumentée, allant parfois jusqu’à repérer des genèses instrumentales chez ces derniers (Saujat, 2000 ; Juliers, 2003). D’autres travaux encore restent proches de l’approche de Rabardel en ce qu’ils considèrent le caractère culturel des instruments, ou encore les oeuvres collectives des communautés de travail, par exemple à partir des apports de Meyerson (1948/1995) comme le propose l’apport déployé par Amigues (2009). Ce dernier considère par exemple l’artefact prescriptif comme possible ressource pour l’action, en prenant en compte les apports des communautés de travail, à l’instar de travaux plus récents chez Rabardel (2005, 2007), qui cherchent à monter la « mise en patrimoine » des ressources effectuée au sein des communautés professionnelles.

Cependant, il est à noter, qu’à notre connaissance, aucun de ces travaux n’a cherché à examiner les systèmes d’instruments (Rabardel & Bourmaud, 2005 ; Bourmaud, 2006) mis en oeuvre par les acteurs de la formation et de l’éducation en situation d’activité instrumentée.

Il est intéressant de noter que si des travaux, issus du champ de l’ergonomie et/ou de la psychologie ergonomique de Leplat (1997) ou encore de la clinique de l’activité (Clot et al. 2001, Clot, 2008), voire du paradigme du cours d’action (Thereau, 1992), ont pu nourrir les analyses de l’activité enseignante (Durand, 1996 ; Rogalski, 2003) depuis quelques années, la didactique professionnelle de l’enseignement est toutefois plus récente (Vinatier, 2009), alors même que des injonctions à la réflexivité des professionnels de l’éducation était mentionné depuis longtemps et s’objectivaient dans les analyses de pratiques. Notons que ces dernières diffèrent de par leurs méthodes et leurs ancrages théoriques de l’analyse de l’activité.

À partir d’une première étude réalisée dans le secteur de l’industrie, articulant champs issus de l’ergonomie et didactique professionnelle, relative aux conceptualisations des chargés de sécurité en entreprises (Munoz, 2003, 2007), dit aussi « fonctionnels sécurité » d’après le terme de Jézéquel (1999), nous avons pu considérer la réglementation comme un instrument (Munoz & Bourmaud, 2007), dont nous rappellerons les principaux apports. En nous appuyant sur les données de cette même étude, nous proposons ici de nous intéresser plus spécifiquement aux systèmes d’instruments des acteurs, afin de voir comment cette approche peut devenir heuristique en ce qui concerne le questionnement de l’activité enseignante.

Après avoir synthétisé les apports et les limites des travaux de l’analyse de l’activité instrumentée des enseignants (2), nous exposons le cadre théorique qui nous mobilise prompte à saisir les ressources du sujet pour son développement (3). Nous montrons ensuite comment l’activité des chargés de sécurité en entreprise relève d’un processus de « pragmatisation de la réglementation », réglementation qui est dès lors constituée comme un instrument et s’appuie sur un système d’instruments (4). Enfin, au sein d’une partie conclusive, nous discuterons de l’opportunité pour la formation des enseignants d’analyser les systèmes d’instruments, en en esquissant une possible piste (5).

2. Une limite des travaux sur l’activité instrumentée des enseignants

2.1 Quelques apports des travaux sur l’activité instrumentée des enseignants

Nous pouvons distinguer les travaux liés à l’approche instrumentale de Rabardel (1995) de ceux en rapport avec d’autres approches conceptuelles.

