Corps de l’article

Introduction

Face à l’injonction d’insertion professionnelle des diplômés et son incidence directe sur les indicateurs de performance dans le cadre de l’évaluation de ses missions, l’université française cherche à professionnaliser[1] les formations qu’elle propose, qu’il s’agisse des filières déjà conçues comme professionnalisantes ou celles que l’on désigne comme générales. N’ayant que peu de prise sur les effectifs des étudiants à qui elle dispense les enseignements (Musselin, Mignot-Gérard, 2003), l’université, plus particulièrement depuis l’entrée en vigueur en 2007 de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités, est toutefois susceptible d’agir non seulement sur l’acquisition et l’évaluation des savoirs par les étudiants, mais également sur leur employabilité.

Le stage professionnelestudiantin qualifié par Domingo comme « la principale modalité pédagogique de la professionnalisation des études supérieures » (Domingo, 2002, p. 67), n’est pas un phénomène récent, mais compte tenu de sa forte multiplication il devient prégnant de mettre au jour sa complexité et son ambivalence en appui sur l’approche interdisciplinaire dont se caractérisent les sciences de l’éducation. En effet, de multiples questions émergent quand il s’agit d’interroger le stage comme dispositif pédagogique spécifique. Quel rapport au savoir sollicite-t-il ? A quels besoins répond-il ? Quelle est son économie ? Quelle résonance a-t-il dans l’activité économique à l’échelle nationale, régionale … ? S’agit-il d’un dispositif relevant de l’alternance en formation, d’un dispositif formatif, d’une forme de production ? Quels sont les effets de ce dispositif sur ceux qui le pratiquent ?... De nombreuses questions dépassent de loin le propos de cet article. Nous souhaitons néanmoins tenter d’apporter un éclairage supplémentaire quant à l’ampleur et à la nature juridique de ce dispositif tout en démontrant sa forte ambiguïté résultant de sa double nature à la fois pédagogique et économique. Par ailleurs, constituant un objet de recherche à part entière depuis seulement une dizaine d’années (Domingo, 2002, Glaymann, Grima, 2010, Merle, Théry, 2012) le stage semble nécessiter un effort de théorisation afin de préciser quelques concepts qui constituent le préalable à son analyse tels que sont notamment l’alternance et l’activité.

Cette réflexion s’appuie sur l’analyse des matériaux empiriques issus d’une étude mobilisant un panel de vingt-six grandes, moyennes et petites entreprises couvrant 90 % des salariés du secteur chimique et pharmaceutique de la région Alsace. L’enquête en question (cf. encadré méthodologique) s’articule autour de deux entrées méthodologiques : les entretiens qualitatifs semi-directifs avec les responsables des ressources humaines des entreprises réalisés en 2012 et un questionnaire portant sur leurs pratiques d’accueil des stagiaires[2] administré à la suite des entretiens. Précisons que cette étude s’inscrit dans la continuité de l’enquête par entretien menée en 2008 auprès de vingt universitaires en charge des questions de l’insertion professionnelle au sein des établissements d’enseignement supérieur d’Alsace (Patroucheva, Triby, 2013).

1. Problématisation : la construction de notre questionnement

Encouragée par le Ministère de l’enseignement supérieur (et de l’insertion professionnelle depuis peu) et entourée de multiples instances considérant avoir de la légitimité en la matière (les branches professionnelles, les collectivités territoriales, les groupements d’employeurs, les chambres consulaires et autres), l’université française est en quête des recettes efficaces pour démontrer que les jeunes qui y rentrent par choix ou par dépit la quitteront avec des qualifications qui seraient recherchées par les employeurs. Nous insisterons sur le terme démontrer car il nous semble bien introduire le jeu de communication indirecte des systèmes de formation et de production basé sur les théories du filtre (Arrow, 1973) et celle du signal (Spence, 1973). Il s’agit en effet de deux théories venant de l’analyse économique. Elles sont complémentaires de celle du capital humain approfondie par Becker considérant l’éducation comme investissement du point de vue de l’individu. En effet, selon Arrow, l’objectif de l’éducation ne serait pas tant d’augmenter les capacités des individus que de permettre au système productif leur distinction afin de pouvoir les filtrer en fonction des qualités recherchées. Dans le prolongement de cette théorie, celle du signal défend l’idée que le diplôme constitue un signal aux employeurs potentiels. Il revient donc aux individus d’investir dans la formation capable d’envoyer le meilleur signal à ces employeurs.

