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Je n’ai cherché, pendant toute une vie, que l’essence du vol... Le vol, quel bonheur !

Constantin Brancusi[2]

Si, abusée par le contraste des personnalités, la postérité tend à laisser Constantin Brancusi dans l’ombre de Marcel Duchamp, les hiérarchies qu’elle impose ne résistent guère à l’épreuve biographique qui révèle la totale admiration que Duchamp portait à Brancusi, dont il fut le fidèle ami et le courtier pendant plus de trente ans. De telles hiérarchies cèdent aussi sous l’appréciation de l’histoire de l’art, car si Duchamp est bien ce fulgurant éclaireur de l’art contemporain, qu’il marque aujourd’hui encore de son empreinte conceptuelle, Constantin Brancusi est au moins le fondateur de la sculpture moderne.

La sémiotique a peu abordé la sculpture. Portant l’attention sur trois notions essentielles, la ressemblance, l’effet ascensionnel et le rythme, cette brève étude de l’oeuvre de Brancusi entend humblement contribuer à son instruction. Notre souci sémiotique satisfait par ailleurs une motivation critique, puisque ces trois problématiques éclairent quelques innovations majeures de l’artiste et soulignent son apport.

La ressemblance

L’évidence voudrait sans doute qu’on situe le sculpteur dans le contexte de l’Abstraction conçue comme une catégorie de l’histoire de l’art. L’art abstrait naît au cours des années 1910 en Russie, en France, en Hollande, en Allemagne - des années qui furent également décisives pour la production de Brancusi[3]. Mais notre embarras commencerait aux prémices mêmes de cette recension puisque, après tout, l’art abstrait s’entend comme un mouvement pictural, ce qui relègue la sculpture de Brancusi au mieux dans sa mouvance. Il faut donc envisager cette oeuvre en regard du contexte incroyablement fertile de ce début de siècle où la sculpture moderne débute dans le contexte de l’art abstrait[4].

Situer la production de Brancusi en regard d’une catégorie sémiotique opposant l’abstrait au figuratif s’avérerait tout aussi hasardeux, car si le figuratif implique « le découpage usuel du monde naturel, sa reconnaissance et son exercice de la part de celui qui reconnaît dans l’image objets, personnages, gestes et situations », pour reprendre la définition consensuelle de J.-M. Floch (1985), la difficulté reste qu’entre l’objet du monde naturel et sa représentation n’existent guère que des effets de ressemblance, produits par des stimuli de substitution comme les appelle U. Eco[5]. Lorsqu’il représente Mlle Pogany, Brancusi ne fait rien d’autre qu’« abstraire », c’est-à-dire « tirer », « sortir » de son modèle des qualités sensibles, offertes en guise de stimuli de substitution, ce que font tous les artistes. Abstrait ou figuratif ? Le courage et le temps nous manquant pour poursuivre l’investigation en ce sens, nous préférons partir d’une expression extrêmement heureuse, empruntée à P. Ricoeur, et chercher en quoi Brancusi « augmente » l’icône.

Dans un chapitre de La Critique et la Conviction, le philosophe lève le voile sur ses goûts esthétiques, toujours secrets[6], et évoque son admiration pour l’art du xxe siècle. Citant au passage Brancusi, il observe que les artistes de ce siècle contribuent à « augmenter iconiquement le vécu indicible, fermé sur lui-même » (ibid. : 269). Et cette lecture s’impose sans doute comme la plus stimulante prémisse pour notre étude, puisqu’en soutenant que la mimesis n’a pas pour fonction « d’aider à reconnaître des objets, mais à découvrir des dimensions de l’expérience qui n’existaient pas avant l’oeuvre », Ricoeur argumente cette idée paradoxale qu’en cessant justement d’être figuratif, l’art du xxe siècle amène à « prendre enfin la pleine mesure de cette mimésis » (ibid.).

Si la formulation est heureuse, l’idée qu’en se dégageant de la visée mimétique, l’oeuvre autorise l’expérimentation de sensations et exploite d’autres univers de sens, pourrait certes être argumentée pour la plupart des productions modernes et contemporaines, jusqu’à s’imposer tel un point commun essentiel. C’est en ce sens que nous avons étudié les oeuvres de Rothko, Matisse et Leroy, par exemple. Aussi la pertinence suppose-t-elle qu’on spécifie ces apports sémantiques particuliers, chaque oeuvre procédant à d’autres « augmentations iconiques » et explorant de nouveaux chemins dans l’univers du sensible.

