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Le regain d’intérêt pour la question des genres, loin d’aboutir à de nouvelles typologies, a plutôt mis en évidence le caractère instable de leurs frontières, ce qui ne saurait guère surprendre à notre époque où les genres littéraires se situent dans un rapport dynamique d’interaction souvent aussi problématique qu’intense. Nul doute que cette interaction s’observe de manière particulièrement nette à travers les cas - nombreux - d’hybridation, c’est-à-dire la coprésence de plusieurs genres dans une même œe ; par là, la théorie actuelle des genres débouche, à travers des notions aujourd’hui en vogue comme le mélange ou l’hétérogène, sur des dimensions culturelles et sociales majeures de notre époque.

Ce dossier veut montrer l’efficace d’un autre phénomène - la transposition - susceptible de rendre compte d’une forme spécifique de relation intergénérique. Tous les phénomènes intergénériques ne se réduisent pas à un processus d’hybridation, que celui-ci soit entendu comme juxtaposition de fragments génériquement hétérogènes ou comme combinaison de deux réglages génériques agissant conjointement. Plusieurs textes semblent en effet opérer plutôt par reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus. Par exemple, la transposition peut correspondre soit à un changement de registre (pensons ici à l’ouvrage de Biron et Popovic, Le livre dont vous êtes l’intellectuel, qui pervertit le modèle générique des « Livres dont vous êtes le héros », transposant une forme ludique dans un registre savant), soit à un changement de domaine de validité (intrusion de la fiction dans le biographique, par exemple), soit encore à une permutation d’éléments prototypiques qui produit un effet d’étrangeté à l’intérieur d’un genre (l’autobiographie à la troisième personne).

Envisagée ici comme un instrument herméneutique, la transposition montre que l’on a moins affaire à une indécision des frontières génériques qu’à des pratiques textuelles qui instaurent une relation dynamique entre des modèles génériques reconnaissables. Au-delà de la variété des œuvres et des paramètres étudiés, c’est donc à une meilleure compréhension des relations intergénériques et des rapports entre textes, lecture et genre que les collaborateurs nous convient.

En ouverture, l’article d’Yves Baudelle met en perspective et discute des diverses acceptions qu’autorise la notion de transposition et ses déclinaisons variables, de la transmodalisation intermodale à la translation, de la transposition pragmatique à la transdiégétisation. Comment penser la question lorsqu’on tente de l’élargir à sa dimension fictionnelle ? L’exemple du roman autobiographique, et de la controverse qu’il suscite en regard de l’autofiction, sert ici à interroger l’intrusion du biographique dans la fiction. Genre par excellence où « s’exercent les processus de transfert fictionnel des données de l’existence », il permet de prendre en écharpe tant les attitudes lectorales que les (dé)cloisonnements génériques et de montrer que la zone d’incertitude qui perdure ressortit à une dynamique où jouent toutes les nuances de dégradés de l’illusion référentielle. La « ligne de barbelés entre la fiction et la non-fiction » est-elle aussi infranchissable que celle qui, un temps, départageait la poésie de la prose ?

Si diverses formes d’hybridation entre prose et poésie coexistent aujourd’hui et, sans constituer une norme, appartiennent pleinement au paysage littéraire contemporain, il n’en a évidemment pas toujours été ainsi : l’idée de « mélanger » prose et poésie a longtemps provoqué une déstabilisation de l’une des principales lignes de partage du champ générique. Luc Bonenfant examine ce qui est sans contredit l’épisode décisif de cette histoire, soit l’invention, par Aloysius Bertrand, du poème en prose. Celui-ci, selon Bonenfant, reposerait sur une double transposition, modale et générique : le poème en prose résulte d’opérations formelles (blancs typographiques, récurrences anaphoriques), sans s’y réduire puisque ces techniques sont mises en œuvre en vue de produire « un texte en prose fonctionnant sur le mode de l’implicite et de la suggestion que l’on connaît à la poésie ». Cet élargissement de la notion de transposition au niveau modal, qui se vérifie aussi bien sur le plan exogène (du fait que le poème en prose se donne aussi des modèles extra-littéraires, picturaux et musicaux), amène au bout du compte à s’interroger sur la vectorialité du transfert : s’agit-il d’aller de la poésie vers la prose, ou de celle-ci vers celle-là ?

Cette question de la vectorialité sous-tend implicitement l’étude que Denise Cliche, Andrée Mercier et Isabelle Tremblay consacrent à deux œuvres québécoises récentes, le récit Scènes d’enfants de Normand Chaurette et la pièce Le Dernier Délire permis de J.-F. Messier. Le regroupement de ces deux œuvres fait apparaître une manière de chiasme : le récit de Chaurette se voit forcé d’inclure, en abyme, une pièce de théâtre (laquelle, comme dans Hamlet, joue un rôle majeur dans l’intrigue), mais celle-ci se voit en retour contaminée par le récit puisque les extraits qui en sont donnés apparaissent sous une forme narrative. Inversement, la pièce de Messier se voit envahie par le romanesque, aussi bien dans son paratexte que dans sa diégèse, où, encore une fois, se produit un enchâssement : un « niveau roman », centré autour de la lecture d’un récit, intègre un « niveau théâtre » qui met ce dernier en scène. Chaque fois, c’est le potentiel critique de la transposition qui est mis en lumière : le récit de Chaurette peut être vu comme une méditation ironique sur l’écriture et le statut de l’auteur dramatique (et du théâtre lui-même) ; la pièce de Messier, en plus d’une transposition burlesque de Dom Juan, s’achève par une libération du « niveau théâtre » dont les personnages finissent par s’émanciper du récit qui leur a donné naissance.