Nous sommes amenés à supposer que la professionnalisation considérée aujourd’hui comme un « facteur d’attractivité et un gage de modernité » (Gayraud et alii, 2009, p. 22) dans l’espace universitaire en France se situe essentiellement du côté des éléments en mesure de produire un signal au sens du terme de Spence en direction des employeurs ; un signal suffisamment fort pour influencer leur choix en matière de recrutement des diplômés de l’université, et ceci dans le contexte de la crise économique et d’une forte concurrence sur le marché du premier emploi (Giret, Lemistre, 2008). Ainsi, la question de la professionnalisation à l’université se résumerait-elle davantage à undiscourssur la professionnalisation. Ce phénomène serait à l’origine de la quête des moyens efficaces et des dispositifs faciles à mettre en place susceptibles de renforcer le signal émis envers le système productif. Dans cette optique, le stage professionnel serait le dispositif le plus sollicité (Combes, 2011) car le plus aisé à introduire dans un cursus universitaire et à mettre en évidence dans le cadre de la communication institutionnelle.

Dès lors, le stage professionnel[3] serait réduit à jouer le rôle d’un signal que Vinokur compte parmi les « signaux non académiques d’employabilité » (2002, p. 20) en particulier dans le cadre des recrutements des jeunes diplômés. Ce phénomène dit de signalement (Giret, Lemistre, 2008, p. 133) est en partie alimenté par les employeurs eux-mêmes à travers notamment leur stratégie de recrutement. Pour 70 % des entreprises de notre panel (sont concernées celles de plus de 100 salariés) c’est en priorité leur renommée qui influencent le choix des stagiaires en leur faveur. Nous assistons ainsi à une certaine forme d’obsolescence de la théorie du capital humain qui s’opère par l’investissement de l’individu dans les éléments de discours significatifs sur son expérience professionnelle au détriment de l’investissement dans la formation.

Ce phénomène semble être encouragé par la législation actuelle en matière de stage. Mais avant de rappeler l’environnement juridique dans lequel le stage s’exerce aujourd’hui tentons de mesurer l’ampleur de ce dispositif.

2. Le stage : un phénomène éducatif en pleine expansion ?

En 1975, Jacques Guigou (Guigou, 1975) parlait de la stagification désignant par ce néologisme un phénomène touchant essentiellement la formation professionnelle continue. De nos jours, le stage comme forme de consommation de la formation dans ce domaine reste encore particulièrement présent. Par ailleurs, la stagification acquiert depuis une dizaine d’années un nouveau, ou plutôt un deuxième sens en lien cette fois-ci avec le processus de professionnalisation à l’université : le développement exponentiel des stages professionnels effectués par les étudiants dans le cadre de leurs études supérieures. En effet, leur nombre en France aurait pratiquement doublé de 2005 à 2010 passant de 800 000 à 1,5 millions par an (Starck, Champy-Remoussenard, 2013)[4].

En effet, selon RERS 2012[5], 32 % des 2 347 800 étudiants inscrits en 2010-2011 dans une université française ont suivi un stage. La figure 1 fournit des informations plus détaillées à ce sujet.

Figure 1

Indicateurs sur les stages effectués selon le cursus des étudiants en 2010-2011 (en %)

Indicateurs sur les stages effectués selon le cursus des étudiants en 2010-2011 (en %)
Sources : RERS 2012 / MESR-DGESIP-DGRI SIES/ Enquête sur les stages

-> Voir la liste des figures

Les données fournies illustrent bien que ce sont les étudiants en troisième année de licence professionnelle et d’études d’ingénieur qui réalisent le plus de stages durant leur parcours de formation ce qui n’est nullement surprenant au vu de la spécificité des ces formations et ne serait donc pas nécessairement symptomatique de la stagification en question. Or, selon l’enquête Génération 2004 du Céreq (et donc bien antérieure à la loi LRU) citée par Giret et Issehnane (2012, p. 32) près de 73 % des jeunes sortis diplômés de l’enseignement supérieur en 2004 déclarent avoir effectué au moins un stage durant leurs études. Le niveau de formation qui nous intéresse tout particulièrement est celui de master 2, compte tenu de sa proximité de la validation du parcours par un diplôme et de l’entrée imminente de l’étudiant sur le marché du travail. Toujours selon la même étude, 54 % des étudiants en master recherche ont effectué un stage ; ce chiffre est à mettre en relation avec les maquettes pédagogiques des masters professionnels dont la quasi-totalité inclut un stage obligatoire long (de plus de 4 mois).

Sans chercher à passer en revue de différentes définitions[6] du stage, l’élément qui émerge comme étant transversal est bien la notion de temporalité. Il s’agit en effet d’une période qui, à la différence du stage en formation continue ayant tendance à se réduire de plus en plus pour répondre à une logique économique de tension, a au contraire tendance à se rallonger proportionnellement à la progression du niveau de formation des étudiants comme nous pouvons le voir dans la figure 2.

