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Introduction

Dans un article consacré au futur musée du quai Branly[1], Jean Bazin et Alban Bensa établissent une comparaison entre ready-made et arts dits primitifs :

Il faut admettre que n’importe quel produit d’un travail humain, d’une activité intentionnelle – tout « artefact », tout ce qui est fait avec un certain art, mais pas forcément « pour l’art » – est susceptible de devenir, dans certaines conditions, une oeuvre : Marcel Duchamp nous en a administré une fois pour toutes la démonstration en acte, même si la théorie de l’art n’a pas fini d’en découdre avec la nature énigmatique de cet acte. Il n’est pas indifférent que son intervention inaugurale soit contemporaine de l’« invention » des arts dits primitifs. Un masque africain [...] devient une oeuvre de la même manière qu’un séchoir à bouteille : quand il cesse de servir.[2]

On trouve le même type de rapprochement dans un article de Charlotte Townsend-Gault intitulé explicitement « Ready-made kwakiults ? » :

Les ready-made tout comme les plats kwakiults étaient dans leur contexte d’origine des objets courants [...]. Aujourd’hui, les ready-made comme les plats kwakiults sont présentés au public dans un cadre muséal, parce qu’ils ont été les uns et les autres déclassés dans la catégorie des oeuvres d’art.[3]

Ce parallèle entre ready-made et arts dits primitifs tente d’apporter une réponse à la question suivante : « Comment un objet, alors que tout laisse penser qu’il n’a pas été composé et fabriqué pour être une oeuvre d’art, devient-il une oeuvre d’art ? »[4]. Il s’agit donc de clarifier le statut des arts dits primitifs à la lueur du ready-made. Car si la valeur patrimoniale de ces objets ne fait aujourd’hui aucun doute, en revanche, ce qu’ils sont demeure problématique. La polémique qui a accompagné l’annonce du projet parisien en témoigne, polémique dont J. Bazin et A. Bensa se font l’écho :

Que va-t-on choisir de nous y montrer ? Des documents ou des oeuvres ? De quoi va-t-on nous y parler ? D’ethnologie ou d’esthétique ? Qu’un tel musée se doive d’être aussi un lieu de recherche, certes ! Mais pour quel savoir ?[5]

Face à cette difficulté de dire ce que sont ces objets que l’on qualifie de primitifs, il n’est pas étonnant que la comparaison avec les ready-made serve à expliquer la présence de ces objets dans le champ artistique. Elle a l’avantage de rendre compte, de manière économique, du passage de l’objet d’une catégorie à une autre, de l’artefact à l’oeuvre d’art. L’argument sur lequel se fonde la comparaison est, en effet, celui de la défonctionnalisation : tout comme l’objet constituant le ready-made, l’objet dit primitif devient oeuvre d’art à partir du moment où il est coupé de sa fonction. L’économie consiste à ne pas faire reposer le statut d’oeuvre d’art sur les qualités artistiques et esthétiques (hypothétiquement) intrinsèques à l’objet, ce qui a l’avantage, notamment, d’éviter les analyses des « arts primitifs » en termes de dévoilement, de révélation (seuls les Occidentaux seraient capables de déceler ces propriétés restées cachées à leurs propres producteurs et utilisateurs).

Cependant, l’analogie est rapidement rabattue sur un rapport de cause à effet : Bazin et Bensa font en effet du geste duchampien le préalable à la reconnaissance (à l’invention) des arts dits primitifs. De la même manière, Charlotte Townsend-Gault affirme :

Ce processus [de reclassement] lui-même est tributaire pour une part non négligeable du geste historique de Duchamp, lequel a exercé une influence bien connue sur les classements subséquents d’objets en tant qu’oeuvres d’art et sur le développement d’une approche critique à l’égard des critères définissant ce qui est de l’art.[6]