Un ensemble de travaux s’appuie sur l’approche instrumentale de Rabardel pour comprendre quelles peuvent être les ressources essentiellement didactiques, mais pas seulement, mobilisées par les acteurs des situations d’enseignement-apprentissage, côté élève ou côté enseignant. Ces travaux sont issus, pour la plupart, soit du champ de la didactique des mathématiques, soit du champ de la didactique des savoirs techniques, et notamment des savoirs informatiques, et s’intéressent essentiellement aux ressources didactiques mobilisées par les acteurs (Trouche, 2004). Leur objectif est, par exemple, de comprendre comment ces acteurs parviennent à se constituer un « milieu didactique » (Margolinas, 1995), propice à déployer leur activité d’enseignement apprentissage. D’autres auteurs, toujours inspirés de l’approche instrumentale de Rabardel, cherchent à décrire finement les genèses instrumentales déployées au sein de l’activité enseignante, par exemple du point de vue du sujet, par la reconception d’outils formels institutionnalisés ou même par un usage informel de ces outils, créant parfois des catachrèses, qui « tordent » les outils afin de permettre au sujet de sortir des contraintes qui « tordent » son activité (Saujat, 2000) ou en leur allouant de multiples fonctions, soulageant alors l’activité de l’enseignant (Juliers, 2003).

D’autres travaux de recherche peuvent renvoyer à d’autres paradigmes que celui de Rabardel[1]. Certains se réfèrent, par exemple, à la notion d’artefact cognitif de Norman (1993), ou encore à partir de la distinction entre outils et instruments élaborée par Simondon (1958/1989)[2], d’autres ont même cherché à comprendre, parmi les ressources des acteurs en situation d’éducation, celles qui relevaient plus particulièrement d’outils cognitifs (Dessus, 2004). Comme nous l’avons vu, ce dernier auteur a coordonné une recherche (Dessus etal., 2008), où il s’agissait de repérer les types et les fonctions des aide-mémoire élaborés dans les classes d’enseignants d’écoles primaires en vue d’en proposer une première typologie, dans le cadre d’un paradigme définissant l’enseignement en tant que supervision et contrôle d’un environnement dynamique, selon Rogalski (2003), à partir des travaux de Hoc (2004). Ils en arrivent à distinguer, à partir de Simondon, les outils pour l’action versus les instruments pour percevoir l’environnement. Ils ajoutent à cette dichotomie, une troisième catégorie définissant certains aide-mémoire comme objets intermédiaires, intervenant comme médiateurs entre l’enseignant et les élèves, à partir à la fois de l’approche de Vygotski (1930/1985) et de celle de Jeantet (1998).

2.2 Quelle limite ?

La principale limite de l’ensemble de ces recherches relève du fait qu’elles ne mobilisent pas la notion de systèmes d’instruments. Repérer la présence des caractéristiques des systèmes d’instruments précédemment présentées (Bourmaud, 2006) dans l’activité instrumentée des sujets peut permettre d’en établir une première analyse. C’est ce que nous allons d’ailleurs proposer à partir de nos premiers résultats. Mais auparavant, il apparaît nécessaire de définir le cadre théorique qui anime notre réflexion, à partir d’une question importante : celle des ressources pour le développement du sujet.

3 Quelles ressources pour le développement du sujet humain ?

Nous posons ici la question de savoir à quelles ressources peuvent recourir les humains pour leur développement. Pour mieux présenter notre pensée, nous proposons de distinguer deux types de ressources : des ressources internes de types « opératoires » et des ressources externes plus « culturelles ». Cette distinction s’ancre dans notre position épistémologique. Cette dernière s’ancre dans le courant théorique relatif à la conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996), issu de la psychologie cognitive du développement. Ce courant, dont s’est dotée la didactique professionnelle, s’enracine essentiellement dans l’oeuvre et la pensée de deux grands psychologues : Piaget et Vygotski (Vergnaud, 1981, 1987, 1999 b). Leurs deux approches s’intéressent au développement humain selon deux points de vue que l’on pourrait différencier en les qualifiant respectivement d’opératoire pour Piaget et de culturel pour Vygotski.

Au sein d’une approche plus globale, il peut être possible de considérer l’ensemble des interactions de l’homme avec des entités (les objets du monde, les autres sujets, les artefacts, les situations et les communautés) pouvant permettre son développement, englobant ainsi les deux points de vue (Bruno & Munoz, 2010).