Figure 2

Durée des stages effectués selon le cursus des étudiants en 2010-2011 (en %)

Durée des stages effectués selon le cursus des étudiants en 2010-2011 (en %)
Sources : RERS 2012 / MESR-DGESIP-DGRI SIES/ Enquête sur les stages

-> Voir la liste des figures

Ainsi, pour 90 % des étudiants en master 2 en 2010-2011 le stage réalisé a-t-il été supérieur à deux mois (une durée d’ailleurs obligatoire pour l’habilitation de la maquette pédagogique). Dans le cadre de notre enquête par questionnaire (cf. encadré méthodologique) 80 % des entreprises (toute taille confondue) ont déclaré que l’investissement dans l’accueil d’un stagiaire devenait rentable à partir de la durée du stage se situant entre 4 et 6 mois. Elles étaient 20 % (il s’agit cette fois-ci des entreprises de plus de 500 salariés) à positionner ce seuil de rentabilité à plus de six mois de stage en continu.

Comment qualifier ce temps de production économique mis bout à bout à l’échelle nationale ? Est-il possible d’évaluer la productivité des stagiaires, de trouver une équivalence vis-à-vis de la productivité des salariés inscrite dans le cadre des contrats de travail, de surcroît quand la frontière entre ces deux statuts semblent s’estomper comme nous proposons de l’analyser plus loin ?

3. Le stagiaire : un salarié (pas) comme les autres ?

Le stage professionnel est de nos jours l’objet d’une attention particulière du législateur. La position de l’État en matière de stages à l’université est pour le moins ambigüe. En effet, depuis 2006, le statut du stagiaire est modifié ou complété quasi annuellement témoignant ainsi d’un certain malaise du législateur face à ce phénomène social dépassant de loin un dispositif formatif. Entrée en vigueur le 30 juillet 2011, la loi n° 2011-893 pour le développement de l’alternance et la sécurisation des parcours professionnels, dite loi Cherpion, ouvre dans ce domaine un vaste champ d’interrogations.

Le texte de la loi fait la part belle aux injonctions d’ordre temporel visant à réduire les pratiques d’un certain nombre d’employeurs considérées comme abusives en matière d’emploi des stagiaires (Domingo, 2002, Merle, Théry, 2012). Citons l’article L. 612-9 précisant que « la durée du ou des stages effectués par un même stagiaire dans une même entreprise ne peut excéder six mois par année d’enseignement. Il peut être dérogé à cette règle, dans des conditions fixées par décret, au bénéfice des stagiaires qui interrompent momentanément leur formation afin d’exercer des activités visant exclusivement l’acquisition de compétences en liaison avec cette formation ». Pourtant n’est-ce pas bien cette « acquisition de compétences en liaison avec la formation » que le stage est sommé de procurer selon la définition même du MESR déjà cité ?

En effet, la terminologie et les formulations employées dans le texte de la loi semblent vouloir troubler la compréhension de ce qui est le stage estudiantin du point de vue juridique. La logique d’intervention introduisant la notion de carence se situe ici clairement du côté du principe « pollueur-payeur ». Ainsi l’article L.612-8 stipule-t-il que les stages : « ne peuvent pas avoir pour objet l’exécution d’une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent de l’entreprise ». Or, l’article L.612-10 rappelle que : « l’accueil successif de stagiaires, au titre de conventions de stage différentes, pour effectuer des stages dans un même poste n’est possible qu’à l’expiration d’un délai de carence égal au tiers de la durée du stage précédent », ce qui de fait revient à reconnaître que les activités confiées au stagiaire ont fréquemment un caractère récurent. À cet effet, remarquons que 60 % des employeurs de notre panel ont signalé confier aux stagiaires des missions récurrentes en lien avec leurs besoins de production. 30 % des employeurs déclarent que c’est un surcroît ponctuel d’activité qui motive l’accueil d’un stagiaire. Deux aspects reviennent très souvent dans les entretiens en lien avec les données citées (cf. encadré méthodologique) : le contexte d’urgence lié à la production en tension et la charge de travail qui incombe aux stagiaires comparable à celle des salariés sous contrat de travail. Le raisonnement est poussé jusqu’au bout par le DRH exprimant ainsi sa position : « un stagiaire… je ne le paye pas pour qu’il passe huit heures par jour à rédiger son mémoire… Ici on les fait travailler, on leur donne du vrai projet, c’est du gagnant-gagnant si vous préférez… ».