C’est précisément lorsque l’analogie devient rapport de cause à effet qu’elle nous semble suspecte : l’économie n’est plus alors seulement celle d’une définition essentialiste de l’art, mais celle, beaucoup plus problématique, des conditions de production de l’objet (tant d’ailleurs de l’objet dit primitif que du ready-made). L’assimilation pure et simple des arts « primitifs » à des ready-made nous semble méconnaître autant le mode de fonctionnement des ready-made que celui des arts primitifs. Elle met l’accent sur un point de ressemblance en oubliant tout ce qui les éloigne. Les différences entre les deux processus (celui qui fait entrer une pelle dans un musée et celui qui y fait entrer un masque) rendent pourtant l’analogie artificielle et fragile, comme nous nous proposons de le montrer ici, d’abord en revenant sur le geste duchampien, ensuite en reprenant la comparaison de manière approfondie. Cet examen doit nous permettre de comprendre pourquoi une telle comparaison, que nous pouvons d’ores et déjà qulifier de vaine, est faite, de quoi elle est le symptôme.

Le geste duchampien

Le geste duchampien[7] est exemplaire en ce qu’il ébranle les critères selon lesquels on juge une oeuvre d’art, tant du point de vue de la production que de la diffusion ou encore de la réception.

Lorsque Duchamp expose un porte-bouteille ou une pelle, il importe dans le champ de l’art un objet manufacturé, doté d’une fonction, destiné à remplir un usage, que n’importe qui peut acquérir. En mettant l’accent sur le « tout fait », il met d’abord à mal l’idée selon laquelle l’oeuvre est le résultat du travail de l’artiste. L’importance du savoir-faire décroît, voire disparaît :

Un ready-made est un objet tout fait, et déclarer le rapport de l’objet à l’auteur comme une rencontre conduit immédiatement à éliminer le présupposé selon lequel l’auteur a fait l’objet de ses mains. Avec ce présupposé du faire c’est toute la valorisation du métier, tout ce qui, légiférant sur la belle ouvrage, veut que l’objet soit investi d’un savoir-faire, qui bascule dans le refrain en durée, la formule qu’on ressasse, le préjugé idéologique.[8] 

Cela ne signifie pas pour autant que l’artiste se retire du processus. Au contraire, sa place demeure centrale. Simplement, au savoir-faire se substitue le choix :

Le mot « art », d’ailleurs, étymologiquement, veut dire faire, tout simplement faire [...]. Qu’est-ce que faire ? Faire quelque chose, c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge, en mettre un peu sur sa palette, et toujours choisir la qualité du bleu, la qualité du rouge, et toujours choisir la place sur laquelle on va le mettre sur la toile, c’est toujours choisir. Alors, pour choisir, on peut se servir de tubes de couleur, on peut se servir de pinceaux, mais on peut aussi se servir d’une chose toute faite, qui a été faite, ou mécaniquement, ou par la main d’un autre homme, même, si vous voulez, et se l’approprier, puisque c’est vous qui l’avez choisi.[9] 

L’objet accède donc au statut d’oeuvre en vertu du choix et de la décision de l’artiste. Le geste artistique est un geste d’appropriation[10] ; un geste qui opère un transfert d’une catégorie à l’autre.

En mettant à mal le critère du travail, Duchamp met alors directement en question le critère de l’unicité de l’oeuvre (l’oeuvre, considérée comme le produit du travail de l’artiste, d’un individu, est quelque chose de rare et d’unique, comme en témoigne l’importance de la signature dans l’authentification d’une oeuvre) :

Un des aspects du ready-made est qu’il n’a rien d’unique [...]. La réplique d’un ready-made transmet le même message ; en fait presque tous les ready-made existants aujourd’hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme.[11]

La valeur artistique de l’oeuvre ne se situe donc pas dans l’objet, mais dans le choix qui l’a extrait de son contexte « normal » de fonctionnement. Elle ne se situe pas dans l’objet, c’est-à-dire qu’elle ne découle pas des propriétés de l’objet choisi. Duchamp met l’accent sur ce point. La banalité même de l’objet est censée désamorcer le goût esthétique :

Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût [...] en fait une anesthésie complète.[12]

Le ready-made tente ainsi de désamorcer ce sur quoi se fonde la réception de l’oeuvre : l’expérience de propriétés esthétiques censées appartenir en propre à l’objet.