Dans le propos qui va suivre, nous tenons à considérer que l’approche instrumentale de Rabardel (1995) s’inscrit dans ce double paradigme. Il a basé, en effet, son approche instrumentale sur des concepts de ces deux grands auteurs, à la fois à partir de la méthode instrumentale de Vygotski (1930) qui l’a directement inspirée, et de celle de schème chez Piaget (1936), reprise à Vergnaud (1985, 2007). En outre, nous posons d’emblée avec Vidal-Gomel (2002), Rabardel et Bourmaud (2005) et Bourmaud (2006), en extension de Rabardel (1995), que les opérateurs se constituent des systèmes d’instruments cohérents, même si les instruments qui les constituent se révèlent de nature hétérogène : interne et externe au sujet, symbolique et matériel. C’est de cette première distinction des ressources que nous présenterons notre approche.

3.1 Les ressources internes du sujet 

Si nous reconnaissons comme pertinent ce qu’avance Piaget au fondement de son modèle interactionniste, basé sur l’adaptation du sujet avec le réel (réduit somme toute le plus souvent à un ensemble d’objets et de phénomènes), à savoir que « c’est en s’adaptant aux choses que la pensée s’organise et c’est en s’organisant elle-même qu’elle structure les choses » (Piaget, 1936, p. 14), alors il s’agit de prendre en considération les développements apportés par Vergnaud (1996), qui à sa suite expose que la conceptualisation prend sa source au fonds de l’action. Ainsi, l’action construirait-elle génétiquement la conceptualisation, notamment à partir des schèmes, c’est-à-dire de l’organisation des coordinations des actions devenues opérations que le sujet a pu se constituer au cours de son expérience, essentiellement sensori-motrice chez le bébé puis également représentationnelle et conceptuelle par la suite, lors des situations auxquelles il a été confronté. Le caractère opératoire de l’action permettrait déjà chez le bébé de construire des premiers invariants (tels que l’objet permanent pour citer le plus important) qui constitueront les prémisses de la connaissance. Ces concepts en acte, que l’on peut considérer d’un certain point de vue comme des concepts quotidiens selon l’approche vygotskienne, peuvent être impactés au regard des concepts scientifiques, et transformer également ces derniers en retour. Rappelons que Vergnaud (1999 b, 2000) tente d’articuler son approche piagétienne avec les apports de Vygotski (1934/1997). Les sujets, de manière implicite, dans l’organisation de leur action, déploieraient des savoirs d’actions, tels que les théorèmes en acte qui constituent des « propositions tenues pour vraies sur le réel » (Vergnaud, 1996). C’est ce que Vergnaud (1999) classe sous la bannière de la forme opératoire de la connaissance qu’il distingue de sa forme prédicative, relevant d’une explicitation de la connaissance. Parmi ces invariants mobilisés par le sujet pour agir sur le réel, il s’avère que certains semblent décisifs pour la maîtrise de situations professionnelles par les experts, en ce qu’ils constituent des organisateurs de l’activité, que Pastré appelle des concepts pragmatiques, dont le rôle est central dans la structure conceptuelle d’une situation (Pastré, 1999).

3.2 Les ressources externes du sujet 

D’autres ressources externes au sujet (du moins au début, si l’on se réfère au temps du développement et au fait que le sujet peut apprendre de ces ressources) constituent justement des occasions de développement.

Concernant la forme prédicative de la connaissance du point de vue de Vergnaud (1999), il est aisé d’y inclure les savoirs savants d’ordre scientifique et technique, ainsi que les savoirs sociaux de référence (Martinand, 1989) ; ce qui relève de ce qui est plus communément appelé la « théorie » ou plus exactement les théories. Théories, auxquelles il s’agit également d’inclure les savoirs « opératoires » qui ne relèvent plus de la forme opératoire de la connaissance, en ce qu’ils ont pu être énoncés et formalisés, et transformés en tant que procédures ou recommandations, voire en algorithmes, moins adaptatifs que les schèmes plus vivants, pouvant alors relever en partie de ce que les ergonomes nomment la « prescription », même si la prescription peut aussi être source de développement (Amigues, 2009), comme nous l’avons montré par ailleurs (Villeret & Munoz, 2012).