La proximité de plus en plus perceptible d’une mission réalisée dans le cadre d’un stage avec celle réalisée dans le cadre d’un contrat de travail est appuyée par l’article L.1221-24 précisant que lorsqu’une « embauche est effectuée dans un emploi en correspondance avec les activités qui avaient été confiées au stagiaire, la durée du stage est déduite intégralement de la période d’essai ». Ainsi, tout en interdisant de substituer le stage à un remplacement d’un salarié absent ou de palier l’impossibilité d’embaucher un salarié par l’accueil d’un stagiaire, la loi reconnaît bien qu’un emploi salarié peut avoir le même contenu qu’un stage équivalent. 80 % des entreprises de notre panel indiquent attendre du stagiaire la même implication dans le travail que pourrait être celle du salarié sous contrat de travail. Dans la moitié des cas cette position est justifiée par le fait que l’entreprise considère le stage comme une période de pré-embauche. Par ailleurs, signalons que pour 70 % des entreprises de notre panel c’est l’employeur lui-même qui est à l’initiative du stage. Tant les voies de recrutement (à l’exception du recours aux agences de recrutement et à l’intérim pour l’embauche des salariés), que les modes de sélection de futurs stagiaires et salariés (nombre d’entretiens, composition du jury, tests d’embauche...) sont quasi identiques dans les 80 % des entreprises de notre échantillon. Pour organiser l’accueil de leurs stagiaires ces mêmes entreprises déclarent procéder par la planification annuelle et centralisée des besoins de chaque service. Ces éléments nous amènent à supposer que l’étudiant-stagiaire est perçu par les entreprises comme une ressource économique supplémentaire répondant à un besoin de production précis.

La loi Cherpion met en exergue la nature hétéroclite du stage en précisant qu’il « ne relève ni de l’article L. 4153-1 du code du travail, ni de la formation professionnelle tout au long de la vie » (l’article L.612-8). En revanche, selon l’article L. 612-12, les stagiaires accèdent aux activités sociales et culturelles mentionnées à l’article L. 2323-83 du code du travail dans les mêmes conditions que les salariés ». Les réponses à la question concernant les moyens dédiés par les entreprises de notre panel aux stagiaires témoignent d’une importante homogénéité de pratiques en la matière. 70 % des entreprises prévoient les mêmes dispositions pour l’accueil d’un stagiaire que pour un salarié, le temps de tutorat en plus. Il s’agit en effet d’une indemnisation financière, d’un espace de travail équipé, des avantages en nature, de l’accès à l’offre de formation et aux activités sociales de l’entreprise, et même d’un véhicule de travail dans certains cas. Par ailleurs, toujours dans 70 % des cas les entreprises déclarent vouloir fidéliser leurs stagiaires en leur donnant les mêmes droits qu’aux salariés. Ceci nous amène à faire l’hypothèse d’un glissement progressif s’opérant dans la nature et dans le cadre règlementaire des missions confiées par l’entreprise à un stagiaire vers celles qui peuvent être confiées à un salarié.

L’analyse des textes législatifs régissant le stage professionnel mériterait une étude à part ce qui dépasse le propos de cet article. Remarquons cependant avec Starck et Champy-Remoussenard, avançant l’hypothèse, que :

l’appareil législatif désormais développé - compris comme un ensemble de prescriptions, d’incitations et d’encadrement des pratiques de stage – reste insuffisant à lui seul pour expliquer le succès des stages comme modalités de formation

2013, p. 418

Et les mêmes auteurs d’avancer que :

contrairement à l’alternance […], les stages constituent des modalités actuelles de formation plus consensuelles dans l’espace social. Le stage permet peut-être de résoudre de manière pragmatique les tensions inhérentes au partage des apprentissages entre contexte de formation et contexte de travail

ibid.

Ceci justement nous amènera à nous poser la question du rapport entre le stage et l’alternance et de réfléchir sur les transferts possibles en matière de conceptualisation entre ces deux dispositifs.

4. Le stage professionnel estudiantin : de l’alternance pauvre ?

Dans le contexte général de restriction budgétaire et d’économie de moyens, l’université n’a à sa disposition qu’une palette somme toute réduite d’outils pour introduire les mécanismes de professionnalisation, voire innover en la matière, notamment face aux établissements d’enseignement supérieur du secteur privé dotés de moyens financiers sensiblement différents et ayant de surcroît la liberté de choisir leurs étudiants. À cet effet, le recours à l’alternance cristallise de nombreux espoirs car elle semble faire ses preuves en matière d’insertion professionnelle à l’issu des formations dans le secondaire ; les taux d’insertion des apprentis des niveaux IV et V sont en effet plutôt encourageants (Crusson, 2010).