Le geste duchampien s’inscrit donc dans un monde de l’art précis (en l’occurrence le monde de la peinture si l’on suit sur ce point Thierry de Duve[13]). Il se pose en réaction face à l’impossibilité, dans un monde industriel où la répétition et la série sont reines, de faire de la peinture sur le mode classique. Ce geste s’institue (ou peut se comprendre) comme un nouveau paradigme artistique[14].

Ce geste étant posé, qu’en est-il de la comparaison avec les arts dits primitifs ?

Le statut initial des objets : des artefacts

Nous l’avons dit en introduction, l’argument principal sur lequel repose la comparaison est celui de la défonctionnalisation de l’objet (qui à son tour repose sur le présupposé de la gratuité de l’art, de l’oeuvre ne valant que par elle-même) : l’objet, dans le musée, ne sert plus. Cette défonctionnalisation marque le passage de l’objet considéré de la classe des artefacts à celle des oeuvres d’art. Et effectivement, le masque africain ou le plat kwakiult sont des artefacts dans la mesure où ils ne sont pas produits initialement pour fonctionner comme oeuvres d’art[15]. Cependant, s’agit-il du même type d’artefacts qu’une pelle ou un porte-bouteille ? La question peut sembler étrange. En effet, qu’entend-on par « du même type » ? Vise-t-on la fonction initiale de l’objet ? Certes, un masque n’a pas la même fonction qu’une pelle. Mais la pelle à son tour n’a pas la même fonction qu’un porte-bouteille ou un urinoir. Ce n’est donc pas tant la fonction qui est visée par cette question que le mode de production de l’objet : là se situe une différence, qui n’a rien d’anecdotique, entre ready-made et arts dits primitifs.

Les objets constituant les ready-made sont des objets produits en série, que rien ne distingue donc a priori des objets de la même série. Les objets dits primitifs relèvent d’une tout autre forme de fabrication, qui ressort de l’artisanat. Et dans le cas d’objets culturels, tels un masque ou un plat cérémoniel (pour reprendre les exemples développés dans les deux articles qui retiennent ici notre attention), cette fabrication est soumise, en outre, à des contraintes d’ordres rituel et matériel[16]. Des gestes rituels peuvent être effectués dès le moment de la production, ce qui implique non seulement un savoir-faire technique de la part des personnes engagées dans le processus de fabrication de l’objet, mais également, pour le ou les producteurs, un statut particulier dans la communauté (par exemple, un statut élevé dans la hiérarchie des initiés de la société au sein de laquelle ou pour laquelle le masque est fabriqué). Il ne s’agit donc pas simplement de produire un objet dont la forme est adaptée à la fonction, et dont les étapes de fabrication peuvent être déléguées à d’autres, comme c’est le cas pour un objet manufacturé. De plus, cette mixité de contraintes matérielles et rituelles peut entraîner une polysémie propre à ce type d’objets, comme le souligne Charlotte Townsend-Gault à propos des plats kwakiults :

En raison du lien étroit qui existe entre la nourriture et les animaux, ou la quête du gibier, et entre la nourriture et les cérémonies associées à la confirmation du statut des membres du groupe, la catégorie des plats cérémoniels est représentative d’un ensemble complexe d’idées et de pratique. Pour les autochtones, ces objets ne sont réductibles ni à l’usage auquel ils sont destinés ni à leur signification cosmogonique. Ils sont alternativement des objets fonctionnels et des représentations spirituelles, et ils ont dans l’une et l’autre fonction une signification culturelle particulière. Ils sont, sur les plans matériels et conceptuels, ambigus.[17] 

Peut-on dire d’une pelle qu’elle est matériellement et conceptuellement ambiguë ? Et pourtant, le rapprochement est fait entre la pelle et le plat : « Ce que le récipient et la pelle ont en commun, c’est que les deux objets peuvent et doivent se prêter à un système de classement multiple »[18]. C’est entendu. Mais initialement, la pelle et le plat n’ont assurément pas la même charge symbolique. S’ils peuvent tous deux être considérés comme des artefacts, puisqu’ils sont dotés d’une fonction et d’un usage, la valeur sacrée attribuée au plat (comme au masque) en fait un objet bien différent de la pelle.