D’autre part, les formes prédicatives ou explicitées de la connaissance peuvent également faire l’objet d’échanges entre professionnels d’une même communauté de travail, telles que les « concepts pragmatiques » chez Pastré (1997) ou les éléments de « genre professionnel » chez Clot (2002, 2008). Ces formes constituent aussi, bien que très probablement pas du tout au même titre que les prescriptions (basées, mais non exclusivement aussi sur des théories), des ressources pour l’action (Amigues, 2009), et donc potentiellement des instruments pour le développement du sujet en situation.

C’est dans le cadre de la conceptualisation dans l’action que se situent nos travaux. Mais c’est également de ce cadre, articulé pareillement à celui de Vygotski (1930/1985) que Rabardel s’est inspiré, pour nourrir son approche instrumentale de l’activité humaine. Il s’agit de s’y intéresser au développement du sujet, notamment de son pouvoir d’agir sur les situations, notamment par la mobilisation de ressources externes (Rabardel, 2005, 2007), ressources externes au sujet liées à des artefacts.

3.3 Point de vue instrumental et système d’instruments

La notion de système d’instruments prend sa source dans l’approche instrumentale de Rabardel.

Dans son approche instrumentale de l’activité humaine d’origine, Rabardel (1995) propose une définition psychologique de la notion d’instrument, qui « n’est pas seulement une partie du monde externe au sujet, un donné disponible pour être associé à l’action [….] Il est aussi construction, production du sujet » (Rabardel, 1995, p. 118). Dès 1985, Rabardel et Vérillon développent le modèle de situations d’activités instrumentées, où sont pris en compte les instruments en situation à partir d’un système triangulaire Sujet/Instrument/Objet, avec : 1 — pour sujet, l’utilisateur, l’opérateur, le travailleur ou l’agent ; 2— pour instrument, un ensemble d’outils, de machines, d’ustensiles, de produits qui interviennent comme intermédiaires entre le sujet et l’objet (sur lequel on agit) ; et enfin 3 — l’objet (vers lequel l’action est dirigée), comme une machine, un autre sujet, etc., en s’inspirant de l’approche de Vygotski (1930/1985), reprise par d’autres auteurs également (Engeström, 2001, par exemple). Rabardel propose de définir l’instrument en tant qu’il est un « artefact en situation, inscrit dans un usage… » (1995, p. 116), en ce sens où ce n’est pas tant l’aspect matériel ou symbolique qui compte (puisque ces derniers en peuvent n’avoir aucun sens pour le sujet) que son usage en situation. Selon Rabardel (1995, p. 79), « l’instrument n’est pas un en-soi, mais le résultat d’une association de l’artefact à l’action du sujet », où l’instrument est une entité mixte, contenant une composante dite artefact (renvoyant à des éléments externes, mais aussi internes, mais cependant culturels parfois, si l’on pense aux instruments psychologiques chez Vygotski) et une composante structurelle du sujet tel que ses schèmes d’utilisation, permettant en quelque sorte l’usage de ces artefacts dans une activité finalisée.

Dans sa thèse, Bourmaud (2006) définit la notion de systèmes d’instruments. Notamment au sein de son chapitre 1, il propose d’inclure les connaissances actuelles sur les systèmes d’instruments produites dans la suite des recherches de Lefort et Rabardel.

Bilan : connaissances sur les systèmes d’instruments

Dans la suite de Lefort (1982), les recherches et travaux de Rabardel (1995), de Minguy (1995, 1997), de Vidal-Gomel (2001, 2002) et de Zanarelli (2003) permettent d’établir une liste des caractéristiques des systèmes d’instruments :

  • un système d’instruments organise de vastes ensembles d’instruments et de ressources de nature hétérogène ;

  • un système d’instruments est lié aux objectifs de l’action poursuivie par le sujet et doit permettre l’atteinte d’un meilleur équilibre entre les objectifs d’économie et d’efficacité ;

  • un système d’instruments présente comme caractéristiques des complémentarités et des redondances de fonctions ;

  • un système d’instruments est différent d’un opérateur à l’autre et structuré en fonction de son expérience et de ses compétences ;

