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On n’aura peut-être pas assez parlé du messager au théâtre. Car si l’on glose encore à loisir sur le problème politique qu’il pose (faut-il tuer le messager lorsque le message est mauvais ?), on reste finalement docilement spectateur du problème générique qu’il incarne. Car il n’y a pas que l’attention du public à retenir (difficulté ordinaire du monologue pour le comédien), il y a aussi à faire tenir dans une convention dialogique les principes du compte-rendu narratif (d’un événement qui n’a pas eu lieu sur scène). Le débat n’est pas neuf, et la convention théâtrale, depuis l’origine, accueillante à l’inventivité des dramaturges. Le « narrateur » peut être un actant principal, et le récit valoir autant pour la définition interactive de son personnage (principe dialogique) que pour son contenu narratif : ainsi du songe d’Athalie, ainsi du récit de Rodrigue. À l’inverse, le « messager » peut acquérir quelques traits dramaturgiques qui l’inscrivent dans la convention dialogique (et son récit avec lui) : messager empêché de parler, balbutiant, attendu, sanctionné, etc. La prouesse consiste dans tous les cas à faire entrer un récit dans le dialogue, à lui donner les traits qui pourront y avoir une valeur. Il est évident que le dialogue n’en sort pas indemne (mais attend-on autre chose du théâtre que cette mise à l’épreuve, ingénieuse dans les meilleurs cas, routinière dans les pires ?) : toutes ses structures y jouent comme du bois sous l’eau, et c’est la capacité même à raconter une histoire par le seul biais de conversations entre personnages qui s’y voit interrogée. Dans ce vieux débat du récit au théâtre, de la Grèce classique (déclenchement du débat : le héraut des Choéphores d’Eschyle) au drame romantique (tentation historiographique : le « théâtre dans un fauteuil » de Musset), le morceau narratif a fait travailler les structures du dialogique en y immergeant son hétérogénéité.

Au xxe siècle, on le sait, le théâtre a exploré concurremment les deux voies du retour aux sources du rituel et de l’innovation scénique, toujours plus poussée. Dans cette dynamique paradoxale, la transposition générique a pu renouveler la confrontation productive du narratif et du dialogique. En faisant du mode épique l’un des principaux outils de l’« effet de distanciation » (Verfremdungseffekt) dans son théâtre militant, Bertold Brecht modifie le rapport du récit au dialogue : la convention narrative, en tant que gage de la fiction, chapeaute l’échange dialogique (et en déréalise l’effet mimétique) au lieu de s’y intégrer avec ingéniosité. Du coup, après Brecht et les missions assignées à son théâtre épique, et surtout après la dérive que la pièce didactique (Lehrstück) fait subir, en République démocratique allemande, à l’objectif originel de désaliénation du public, ce travail réciproque des modalités narrative et dialogique de la parole théâtrale devient naturellement l’enjeu d’un théâtre polémique, notamment et surtout au sein même de la postérité immédiate du maître est-allemand, par exemple chez Heiner Müller (1929-1995).

Le triptyque Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec Argonautes (1985), qu’il a consacré à la figure mythique de Médée, en est un exemple à plusieurs titres. Sur le plan des constituants scéniques, l’adoption par le dialogue théâtral d’un régime narratif incongru permet un renouvellement spectaculaire du morceau de bravoure que constitue, au moins depuis Sénèque, le traitement de la grande scène de magie (et le récit de ses effets). Quant à l’interprétation müllerienne globale de la figure mythique de Médée, dans le contexte de la RDA de 1982, elle se trouve très clairement étayée par la violence que le récit fait subir au dialogue théâtral, réduit, dans ce triptyque, à un lambeau ou à un vestige – un « désespoir » du texte théâtral relayant ici la tragédie antique.

Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec Argonautes constitue une seule pièce de théâtre de 340 vers libres, en trois parties, chacune titrée. Rivage à l’abandon se présente comme un texte descriptif (sans marque d’énonciation), interrompu çà et là par des vers en capitales d’imprimerie relevant du discours rapporté (comportant des marques ostensibles d’énonciation), mais sans autre précision qui les attribuerait à un ou plusieurs personnages : seul le jeu des (in)compatibilités énonciatives permet de repérer des échanges éventuels. Par exemple :

Poissons crevés
Scintillant dans la vase Emballages de gâteaux secs
Étrons fromms act casino
Les garnitures périodiques en lambeaux Le sang
Des femmes de la Colchide
Oui mais fais attention
Oui oui oui oui
Vulve boueuse lui dis-je cet homme est à moi
Baise-moi viens chéri

Müller, 1985 : 9

Matériau-Médée s’identifie clairement à un texte de théâtre ordinaire, avec des répliques réparties (par des didascalies) entre trois personnages : la nourrice, Médée et Jason, auxquels il faut ajouter des personnages muets : les enfants de Médée, auxquels elle s’adresse (convention dialogique classique) ; et, peut-être (j’y reviendrai), la jeune épouse de Jason, Créuse. Il n’y a cependant aucune indication de mouvements d’entrée et de sortie de scène.

Paysage avec Argonautes apparaît comme un discours tout entier tenu par un Je unique, mais qu’aucune didascalie ne vient identifier clairement ; là encore, c’est dans les présupposés du discours qu’il faut lire les indices de son attribution (c’est probablement Jason qui parle).

Une note finale de Müller indique que « la simultanéité des trois parties du texte peut être représentée comme on veut » (Müller, 1985 : 22) ; gageure ou boutade, ce conseil magnanime confirme ce qui apparaît dès une lecture linéaire du triptyque : que la scénographie encodée dans le texte ne se dispensera pas d’un questionnement majeur sur ses principes. Le dispositif brièvement décrit ci-dessus suffirait à ébranler une lecture routinière de la pièce comme « simple » texte théâtral (lecture ordinaire qui, en réalité, implique déjà une gymnastique mentale assez sophistiquée). La difficulté la plus spectaculaire semble résider dans la mise en place (en scène ?) du premier volet, Rivage à l’abandon ; comment mettre en scène une description ? En construisant un décor ? Mais tout le travail poétique textuel s’y perd, sans parler des éléments immatériels du « paysage ». Müller a plusieurs fois exploité la distorsion générique qu’un tel titre implique : la « pièce » Paysage sous surveillance (1984) peut rendre perplexe (j’y reviendrai). En comparaison, Paysage avec Argonautes est un monologue déroutant de simplicité… tout en s’inscrivant quand même dans le fil de titrage du Rivage à l’abandon, c’est-à-dire à l’autre extrémité d’un triptyque où deux volets problématiques encadrent un dialogue (Matériau-Médée) qui le devient vite à son tour.

Comme dans plusieurs textes clés du corpus médéen (Sénèque, Anouilh), l’échange inaugural de Médée et de la nourrice débouche sur la confrontation de Médée avec Jason, l’homme pour qui elle a « tué et enfanté » (Müller, 1985 : 12) et qui l’abandonne maintenant pour épouser Créuse, fille du roi de Corinthe. Depuis Euripide, cette rencontre est le lieu d’un affrontement diversement interprété par les dramaturges, mais jamais éludé : Müller suit la tradition et commence un dialogue empreint d’hostilité. À une réplique de Jason concernant leurs enfants, Médée entame alors une très longue tirade qui va bouleverser les règles de l’échange dialogique. Elle développe tout d’abord des plaintes et des reproches, un état d’esprit, une analyse de ses sentiments : la convention théâtrale et les invariants du mythe littéraire de Médée y sont respectés, y compris dans un revirement qui apparaît au bout de 110 vers :

Tu me dois un frère Jason
Je ne puis haïr longtemps ce que tu aimes
L’amour vient et passe Je n’ai pas été sage
De l’oublier Pas de rancune entre nous

Müller, 1985 : 14

Seul peut surprendre, ici, le silence de Jason : le changement qui intervient dans le discours de Médée est décroché de l’interaction qui, d’ordinaire (dans le corpus médéen), le déclenche. Mais l’offrande d’une robe pour Créuse, que Médée donne à Jason juste ensuite, s’inscrit parfaitement dans la tradition mythologique et littéraire. S’il faut concevoir ici Jason muet, ce qui propose une variation intéressante du personnage, rien ne vient encore perturber la convention dialogique : hors un passage adressé sans ambiguïté aux enfants (ce qui implique qu’ils sont là, sans qu’il ait été précisé depuis quand), le discours reste adressé à Jason. La gestuelle encodée dans les paroles de Médée ne pose pas non plus de problème :