Augmentation iconique

Quelle est donc l’augmentation iconique spécifique à Brancusi ?

Une première remarque - qui ajoute à notre réticence à opter pour l’Abstraction - établirait que les titres des sculptures s’offrent dans l’évidence figurative et préfèrent appeler Oiseau dans l’espace, Muse endormie ou Tortue volante des oeuvres qui pourraient appeler un sans titre, dont l’usage se répandra bientôt, ou un simple numéro que justifie d’ailleurs pleinement leur organisation en séries[7]. Il s’agit d’installer un attracteur iconique sur lequel s’exercera l’effet de ressemblance. Le titre figuratif impose une sorte de point de mire au parcours du sens du spectateur qui conviendra : c’est un Nouveau-né, c’est un Coq saluant le soleil. Ainsi soutiendrait-on que Brancusi prétend bien à la ressemblance et emprunte des qualités sensibles aux objets du monde naturel, restituant leur forme, leur couleur, leur texture et une façon singulière d’habiter la lumière. Il condense ainsi un faisceau de qualités sensibles, « abstraites » de leur modèle qui, se substituant aux stimuli naturels, accréditeront une hypothèse. La fiction proposée par Brancusi compose alors une séquence abductive pareille à celles qui permettent d’identifier n’importe quel objet du monde, ainsi que l’a montré Eco sur maints exemples d’animaux et comme on le vérifierait sur ces spécimens issus du bestiaire de Brancusi, le Poisson de 1922[8] et le Grand poisson de 1930[9].

Figure

Brancusi, Le Poisson, 1922. © Succession Constantin Brancusi Adagp (Paris) / Sodrac (Montréal) 2003.

Brancusi, Le Poisson, 1922. © Succession Constantin Brancusi Adagp (Paris) / Sodrac (Montréal) 2003.

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Ce sont des formes oblongues, lisses et tranchantes dont les couleurs blanche ou bleutée rappellent les poissons. À peine inclinées, les stries blanches du marbre bleu du plus grand évoquent, tel un trope visuel, les traits de l’eau tout comme le miroir du socle, qui restitue ses propriétés spéculaires de façon littérale. Le jeu de réflexion, entre le marbre poli et la surface placée au-dessous, complexifie d’ailleurs l’apparence du poisson et élargit ses modes d’existence, puisqu’à la forme longue réalisée s’ajoute ainsi une forme potentielle générée par le miroir et qui l’offre à un perpétuel devenir.

Il s’agit d’élaborer une fiction narrative du poisson qui s’instruise d’expériences tactiles et thermiques antérieures. La métaphore s’appuie pour cela sur des connivences indicielles, telle cette contiguïté du poisson et de l’eau, mais suggère aussi, plus largement, des liens poétiques, sinon symboliques, comme celui qui relie Le Commencement du monde de 1920 (un oeuf de marbre blanc posé sur un disque de métal) au Nouveau-né exécuté la même année, dont la forme identique se fend d’une entaille qui représente la brisure de l’oeuf, à moins qu’elle n’évoque le premier cri caractéristique, selon Brancusi, du bébé :

Que voit-on quand on regarde un Nouveau-né ? Une bouche largement ouverte, avide d’air [...] Les nouveaux-nés viennent fâchés au monde, parce qu’on les amène malgré eux.

P. Hulten et alii, 1995 : 100

Une augmentation corporelle

Mais ces données n’épuisent guère l’effet de ressemblance. Plus fondamentalement, c’est effectivement le corps qui vient l’instruire et saisit également la signification. L’implication du corps se laisse approcher, en premier lieu, par la notion de proportion et se conçoit alors, pour partir du plus simple, comme un rapport des sculptures à leur socle. Car, si le Poisson de 1922 ressemble à son modèle, c’est aussi parce que sa mince forme horizontale contraste avec celle, haute et verticale, du socle qui, habilement, redouble l’effet de symétrie entre le poisson et son reflet. Mais l’on conviendra dès lors que l’effort mimétique porte moins sur la représentation d’un poisson que sur la fiction narrative d’un poisson évoluant dans son milieu, sur l’être-au-monde d’un poisson.