Artefacts, donc, puisqu’ils remplissent une fonction précise et qu’ils sont dotés d’une valeur d’usage ; masque africain et plat kwakiult ne le sont pourtant pas au même titre que la pelle ou le porte-bouteille. La question de la fonctionnalité de l’objet (et celle de son usage) ne se pose pas de la même façon pour le masque et pour la pelle : une croix chrétienne peut-elle fonctionner véritablement comme ready-made ? C’est peu probable, du fait de la charge symbolique religieuse qu’elle véhicule (le désamorçage effectué par Duchamp à propos de l’émotion serait dans ce cas précis fortement compromis). Certes, on pourrait objecter que le masque, notamment, joue dans l’article de Bazin et Bensa un rôle paradigmatique. Il signifie l’ensemble de la catégorie « arts primitifs », le masque étant ce qui le plus souvent est associé à ce type d’art. Par là même, par ce rôle paradigmatique, on pourrait substituer n’importe quel objet au masque. Mais c’est précisément là que se situe le problème : les objets dits primitifs présentés dans les musées occidentaux ne subissent aucune discrimination : tous sont exposés sur le même plan, qu’il s’agisse d’un objet de la vie quotidienne, comme une cuiller ou un plat, ou d’un objet chargé de valeurs symboliques, tel un masque. Ce nivellement a pour conséquence de fondre en une même catégorie des objets qui, en Occident, sont tenus soigneusement séparés. Dit-on d’une cuiller, produite en Occident et présentée dans un musée, qu’elle est ready-made ? Non, parce qu’elle n’est pas considérée comme une oeuvre d’art, mais comme un objet d’art.

Si donc la fonction à laquelle ils sont destinés et leur mode de fabrication font du masque africain ou du plat cérémoniel des artefacts en un sens différent de celui de la pelle ou du porte-bouteille, sa négation, à l’origine de leur insertion dans le musée, prend-elle conséquemment un sens différent ? Peut-elle être considérée comme un processus équivalent ?

Deux modes de défonctionnalisation

Le terme de défonctionnalisation rend compte de l’extraction de l’objet de son contexte initial, de la négation de son utilité (il ne sert plus, il n’est plus utilisé). Cependant, si la pelle ne sert plus à déneiger, il n’en demeure pas moins que la référence à son usage initial est un des éléments du fonctionnement de In Advance of a Broken Arm. L’anesthésie requise par Duchamp découle précisément du fait que l’objet choisi est un objet de la vie courante, dont la forme sert la fonction et ne prend sens que par rapport à elle : la forme de l’objet dit sa fonction, inévitablement[19]. Défonctionnaliser ne signifie donc pas nier la fonction, mais la transférer en un autre contexte : elle n’est plus entée sur un usage donné, mais tient lieu de référence sémantique du fonctionnement artistique de l’objet.

Ce processus se retrouve lors du passage des arts primitifs de la catégorie des artefacts à celle des oeuvres d’art : tout comme la pelle de In Advance of a Broken Arm ne servira plus à déneiger, le masque, une fois qu’il a intégré l’institution muséale (qu’elle ait pour mandat de les présenter comme des documents ou comme des oeuvres d’art[20]) ne sera plus porté. Mais tout comme dans le cas de l’objet constituant le ready-made, la fonction initiale de l’objet demeure présente. Elle transparaît d’abord dans l’identification des objets : « masque », « plat », « cuiller », etc. On trouve là une autre différence entre ready-made et arts primitifs. La pelle n’est pas exposée en tant que pelle, mais en tant que In Advance of a Broken Arm, c’est-à-dire qu’elle subit une transformation par la titulation : le titre fournit une identité nouvelle à l’objet, il participe de sa nouvelle désignation en tant qu’oeuvre d’art. Le masque, lui, est exposé en tant que masque. Il n’a pas de titre à proprement parler, mais est désigné par son identité fonctionnelle (la désignation de l’objet est tautologique).