  • dans un système d’instruments, un instrument joue un rôle particulier d’organisateur, de pivot pour les autres instruments

Bourmaud, 2006, p. 44

Ainsi nous est-il apparu intéressant de retenir l’ensemble de ces cinq caractéristiques en vue de définir ce qui peut constituer, selon nous, un système d’instruments. Nous pouvons résumer ces caractéristiques en indiquant qu’un système d’instruments forme donc : un ensemble hétérogène d’instruments (caractéristique 1), lui-même étant finalisé (caractéristique 2), vicariant (caractéristique 3), subjectif (caractéristique 4) et organisé autour d’un instrument pivot (caractéristique 5). C’est à partir de cette catégorisation que nous allons définir notre analyse.

4. Une étude de cas : le système d’instrument chez les chargés de sécurité

4.1 Contexte et précision méthodologique : à la recherche de la tâche « redéfinie »

Nous proposons, dans cet article de présenter des données issues d’un dispositif d’entretiens tenus auprès d’un professionnel de la sécurité officiant comme formateur en centre de formation professionnelle, et qui fait part de sa formation et de ses missions réalisées au cours de son parcours professionnel, à partir d’un questionnement qui cherche à repérer les situations difficiles dans le métier, réalisé en milieu industriel.

Ce dispositif d’entretiens, déployé auprès d’acteurs expérimentés en sécurité (des formateurs en sécurité en centre de formation professionnelle ou des chargés de sécurité en exercice) cherche à atteindre la « tâche redéfinie » par l’acteur (Leplat, 1997), entre le prescrit (relevant du réglementaire) et le réel de l’activité (pas toujours aisément observable[3]). Ce dispositif se répartit selon trois fonctions organisées en trois temps : définition des situations, validation de cette définition et confrontation de points de vue. Le premier temps cherche à faire définir les situations estimées difficiles auxquelles les chargés de sécurité sont confrontés. L’entretien une fois retranscrit est alors validé au cours d’un second entretien, puis découpé en thèmes ou en épisodes. Les thèmes sont en lien avec les contenus de la sécurité ; les épisodes, situées généralement à l’intérieur d’un même thème, sont le plus souvent relatives à un vécu rapporté par le professionnel. Ce second temps peut constituer une forme de confrontation du sujet à son propre discours sur son activité. À cette première confrontation avec son point de vue propre, s’ajoute une troisième confrontation au point de vue du collectif, à travers un troisième entretien, où le professionnel est amené à commenter des propos d’autres professionnels du métier. Les données, présentées en annexes, relèvent du premier entretien de définition des situations et sont centrées sur un thème relatif aux outils mobilisés par l’acteur et à un autre thème où des éléments relatifs aux outils sont évoqués.

4.2 Entre rapport à la règle et pragmatisation de la réglementation

Par exemple, chez les tailleurs de pierre, Cru (1995) nous rappelle comment des « règles de métier », constitutives de la communauté professionnelle, inscrivent directement les règles de sécurité au sein même des règles de l’art, même si cela ne se réalise pas toujours de manière formelle. C’est pourquoi, celui qui chercherait à les enfreindre pourrait alors se voir exclu du collectif (Cru, 1995), à moins que le test des limites de la sécurité n’engendre une forme d’épreuve à surmonter pour montrer sa grandeur professionnelle (Dodier, 1989), en oeuvrant tout en ôtant le carter de sécurité d’une machine (élément de sécurité qui ne serait dès lors que pour les novices non virtuoses).

Mayen et Savoyant (1999), qui explorent le rapport entre interprétation et règle de sécurité chez les agents de circulation SNCF, mettent à jour un processus de « réinvention » de la règle, c’est-à-dire « d’élaboration et d’attribution d’une nouvelle signification à la règle, qui la transforme en règle nécessaire ». D’après un processus, qui, selon nous, s’apparente à une forme de genèse instrumentale pour le sujet, passant du statut d’artefact à celui d’instrument, puisqu’elle devient une règle reconnue et réinventée dans sa nécessité logique, au regard d’une cohérence globale de l’activité commune, dont il s’agit de comprendre le bien-fondé du point de vue des acteurs de ce travail collectif.