Toutefois, la notion de proportion ne se satisfait pas d’une simple comparaison des parties entre elles et implique nécessairement un rapport au corps du sujet. Serge Lemoine et l’équipe rassemblée pour l’exposition Le Cadre et le socle dans l’art du xxe siècle de 1987 se sont risqués à une typologie des socles de Brancusi, et l’on retiendra de cet inventaire fastidieux la prévalence de socles hauts quand l’axe de la sculpture est vertical et une préférence pour les socles bas - environ 1 m - pour les sculptures dont l’axe principal est horizontal, à l’instar du Nouveau-né et des diverses têtes. Or cette dichotomie révèle la composante corporelle de la mimesis puisque, lorsqu’il est confronté à un socle bas, disent ces auteurs, « le spectateur se trouve dans la même position de regard que devant un nouveau-né réel » (ibid. : 86). S’ajoutant à la forme de l’oeuf et à la fente du premier cri, c’est donc le mouvement du corps incliné vers un berceau qui permet l’identification du jeune enfant et, prenant sa place dans le faisceau des abductions, en accréditera la thèse. Et c’est le même mouvement qui le portera jusqu’aux têtes qui, parfois dénuées de socle et posées à même le sol, se laissent aisément ramasser, porter et, parce qu’elles sont faites de marbre pâle parfaitement lisse, sollicitent la caresse.

Dès lors, cette composante corporelle s’impose comme la première dimension signifiante de l’oeuvre de Brancusi, celle qui donne du sens à la texture et à la couleur et, surmontant la complexité des hypothèses, vient instruire largement la signification. Car lorsqu’il donne à voir Une tête d’enfant ou une Muse endormie, ces petites formes éclatantes pareillement livrées à nous, comme en attente de protection, cet artiste compose en fait un environnement corporel, un univers de douceur chargé d’une extrême puissance pathémique. Ainsi deviennent-elles ces « objet à supercharge affective » que décrit P. Hulten.

Sculpture verticale, le Coq qui toise le spectateur du haut de ses 2,5 m de socle propose une expérience corporelle bien différente. Le surplomb où il se tient apporte certes son crédit à l’hypothèse d’un promontoire d’où l’animal perché peut « saluer le soleil », comme le suggérait d’ailleurs son titre initial (Coq saluant le soleil), et instruit de surcroît une hauteur entendue au sens figuré, c’est-à-dire le caractère prétentieux attaché à la belle volaille nationale. Parce qu’il force le spectateur à le voir en contre-plongée, ce léger surplomb permet surtout de projeter l’animal vers le ciel, lui impulsant le dynamisme qui sied à son bel effort matinal et instaurant un effet ascensionnel tout à fait caractéristique, dont nous examinerons les arcanes plus loin.

Une telle adresse faite au corps du spectateur n’est pas sans rappeler le modèle cognitif de Lakoff (1985) qui a montré l’importance du corps dans les métaphores et, pour les sciences cognitives, les thèses de G. Edelman (1992) et de M. Johnson (1987). Elle renvoie aussi, et de façon plus précise, aux deux instances du corps décrites par Fontanille[10] : le corps-enveloppe tout d’abord, concerné par les effets de surface, en premier lieu la texture, et soumis à une condition coenesthésique ; le corps-mouvement associé au kinesthésique et à la sensorimotricité. À lire cet auteur, l’expérience d’un corps se conçoit toujours à l’aune de ces deux instances, enveloppe et mouvement, et l’on conviendra ici d’une égale attention portée à l’enveloppe (la couleur laiteuse, la texture brillante du poisson, par exemple) qu’au mouvement qui mène le corps du spectateur et celui du corps figuré l’un vers l’autre. Et cette parfaite synthèse permet de révéler l’être au monde de ce corps, son être pour moi, vis-à-vis de moi qui m’avance vers lui.