Ma robe de mariée prends-la en cadeau de noces pour
Qu’il est dur à ma bouche ce mot ta jeune mariée

Müller, 1985 : 14

C’est à partir du congé donné à Jason (injonction) que les choses se compliquent. Sur le plan de l’énonciation, l’adresse s’oriente maintenant vers les enfants, après une transition sans surprise (Médée va faire agir sa magie à distance sur la robe et assassiner Créuse) mais présentée abruptement :

Eh bien pars pour tes nouvelles noces Jason
Je ferai de la jeune mariée une torche nuptiale
Regardez maintenant votre mère vous offrir un spectacle

Müller, 1985 : 15

Pour que le mythe fonctionne, on est obligé ici de supposer que Jason sort de scène, qu’il n’entend pas la suite de la tirade (mais aucune indication ne le précise, et le texte reste présenté en bloc comme si rien ne venait l’interrompre). Dans celle-ci, Médée fait à ses enfants une description des pouvoirs de la robe magique : annonce du sortilège, verbalisé comme une confidence à un personnage présent sur scène. Mais la parole continue en accomplissant le sortilège :

Sur son corps à présent j’écris mon spectacle
[…]
Avant minuit elle sera en flammes
[…]
Voici le fiancé dans la chambre nuptiale
Le voici qui dépose aux pieds de sa jeune épouse
La robe de mariée de la barbare […]
La voici qui se campe la putain devant le miroir
Voici l’or de la Colchide qui obstrue les pores de sa peau
[…]
La voici qui crie […]

Müller, 1985 : 15

La succession des futurs de l’annonce et des présents de l’accomplissement, les présentatifs accentués en début de vers[1], la logique implacable des actions rapportées (« avant minuit elle sera en flammes […] la voici qui se campe devant le miroir […] la voici qui crie […] elle crie toujours […] elle brûle ») actualisent en texte la réalisation magique. Ce qui peut encore se lire comme la vision à distance d’une action à distance effectue déjà un renouvellement de cette scène attendue ; chez Euripide (Médée, 5e épisode), c’est un messager qui raconte longuement (provoquant l’horreur du chœur et la plus grande joie de Médée) l’agonie de Créuse, suspendant nécessairement l’échange dialogique ; chez Corneille (Médée, acte v scènes 3-5), Créuse meurt carrément sur scène, entraînant son père dans la mort (au prix d’un invraisemblable échange où chacun exprime en alexandrins ses souffrances et son amour filial tout en brûlant de plus belle).

La suite du texte müllerien fait toutefois vaciller cette interprétation : face aux larmes de ses enfants, Médée comprend qu’ils ne partagent pas sa fureur joyeuse et elle les tue sur scène. Mais tout se donne à lire dans le bloc de la tirade… qui continue imperturbablement ! La grande scène d’infanticide, aussi attendue que la scène de magie, propose donc la lecture déroutante d’un personnage qui commente « en direct » l’action monstrueuse qu’il accomplit, avant de se retrouver seul en fin de texte et de tirade. Mais c’est Jason alors – revenu pour le finale ? présent depuis tout à l’heure ? – qui reprend la parole, sans être reconnu par Médée…

Jason : Médée
Médée : Nourrice Connais-tu cet homme

Müller, 1985 : 17

Comment lire cette éblouissante tirade de la Médée de Müller ? Les ambiguïtés de la présence de Jason, l’infanticide accompli sur scène, l’activation de la robe magique : tout cela oblige à penser la tirade comme un monologue de théâtre au moins enrichi, au plus perverti. Expression autonome de ses sentiments par un personnage, le monologue suspend, en principe, une action soumise au principe dialogique. Or l’action s’accomplit ici doublement : à distance (plus besoin de messager), et sur scène. La définition mythologique de Médée comme magicienne est réinvestie ingénieusement par le dramaturge, qui semble ainsi faire d’une pierre deux coups : écriture de la magie de Médée et récit de l’épisode. Mais Müller donne aussi un pouvoir nouveau à l’héroïne : en racontant l’action qu’elle accomplit à distance, Médée fait ici office de maîtresse d’une double cérémonie ; non seulement celle du rituel magique (morceau de bravoure du mythe, attendu depuis la Médée de Sénèque), mais surtout la cérémonie même du développement de l’intrigue théâtrale, dont elle est gestionnaire de bout en bout.