La fonction de l’objet joue également un rôle dans l’authentification (donc dans l’évaluation de la valeur marchande) de l’objet : « What dealers, collectors, and art historians call “ authentique ” Primitive or Traditional Art is a piece 1) made by a member of a small-scale society, 2) in the society’s traditional style, and 3) intended for a traditional social or religious function »[21]. Un objet qui n’aura pas servi aura donc moins de valeur qu’un objet qui aura servi, voire sera considéré comme une copie ou un faux ; la référence à la fonction peut conduire alors à établir une cartographie de l’authenticité, ainsi que le fait Frank Willett :

Les oeuvres les plus manifestement authentiques, sur lesquelles tout le monde s’accorderait, sont celles qui ont été faites par un Africain pour l’usage par son propre peuple et qui ont été utilisées ainsi. Cependant, cette catégorie peut être subdivisée, parce que la pièce ainsi faite et utilisée peut être d’une qualité esthétique supérieure, moyenne ou inférieure. Un peu plus bas sur l’échelle se place une oeuvre faite par un Africain, pour usage par son propre peuple, mais achetée avant usage par un étranger (expatriate). Vient ensuite une sculpture faite par un Africain, dans le style traditionnel, sur commande d’un étranger. Ensuite une sculpture faite par un Africain, dans une pauvre imitation du style traditionnel de son propre peuple, pour la vente à un étranger. Faite par un Africain, dans le style d’un peuple africain différent (bien qu’elle puisse être bien faite), pour la vente à un étranger. Finalement, nous avons les oeuvres faites par un étranger, c’est-à-dire un non-Africain, pour la vente à d’autres non-africains, mais se faisant passer pour africaines. Ces dernières, à l’autre extrémité du continuum, sont des faux indiscutables.[22] 

La référence faite à la fonction ne joue cependant pas le même rôle que dans le cas du ready-made : dans ce dernier cas, elle est l’élément du fonctionnement artistique de l’objet ; dans le cas d’un masque, elle est le préalable à sa désignation en tant qu’oeuvre d’art et donc à son fonctionnement artistique[23]. Le rôle attribué à la fonction diffère de celui qu’elle peut avoir dans le ready-made. Cela nous conduit à examiner de plus près ce processus de défonctionnalisation sur lequel se fonde la comparaison qui nous occupe. Il nous semble que cette défonctionnalisation n’a pas le même sens dans un cas et dans l’autre. En effet, la pelle de Duchamp n’a jamais été et « ne sera jamais utilisée, tordue, mangée par la rouille ou gagnée par l’obsolescence »[24]. Au contraire, le masque, pour être une authentique oeuvre d’art (pour fonctionner comme oeuvre d’art), doit avoir été utilisé. Autrement dit, dans le premier cas, il y a neutralisation initiale de la fonction, dans le sens où il y a absence d’usage (l’objet est privé de son usage). Dans le second cas, il y a neutralisation de l’usage.