Soucieuse de l’enveloppe des corps, la sculpture de Brancusi entretient toutefois un rapport particulier et paradoxal aux détails. De même que le Nouveau-né se caractérisait par la fente du premier cri, la forme du Coq pourrait se résumer à un long pied, une pente insistante et un triple zigzag qu’on cherche à positionner sur son plumage. Dans son effort pour représenter les êtres, Brancusi tend à simplifier leur enveloppe, brossée à grands traits synthétiques ; se dégagent ainsi des détails qui pourtant, et comme l’a montré Barthes à propos de la photographie, concourent toujours utilement à l’effet de réalité [11]. Les détails oblitérés, la visée mimétique s’effectuera sur quelques traits définitoires propres à révéler l’essentiel de l’objet du monde, son « essence » selon le terme de Brancusi[12]. La fiction porte sur une essence conçue comme un être au monde, une manière caractéristique d’habiter le monde, à la façon du poisson miroitant dans l’eau ou du coq fanfaron qu’on n’imagine guère autrement que perché.

La synthèse corporelle

En dépit de la solidité de ces références, notre analyse manquerait de pertinence si elle persévérait dans le morcellement des instances, si, à vouloir séparer le postural (la proportion) du kinesthésique et le corps-enveloppe du corps- mouvement, elle proposait un fonctionnement analytique de la perception, alors qu’à l’inverse, c’est une synthèse corporelle qui est ici en jeu. On se réfère, pour argumenter ce point essentiel de la démonstration, à l’admirable chapitre de la Phénoménologie de la perception où Merleau-Ponty instruit la notion de synthèse de corps propre (1983 : 173-179). « La perception de l’espace et la perception de la chose ne font pas deux problèmes distincts », nous dit le philosophe, et « être au monde, c’est être noué à un certain monde, et notre monde n’est pas d’abord dans l’espace : il est à l’espace » (ibid. : 173). Si l’expérience d’un corps est bien celle, synthétique, de ce corps à l’espace, la synthèse se conçoit aussi, poursuit Merleau-Ponty, en regard des sens, puisque les sensations tactiles sont reliées au visuel tout comme les données perceptives rencontrent les habitudes motrices. L’expérience d’un objet, fût-il objet du monde ou oeuvre d’art (Merleau-Ponty évoque essentiellement l’oeuvre d’art), met en jeu une synthèse du corps. Cette précision est d’un grand intérêt pour l’analyse de Brancusi. Car lorsque les fictions du Poisson, du Nouveau-né ou du Coq rejouent chaque fois une façon particulière d’être au monde et à l’autre, selon une certaine spatialité et selon le corps de l’autre - soit l’eau, le berceau ou face au grand ciel pour le coq -, elles invoquent des mondes de significations exemplaires, des scenarios définis, fondés sur certaines habitudes perceptives et motrices. En cela, ce sont des mises à l’épreuve de la synthèse corporelle confrontée à d’autres qualités sensibles de l’objet, à des dimensions hétérogènes de la signification - l’iconique, l’indiciel et le symbolique impliqués autrement. Ainsi, lorsque le spectateur découvre « d’autres dimensions de l’expérience », pour reprendre le mot de Ricoeur, c’est toujours au péril de sa synthèse corporelle, dont les routines perceptives sont contrariées par des sensations inconnues. Une telle mise en cause de la synthèse corporelle trouve sans doute son expression la plus hardie dans la Sculpture pour aveugle de Brancusi exposée à l’Armory Show de 1913, une forme ovoïde présentée dans un sac, qui contraint l’observateur à une investigation manuelle. Outre qu’elle perturbe les routines perceptives et met en cause la synthèse corporelle, cette sorte de cécité du spectateur abolit la suprématie du visuel, ce sens dans lequel le tactile s’accomplit à l’ordinaire et qui devient ainsi son obligé. La synthèse des sens ne se fait plus, leur modularité est à refaire. Aux côtés du À bruit secret de Duchamp, des boîtes de Merde d’artiste du plus récent P. Manzoni, la Sculpture pour aveugle, qui contrarie l’hégémonie visuelle et suppose un au-delà, s’impose en tout cas comme une oeuvre pionnière pour l’exploration du post-visuel.