La question des stages professionnels en formation universitaire évoque inévitablement celle plus globale, de l’alternance. Autant cette dernière notion interroge directement celle de la professionnalisation (Geay, 2007), autant elle est à son tour sujette à des lectures et des acceptions bien larges. Emprunté à des discours propres à des milieux fort différents, ce vocable est caractérisé par des usages qui finissent par rendre son sens de plus en plus flou. En effet, parle-t-on des formations faisant appel à des contrats d’apprentissage et de professionnalisation (Dubrion, 2006) ? Pense-t-on à une rythmicité spécifique qui traverse un dispositif de formation, à une juxtaposition des périodes en formation et en production, à un rapport au savoir spécifique ? Cherche-t-on à mettre en lumière une pédagogie de l’entre-deux, l’initiation à un métier, « un mode de formation qui cherche à relier ce que toute l’histoire de notre pensée et de notre société a tendance à trop séparer » (Geay 2007) ?

Différents modèles d’alternance (Hahn et al., 2005, Crochard, 2007, Fernagu-Oudet, 2007) sont régulièrement interrogés et conceptualisés, la question centrale restant néanmoins liée à la pédagogie et à la didactique de l’alternance (Geay, Sallaberry, 1999) et ses ressources formatives (Léné, 2000). De nombreuses typologies de l’alternance sont ainsi proposées : « par immersion ou interaction » (Hahn et al., 2005), « projective » (Jorro, 2007), « apprenante » (Fernagu-Oudet 2007). Induisant inévitablement un effet réducteur, la majorité de ces typologies concernent, plus ou moins, la question de l’articulation entre les deux temps de formation, théorique et pratique.

Le stage professionnel estudiantin « condition sine qua non de professionnalisation d’une filière » (Giret, Issehnane, 2012, p. 30), est-ce une forme d’alternance à l’université ? S’agit-il de deux phénomènes de formation qui se développent en parallèle, le stage étant une forme « d’alternance pauvre », une sorte de « béquille » professionnalisante d’une formation académique à temps plein ? Peut-on partager le point de vue de Besson, Collin, Geay et Hahn (2005) affirmant que : « l’alternance ne peut se résumer à quelques stages de sensibilisation ou d’application dans un cursus de formation » ? Ces mêmes auteurs citent Pelpel (2001) : « l’alternance, c’est autre chose que des stages, c’est un partage de la formation ». A cet égard, nous rejoignons Geay qui remarque que : « pour redonner sa puissance formatrice à l’expérience […] il ne suffit pas d’envoyer les jeunes en entreprise ou de leur faire faire des stages, il faut inventer de nouvelles médiations didactiques pour penser et revisiter l’expérience » (2007, p. 31).

Au risque de présenter une vision réductrice du phénomène, il nous semble opportun à présent de définir le terme d’alternance en formation afin de voir dans quelle mesure le stage professionnel peut en relever. Selon nous, la condition incontournable d’une formation en alternance serait la possibilité pour l’apprenant d’effectuer, après une période d’activité professionnelle encadrée par un tuteur, un retour en formation consacré à une analyse réflexive avec l’aide d’une équipe pédagogique et entre pairs. L’effet pédagogique recherché ainsi à travers l’alternance résiderait non pas dans l’accumulation de périodes passées en formation et en production, mais bien dans la possibilité de réfléchir sur l’activité vécue dans ces deux milieux (Mayen, 2007).

Ceci nous amène à supposer que les stages professionnels tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui à l’université, essentiellement au niveau de licence et de master 2, qu’ils soient obligatoires ou facultatifs[7], ne peuvent pas être considérés comme un dispositif relevant de l’alternance, étant axés sur la juxtaposition mécanique de périodes en formation et en activité professionnelle. Cependant, l’importance d’un débat terminologique sur l’alternance nous semble secondaire par rapport au bénéfice que le stage en tant que dispositif en puissant développement, mais encore relativement peu théorisé, serait en mesure de retirer des transferts pédagogiques des recherches déjà effectuées en matière d’alternance.