Cependant, au-delà d’avoir à respecter la mise en oeuvre des règles de sécurité, y compris en les adaptant ou même d’avoir à en conceptualiser le bien-fondé, les chargés de sécurité ont à réaliser cette tâche particulière d’avoir, en outre, à faire en sorte que ces règles soient appliquées par autrui (Munoz & Bourmaud, 2011). Ils réalisent en ce sens un processus de pragmatisation de la réglementation ou, en d’autres termes, ils transforment l’artefact réglementaire en possible instrument pour autrui, à partir d’une modification permettant tout d’abord la mise en oeuvre contextuelle de lois générales (Munoz, 2003). La pragmatisation de la réglementation concerne le processus qui, depuis des éléments édictés dans un texte réglementaire à caractère générique, permet leurs mises en oeuvre effectives, souhaitées permanentes, sur le terrain, si possible jusqu’à chaque poste de travail. Il est même nécessaire que la pragmatisation de la réglementation impacte sur les représentations de chacun des opérateurs, sur le plan de ce que les chargés de sécurité appellent l’« esprit sécurité » à « insuffler » aux acteurs de leur entreprise, à partir du diagnostic de la situation du niveau de sécurité de leur entreprise au regard d’une référence (pas toujours directement saisissable dans la réglementation). C’est ce que le professionnel interrogé appelle « l’oeil sécurité » (voir extraits en annexes, à l’interaction 62). Cet « oeil sécurité » recourt cependant au point de vue d’autrui pour affiner le diagnostic de l’état de sécurité (ou d’insécurité) dans l’entreprise concernée. Autrement dit, une grande part de l’activité des chargés de sécurité consiste à convertir une forme prédicative hautement prescriptive de la connaissance (la réglementation) en des formes opératoires de la connaissance (Bruno & Munoz, 2007). En effet, au-delà de pouvoir s’exprimer sous forme de « règles d’action », comme pour les « procédures », ces connaissances devraient finir par comporter des invariants opératoires pour les acteurs de l’entreprise eux-mêmes, qui pour mieux les respecter devront les conceptualiser ; ce qui, certes, est loin d’être aisément gagné[4]. Une des difficultés apparues concerne la contextualisation adaptée de lois générales liées à la réglementation aux variables des entreprises et notamment selon une typologie d’arguments utilisés différemment en fonction des interlocuteurs dont les fonctionnels de sécurité ont la charge (Munoz & Bourmaud, 2011).

4.3 Approche du système d’instruments d’un chargé de sécurité

Afin d’établir notre analyse, réalisée à partir d’extraits d’entretien relevant du thème des outils mobilisés par le professionnel interviewé (voir annexes), nous reprenons l’ensemble des caractéristiques constitutives d’un système d’instruments, relatif à un ensemble hétérogène d’instruments, finalisé, vicariant, subjectif et organisé autour d’un instrument pivot, que nous illustrons à partir d’extraits de l’entretien en question.

4.3.1 La réglementation comme « instrument pivot » dans un système finalisé et vicariant

Dans un système d’instruments, un des instruments paraît central en ce qu’il organise le système, c’est l’instrument pivot, qui présente un caractère multifonctionnel comme le permet la carte de pêche chez Minguy (1995, 1997) ou un établi.

Pour les chargés de sécurité, dont l’activité sur le plan cognitif peut être considérée comme relevant d’un pilotage d’environnement dynamique à tempo lent, la réglementation devient une référence, progressivement constituée et en constante évolution, par une démarche de veille réglementaire qui leur permet de conceptualiser ce qui peut être considéré comme un « système sécurisé », pour le « comparer » au diagnostic de la situation de leur propre entreprise (Munoz, 2007b). Dans cette perspective, elle relève bien de l’instrument pivot. Voici d’ailleurs, ce qu’en dit l’expert formateur pour les futurs chargés de sécurité :