Le statut du socle

Dans ses sculptures, Brancusi n’en finit pas de faire varier formes et matériaux. À l’instar d’un Monet pour la peinture, il se pose en initiateur d’une sérialité qui sera bientôt interrogée largement par l’art du xxe siècle - la sculpture minimaliste notamment -, sachant que chaque élément de la série est fabriqué par l’artiste avec le statut d’oeuvre originale, une première fois taillée dans le bois avant d’être travaillée en pierre, en marbre et en bronze[13]. Ainsi la série de l’Oiseau dans l’Espace comprend-elle 22 variantes, dont 11 en bronze poli, 10 en marbre blanc, bleu, jaune, noir ou gris et la dernière en plâtre gris, qui s’échelonnent de 1919 à 1940[14], tandis que le motif de la Colonne sans fin se développe sur quarante ans, de 1917 à la mort de l’artiste.

S’il s’accomplit dans des séries, dans le mélange des matériaux, ce souci de la diversité aboutit à une reprise permanente des parties de la sculpture, dont l’unité méréologique semble ne jamais être acquise. Et l’on touche à une autre innovation essentielle de Brancusi qui, en faisant partir la sculpture du sol, sur l’exemple dit-on de l’art africain, la découpe en unités qui permettront ensuite de la recomposer. Concevoir la sculpture comme un assemblage partant du sol n’est pas sans conséquence pour le statut du socle. Une telle conception met au jour les hiérarchies qu’impose le système semi-symbolique canonique, où sculpture et socle s’opposent comme le haut et le bas, le poli et le brut, le précieux et le vulgaire. La postérité de Brancusi retiendra d’ailleurs la leçon et, selon le mot de J. Arp, supprimera « les socles imbéciles des musées »[15]. Délestée du socle qui, tel l’index du Groupe µ (1992), l’indiquait à l’attention, la sculpture doit imposer seule son poids de présence. En contrepartie, puisque la discontinuité fondamentale entre l’oeuvre et le monde se trouve ainsi abolie, elle peut entrer en relation directe avec son environnement. Surtout, ce que nous appelions, par commodité, socle dans la première partie de notre article (une plaque de verre ou de métal, une double forme de bois) devient une partie intégrante de la sculpture qui trouve ici sa juste réhabilitation.

Un tel brouillage catégoriel entre l’oeuvre et le socle apparaît dans toute son évidence dans la Maïstria, dont la partie inférieure, qui pourrait être dévolue au socle, est une figure de cariatide. De même, le motif rhomboïde de la Colonne sans fin provient d’un modeste piédestal en bois, réalisé dans les années 1917-1918, et retournera au socle dans les années 1925-1926. La hiérarchie disparaît de même entre l’objet d’usage et l’oeuvre d’art puisqu’une sculpture devint un Tabouret de téléphone exposé comme tel en 1933-1934[16], et puisque l’Atelier de Brancusi de Paris présente toujours un Tabouret de 1920, désigné par un cartel et une avantageuse majuscule.

D’un Nouveau-né à l’autre, Brancusi modifie l’assemblage, la forme ovoïde du sommet et toutes les parties, laissant à ses photographies la charge de fixer le souvenir d’une version particulière, le souvenir de sa place dans l’atelier au sein du « groupe mobile » qu’elle forme avec d’autres.

Collage et montage

Parce qu’elles réemploient sans cesse des parties d’oeuvres antérieures - des cariatides ou des modules de Colonnes sans fin -, les sculptures de Brancusi se laissent identifier à des collages qui convoquent la question sémiotique du montage. Elles satisfont la définition consensuelle de Michel Decaudin (1978 : 33), qui y voit « l’introduction d’un ou de plusieurs éléments extérieurs », et cette importation, ainsi que l’a précisé Deleuze dans Différence et Répétition, produit un double avec « la modification maxima propre au double » (1968 : 4). Au-delà de la simple importation d’un matériau, au-delà de la citation d’une oeuvre étrangère, il s’agit d’incruster la chose même, morceau d’une sculpture déjà chargée de sens. Ainsi l’oeuvre de Brancusi ne se conçoit-elle jamais hors d’un devenir qui garde le souvenir d’oeuvres défaites, la forme actualisée accordant aux autres des modalités existentielles potentielles.