5. Dissociation comme modèle des relations « formation-production »

Le modèle de l’alternance qui nous semble dominer aujourd’hui à l’université est celui de l’alternance dispositive (Patroucheva et Triby, 2010). Cette constatation n’est pas formulée dans un souci d’originalité ou pour alourdir le répertoire de modèles existants. L’objectif est de signaler le progrès qui reste à faire au sein de l’institution universitaire pour une véritable pensée de l’apprentissage et du réinvestissement des connaissances construites par l’individu en formation La formation universitaire serait susceptible de créer les dispositions nécessaires favorisant l’apprentissage professionnel durant le stage se déroulant dans un univers marqué par un tout autre rapport au savoir. Or, il nous paraît primordial de rappeler que les milieux productif et éducatif n’ont pas des intérêts communs. Tout en partageant une fonction sociale commune, les deux sphères forment, effectivement, mais ne forment pas à la même chose. En effet, pour la sphère de formation, la formation est la finalité en soi, l’activité n’est que le moyen pour y parvenir. Tandis que pour la sphère de production, la production efficace est la finalité, la formation est un effet induit par l’activité mise en oeuvre pour parvenir à cette production efficace. À cet effet, nous souhaitons citer les propos d’un des vice-présidents en charge de l’insertion professionnelle d’une université d’Alsace que nous avons interrogé dans le cadre d’une étude antérieure[8] portant sur la professionnalisation à l’université et qui, même s’ils se situent en dehors de notre contexte empirique actuel et n’engagent que l’avis de cet universitaire, nous semblent être fort symptomatiques du rapport à l’entreprise encore présent au sein de l’université :

La dimension de la professionnalisation dans les universités est quelque chose qui est très difficile à faire passer. Il y a un certain nombre de mots tabous à l’université, et l’entreprise en fait partie. Parler des rapports avec le milieu professionnel ou industriel, de l’insertion professionnelle et cetera, c’est quelque chose qui pour beaucoup d’enseignants relève quasiment de la famille, on n’en parle pas... ça va à l’encontre de leurs représentations, de ce à quoi ils ont été formés, et donc ils n’en voient par l’intérêt même pour leurs propres étudiants.

Ceci nous amène à penser qu’au lieu de rechercher un soi-disant dialogue de deux milieux, l’impératif est d’admettre que la notion qui résume le mieux le rapport qu’elles entretiennent est celui de la dissociation (Triby, 2012). Cette forme spécifique d’interaction ne se veut nullement annonciatrice d’une ignorance mutuelle, mais plutôt explique la difficulté du dialogue. Ainsi, la dissociation nous incite-t-elle à admettre la nécessité de la dialectisation, le dualisme de deux situations d’apprentissage, en formation et en production, compte tenu de la divergence des intérêts des deux milieux respectifs. Il s’agit d’une nécessaire séparation, justement pour leur permettre ensuite de dialoguer réellement. L’accent est ici porté sur l’activité, ou plutôt sur l’interaction de l’activité développée par l’individu en formation avec les savoirs académiques dont l’opérationnalité immédiate reste encore une idée reçue persistante.

Comme nous l’avons déjà constaté, l’introduction des stages dans les maquettes pédagogiques est de plus en plus courante. Le stage devient ainsi le territoire de tensions et d’enjeux multiples et contradictoires. En le problématisant, on cherche à mettre en évidence son apport en matière de savoirs qui ne seraient produits qu’au sein du monde du travail et qui viendraient par conséquent compléter ou illustrer ceux produits par la recherche universitaire et enseignés à l’université, les deux savoirs n’étant ainsi pas de la même nature, voire de nature opposée. Or, compte tenu de l’environnement global dans lequel les stages sont réalisés, certains employeurs ne se positionnent pas comme des partenaires d’un continuum pédagogique initié dans les murs de l’université, mais plutôt comme des consommateurs de ressources humaines pré-qualifiées et disponibles, permettant « d’ajuster leur main-d’oeuvre aux variations de l’activité économique et se substituant aux recrutements » (Giret et Issehnane, 2010, p. 1).

Ce même phénomène de dissociation nous ferait affirmer qu’un « bon » stage n’existe pas. Aujourd’hui, la tendance est à chercher la définition des conditions nécessaires une fois réunies pour constituer un environnement pédagogique de stage « idéal » misant sur une prétendue association et interaction étroite d’un enseignant-chercheur chargé du suivi de l’étudiant stagiaire et de son tuteur en entreprise. Cet environnement ainsi recherché finit par ressembler à un simulateur parfait restant du côté du prescrit négligeant le réel de l’activité telle qu’elle est vécue dans le milieu productif doté de contraintes qui lui sont propres. Sujette aux contraintes qui sont les siennes, l’université aurait tendance à déléguer ce qui dépasse le cadre de la production et de la diffusion du savoir aux services administratifs dédiés à l’insertion professionnelle souvent réduits à proposer aux étudiants des solutions « clé en main » mais réputées efficaces en termes de leur valorisation auprès des instances censées évaluer l’effort de l’université en matière de professionnalisation.

Sujettes aux externalisations des centres de décisions[9], aux restrictions budgétaires et à d’autres injonctions économiques bien nombreuses les entreprises ont pris conscience du potentiel productif des stagiaires. Le DRH d’une entreprise multinationale faisant partie de notre panel exprime ainsi la logique économique qui motive l’accueil des stagiaires dans son entreprise :

Chez nous, un apprenti équivaut à une ligne comptable, quel que soit son coût, son embauche doit être validée à partir des États-Unis où se situe le siège… C’est trop compliqué… Alors on préfère se rabattre sur les stagiaires, c’est tout aussi efficace, et en plus, du point de vue comptable… c’est transparent.