Ici la magie n’est donc ni « cuisine de sorcière » (comme chez Sénèque, ou Corneille), ni « bacchanale » (comme chez Anouilh) ; il n’y a que Médée, dont la parole imbrique la plainte, la scène de ménage, la réconciliation, le cadeau, la description du sortilège, l’agonie de Créuse, l’infanticide… Les cadences de cette parole dessinent différents épisodes, mais tout semble émaner de Médée elle-même, non seulement les paroles, les récits, mais aussi les actes, l’intrigue même de la pièce. Voilà donc la « magie » particulière que Müller a attribuée à Médée : plus encore que celle qui connaît (comme pour Euripide), plus que celle qui agit (comme chez Sénèque), plus que celle qui révèle (comme chez Anouilh), Médée devient tout simplement celle qui crée : magie démiurgique absolue, formulée dans le bloc de texte que l’écriture ne rapporte à aucun autre locuteur. C’est ce que confirmerait par exemple l’adresse de Médée à ses fils, « Regardez votre mère vous offrir un spectacle » – spectacle dont elle s’attelle ensuite à la création : scénario, puis action (tournage, jeu, animation) : « Voici le fiancé ». C’est littéralement une parole qui fait advenir, mimétique de celle du dramaturge lui-même. Dès lors, rien n’interdit d’envisager une incarnation scénique du spectacle de Médée : Jason et Créuse (celle-ci muette, évidemment, comme les enfants, car comme eux vouée d’emblée à la mort), animés comme des pantins sans capacité d’intervention (sans parole), agis tout au long de leur macabre nuit de noces. La présence de Jason en fin de tirade pourrait alors se comprendre, ainsi que les apostrophes aux enfants : « La voici qui crie Avez-vous des oreilles pour ce cri » (Müller, 1985 : 15). Car il peut en effet y avoir quelque chose à regarder, à voir, à entendre : un spectacle, qui plus est une comédie (une mutation générique de plus). Ce récit de Médée peut, en dernière analyse, dans une lecture qui accorderait toute l’importance requise aux transpositions génériques à l’œuvre, prendre la valeur d’une gigantesque didascalie au cœur du bloc monologique.

Or ce personnage investi d’un exorbitant pouvoir de création, qui transforme à son gré le régime dialogique d’une tirade plaintive en régime narratif d’un féroce récit « performatif », n’est rien moins que Médée : une barbare sanguinaire, meurtrière de son propre frère par amour pour Jason[2], et qui se venge de la trahison de ce dernier en tuant les enfants nés de leur union. La monstruosité fascinante (générique, aussi bien) de cette figure mythique est mise en place avec une obsession méticuleuse : tout se passe comme si les perturbations de la convention théâtrale avaient pour objectif de poser au cœur du triptyque une figure qui déborde continuellement son encodage dialogique.

Dans le premier volet, Médée est la figure qui clôt d’une présence indubitable un « Rivage à l’abandon » où règnent l’ordure, la vulgarité, la dégradation généralisée. Dans ce paysage d’une modernité dévastée, l’antique mythe conquérant des Argonautes ne subsiste qu’à l’état de traces, et encore : traces surtout d’un échec de la conquête, qui n’a su ouvrir un nouveau monde[3] qu’au ravage.

[…] Trace
D’Argonautes au front bas
[…] Le sang
Des femmes de la Colchide
[…] Jusqu’à ce que l’Argo lui brise le crâne le navire désormais
Inutile
Suspendu dans l’arbre hangar et latrines […]

Müller, 1985 : 9

Ce qui s’incarne donc en fin de paysage, c’est autant le débouché du mythe des Argonautes laminé (par le temps, par l’Histoire) que ce qui résiste à sa mise en lambeaux :

Mais tout au fond Médée son frère
Dépecé dans les bras Celle qui connaît
Les poisons

Müller, 1985 : 10

Elle est posée dans ses trois caractères définitoires essentiels, à l’orée de sa prise de parole et de sa montée en puissance : son nom, son crime, ses pouvoirs.

