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Introduction

Dans le contexte actuel, le stage constitue une réponse à l’injonction sociale et économique, d’employabilité, de développement des compétences et de professionnalisation. Il est censé préparer l’apprenant à sa future carrière professionnelle, lui permettre de détenir le bagage nécessaire à une bonne intégration professionnelle et l’accompagner vers une insertion professionnelle en adéquation avec ses compétences et ses aspirations. Il est souvent considéré, notamment en formation initiale comme une période complétant la formation en organisme de formation. Sous-jacente à ces considérations, se trouve l’idée d’une hiérarchisation entre l’école, au sens large, et le terrain professionnel. La première est principale, autant sur le plan de l’apprentissage que de la certification. Le deuxième, secondaire car souvent renvoyé à une application, permet certains apprentissages nouveaux et le développement de compétences favorisant l’insertion ou l’intégration professionnelle. Mais il est aussi considéré, investi et reconnu par un certain nombre de secteurs et branches professionnels, comme un temps à part entière de professionnalisation et de formation au métier. Ces secteurs relèvent de ce que certaines branches professionnelles (fédération du bâtiment travaux publics…) nomment les métiers de l’expérience. L’environnement spécifique de travail dans sa dimension sociale, matérielle et technique est considéré comme un espace structuré pour apprendre le travail et se professionnaliser au sens de devenir un professionnel inséré dans une communauté de pratique (Lave & Wenger, 1991 ; Wenger & Gervais, 2005), reconnu par ses pairs plus expérimentés et aussi par l’organisme de formation qui délivre la certification.

Nombre de questions se posent à cet endroit. Que se passe-t-il pour ces métiers où le terrain seul peut décider de la reconnaissance en tant que professionnel ? Quels sont les déterminants qui interviennent dans la professionnalisation de l’apprenant ? Quels sont les facteurs à prendre en compte pour permettre l’apprentissage du métier ? Quelle est la pertinence de ces facteurs et l’intérêt de leur prise en compte pour maximiser l’apprentissage dans les univers professionnels ?

Cet article s’intéresse à la formation des conducteurs de travaux (CDT) en génie civil. Le conducteur de travaux, homme-pivot, assume la responsabilité d’un ou de plusieurs chantiers de construction (bâtiments, travaux publics, voirie réseaux divers, routes, ponts...) sur les plans financier, commercial, juridique, technique et humain. Polyvalent et autonome, il exerce son métier directement sur les chantiers. Il dirige et organise le chantier, compose les équipes dirigées par le chef de chantier, surveille l’avancement des travaux, achète et répartit les matériaux, rédige les rapports, dialogue avec les ingénieurs, les architectes et les riverains du chantier. Il est responsable vis-à-vis de son client du respect des délais et de la qualité de l’ouvrage. Il est également responsable de l’application des règles d’hygiène et de sécurité sur le chantier.

Réactif, le conducteur de travaux est capable d’anticiper les problèmes qui pourraient se poser et de réagir rapidement face à un imprévu. Communicant, il est médiateur incontournable entre les différents professionnels mis à contribution sur un chantier. L’activité du conducteur de travaux varie selon les situations : prospection et négociation commerciale, préparation des chantiers, planification des travaux, gestion des projets… (ONISEP, 2014).

Notre objectif est de mieux connaître les facteurs organisationnels et individuels sur lesquels repose l’efficacité de l’apprentissage, par et au travail. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons choisi de nous intéresser aux situations de travail, aux interactions de l’apprenant avec le tuteur et les autres professionnels ainsi qu’aux usages par l’apprenant des ressources offertes par l’environnement du travail (Zaouani-Denoux, 2013). Trois étapes organisent notre propos. La première examine le rôle des situations de travail, étant entendu que, pour permettre un apprentissage professionnel, le stage doit satisfaire plusieurs critères : correspondre à une situation réelle de travail qui s’inscrit à l’intérieur des activités normales de l’entreprise et confier aux stagiaires des tâches dont la nature est en relation avec la professionnalité visée. La deuxième étape porte sur le rôle des interactions avec le tuteur et les professionnels expérimentés ainsi que sur l’intégration dans des communautés de pratique ou dans des groupes professionnels. Enfin, notre troisième étape examine l’exploitation par le stagiaire des ressources présentes dans l’univers professionnel.

1. Transmission et apprentissage au travail

Tout milieu de travail organise une part plus ou moins grande d’instruction car les connaissances nécessaires pour accéder aux différentes positions en son sein ne peuvent généralement pas procéder d’une volonté personnelle ou d’un apprentissage par l’action individuelle (Billett, 2000). Comme tout milieu professionnel, celui des conducteurs de travaux comporte des constructions conceptuelles, des procédures spécifiques et des manières d’agir et d’interagir pour l’accomplissement du travail. Par conséquent, se former aux pratiques professionnelles nécessite d’y avoir accès et de s’y engager. La plupart des apprentissages relatifs au travail sont le résultat spontané de l’activité professionnelle (Billett, 2001). L’idée sous jacente est qu’un certain nombre de compétences ne peuvent s’acquérir que dans et par l’exercice de l’activité de travail (Bourgeois & Durand, 2012).