  1. Formateur 1 : Ah d’accord, oui, il y a le Code du travail, c’est l’outil fondamental.

  2. Interviewer : Parce que je ne mets pas les documents…

  3. Formateur 1 : Le Code du travail, l’outil de base, plus que le Code du travail, moi, ce que j’utilise c’est le Dictionnaire permanent sécurité et conditions de travail, parce qu’en fait c’est, c’est le Code du travail interprété. Ce n’est pas simplement les textes de loi, c’est un peu, ça va un peu plus loin, tu n’as pas que le Code du travail, tu as un certain nombre d’arrêtés, de décrets, de directives européennes. Donc, ça te permet d’avoir plus d’informations, tout simplement. Ça, c’est l’outil de travail, oui, c’est l’outil de travail de base, c’est vrai, je n’y avais pas pensé.

On comprend, en outre, que ce formateur se réfère à une version déjà transformée, nous dirions « pragmatisée », du Code du travail, pouvant lui être redondante, et renvoyant dès lors à la caractéristique de vicariance du système d’instruments du professionnel. Un troisième artefact réglementaire davantage « pragmatisé » si l’on peut abuser de ce néologisme, relève des documents de l’Institut national de la recherche en sécurité ou INRS, présentés dans le propos suivant :

  1. Interviewer : C’est l’aspect ludique.

  2. Formateur 1 : C’est plus pour essayer, c’est l’avantage aussi des fameuses documentations de l’INRS, c’est que ça te donne des informations plus abordables à tout le monde, même s’ils rentrent dans des aspects techniques, ils commencent par montrer, si tu prends le cas sur l’incendie, ils vont penser à t’expliquer ce que c’est un incendie, avec un aspect, tu as divers niveaux de technicité dans ces documentations.

Si, comme nous l’avons vu, une des premières finalités importantes de ces instruments consiste pour le chargé de sécurité en la construction d’un diagnostic de la situation, une seconde relève de l’argumentation auprès des différents publics de son entreprise, afin qu’ils mettent en oeuvre les prescriptions sécuritaires à leur poste de travail. C’est pourquoi, par exemple, le chargé de la sécurité a recours à un aspect ludique, voire à un aspect de diversification des degrés de technicité des documents mentionnés en fonction des publics auxquels il s’adresse, s’il veut parvenir à « agir sur leurs représentations » afin de pouvoir faire augmenter le niveau de « l’esprit sécurité » de son entreprise, qui ne cesse de changer en fonction des nouveaux professionnels recrutés.

4.3.2. ...composé d’artefacts hétérogènes

Dans une étude des métiers de la maintenance électrique, Vidal-Gomel (2002) considère déjà les règles en tant qu’instruments psychologiques, mais parmi d’autres entités artéfactuelles hétérogènes (symboliques ou matériels) composant un système d’instruments hybride certes, mais cohérent pour le sujet (Bourmaud, 2006). Nous pouvons identifier, en effet, chez les chargés de sécurité, toutes sortes d’artefacts qui vont leur permettre de diagnostiquer le niveau de sécurité de leur entreprise, allant par exemple, si l’on se réfère aux extraits en annexes, des outils de mesure (de l’empoussièrement ou du coté sonore), des grilles d’observations (de mise en conformité des postes), des taux restant à construire à partir d’un recueil de données telles que les taux de fréquence ou de gravité, jusqu’à l’arbre des causes pour comprendre la chaîne de déterminants ayant engendré un accident, en passant par les argumentations à tenir auprès des opérateurs.

4.3.3. … individualisé

Concernant les outils du fonctionnel de sécurité, le formateur annonce que chacun possède les siens, en fonction de son expérience et de son imagination, mais qu’il y a aussi recours à des indicateurs officiels, comportant tous la même formule de calcul (par exemple pour le taux de fréquence et le taux de gravité). « Les outils, le problème, c’est qu’il n’y en a pas des masses, c’est plus des outils, chacun a ses propres outils. Moi, il y a quelques outils de base, par exemple calculer ce qu’on appelle le taux de fréquence, le taux de gravité… » (voir annexes, interaction 2),

5. Éléments de discussion : quelle étude des systèmes d’instruments chez les enseignants ?