L’élan ascensionnel

Le montage de la sculpture obéit à certaines règles précises qui contribuent au mouvement ascensionnel. L’anecdote est célèbre : en 1912, se promenant en compagnie de Brancusi au Salon de l’aviation, Marcel Duchamp tombe en admiration devant une hélice et s’exclame : « En voilà une sculpture ! La sculpture dorénavant ne doit pas être inférieure à cela » et, s’adressant à son ami : « C’est fini la peinture. Qui ferait mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ? »[17].

S’il ne construisit aucune hélice, le sculpteur se montra fort préoccupé par la dynamique du vol : « Je n’ai cherché, pendant toute une vie, que l’essence du vol... Le vol, quel bonheur ! » dira-t-il, et il tâcha d’appliquer un mouvement ascensionnel qui amplifie la dynamique verticale afférente à la sculpture. Ce souci se manifeste avec la plus grande évidence sans doute dans le Cycle des oiseaux où, d’une version à l’autre, la forme de l’animal est constamment reprise et épurée. Un de ces Oiseaux fera d’ailleurs l’objet d’un conflit avec les douanes américaines en 1926[18], parce qu’il ressemblait à une pièce industrielle détachée. La controverse qui s’ensuivit pourrait être versée au compte des « augmentations iconiques », puisqu’elle suggère la recherche d’un attracteur iconique nouveau. Devant l’Oiseau dans l’espace de 1919, le critique William Zorach dira : « je ne sais pas si l’on peut dire que cette sculpture représente un oiseau, mais elle exprime l’idée de la vitesse d’un oiseau en plein vol », avant d’observer qu’il s’agit de « la première idée aérodynamique réalisée en bronze »[19]. Et l’on s’entendra sur le terme d’aérodynamisme pour constater que la forme effilée se retrouvera effectivement quarante ans plus tard dans les fusées et le design automobile. En effilant l’oiseau à l’extrême pour que le ciel l’absorbe, l’artiste visionnaire exploite ce principe essentiel de l’aéronautique alors naissante, qui veut que l’aspiration par l’air prime nécessairement sur la portance. Deux tiers d’aspiration, un tiers de portance : sinon comment les avions à ailes deltas tiendraient-ils dans le ciel ? « Je n’ai pas voulu sculpter un oiseau, j’ai voulu sculpter le vol », note d’ailleurs Brancusi[20]. Ni symbolique, ni iconique, cette forme profilée met en évidence la relation indicielle de l’oiseau au ciel qui l’aspire, le façonne et définit son être-au-monde d’oiseau.

Plusieurs auteurs ont évoqué la fascination de l’artiste roumain pour le ciel et le vol. Outre la connotation euphorique inévitablement attachée à l’ascension - le vol serait une métaphore du bonheur, de l’élan de l’esprit, de la transcendance, de l’effort pour se dégager de soi-même, voire, lorsqu’il s’agit d’un animal aussi peu doué que la Tortue volante de 1943[21], un effort pour échapper à sa pesante condition -, l’étude sémiotique trouve sans doute un plus grand profit à examiner les procédés qui, s’ajoutant au « profilage » de la partie haute de l’assemblage, concourent à ce dynamisme ascensionnel.

Outre l’intégration du socle à l’oeuvre, il faut évoquer le découpage de la sculpture en unités discrètes et leur superposition, le contraste appuyé des formes et des matériaux qui organise une sorte de crescendo jusqu’au sommet. Le mouvement s’amorce dans la partie inférieure, se prolonge par une variété de modules et, de seuil en seuil, conduit le regard jusqu’à la forme la plus légère. L’ouvrage se construit par addition, puisque chaque élément s’ajoute à l’autre, et par soustraction, chaque partie étant extraite de son propre bloc : une édification et une extraction à la fois, qui sont les deux gestes fondateurs de la sculpture selon P. Klee (1999 : 95). En somme, l’élan ascensionnel est dû à la modularité de la sculpture et aux savantes discontinuités rythmiques des formes et des matériaux, chaque fois réévalués à l’aune de la forme culminante. De surcroît, celle-ci est généralement polie, ce qui lui accorde une grande netteté et, son éclat contrastant avec les autres textures, lui confère le poids de présence qui l’imposera à l’attention, une présence dont l’intensité culmine dans les bronzes éclatants, véritables « concentrés » de lumière[22].