1.1 Place accordée à la situation de travail

En tant que périodes passées en entreprise, les stages se présentent comme des moments privilégiés de mise en situation réelle de travail. Faits d’observation, d’imitation, d’immersion et de réalisation de projets ou de chantiers, ils sont censés se parachever par la transmission, l’appropriation de savoirs et le développement de compétences qui ne peuvent s’opérer que dans un environnement matériel et symbolique adéquat, constitué par « des objets, gestes, mots, allées et venues du travail en cours » (Delbos & Jorion, 1984). Moyens supposés parfaits pour savoir gérer des situations complexes réclamant la combinaison de diverses compétences afin d’atteindre un objectif donné, ils prétendent favoriser le processus d’acquisition et de construction d’une expérience qui se déroule quand on travaille : « apprendre par, des et dans les situations de travail, c’est aussi apprendre par le fait d’être dans une situation et c’est déjà apprendre à maîtriser une situation » (Masson, 2011). Ce procès particulier réclame ajustement, modification, innovation ou conception de l’activité en situation de travail à partir des situations professionnelles et pour apprendre : faire que les situations de travail soient porteuses d’intentions de formation (Mayen, 1999). Selon cet auteur celles-ci sont susceptibles de provoquer du développement professionnel, à certaines conditions. La présence croissante des stages dans les formations en général et plus particulièrement dans les formations professionnelles interroge non seulement les institutions et les acteurs de la formation mais aussi les situations de travail. Le recours massif au stage a profondément modifié la place accordée à la situation de travail dans le processus d’apprentissage, certes, mais pas seulement. Non qu’elle l’ait introduite, mais plutôt qu’elle a fiché la question de sa centralité au coeur de tout dispositif de formation professionnelle. Et ceci au point que le statut octroyé à la situation de travail peut maintenant servir, pour certains auteurs, de critère de classement (Barbier & al. 1996 ; Zaouani-Denoux, 2010) des différents dispositifs de formation. Dans cette perspective et en référence à Rabardel (1995), l’activité de travail a une dimension productive, l’individu par son activité transforme le monde, et une dimension constructive, l’individu par son activité se transforme et apprend.

1.2 Facteurs organisationnels

Pour Billett (cité par Bourgeois et Mornata, 2012), deux types de facteurs interviennent dans l’apprentissage au travail. Certains, dépendant de l’environnement de travail, concernent la manière dont il appelle et rend possible les activités et interactions en contexte professionnel. D’autres facteurs relèvent de la manière dont les sujets s’engagent pour travailler et apprendre, en fonction des ressources offertes.

La qualité des apprentissages que ces derniers peuvent construire repose sur une combinaison entre les offres de l’univers de travail, la manière dont celui-ci invite à certaines formes de participation et la façon dont les individus se saisissent de ces ressources pour apprendre en travaillant. Ainsi pour Billett, l’apprentissage en situation de travail est médiatisé à la fois par les facteurs organisationnels et par l’histoire personnelle des individus. Dans leur réflexion sur l’apprentissage à partir des situations de travail, Katherine L. Hughes et David Thornton Moore (1999) ont mis en évidence un certain nombre de facteurs de contexte pouvant l’influencer et conduisant à distinguer un apprentissage fort d’un apprentissage faible (cf. tableau 1). Sans adhérer à la dénomination « apprentissage fort/apprentissage faible » qui laisse deviner quelques jugements de valeurs, cette approche souligne avec justesse que les milieux de travail sont loin de proposer des environnements standardisés, neutres et systématiquement bienveillants (Darrah, 1996 ; Hull, 1997).

Tableau 1

Apprentissage fort et apprentissage faible

Apprentissage fort et apprentissage faible
Hugues et Moore, 1999

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Parmi les ressources offertes par le milieu, les interactions avec les autres professionnels jouent un rôle de première importance. Dans la réalisation de tâches communes, s’accomplit un apprentissage direct par l’implication dans des collaborations et un apprentissage indirect par l’observation des résolutions opérées par les collègues. Ces interactions revêtent une importance d’autant plus capitale qu’elles ouvrent chez le stagiaire un champ d’interrogations nouvelles (Mayen, 1999), franchissement vers le développement de nouvelles compétences. L’accompagnement par les tuteurs ou les collègues experts facilite le passage progressif de l’entrée dans un milieu de travail à la mise au travail en responsabilité. Comme l’a souligné Patrick Kunégel (2011), dans cette évolution, diverses modalités successives (familiarisation, familiarisation avancée, transmission, …) peuvent être identifiées qui conduiraient le stagiaire de la découverte naïve à l’autonomie assumée, via la prise d’initiative.