5.1 De l’analyse à des pistes d’analyse et de formation pour les enseignants

À partir de l’approche instrumentale (Rabardel, 1995), nous pouvons non seulement considérer la réglementation comme instrument à l’instar de Vidal-Gomel (2002) et commencer à comprendre sa « genèse instrumentale » par sa « transformation fonctionnelle » de la réglementation à travers le processus de pragmatisation (Munoz, 2003, 2007), mais également saisir avec Bourmaud (2006) le fait que les chargés de sécurité se constituent un système d’instruments, dont nous n’avons ici qu’un aperçu, basé sur celui d’un sujet particulier, qu’il s’agirait de nourrir en le complétant par d’autres.

Comment saisir ces mêmes systèmes chez les enseignants ? Des séries d’entretiens, menées éventuellement selon la même démarche que celle dont la présentation a été ébauchée ici, peuvent être déployées auprès d’enseignants ou « d’experts de l’enseignement », tels que des conseillers pédagogiques, par exemple, afin d’appréhender leur système d’instruments. C’est ce que nous avons esquissé par ailleurs (Munoz & Bourmaud, 2012).

Cependant, une question plus intéressante serait de savoir comment déployer des dispositifs de formation à partir de ces analyses. Pour davantage de pertinence, dans une double perspective, ergonomique d’une part, qui cherche à former des agents ergonomiques capables de transformer leur situation de travail à partir de leur analyse, et didactique professionnelle d’autre part, en vue de rendre les acteurs agents de leur propre développement professionnel, un dispositif d’analyse de l’activité instrumentée des enseignants par un collectif d’enseignants eux-mêmes serait à inventer. Un tel dispositif devrait proposer préalablement aux enseignants une formation théorique sur l’approche instrumentale de Rabardel et la notion de système d’instruments chez Bourmaud, articulée à une initiation méthodologique.

5.2 D’une didactique professionnelle opératoire vers une didactique professionnelle culturaliste

Historiquement, il est tout à fait enthousiasmant de constater que si la didactique professionnelle (Pastré, 1997, 1999, 2011 ; Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006) s’est constituée à partir de plusieurs sources, notamment celle issue de la didactique des disciplines, en plus de l’ergonomie et de la formation professionnelle continue, elle s’est d’abord attachée à l’analyse des activités du secteur industriel (pilotage de systèmes automatisés, pilotage de centrales nucléaires, pilotage d’avions, conduite de hauts-fourneaux), où il était davantage question de cerner les interactions du sujet aux objets et aux phénomènes du réel, selon un point de vue essentiellement « opératoire », c’est-à-dire prompt à l’efficacité de l’action déployée dans le tempo plus ou moins dynamique de la situation professionnelle. Plus tardivement, les études réalisées dans le cadre de la didactique professionnelle se sont déployées vers l’analyse de situations de service (réceptionneur automobile, conseiller en Validation des acquis de l’expérience[5], pompiers en gestion de feux de forêt[6], etc.) pour ne s’intéresser qu’assez récemment aux situations d’enseignement-apprentissage proprement dites, alors analysées en tant que situations professionnelles susceptibles de se transformer en situation d’apprentissage que l’on peut tout aussi bien considérer comme situation de travail à analyser (Pastré, 2008 ; Pastré, 2011), ou dans le cadre encore plus direct d’une didactique professionnelle de l’enseignement (Vinatier, 2009).

Il est en effet intéressant de noter comment, au cours de ce second mouvement de la didactique professionnelle, les travaux se sont davantage tournés vers la prise en compte des interactions entre humains, avec moins le cadre de l’efficacité de l’action comme objectif final que le développement des acteurs eux-mêmes, augurant d’une didactique professionnelle plus « culturaliste », pourrions-nous dire, prenant en compte autant le monde des humains que celui des objets symboliques et des objets matériels. N’est-ce pas en partie ce que trace un auteur comme Mayen (2007) qui articule directement les apports de Piaget et ceux de Vygotski ?