Pourquoi mettre l’accent sur cette distinction entre fonction et usage ? Ce qui importe dans le cas du ready-made, c’est la référence faite à la fonction et non à l’usage, nous l’avons vu. Que la pelle ait été utilisée n’est pas un élément du fonctionnement du ready-made. L’objet est plutôt pris comme matériau, c’est-à-dire comme ce qui va constituer le point de départ de l’oeuvre, ce qui va être modifié par l’artiste (la comparaison qu’effectue Marcel Duchamp avec la peinture nous semble aller, pour une part, dans ce sens : la pelle se tient à la même place, dans le processus, que les tubes de peinture). Dans le cas du masque, il en va tout autrement : son utilisation est primordiale dans la reconnaissance de son authenticité, et il est exposé en tant que masque ayant un jour été porté au cours d’une cérémonie. Il n’est pas matériau d’un acte artistique[25], contrairement à la pelle. Cette différence nous amène alors à considérer la question de la décision à l’origine de l’insertion du masque dans le musée, cette question étant l’autre élément sur lequel repose la comparaison entre ready-made et arts dits primitifs. L’analogie est rendue possible par le fait que, dans les deux cas considérés, la décision revient aux acteurs du monde de l’art : le ready-made interroge le fonctionnement institutionnel du monde de l’art en en brouillant les frontières admises. Mais il ne peut le faire qu’à partir du moment où le geste iconoclaste de Duchamp est relayé par l’institution, par le monde de l’art dans son ensemble. De la même manière, l’apparition des objets africains (et plus généralement des objets provenant de sphères extra-occidentales) découle d’une décision provenant du monde de l’art : ce sont des objets qui ne sont pas au départ des oeuvres d’art (tout le discours ethnologique tend à le montrer), qui ne répondent pas à ce que l’on admet comme étant un monde de l’art. Ils sont extraits de leur contexte initial, tout comme la pelle, et intégrés dans un nouveau contexte.

Décision artistique et décision institutionnelle

Nous l’avons vu, le choix est à l’origine du ready-made. Ce choix est effectué par l’artiste Marcel Duchamp qui le désigne comme un faire : l’élection de l’objet constitue donc l’acte artistique en tant que tel. Le geste amorcé par l’artiste est ensuite relayé par les autres acteurs du monde de l’art dans lequel le ready-made s’inscrit. Même si le ready-made se présente comme une contestation des règles du monde de l’art, même s’il est à l’origine l’objet d’un rejet, il ne prend sens et n’est réalisable qu’au sein de ce monde de l’art (ou d’un certain état de ce monde de l’art). En ce sens, le geste artistique est également le fruit d’une décision institutionnelle (voir le geste reconnu, être accepté comme ayant une cohérence et une pertinence artistique). L’artiste demeure cependant propriétaire de son geste, dans une certaine mesure, puisque c’est lui qui décide du nombre de répliques des ready-made, qui en réglemente la production :

Très tôt je me rendis compte du danger qu’il pourrait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d’expression et je décidai de limiter la production des ready-made à un petit nombre chaque année. Je m’avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-made contre une contamination de ce genre.[26]

Le ready-made s’inscrit donc dans un monde de l’art constitué.

Il en va tout autrement des arts dits primitifs : la décision qui fait d’eux des oeuvres d’art n’est pas un acte artistique, même si les artistes du début du xxe siècle sont pour beaucoup dans cette décision. La décision qui est à l’origine de l’intégration de ces objets dans le champ artistique est indépendante des conditions de production de l’objet ; elle s’effectue a posteriori. L’histoire de leur réception le montre : d’abord objets de curiosité, puis objets ethnologiques, les objets provenant des sociétés non occidentales accèdent au rang d’oeuvres d’art dans le courant du xxe siècle. En d’autres termes, dans le cas du ready-made, l’intégration d’un objet usuel au champ artistique est le résultat d’un acte artistique ; dans le cas des arts dits primitifs, elle résulte d’un acte institutionnel (qui s’effectue, de surcroît, dans une autre aire culturelle que celle de leur production[27]).