Les recherches sur le tutorat ou les étayages (Bruner, 1983 ; Kunégel, 2011) montrent que les tuteurs et les acteurs professionnels plus expérimentés jouent un rôle complexe et paradoxal d’orientation de l’activité des stagiaires, à la fois, nécessairement, vers la production mais aussi vers une sorte d’apprentissage incident et recherché (Masson, 2011). Ce type d’apprentissage détermine la participation du stagiaire au milieu professionnel, dans sa forme et son intensité : plus le stagiaire accède à des situations optimisant son apprentissage plus il est intégré par les groupes professionnels. Réciproquement, la forme et l’intensité de son intégration rétroagissent sur les conditions de l’apprentissage que le milieu peut offrir : plus le stagiaire est intégré dans les groupes professionnels plus il accède à des ressources optimisant son apprentissage. Si bien qu’un cercle vicieux amenant une faible participation du stagiaire, avec pour conséquence qu’il soit faiblement intégré par le milieu, est toujours possible. Cependant, le stage a lieu en entreprise, au sein d’un univers collectif constitué de communautés regroupant des individus, des sous-groupes, des groupes partageant ou pas des manières de faire et d’agir. Les conditions d’accès aux situations de travail et la mise à disposition des ressources propres à l’encadrement dépendent largement des hiérarchies institutionnelles, des appartenances à des groupes ou à des communautés de pratique, des relations personnelles, des rapports avec les tuteurs, des regroupements informels et des pratiques culturelles attestées au sein des entreprises (Bernhardt et al., 1998). L’activité du stagiaire se réalise à partir de règles, explicites ou implicites, définies par les groupes professionnels. Régissant les rapports entre les individus et entre les individus et les sous-groupes, elles peuvent tout aussi bien concerner les actions que les interactions au sein de l’activité (Engeström, 1987, cité par Dubruc, 2010). L’intégration dans ces communautés et l’accompagnement par les collègues plus expérimentés s’avèrent nécessaires pour s’approprier ces règles implicites et explicites ainsi que pour acquérir des connaissances difficilement accessibles par la seule découverte personnelle. Les règles favorisent l’adoption de comportements professionnels qui organisent peu à peu l’intégration par le stage qui, elle-même, facilite la compréhension des nouvelles expériences.

Si les interactions avec le tuteur, les partenaires immédiats ou médiats, aident le stagiaire, par la coopération, à accéder puis appartenir à une communauté de pratique, il n’en reste pas moins que ce mécanisme, fut-il nécessaire, ne va pas de soi. Les milieux professionnels ne présentent pas tous, avec la plus grande clarté, ce qui est attendu du stagiaire. L’implication du tuteur, des plus variables, peut même aboutir à une « figure d’accompagnement dénié » (Filliettaz, 2012). L’apparente homogénéité que donne au milieu de travail l’application des règles, ne doit pas faire oublier que l’apprentissage se réalise aussi à travers les tensions et conflits émanant des différents acteurs. Ils contraignent souvent le stagiaire à construire des résolutions au sein des conflits d’injonctions et ce n’est pas le moindre des aspects formatifs.