L’obligation de l’indemnisation indépendamment de la durée du stage ne semble pas ou plus représenter un frein à l’accueil d’un stagiaire, du moment quand il s’agit d’un secteur économique en progression constante comme c’est le cas pour la chimie. Citons à cet effet un de nos interlocuteurs exprimant ainsi sa position en la matière :

de mon temps, les jeunes ne parlaient pas de rémunération. On était déjà heureux de pouvoir mettre le pied à l’étrier… en entreprise. Et aujourd’hui, c’est la loi… Le travail dissimulé, tout ça, ici on fait très attention ! Et puis, ils nous apportent des compétences, là où les salariés plus anciens ne suivent pas toujours…

Les propos recueillis à travers les entretiens (cf. encadré méthodologique) laissent penser que du côté des entreprises l’époque des stages désignés dans le langage courant comme stage « photocopieuse » est révolue : « Nous confions des missions au stagiaire au même titre qu’au salarié » déclare un de nos enquêtés. Cette position est appuyée par son homologue : « L’entreprise ne recrutera un stagiaire que si elle a du travail... ». Formulant leurs rapports avec les stagiaires comme « gagnant-gagnant » ou « donnant-donnant » les employeurs auraient tendance à attendre des étudiants en stage une efficacité plus immédiate encore que cela pourrait être le cas vis-à-vis d’un salarié sous contrat de travail : « le jeune n’est là que pour quelques mois... Il doit faire ses preuves rapidement. Son encadrant lui consacre du temps, il est donc moins efficace dans son propre travail. C’est un échange qui se fait..., il faut que ça soit profitable à tout le monde... ». Ces extraits d’entretien laissent ainsi entrevoir les logiques économiques qui sous-tendent le rapport dissociatif entre les milieux de formation et de production. Parmi les ouvertures possibles pour dépasser cette divergence celle qui consisterait à se centrer sur l’analyse de l’activité développée par l’étudiant en formation et en stage serait à notre avis des plus stimulantes.

6. Stage et le potentiel heuristique de l’analyse de l’activité : distinguer d’abord pour réunir ensuite

Les savoirs enseignés donnent des clés de lecture pour observer, comprendre et interpréter l’activité des professionnels en situation d’activité. S’approprier les savoirs s’accompagne d’un développement conceptuel qui en soi n’est pas indispensable à l’exécution d’une activité. La charge de faire le lien, c’est-à-dire de construire une compréhension cohérente entre les lieux, les pratiques et les savoirs, revient fondamentalement à l’individu en formation. Un changement de perception de ce qui est théorie et pratique est nécessaire chez l’étudiant : il y a lieu de sortir d’une perception binaire consistant à rejeter ce qui vient de l’institution et survaloriser des pratiques du terrain. Comme le rappelle très justement Vergnaud : « rien de tout cela [l’activité] ne serait possible sans la représentation, c’est-à-dire la formation en pensée, d’objets, de propriétés, de relations, de transformations, de circonstances, de conditions, de relations fonctionnelles de ces objets entre eux et avec l’action. Pour tout dire, rien de serait possible sans la conceptualisation » (1996, p. 275), ou ce que l’on pourrait appeler avec Schwartz la désadhérence (Schwartz, 2009).

De notre point de vue, l’appropriation des savoirs enseignés par l’étudiant suppose une activité à part entière. Elle est formatrice en soi et produit des compétences. Or, ce ne sont pas ces compétences là qui seront directement « appliquées » une fois l’étudiant se trouvant dans le milieu de production. Cette application est une illusion fortement ancrée dans le discours tant universitaire que managérial. Travailler, exercer une activité, constitue également une source de savoirs et de compétences. C’est à l’exercice de la dialectisation, de la mise en tension, en rapport des savoirs et des compétences appropriés et construits dans les deux sphères que l’étudiant est livré dans le contexte d’un stage dans le milieu productif. Il s’agit d’une « situation potentielle de développement » (Mayen, 1999) par excellence. Pour revenir à la professionnalisation à l’université, insistons sur le fait qu’elle passe selon nous par la centration de la formation sur l’activité de l’étudiant. En effet, ce ne sont pas les savoirs enseignés qui sont formateurs par nature, c’est l’activité que réalise l’étudiant pour se les approprier. Le rapport à l’activité professionnelle devrait être construit sur l’acquisition d’une démarche d’analyse de l’activité professionnelle en question, en rapport à l’explication de sa propre démarche d’apprentissage.