La conséquence de cette décision est d’accorder, par ricochet, le statut d’artistes aux producteurs de ces objets et d’opérer parallèlement une requalification a posteriori de ces objets : ils sont perçus comme étant dès le départ des oeuvres d’art, même s’ils sont dotés d’une fonction et d’un usage. A contrario, jamais le statut d’artiste n’a été accordé au producteur de la pelle (si tant est même que l’on puisse déterminer qui a produit la pelle dans le cadre d’une production industrialisée). Dans le cas du ready-made, les deux sphères (la sphère de production et de fonctionnement de l’objet et celle de son fonctionnement artistique) sont indépendantes l’une de l’autre. La référence au caractère non esthétique du ready-made, à la place initiale de l’objet transporté dans le musée, est, comme on a pu le voir, le moteur de l’oeuvre. Mais l’exposition de la pelle dans le musée ne modifie en rien la sphère de production des pelles en général. Dans le cas des objets extra-occidentaux, au contraire, les deux sphères se mêlent étroitement : l’acceptation de ces objets dans le musée modifie par contrecoup le regard que l’on porte sur leurs producteurs et modifie également les conditions de production de ces objets. Nombreux sont les exemples qui font état d’une transformation de la production en vue de satisfaire les attentes et les exigences des collectionneurs occidentaux. Ainsi, tout masque sera désormais considéré comme une oeuvre d’art. Bonne ou mauvaise ; faux, copie ou authentique, c’est un autre problème. Plus exactement, c’est parce que le masque est classé dans la catégorie « oeuvre d’art » que l’on pourra parler de faux ou de copie. En revanche, les pelles ne sont pas considérées, dans leur ensemble, comme des oeuvres d’art, parce que Duchamp a commis In Advance of a Broken Arm ; elles ne seront pas plus considérées comme des faux ou des copies de cette même oeuvre[28]. L’analogie effectuée tant par Bensa et Bazin que par Townsend-Gault se révèle donc, à l’analyse, non pertinente pour rendre compte de l’intégration des objets provenant des sociétés extra-occidentales dans le champ artistique. L’argument de la défonctionnalisation repose sur un oubli paradoxal : celui du geste à l’origine du ready-made. On ne retient que le fait qu’un objet usuel devient une oeuvre d’art, mais pas le processus par lequel cet objet devient oeuvre, qui est un processus artistique. De quoi un tel oubli est-il le symptôme ?

Les arts dits primitifs : des oeuvres sans artistes

Une première hypothèse serait de voir, dans cet oubli, un refus du geste artistique de Duchamp pour n’en retenir que la décision d’ordre institutionnel. Étant donné la postérité du geste, tant du point de vue de la production artistique que des analyses critiques qui lui accordent une valeur inaugurale, cela est peu probable : les ready-made sont définitivement inscrits dans l’histoire de l’art occidental. Par conséquent, si l’on conserve à l’esprit la dimension artistique du geste duchampien, on en arrive à une conclusion hautement problématique : le commissaire d’exposition, qui choisit les artefacts à exposer, qui décide lesquels sont dignes de figurer dans une exposition d’ordre artistique, serait lui-même artiste[29]. On aura quelque hésitation face à une telle conclusion... Il n’en demeure pas moins que, dans le cas des arts dits primitifs, la décision institutionnelle, c’est-à-dire la décision émanant des acteurs de la diffusion (conservateurs, commissaires d’exposition, marchands, etc.), est primordiale dans la reconnaissance du statut artistique des artefacts considérés[30].

Et la comparaison entre les ready-made et les arts dits primitifs va dans le sens de cette primauté de la diffusion sur la production. En effet, affirmer que le masque et la pelle peuvent être considérés comme art revient à comparer le producteur de la pelle et le producteur du masque. On met sur un même plan le producteur de masque et le producteur de pelle, le producteur d’un objet à teneur religieuse[31], dont la fabrication s’insère dans un réseau de contraintes rituelles autant que matérielles, et le producteur d’un objet manufacturé en série.

Cette assimilation, sous-entendue par la comparaison avec les ready-made, rend compte de l’ambiguïté rattachée à l’appréhension des objets relevant de la catégorie « arts primitifs » : oeuvres d’art, certes, mais oeuvres sans artistes. Si l’on accepte d’accorder à ces objets le statut d’oeuvres d’art, l’attribution du statut d’artiste à leurs producteurs est plus problématique. Longtemps le discours occidental s’est satisfait de l’anonymat des arts dits primitifs : considérés comme des produits de la collectivité, ces objets n’étaient pas censés répondre à une production individualisée. Longtemps, et même encore maintenant, comme le souligne Sally Price :