En évoquant ce crescendo jusqu’à une forme saillante projetée dans l’espace, nous suggérons déjà une aspectualité comprise vis-à-vis d’une instance d’observation, dont le regard suit la forme verticale de bas en haut. Ce deveniraspectuel s’entend aussi en regard du producteur lui-même puisque, du bas vers le haut de l’ouvrage, la superposition correspond à différents stades d’élaboration du matériau, du brut au poli, du plus fruste au plus élaboré, du bois au verre puis au marbre ou au bronze. Ainsi se trouve finalement restaurée une hiérarchie haut/bas qui accorde nécessairement le poids de présence à l’objet placé tout en haut.

Une « réalité rythmique »

La ressemblance selon Brancusi s’attache donc à une « réalité rythmique »[23]. Cet effort à la recherche du rythme apparaît de la façon la plus nette dans les Colonnes sans fin [24]. Brancusi en donna cinq versions en chêne et une en plâtre et en acier exécutées entre 1918 et 1937. De nombreux auteurs, tel Mircéa Eliade[25] ont vu dans cette superposition de formes rhomboïdes un motif folklorique roumain[26] inspiré de l’architecture paysanne ou des Piliers des morts, ces troncs plantés sur la tombe des jeunes célibataires. La Colonne sans fin représenterait l’axe du monde qui permet de grimper jusqu’au ciel.

D’abord motif en dents de scie quand la Colonne n’est encore qu’une suite de trois modules supportant la coupe de Socrate, elle se résume à deux unités. Agrandie, elle se trouve alors affirmée comme sculpture autonome par une base de pierre. Plus que le statut de la Colonne ou sa hauteur, importent en fait ses proportions. On peut citer cette phrase prononcée à propos du cycle des oiseaux : « La hauteur [de l’oiseau] ne veut rien dire en soi [c’est comme la longueur d’un morceau de musique]. Ce sont les proportions intimes de l’objet qui font tout »[27].

Les proportions de la Colonne se stabilisèrent bientôt sur une règle 1, 2, 4, où la plus petite dimension, celle de la base multipliée par deux, donne la plus grande largeur et, multipliée par quatre, donne la hauteur du module. Elles s’incarnent dans la Colonne de 7 m installée dans le jardin du photographe Steichen (1926), dans celles de la galerie Brummer, en 1933-1934, dont deux exemplaires, tronqués à l’initiative de Duchamp pour entrer dans la salle, furent, au retour en France, réduites à deux modules pour restaurer les proportions initiales. On les retrouve dans la version de 30 m, faite en bronze poli et élevée sur le site commémoratif de Targu Jiu (Tirgu Jiu) en Roumanie. Et si la mort de l’artiste n’avait mis un terme au projet, ce rapport se serait encore incarné dans une colonne de 152 m en acier inoxydable, devant être élevée au bord d’un lac de Chicago, voire dans celle de 400 m avec des appartements, un ascenseur et un oiseau au sommet, que Brancusi ambitionnait.

La sémiotique ne peut en tout cas manquer de s’intéresser à ce « testament spirituel » qui donne à voir la forme la plus claire du rythme en art, un rythme qui se laisse volontiers théoriser, dont on perçoit çà et là l’emprise sans parvenir à en restituer l’expression. Dans cette forme traversée par un devenir ascensionnel, elle observe alors la simple répétition d’une même unité, que Klee, dans sa Théorie de l’art moderne, conçoit comme « le rythme structural le plus primitif » (1999 : 80). C’est un système aussi bien implicatif que concessif, l’avant engendrant l’après et inversement ; cependant l’élan ascensionnel forçant l’orientation de l’oeuvre du bas vers le haut fait prévaloir l’implication. La colonne est segmentée en un certain nombre d’unités et l’oeil qui suit nécessairement « les chemins qui lui ont été ménagés dans l’oeuvre », ainsi que le note encore Klee (ibid. : 96), parcourt la colonne d’un seuil démarcatif à l’autre.