1.3 Facteurs individuels

Néanmoins, l’appropriation et la construction de connaissances trouvent leur origine dans la négociation entre les contributions de l’individu et celles de l’organisation et non dans des déterminismes échappant au contrôle des individus (Billett, 2002). Les stagiaires possèdent des caractéristiques personnelles qui peuvent être plus au moins (dé) favorables au processus d’apprentissage. Ceux-ci peuvent rejeter les ressources mises à disposition par l’univers de travail, les ignorer, les utiliser activement, voire les dépasser ou les contourner. En effet, ils arrivent mus par des valeurs individuelles qu’ils se mettent à négocier avec l’environnement, alimentant de fait une dynamique identitaire orientée par l’apprentissage professionnel (Zaouani-Denoux, 2011). En tant que sujet, le stagiaire n’est pas simplement animé par une logique d’adaptation. Loin d’être passif face aux environnements de travail, il agit et, simultanément, construit pour agir et par l’agir une organisation de son activité, un milieu pour agir (Masson, 2011). Acteur de son apprentissage et du cadre de son apprentissage, il contribue à sa professionnalisation et, pour ce faire, utilise les différents moyens se présentant dans l’univers professionnel. De ce point de vue, Masson identifie trois genres d’apprenants qui présentent différentes postures d’apprentissage : répondre à la demande de production sans se soucier d’en tirer quelque chose pour soi, apprendre des routines, des procédures sans envisager de généralisation et apprendre à généraliser à d’autres situations. Mais quelle que soit la posture, le sujet stagiaire engage une activité de construction de sens sur laquelle s’étaie la plus grande partie de son apprentissage. Celle-ci dépend aussi de sa capacité à agir, à interagir avec ses collègues, de même qu’à engager une analyse sur son activité et finalement à intervenir sur son histoire. Dès lors, le stage constitue, pour lui, une occasion privilégiée de développement de ses compétences. À travers la transmission, le stage répond explicitement à une double question celle de l’accès à une place (Delbos et Jorion, 1984) et celle de la reconnaissance. Pour les théories de la transmission, accéder à une place signe l’acquisition de savoirs et de savoir-faire, sous le regard des autres. Il s’agit, au plein sens du terme, d’intégrer un groupe. La reconnaissance sociale, par le biais des identifications à des supérieurs ou des pairs fait des pratiques sociales mises en oeuvre au cours du stage, le moyen d’appartenir à une communauté professionnelle. C’est bien à cet endroit que s’exerce la réflexivité du stagiaire, dès lors que, prenant conscience des comportements professionnels qu’il a acquis, il se risque à proposer, transformations et innovations. Pour peu que le milieu soit en mesure de reconnaître dans cette double transformation, de soi par l’activité et de l’activité par soi, les prémisses de la professionnalisation, alors la transmission, pourra s’accomplir en associant construction de sens, reconnaissance et apprentissage.

L’apprentissage des activités professionnelles et les compétences acquises en stage résulteraient donc de la présence d’un ensemble de conditions favorables aux apprentissages du stagiaire (Métral et Olry, 2013). Nous nous intéressons ici à l’impact des situations de travail, de la nature de l’accompagnement et des interactions sociales sur l’apprentissage du métier de conducteur de travaux ainsi qu’à la manière dont les apprenants se saisissent des ressources offertes par l’environnement professionnel pour apprendre et se professionnaliser. Après une présentation de l’organisation générale de la formation, nous étudions d’abord le parcours des stagiaires dans leur entreprise, les caractéristiques organisationnelles de celle-ci et des situations de travail ainsi que la nature des interactions sociales pour les mettre en lien avec l’activité et les apprentissages du stagiaire.

2 Une formation par la mise en situation de travail

Notre terrain de recherche est un organisme de formation qui forme des conducteurs de travaux en génie civil. La formation en centre de formation et l’activité au sein de l’entreprise sont censées participer de manière complémentaire à l’atteinte de cet objectif. Les apprenants sont stagiaires de la formation professionnelle ou salariés de l’entreprise sous contrat de travail. Ce dispositif propose un cycle court de formation pour les titulaires d’un BTS ou d’un DUT et un cycle long, pour les titulaires d’un BAC ou équivalent. Les deux cycles sont ouverts par la voie de la validation des acquis professionnels. La formation se déroule en quatre ou trois périodes d’une durée variable selon les cycles. La démarche pédagogique intègre l’individualisation des parcours en prenant en compte les besoins des apprenants et de l’entreprise, leur parcours, les enjeux des commanditaires (entreprise, AREF, OPACIF, FAF et organisations professionnelles...) et les impératifs du bassin d’emploi. Les apprenants selon les dires d’un formateur sont considérés comme des « clients potentiels[1] », d’où la volonté de les intégrer dans le réseau des anciens. La logique de conception du dispositif (cf. tableau 2) relève de la troisième logique de conception développée par Barbier & al. (1996) : « former par la mise en situation de travail ».

Tableau 2

Logique de conception du dispositif : former par la mise en situation de travail

Logique de conception du dispositif : former par la mise en situation de travail
Barbier et al., 1996

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L’organisation pédagogique est centrée sur le parcours en entreprise. Celui-ci se compose de trois grandes étapes : la période de découverte, avec une semaine en organisme de formation et six semaines en entreprise ; la période d’intégration, avec sept semaines en organisme de formation et treize semaines en entreprise ; la période de participation aux projets et d’intégration aux activités, avec deux semaines en centre de formation consacrées à l’évaluation finale et quatorze semaines en entreprise.

2.1 Population et entretiens

Le corpus, étudié à l’aide d’une analyse de contenu thématique se compose de six entretiens avec des apprenants (cf. tableau 3), de deux avec des formateurs et de six avec des tuteurs de stage. Il est complété par des observations au sein de l’organisme de formation qui nous ont permis de comprendre l’organisation de dispositif mis en place.

Tableau 3

Apprenants et dispositifs de stage

Apprenants et dispositifs de stage

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Nos résultats s’appuient aussi sur différentes données (questionnaires, entretiens formels et informels, observations) recueillies lors d’un ensemble de recherches menées pendant sept ans sur ce terrain.