La question de l’analyse de l’activité de l’étudiant en formation et en production appelle celle de l’accompagnement de la démarche réflexive. Si l’insertion professionnelle est inscrite aujourd’hui au même titre que la recherche et l’enseignement dans les missions de l’université, ce n’est pas pour autant qu’il s’agisse de l’assigner comme une troisième mission aux enseignants-chercheurs. L’orientation professionnelle est un métier (Raucent, Verzat, Villeneuve, 2010), il ne s’improvise pas et ne peut pas dépendre de la bonne volonté de l’enseignant-chercheur que l’on sait aujourd’hui mis à l’épreuve par l’évaluation basée sur ses publications et les enseignements. Le rôle des enseignants n’est certainement pas dans l’accompagnement à l’insertion, mais dans la médiation, dans l’accompagnement de l’analyse de l’activité. Il s’agit des échanges ayant lieu avant et après l’activité : pour que la diversité des actes et des savoirs puisse trouver une unité et constituer un répertoire des compétences propres à assurer la maîtrise de l’activité (Mayen, 1999). L’enseignant devrait accompagner l’étudiant non seulement dans l’analyse de sa propre activité, mais privilégier l’analyse comparative des activités entre les professionnels expérimentés et les pairs (ibid.).

En appui sur la démarche de l’analyse de l’activité portant sur le décodage de l’implicite dans le travail et le débat des valeurs qui se jouent au sein de l’entreprise, l’enseignant devrait pouvoir être en mesure d’agir afin que le milieu productif « parle » au stagiaire, mais ceci à condition d’un changement de posture inévitable.

Conclusion

L’ensemble des questions liées à l’insertion professionnelle des étudiants peut être perçu par l’institution universitaire comme une injonction extrinsèque venant troubler les équilibres établis entre la production du savoir et sa diffusion en son sein (Bourdoncle, 2007). La temporalité de la formation et de la production étant de nature fort différente, la première se vivant dans le long terme, tandis que la deuxième étant soumise aux exigences du court terme, l’université est placée sous tension insufflée par la course à la performance. Faute de pouvoir s’accorder le temps de prise de distance proportionnel à l’ampleur des enjeux sociétaux auxquels elle est susceptible de répondre et face aux contraintes structurelles qui sont les siennes, l’université est forcée de faire l’économie de la réflexion substantielle sur les vecteurs de son évolution, notamment en matière de professionnalisation qui finit à son tour par se résumer au signalement (Giret, Lemistre, 2008) hâtif en direction des employeurs, et ceci en réponse au discours même véhiculé par ces derniers ainsi que d’autres parties prenantes des processus de l’insertion.

Les systèmes formatif et productif sont dotés de cultures différentes fondées sur le rapport au savoir divergent. Alterner les deux milieux lors de la formation universitaire ne doit pas tant viser l’acquisition d’un savoir supposé de nature différente, que l’initiation à l’implicite du travail, à un autre « projet de vie » (Lorino, 2003, p. 35). Or, le devenir des savoirs enseignés et leur investissement dans l’activité professionnelle n’est que peu interrogé par l’université. (Patroucheva, Triby, 2010). Aujourd’hui, son projet pourrait être de viser la construction d’une formation permettant la dialectisation de ces deux savoirs dans l’espace désigné par Mayen comme « écart » donnant lieu à « une situation potentielle de développement » (1999) et consacrant la dissociation entre les milieux ayant des objectifs différents.

Prise dans son sens le plus global, l’activité n’est nullement à opposer au contexte de la formation, voire à réserver exclusivement à celui de l’exercice professionnel. L’appropriation du savoir est une activité à part entière qui se révèle formatrice dans le cadre de son analyse et productrice de compétences spécifiques. Cette analyse, quelle que soit l’approche retenue (Champy-Remoussenard, 2005, Barbier 2011), représente un terrain de dialectisation des savoirs académiques et ceux produits dans le travail, du prescrit et du réel de l’agir dans la sphère de formation et celle de production. Leur prétendu dialogue activement recherché aujourd’hui (Domingo, 2002) est une illusion persistante tant leurs objectifs et leurs contraintes divergent. Leur mise en rapport se fait au niveau du stagiaire, mais ne se réalise pas naturellement, par le simple fait de passage d’un milieu vers un autre. Donner toute sa valeur à l’activité de l’étudiant réalisée au sein même de l’institution universitaire, en passant par le changement de la posture d’un enseignant-chercheur, tributaire d’un rapport au savoir spécifique, constituerait le début du changement de paradigme prégnant de l’approche applicative (Wittorski, 2007, p. 162) des stages.