Si les cas de transposition considérés jusqu’ici frappent par leur côté spectaculaire, on n’en conclura pas pour autant que le phénomène opère toujours de manière aussi ostensible. Le cas des Derniers Jours d’Emmanuel Kant, de Thomas de Quincey, dont Robert Dion et Frances Fortier retracent les péripéties éditoriales et critiques, le montre bien. Si une biographie littéraire tend ici à se changer en biographie imaginaire, c’est par l’effet de la seule - mais décisive - adjonction de notes, par l’« auteur » De Quincey, à un récit antérieur que ce faisant il module passablement, mais par la bande en quelque sorte. Ce cas permet par ailleurs d’observer une nouvelle facette de la transposition, celle qui s’effectue sur le plan des registres et non des genres : il s’agit toujours d’une biographie, dont la teneur n’est d’ailleurs pas modifiée, mais dont une série d’annotations ironiques trafiquent et déstabilisent le statut, du sérieux au ludique et peut-être du factuel au fictionnel. Quel est, dès lors, l’agent de cette transposition ? L’analyse de la réception critique suggère que De Quincey a mis en place un dispositif éminemment ambigu, mais dont les critiques feront une œuvre de l’auteur anglais et de part en part typique de sa « manière ». La transposition, dans ces conditions, ne serait-elle pas tributaire de la lecture autant (si ce n’est davantage) que de l’écriture ?

On aura compris que la transposition ne se réduit pas à une panoplie de procédés qui permettraient de l’identifier à coup sûr ; on admettra sans peine, partant, que sa distinction d’avec le phénomène largement plus connu de l’hybridation générique n’est pas toujours aisée. Deux récits du même auteur et portant sur les mêmes événements - J’ai tué et La Main coupée, de Blaise Cendrars - fournissent à Madeleine Frédéric l’occasion d’aborder ce problème délicat : écrits à une trentaine d’années d’intervalle, ces textes semblent bien relever, pour l’un de la transposition (le récit de guerre y subit l’interférence visible de chansons de marches et d’envolées poétiques), pour l’autre de l’hybridation (notamment du fait qu’à la métaphore, plus « traditionnellement », succède la comparaison, qui maintient en coprésence le réel et les éléments figurés ; ce diagnostic stylistique est confirmé par l’emploi de la juxtaposition de blocs génériquement distincts dans le second récit). Quittant un instant le domaine générique, on pourrait se demander si, « réécrivant » 28 ans plus tard J’ai tué, Cendrars n’aurait pas « transposé » - selon une manière d’amendement - son premier récit.

Suffit-il, pour ranger une œuvre sous la catégorie de la transposition, qu’elle opère un transfert déstabilisant entre deux plans, quels qu’en soient la nature et le statut ? C’est la question que pose, dans sa démarche même, l’analyse de L’Hiver de force de Réjean Ducharme proposée par Christiane Kègle en collaboration avec Christianne Clough. Procédant selon une « écoute flottante » qui recourt aussi bien à la psychanalyse qu’à la sociocritique et à la théorie de l’énonciation, cet article lie le récit, ce genre instable et ambivalent qui se maintient dans les parages du roman, au processus même de la transposition, plus précisément celle « d’un même phénomène dans toutes ses composantes historique, sociologique, anthropologique et culturelle » - sans oublier les dimensions psychologique et psychanalytique. L’enjeu, on le voit, n’est pas mince et on mesure du coup l’ampleur que peut prendre la transposition.

Plus modestement, Irène Langlet s’interroge sur les modalités du récit au théâtre ; notant d’abord son statut précaire - le récit sur scène devant s’accommoder d’un genre fondé sur le dialogue, et inversement -, elle se penche ensuite sur une œuvre qui exacerbe les problèmes de cette insertion, celle du dramaturge Heiner Müller. Tournant le dos à une intégration lisse, Müller fait résolument violence au théâtre, soit en gommant les marques d’énonciation dans des textes dramatiques privés de didascalies, soit en conférant à la seule parole les pouvoirs pragmatiques d’instaurer des états de choses (ici, les actions de la magicienne Médée) ; le coup porté au théâtre en général se double ici d’une intervention critique face au théâtre didactique à la Brecht.

À travers l’étude détaillée des Petits traités de Pascal Quignard, Bruno Blanckeman montre que le traité, genre apparemment désuet, est moins déstabilisé que régénéré par l’irruption en son sein de traits génériques du récit, de l’autobiographie et de la prose poétique. Deux démarches conjointes - l’une narrative, qualifiée de transposition majeure, l’autre poétique - sont distinguées sur la foi de paramètres précis : les effets de gradation, de prolifération, de superposition, entre autres, transposent littéralement l’argumentaire en fiction, tout comme les divers degrés d’insertion métaphorique (expressive, équilibrante ou générative) appellent le déploiement des idées, amplifiant de fait la dynamique de la connaissance ouverte caractéristique du traité. La transposition apparaît ainsi comme un « phénomène de compétition intergénérique qui crée, dans chaque traité, une zone de turbulence organique sans obérer de façon décisive l’identité du genre investi ».

Si la variété des études ici retenues montre que la transposition peut investir les genres les plus divers, elle illustre aussi la diversité des perspectives théoriques susceptibles de l’éclairer : générique bien sûr, mais aussi sémiotique, stylistique, linguistique, historique, pragmatique... Ce qui, dans un genre (et pas seulement dans un texte), bouge sous l’effet d’une intervention extérieure, oblige par le fait même les chercheurs à saisir dans leur multiplicité les aspects textuels ou discursifs qui s’en trouvent affectés. Par là même, la transposition mérite une place, aux côtés de phénomènes mieux connus comme l’hybridation ou le métissage, dans notre réflexion sur les genres et leurs rapports assurément complexes et mobiles.