2.2 Hypothèses

Comme évoqué plus haut, ce travail s’inscrit dans un ensemble de recherches que nous avons menées portant sur la formation des conducteurs de travaux, par et dans les situations de travail. Parmi les hypothèses que nous avons formulées, nous en traitons 3 dans le cadre de cet article.

2.2.1 Hypothèse 1 : Situations de travail dans l’apprentissage

Les situations de travail proposées aux apprenants par l’environnement professionnel déterminent leurs apprentissages.

Nous nous intéressons à deux entreprises de taille moyenne. Si leur contexte organisationnel est identique quant aux interactions avec les collègues et au rôle de l’apprenant dans l’apprentissage, les situations de travail, les activités et les tâches proposées au stagiaire varient. Les interviewés (apprenants 1 et 2) ont le même âge, un statut de départ identique (salariés), le même diplôme et une expérience professionnelle antérieure comparable. Toutes choses égales par ailleurs, la différence éventuellement observée, dans l’apprentissage, relèvera de la nature des situations accessibles au stagiaire.

2.2.2 Hypothèse 2 : Interactions avec les tuteurs et les acteurs de l’entreprise dans l’apprentissage

L’accompagnement par le tuteur et les interactions avec les collègues plus expérimentés impactent l’apprentissage.

L’investigation porte sur deux entreprises de grande taille qui présentent les mêmes caractéristiques quant aux situations de travail et au rôle de l’apprenant dans l’apprentissage mais qui diffèrent quant aux interactions avec des collègues expérimentés ainsi qu’aux possibilités d’accompagnement et d’aide au développement. Les interviewés (apprenants 3 et 4) ont le même âge, un statut de départ identique (stagiaire de la formation professionnelle), le même diplôme et une expérience professionnelle antérieure comparable. Toutes choses égales par ailleurs, la différence éventuellement observée relèvera de l’accompagnement par le tuteur et des interactions avec les professionnels plus expérimentés dont bénéficie le stagiaire.

2.2.3 Hypothèse 3 : Rôle de l’apprenant dans son apprentissage

L’usage par les apprenants des possibilités offertes par les univers de travail ainsi que leur engagement à la fois dans les activités et les formes d’accompagnement disponibles déterminent leurs apprentissages.

Nous étudions ici deux entreprises de petite taille. Celles-ci permettent de toucher aux différents aspects du métier de conducteur de travaux (technique, relationnel, managérial, gestionnaire, juridique, …). Elles présentent les mêmes caractéristiques quant aux situations de travail et aux interactions avec les collègues. Les interviewés (apprenants 5 et 6) ont le même âge, un statut de départ identique (salariés), le même diplôme et une expérience professionnelle antérieure comparable. Toutes choses égales par ailleurs, la différence éventuellement observée dans l’apprentissage relèvera de la manière dont l’apprenant va se saisir des ressources disponibles et des possibilités mises à sa disposition.

3. Six cas et trois facteurs

Nous présenterons d’abord les résultats relatifs aux situations de travail, ensuite ceux portant sur l’accompagnement et les interactions avec les professionnels plus expérimentés et enfin ceux qui concernent la manière dont l’apprenant s’engage, réagit et agit pour apprendre.

3.1 Des univers professionnels similaires et des situations de travail différentes

A l’intérieur d’univers professionnels similaires, nous envisageons ici l’apprentissage en stage dans des situations de travail différentes, pour des apprenants présentant un niveau comparable d’interaction avec les collègues et d’engagement professionnel.

3.1.1 Apprenant 1

Le tuteur entreprise prend sa fonction avec responsabilité et applique l’organisation préconisée par l’organisme de formation. Il est convaincu de l’importance de la connaissance du terrain. Pendant la première période, l’apprenant 1 travaille avec les ouvriers et réalise les mêmes tâches d’exécution qu’eux. Ce travail correspond au plus bas niveau dans l’échelle des postes. Lors de la deuxième période, il est affecté au groupe des conducteurs de travaux (CDT). Ces derniers lui confient des activités d’aide conducteur de travaux (ACT). Cependant, le tuteur lui confie, de temps en temps, des petits chantiers en responsabilité, mettant à sa disposition l’ensemble des ressources pertinentes. L’apprenant étudie et utilise les différents documents et procédures, interroge différentes personnes, fait vérifier son travail par des CDT expérimentés et le fait valider par le tuteur. Sur la base de nos observations et celles de son tuteur, il s’en sort bien dans la conduite des chantiers qui lui sont confiés. Ceci amène le tuteur à lui déléguer de plus en plus d’activités en responsabilité (préparation, conduite, réception). Ces interventions peuvent être considérées comme autant de tentatives pour mettre en place des systèmes didactiques (Chevallard, 1992 ; Veillard, 2009) et des situations de travail pouvant permettre à l’apprenant d’apprendre à gérer des chantiers et de développer progressivement des compétences relevant de la professionnalité de CDT. L’organisme de formation valide ce parcours et l’entreprise intègre l’apprenant en tant que CDT à la fin de la formation.