Quelle que soit son origine, l’anonymat joue un rôle important dans l’image de « l’art primitif » dans le monde occidental. Un marchand parisien avec qui j’ai discuté de ce phénomène l’a bien résumé en déclarant : « Si l’artiste n’est pas anonyme, l’art n’est pas primitif ».[32]

L’auteure souligne également le rôle que joue l’anonymat au sein du marché de l’art : introduits la plupart du temps en Occident par l’intermédiaire des marchands et collectionneurs, plutôt que par celui des ethnologues et historiens de l’art, ces objets se trouvent dépossédés de leur identité pour en acquérir une nouvelle en Occident :

Ce remplacement d’un passeport étranger par une carte d’identité familière sert à faciliter l’introduction de l’objet dans un système qui tourne autour de l’esthétique occidentale et de sommes d’argent importantes. En abandonnant ses « signatures », pour aboutir aux « pedigrees » occidentaux, on effectue un transfert de responsabilité en ce qui concerne sa paternité artistique.[33]

Ce transfert de responsabilité va de pair avec l’idée selon laquelle l’artiste « primitif » n’a pas conscience de faire de l’art et n’est donc pas responsable du résultat. Seul l’Occident est en mesure de révéler le caractère artistique de l’objet[34].

Et c’est bien ce « transfert de paternité artistique » qui est ici en jeu dans la comparaison effectuée entre les arts dits primitifs et les ready-made : en assimilant le processus d’intégration des objets provenant des sociétés extra-occidentales à celui qui fait entrer une pelle dans un musée, on nie purement et simplement l’importance du contexte de production et du contexte initial de fonctionnement dans leur appréhension en tant qu’oeuvres d’art : ces objets ne commencent leur carrière artistique qu’à partir du moment où les Occidentaux les considèrent comme des oeuvres. Et si l’on a pu trouver saugrenue l’hypothèse qui conduirait à faire des commissaires d’exposition des artistes, on n’en est pourtant pas très loin lorsqu’on examine le rôle que joue le pedigree dans la détermination de la valeur artistique de l’objet. Sally Price rapporte les propos d’un marchand parisien : « Le pedigree, ça vaut la signature »[35]. Autrement dit, le possesseur de l’objet, le collectionneur occidental, se substitue au producteur de l’objet : peu importe qui a fabriqué l’objet ; seul compte le regard du connaisseur occidental. Et considérer un masque africain ou un plat cérémoniel kwakiult comme des ready-made s’inscrit, volontairement ou involontairement, dans cette « idéologie » d’un art anonyme.

Conclusion

Loin de résoudre les ambiguïtés que produit l’intégration des objets provenant des sociétés extra-occidentales au champ de l’art, la comparaison avec le « processus ready-made » ne fait donc que les reconduire : déclassement de la catégorie « artefact » à la catégorie « oeuvre d’art » fondé sur la défonctionnalisation, et pourtant référence à l’usage initial de l’objet pour la détermination de sa valeur artistique ; oeuvres sans artistes, et pourtant affirmation d’une valeur artistique initiale qui se dévoilerait sous le regard du connaisseur occidental ; oubli de la dimension artistique du geste duchampien dans le parallèle effectué, et pourtant instauration d’un lien de cause à effet entre la présence de la pelle dans le musée d’art et celle des arts dits primitifs. Ce que cette comparaison nous dit, au contraire, c’est la primauté du regard occidental, et plus particulièrement celui des acteurs de la diffusion, dans la détermination de la valeur artistique (et donc marchande) des oeuvres considérées. La conséquence est grave : assimiler ces objets à des ready-made revient purement et simplement à les annexer à l’histoire de l’art occidentale et interdit à terme la possibilité même d’une histoire de l’art proprement non occidental. En effet, comment des « oeuvres sans artistes »  pourraient-elles faire l’objet d’une histoire de l’art quand celle-ci est considérée comme

[...] mosaïque de contributions faites par des individus dont les noms sont connus, dont les oeuvres peuvent être distinguées, et dont les vies personnelles et le rapport qu’ils ont eu avec leur époque méritent d’attirer notre attention ?[36]