Mais où placer les seuils ? Sur la plus petite largeur, chaque unité prenant alors la forme d’une grosse perle, ou sur la plus grosse qui donne au module des allures de diabolo ? Plusieurs arguments accréditent la première thèse. Une incise plus forte là où la forme est la plus mince d’abord, le mode de production des éléments de la Colonne de Targu Jiu ensuite qui, sur les photographies de l’époque, sont des perles de métal enfilées sur un axe central et, enfin, le nécessaire inachèvement des modules des deux extrémités, seul à même de produire un effet de sens de répétition à l’infini de la forme censée se développer hors de ses limites pragmatiques.

Ainsi conçue, la colonne apparaît telle une succession de temps forts et faibles, accentués quand la sculpture s’enfle et inaccentués quand elle s’amincit : un mouvement et un contre-mouvement, un éclat déjà promis à la décadence, la reprise du mouvement ascensionnel suivi d’une pause. Pour accéder au ciel, la colonne doit mesurer son effort et contrôler l’intensité à l’aune de la distance à parcourir, du déploiement figuratif. Ainsi, dans sa patiente et régulière progression vers le ciel, la colonne croise-t-elle les concepts tensifs d’intensité et d’étendue.

L’attente

Innovante en dépit de son apparente simplicité, cette conception modulaire et additive de la sculpture se laisse définir en termes d’attente et de devenir. Elle suppose l’opposition d’un survenir et d’un parvenir de Zilberberg, le parvenir pouvant seul restituer un effort vers l’accomplissement et l’attente concomitante du sujet. Pour Zilberberg,

[...] la différenciation du tempo [vif ou lent] entraîne irrésistiblement pour le sujet une commutation de [...] sa contenance : la vitesse la plus élevée pour le sujet, à savoir celle de l’instantanéité, a pour corrélat un sujet selon le survenir, un sujet sidéré, tandis que la lenteur informe entretient un sujet selon le parvenir, un sujet patient.[28]

Dans son effort pour mettre au jour la « réalité rythmique », Brancusi organise inlassablement ce parvenir de l’oeuvre qui, à la différence des sculptures antérieures et mêmes de celles de Rodin, entre progressivement dans le champ de présence et se laisse longuement accomplir et désirer. Le sujet est dans l’attente d’un objet de connaissance à venir, d’un accomplissement graduel, mais son attente s’avère pourtant bien particulière.

F. Parouty a examiné les figures de l’attente et de l’« aguet », et noté qu’elles « nous situent dans le devenir de sujets fortement modalisés dont l’état relève de la frustration puisqu’ils sont en disjonction avec leur objet de valeur » (2000 : 91). Si les Colonnes sans fin se conçoivent sans peine comme une « tension rendue visible » (ibid.), un temps figuré par une continuité modulaire, elles dérogent cependant à la judicieuse formulation générale donnée par cet auteur, puisqu’au lieu d’une frustration, d’un manque, le spectateur éprouve au contraire un plaisir, une sensation euphorique. Deux hypothèses pourraient être avancées qui éclairent le « thymisme » paradoxal des colonnes : le spectateur n’est jamais disjoint de l’objet puisque celui-ci n’est rien d’autre que le parcours de quête lui-même, l’attente elle-même, une semiosis en acte et jamais accomplie. Aucun motif de frustration donc dans cette progression mais, au contraire, et c’est là qu’intervient la seconde hypothèse, l’axiologie positive des mouvements ascendants qu’éprouvent les aviateurs lorsqu’ils s’élèvent vers le ciel.

Conclusion

L’étude parvenant à sa fin, il reste à faire des « augmentations iconiques » de Brancusi des augmentations essentiellement rythmiques, attentives à la « réalité rythmique » du monde. Elles supposent une emprise sur le corps du sujet percevant, ce corps qui est après tout la matière même du rythme, ou, selon les termes de Meschonnic « la matière de l’individuation » (2000 : 173). Le rythme, indique cet auteur, est « l’organisation d’un signe par un sujet, telle que le discours fait entendre ce sujet et que ce sujet est organisé par son discours » (1993 : 11). C’est ce rythme qui, dans une synthèse parfaite, énonce l’oeuvre et aussi m’énonce moi-même. Grâce au rythme, j’accomplis l’oeuvre. Parce qu’elle est infiniment rythmique et corporelle, et en ce sens seulement, l’oeuvre de Brancusi serait donc absolument abstraite.