3.1.2 Apprenant 2

L’apprenant 2 est directement affecté au bureau d’études dans lequel il va rester jusqu’à la fin de la formation. L’entreprise a besoin de lui tout de suite pour mettre en place de nouvelles techniques. L’apprenant s’investit dans ce rôle de technicien du bureau des méthodes. Il essaye d’introduire de nouvelles façons de faire importées directement de sa formation en centre de formation. Il manifeste un niveau d’investissement comparable à l’apprenant 1. Mais les études techniques restent le gros de son quotidien qui se déroule au bureau et non sur les chantiers. Petit à petit, il n’est plus reconnu que comme technicien par les acteurs de l’entreprise. Le tuteur ne lui confie que des tâches de technicien qu’il réussit, certes, mais qui ne lui permettent pas d’être au contact des autres situations de travail (préparation, gestion et conduite de chantier, management des équipes, relations avec les donneurs d’ordre…) relatives au métier de CDT. Les activités qu’il réalise sont répétitives et leur éventail est restreint. L’organisme de formation ne valide pas ce parcours. L’apprenant est intégré en tant que technicien dans l’entreprise.

3.2 L’accompagnement et les interactions avec les collègues

À l’intérieur d’univers professionnels similaires, nous envisageons ici l’apprentissage en stage dans des situations de travail comparables pour des apprenants présentant un niveau différent d’interaction avec les collègues et pour un engagement professionnel équivalent.

3.2.1 Apprenant 3

L’apprenant 3 est installé et intégré rapidement dans le groupe des CDT. Son tuteur le présente aux différents groupes professionnels (ouvriers, techniciens, ACT, CDT). Le tuteur respecte le parcours prescrit par l’organisme de formation. L’apprenant travaille dans un premier temps avec les ouvriers, ensuite avec les techniciens et enfin avec les ACT et CDT. « Pour ne pas qu’il s’installe dans la routine je lui confie des tâches nouvelles pour lui. Je sais qu’il va avoir des difficultés. De temps en temps, je passe et je lui donne la main pour le débloquer, puis je le laisse affronter à nouveau en espérant qu’il va avancer. Je lui donne des objectifs d’évolution » (son tuteur). Durant tout son parcours, il est en relation avec les acteurs de l’entreprise. Sa position évolue progressivement vers la prise en charge de plus en plus de chantiers. L’accompagnement est assuré par le tuteur et aussi par différents acteurs. Pour réaliser son travail, les CDT expérimentés l’aident, le conseillent, vérifient ses études de prix, et ses préparations de chantier. Ils l’intègrent dans leur groupe. L’organisme de formation (OF) valide le parcours et, à la fin de la formation, l’apprenant est intégré en tant que CDT.

3.2.2 Apprenant 4

L’apprenant 4 est d’abord intégré au groupe des ouvriers. Il a peu de contact avec les autres acteurs de l’entreprise. Il voit rarement son tuteur qui n’a pas le temps. Son parcours évolue ensuite vers la fonction d’ACT. Il a des relations avec les ouvriers et les techniciens mais a du mal à établir des relations avec les autres CDT. Malgré ses initiatives pour améliorer les procédures existantes, contribuant à l’optimisation des pratiques, il n’a jamais pu partager le quotidien des CDT. Ces derniers ne lui permettent pas d’accéder aux chantiers, sous prétexte qu’il faudrait être CDT. Son travail se passe au bureau en entreprise. Il est reconnu comme ACT et peine à se faire admettre dans le groupe des CDT. Le centre de formation valide son parcours sur la base des différentes études qu’il a réalisées mais l’entreprise ne lui propose qu’un poste d’ACT.

3.3 Exploitation par le stagiaire des ressources présentes dans l’univers professionnel

À l’intérieur d’univers professionnels similaires, nous envisageons ici l’apprentissage en stage dans des situations de travail comparables pour des apprenants présentant un niveau comparable d’interaction avec les collègues et pour un niveau différent d’engagement professionnel.