Si le volet suivant s’intitule Marériau-Médée, c’est donc parce qu’il annonce le travail (comme en obstétrique), le développement d’un noyau mythique demeuré intact, c’est-à-dire dont il reste une écriture possible, ou bien dont il reste une raison de parler. Rien que de très logique, alors, dans la succession des codes génériques : si le texte théâtral ne prend plus en charge la mise en scène dialogique d’un mythe qui a mal tourné (conquête de la Toison d’Or réduite à une description perplexe et écœurante), il peut accomplir ce déploiement dialogique au profit du mythe de Médée. Mais c’est avec l’ambition désespérée de libérer une parole, un personnage et un thème monstrueux : la mère qui déchire ses enfants. Tout ce qui reste de dialogue théâtral est en effet mis au service du bloc-tirade, où l’on a vu comment la transposition générique pouvait être l’outil de la puissance reconquise par le personnage. Incertaine de sa propre identité au début du deuxième volet, éplorée d’appels à Jason qui pourrait la resituer dialogiquement à une place possible, Médée accomplit dans une parole violente son acte de violente re-naissance nihiliste :

Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme

Müller, 1985 : 16

La seule productivité générique du dialogue théâtral, c’est donc l’émergence de ce bloc de parole « impossible », et une conclusion minimaliste qui l’entérine : la dernière parole de Jason, qui pour la première et la dernière fois dit à Médée : « Médée ». Mais c’est au prix de sa disparition à lui, dans l’impensé d’un personnage qui désormais ne le reconnaît plus – disparition contre laquelle le troisième volet, Paysage avec Argonautes, s’acharne à faire lutter un monologue ambigu, qui ne parvient pas plus à se donner un locuteur identifié qu’à refaire le récit qui donnerait un contenu mythique à cet Argonaute (trois versions d’un voyage de l’Argo, revisité dans des cadres variés, se succèdent sans réussir à coïncider avec un synopsis cohérent du mythe). Ce que Médée a eu les moyens de faire en exploitant les modalités du récit dans son bloc-tirade dialogique (réécrire son propre mythe, en être le sujet, l’origine et le résultat), Jason – le Je qu’il en reste, « trace d’Argonaute au front bas » – ne peut que tenter de le faire, hésitant :

Voulez-vous que je parle de moi Moi qui
De qui est-il question quand
Il est question de moi Qui est-ce Moi
Sous l’averse de fiente […]

Müller, 1985 : 17

Présence monstrueuse et solitaire, environnée des ruines d’un mythe en loques (loques thématiques, loques énonciatives), la Médée de Müller parvient spectaculairement à respecter les bases invariantes d’un corpus qui remonte à Euripide tout en pervertissant la double structure porteuse de son mythe : les Argonautes, le dialogue théâtral.

Dans cette perspective, elle s’impose comme un mythe essentiel du corpus müllerien, auquel le dramaturge est-allemand a fait une place de choix, dans le scénario Medeaspiel en 1974 ou, dès 1972, dans sa pièce Ciment, par exemple dans le tableau intitulé « Commentaire-Médée ». Dans la Russie de 1921, Dacha, une révolutionnaire qui a sacrifié son enfant à sa mission, s’y voit ainsi définie :

Ivaguine : […] Vous êtes une Médée. Et un sphinx pour nos yeux d’hommes […] qui sont malades de la cataracte de notre histoire. Médée était la fille d’un éleveur de bétail en Colchide. Elle aima le conquérant qui volait les troupeaux de son père. Elle fut son lit et son amante jusqu’à ce qu’il la rejette pour une autre chair. Quand elle déchiqueta sous ses yeux les enfants qu’elle lui avait donnés […], pour la première fois, sous l’éclat de l’amante, sous les cicatrices de la mère, l’homme vit avec horreur le visage de la femme.

Müller, 1991 : 79

Le désespoir qui préside à cette libération de la femme en Dacha fait écho à une variation sur le mythe d’Héraklès dans le tableau intitulé « Libération de Prométhée », qui insiste sur la difficulté de la mission, Prométhée s’étant fondu dans son rocher aussi intimement que le mythe intègre la punition du voleur de feu. C’est un Héraklès harassé, peinant à la tâche, qui prend forme dans ce long récit inséré dans les dialogues de la pièce (ou encore dans un autre tableau intitulé « Héraklès 2 ou l’hydre »).