3.3.1 Apprenant 5

Son tuteur (patron) l’a présenté aux différents salariés de l’entreprise. L’apprenant 5 s’est positionné, dès le départ, comme un faisant fonction de CDT dans l’entreprise. Il réalise toutes les activités relatives au poste : « petit à petit, j’ai pris ma place de CDT alors que normalement c’était pas du tout ça que je devais faire […]. J’ai voulu me rendre irremplaçable, parce que quand on est remplaçable du jour au lendemain, on est rien ». Il sollicite régulièrement l’aide du tuteur de l’organisme de formation. Il s’est aussi mis dans une posture de directeur, à l’égard des ouvriers et des techniciens dont il contrôle le travail. Il se sert des apprentissages réalisés en centre de formation pour opérer des changements dans les procédures et la gestion. Il a introduit l’informatique. Il démarche les clients et se positionne comme interlocuteur auprès des différents partenaires (architectes, AREF, DDTE, fournisseurs). Son parcours est validé par l’organisme de formation et l’entreprise le maintient dans le poste de CDT.

3.3.2 Apprenant 6

L’entreprise respecte le parcours proposé par le centre de formation. Dans un premier temps, l’apprenant 6 est immergé dans l’univers professionnel des ouvriers : « c’est important de connaître l’entreprise, connaître le terrain, le travail ouvrier. Parce que, une fois qu’on est dans le rôle de manager, on est confronté à des situations qu’il faut savoir gérer. Il vaut mieux avoir vécu les choses pour comprendre comment réagit un opérateur » (son tuteur). Le stagiaire crée des rapports avec les ouvriers basés sur une forte estime de leur vision du métier et de leur autorité. Le tuteur (patron) lui reproche cette trop grande promiscuité avec les ouvriers. L’entreprise lui confie de plus en plus d’activités d’ACT. L’apprenant a du mal à imposer son orientation et à risquer une réponse quand il faut prendre une décision face à un imprévu, situation typique de la fonction de CDT. Il n’arrive pas à manager les équipes ni à avoir de l’autorité. La transition vers la position de manager des équipes et des chantiers semble freinée et empêchée. Ce qui génère des dysfonctionnements et des retards sur les chantiers dont il s’occupe. Il est indéniablement très proche des ouvriers dont il partage les représentations de l’encadrement : « nous travaillons avec des hommes, pas avec des machines, il ne faut pas trop presser le citron » (l’apprenant 6). Cette empathie qu’il développe à l’égard des ouvriers et son incapacité à se positionner du côté de l’encadrement génèrent des tensions entre lui et son patron. L’entreprise ne l’intègre pas dans la fonction de CDT. L’organisme de formation ne valide pas le parcours et propose à cet apprenant d’intégrer une autre entreprise en tant qu’ACT. Cet apprenant se retrouve sans emploi à la fin de la formation.

4. Analyse et discussion

Nos résultats mettent en évidence des interprétations très contrastées des possibilités fournies par l’univers professionnel et des manières dont les stagiaires se saisissent de ces ressources. Les logiques organisationnelles pèsent sur l’apprentissage au et par le travail. Les apprenants 1 et 2, plongés dans des univers professionnels similaires offrant des situations de travail différentes vont voir leur apprentissage interprété par les entreprises dans le sens de l’accès, pour le premier, à la fonction de CDT et, pour le second, à celle de technicien. Ainsi, comme le montrent nos résultats, un environnement professionnel favorisant l’accès aux activités relevant de la professionnalité visée et promouvant des situations de travail porteuses d’intentions de formation (Mayen, 1999) contribue à susciter une participation et une volonté d’apprendre renforcées chez le stagiaire. En appui sur ces situations, le sujet, comme c’est le cas pour l’apprenant 1, se donne des stratégies (Zaouani-Denoux, 2006) pour les aménager en lieux d’apprentissage. Il développe ses compétences, apprend le métier de CDT et se professionnalise. Le stage permet de découvrir des gestes, des objets nouveaux, d’apprendre les savoirs techniques et les savoirs d’action, de connaître le travail. Mais cet apprentissage est dépendant du potentiel formatif des situations de travail (Masson, 2011). Nos résultats corroborent les constats de la théorie du workplace learning, avançant que les opportunités de participer à des activités susceptibles d’alimenter les apprentissages sont souvent réparties de manière inégale au sein des organisations de travail. Les situations de travail dont bénéficie l’apprenant 1 sont distinctes de celles dont bénéficie l’apprenant 2. Elles diffèrent par leur potentiel formatif articulant nécessité de faire, d’apprendre et d’évoluer. L’apprenant 2 réalise des tâches de technicien mais se trouve empêché d’accéder à des situations de travail, relevant exhaustivement de la professionnalité visée. Comme le mettent en évidence nos résultats, dans ce cas, c’est donc la possibilité même de construire certains savoirs professionnels, ici ceux relevant du référentiel des CDT, qui s’en trouve affectée.

Les interactions entre le stagiaire et les professionnels expérimentés contribuent aussi à susciter la participation du stagiaire aux différentes activités et facilitent son intégration au groupe de CDT. Les tuteurs et, d’une manière générale, les professionnels de l’entreprise interviennent pour aménager et faire que les situations professionnelles rencontrées, comme c’est le cas pour l’apprenant 3, soient porteuses d’apprentissage, « Pour que l’on y retrouve des contraintes de production et des contraintes d’apprentissage et de construction de soi » (Masson, 2011 ; Zaouani-Denoux, 2011). La construction par les individus de répertoires de connaissances élargis nécessite l’accès à des expériences nouvelles (Anderson, 1989). Les apprenants qui sont cantonnés à des activités routinières ou ne bénéficiant d’aucune aide, comme c’est le cas pour l’apprenant 4, construisent généralement des apprentissages limités en comparaison de ceux qui, ayant accès à des activités nouvelles, peuvent profiter d’un encadrement direct et volontaire de la part de collègues expérimentés. L’apprentissage en situation de travail sans accompagnement et sans médiation s’avère aléatoire.

L’engagement dans les activités et les formes d’accompagnement disponibles détermine l’apprentissage qui reste largement dépendant de la manière dont les apprenants se saisissent des possibilités offertes par les univers de travail. Si l’intention première de la formation est bien d’opérer une jonction entre les opportunités ouvertes par les conditions de l’environnement et les mécanismes cognitifs mobilisés, c’est bien l’apprenant qui réalise cette jonction en se pliant à ou en se jouant de ces conditions. D’emblée identifié à la fonction de CDT, l’apprenant 5 entre dans un apprentissage actif et, en se plaçant au centre de l’apprentissage, s’approprie rapidement le stage comme un projet personnel.

L’apprenant 6 se rapproche d’une forme d’« apprentissage fortuit » (Masson), ne s’inscrivant pas véritablement dans un apprentissage dialogique au sein de la fonction CDT. Certains apprenants présentent quelques difficultés dans la prise de conscience de leur propre fonctionnement, d’autres, y parvenant, se heurtent à leur impossibilité de prendre une initiative. Ils « manquent souvent d’une vision globale de l’entreprise et des marchés et se montrent peu à l’aise dans les relations humaines» (Berault et Gauffenic, 1987). L’apprenant au cours de sa formation doit donc avoir pu prendre conscience de sa capacité à initier une action et à la développer. Si l’on considère que le stage est un apprentissage actif, la réflexivité de l’apprenant ne reste-t-elle pas au centre de cet apprentissage ?

Conclusion

Les interactions entre facteurs individuels et organisationnels, tels que les situations de travail, les interactions du stagiaire avec les autres professionnels et l’usage par le stagiaire des ressources de l’environnement de travail, infléchissent fortement les apprentissages réalisés par le stagiaire en voie de professionnalisation. D’ores et déjà, de nouvelles pistes de recherche se dégagent.

La première concerne le rôle des situations de travail, dont nous avons établi que l’impact, sur l’apprentissage professionnel en stage, ne pouvait être réduit à la présence d’une situation réelle de travail, incluant des activités normales de l’entreprise et en relation avec la professionnalité visée. Pour que cet impact puisse opérer, il convient que les situations de travail portent, dans leur ensemble, une réelle intentionnalité formative. Les conditions et les voies par lesquelles celle-ci peut se manifester ainsi que les formes qu’elle prend dans les situations de travail, constituent des pistes à explorer.

La deuxième porte sur l’insertion dans des communautés de pratique ou des groupes professionnels et les interactions avec le tuteur et les professionnels expérimentés. Nous avons montré l’importance, pour l’intégration professionnelle, que peut revêtir la présence de tuteurs et de professionnels expérimentés. Cependant, il conviendrait d’examiner par de nouvelles recherches dans quelle mesure certaines de ces conditions d’apprentissage ne jouent pas l’une contre l’autre. Comme le montre le cas de l’apprenant 4 qui, en s’intégrant fortement au groupe ouvrier, rencontre des problèmes avec son tuteur et s’éloigne de l’apprentissage du métier de conducteur de travaux. Comprendre l’intégration dans des groupes professionnels autres (celui des ouvriers ou des techniciens) s’effectuant contre la professionnalisation visée (conducteurs de travaux, encadrement), nous semble de plus en plus nécessaire à l’éclaircissement de la position du stagiaire.

Enfin, la troisième est relative à l’exploitation par le stagiaire des ressources présentes dans l’univers professionnel. Nous avons pointé que l’apprenant coconstruit les conditions de son apprentissage sur la base et la nature de son investissement. Le rôle que joue le stagiaire dans le passage d’un apprentissage fortuit à un apprentissage actif semble déterminant, notamment lorsqu’il s’agit de se détacher d’une conception instrumentale technique pour acquérir des compétences transversales globales. Cette piste nous apparaît des plus intéressantes pour caractériser le rôle du stagiaire dans l’apprentissage en situation de travail.