Les modalités du récit, qui tranchent sur la suite de dialogues de cette pièce, jouent un rôle dans la réécriture « déshéroïsante » des mythes. Ils inscrivent abruptement dans l’échange dialogique des plages narratives qui prennent presque automatiquement valeur de commentaire. C’est l’effet de contraste qui prévaut ici, avant que des pièces comme Hamlet-Machine (1977) ou le triptyque consacré à Médée poussent la recherche littéraire jusqu’à l’échange (la transposition) de spécificités génériques. La question du récit (adressé ou non, respectant ou non les principes du modèle brechtien), sa place dans l’échange théâtral, son enjeu didactique au sein d’un théâtre révolutionnaire : tout cela s’agite d’ailleurs dans la prise de position de Müller en 1977, « Adieu à la pièce didactique » (Müller, 1979-1985 : 67-68). En choisissant de liquider le dialogue théâtral mimétique de l’intérieur, notamment par le récit ou par les modalités du récit transposées dans le dialogue, Müller prend délibérément le risque de l’irreprésentabilité (ou impose ce risque à ses metteurs en scène) ; c’est le prix à payer pour un théâtre qui dise en même temps l’échec du théâtre révolutionnaire et le désespoir de cet échec.

De Ciment à Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec Argonautes, deux enjeux du théâtre de Müller se précisent ainsi : d’une part, le recours aux figures d’Héraklès ou de Médée, en rupture avec les références traditionnelles du théâtre socialiste ou progressiste[4], et, d’autre part, la mission du récit dans ces « textes solitaires en attente d’histoire » (Müller, 1979-1985 : 68). La confrontation avec le monstre, ce que Jean-Pierre Morel résume par « la “ scène ” [du] combat avec l’hydre », ne se conçoit donc qu’en liaison avec un minage des références, aussi bien mythologiques ou historiques que génériques – y compris, et même plus nettement, dans le sillage d’une réflexion critique à l’égard de Brecht. Le travail du récit sur le texte théâtral s’y trouve en effet surinterrogé, valant du coup comme critique d’une critique déjà, en principe, accomplie, et à dépasser encore. La transposition générique peut se lire comme un outil de ce retour sur des mythes imprévus et sur un travail générique à prolonger.

[Car] c’est Héraclès (« l’ouvrier qui massacre ses enfants après le travail ») et Médée (la mère qui déchire ses propres fils) qui sont nécessaires pour approfondir symboliquement la tragédie du communisme, et non plus Prométhée et Antigone.

Morel, 1996 : 78-79

L’exploration des racines de la capacité du théâtre à raconter, de l’aptitude du récit à distancier la mimesis théâtrale, ainsi que le recours à la ressource mythologique peuvent aller jusqu’à un texte comme Paysage sous surveillance (1984). Comment le définir ? Récit poétique, description d’actions paroxystique, bloc de texte non dialogique troué par endroits d’une réplique véhémente…

[…] les arbres d’une autre essence au fond sont des champignons à tiges particulièrement longues, végétation d’une zone climatique qui ne connaît pas les arbres, comment le bloc de béton se retrouve-t-il dans le paysage, pas trace de transport ou de véhicule, je t’ai pourtant dit de ne pas revenir quand on est mort on est mort, pas de trace, sorti du sol […]

Müller, 1985 : 32

Limite du genre dramatique, en tout cas, traversé par toutes les mutations du récit et du dialogue, épuisé par les missions politiques dont il a été chargé (et qu’il n’a sans doute pas remplies). La violence faite au théâtre (à toute l’histoire du théâtre, et à tous les codes du théâtre) se lit depuis le titre (ce Paysage impossible à représenter) jusqu’à cette didascalie finale, qui pourrait chapeauter toute lecture de Müller :

Paysage sous surveillance peut être lu comme une retouche d’Alceste qui cite le No Kumasaka, le 1e chant de l’Odyssée et Les oiseaux d’Hitchcock. Le texte décrit un paysage par-delà la mort. L’action est ce qu’on veut, puisque les conséquences sont du passé, explosion d’un souvenir dans une structure dramatique qui a dépéri.

Müller, 1985 : 34