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Définie par Ricoeur comme « synthèse de l’hétérogène », la forme narrative telle qu’elle est conventionnellement pensée en est une de remise et de retour à l’ordre : elle organise le diffus d’une action, d’une expérience, d’une confrontation entre l’être humain et le monde, elle y trace des lignes de force et de cohérence, elle y impose un ordre signifiant. Si elle est la mise en scène d’une lutte entre la discordance et la concordance, elle est également la consécration habituelle de la concordance qui finit par l’emporter. Ce succès est aussi celui de l’intelligibilité : le récit donne sens, il confère aux divers épisodes, protagonistes et gestes épars dans l’espace et dans le temps une position dans un tout signifiant, comme Propp l’avait déjà signalé. Le récit est ainsi la forme par laquelle l’humain se saisit de l’hétérogénéité de son expérience et lui attribue sens et cohérence[1]. Et c’est bien là le défi, l’enjeu et le but de toute pratique autobiographique traditionnelle : trouver des lignes de sens unificatrices dans l’hétérogénéité d’un vécu.

Reste que toutes les expériences ne sont pas équivalentes et ne se laissent pas également appréhender par le récit. Plus encore, la question de la possibilité narrative se pose avec une acuité et une urgence toutes particulières dans le cas de l’expérience traumatique. Là, le récit est tout à la fois une nécessité pour celui qui a vécu cette expérience, car seul le récit peut permettre l’intégration du trauma par le sujet, et une forme apparemment en contradiction avec l’ordre même du trauma, qui est précisément ce qui ne se laisse pas appréhender.

C’est cette rencontre du récit et du trauma que je veux explorer ici, cette double contrainte qui impose un récit dont la possibilité n’est pas acquise. Il s’agit donc de déplacer le récit, de le sortir de ses terres habituelles, de l’exiler dans l’espace douloureux et instable du trauma pour qu’apparaissent tout ensemble l’importance et les limites de ses fonctions de signification. Il va s’agir d’évaluer le récit à l’aune de l’expérience du sujet, de le penser au sein d’une théorie du trauma, d’éclairer, par son insertion dans un univers conceptuel et pratique autre, certaines de ses nécessités parfois dissimulées. On constatera ainsi que le trauma met en échec le triomphe du sens et de la cohérence que consacre habituellement le récit.

En guise de point de départ, je présenterai une synthèse sur les théories du trauma qui permettra de relever les enjeux de sens qui s’y trament. J’envisagerai ensuite la rencontre du récit et du trauma au sein de ce genre dont on dit qu’il est l’une des inventions du xxe siècle : le témoignage – et plus précisément le témoignage de l’expérience concentrationnaire. Il s’agira de voir comment le récit de cette expérience apparaît comme à la fois nécessaire et impossible. Cela permettra de conclure sur la manière dont le témoignage infléchit la pratique narrative, comment la forme qu’il donne au récit est l’histoire de ce double lien, de nécessité et d’impossibilité, au travers duquel le récit est pensé dans le cadre du témoignage d’un trauma[2].

Le trauma : histoire mouvementée d’une notion controversée

Le terme grec « trauma » signifie étymologiquement « blessure ». Il a longtemps été réservé pour désigner des blessures physiques ; c’est notamment avec Freud qu’il prendra le sens de blessure psychique, mais il est encore utilisé en médecine dans un sens ou dans l’autre, de pair avec « traumatisme ». Si, en médecine, les deux termes sont employés comme des synonymes, il n’en va pas de même en psychanalyse, du moins en langue française. Ainsi, Jacqueline Rousseau-Dujardin, dans l’article « Trauma » de L’Apport freudien, établit la distinction suivante (que j’adopte dans le présent article) :

On pourrait donc admettre une distinction : traumatisme s’applique à l’événement extérieur qui frappe le sujet, trauma à l’effet produit par cet événement chez le sujet, et plus spécifiquement dans le domaine psychique.

1998 : 606[3]

Freud s’intéresse d’abord au trauma dans le cadre de ses recherches sur l’hystérie où il postule l’existence d’une expérience sexuelle précoce traumatique dans l’étiologie hystérique. Sa réflexion le conduit à abandonner cette hypothèse[4], mais la question du trauma se pose à nouveau à lui à la suite de la Première Guerre mondiale. C’est ainsi que, dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Freud étudie le cas des névroses traumatiques. À cette époque, il n’est pas le seul à s’intéresser au phénomène. Pendant la Première Guerre mondiale, le monde médical tente de comprendre et de guérir le nombre important de soldats qui souffrent de ce qu’on appelle alors « shell shock » (littéralement : « choc dû à l’éclatement d’un obus ») ou « choc des tranchées ». On désigne ainsi la névrose de combat, parce qu’on croit que le choc psychique est provoqué par une cause physique. Cependant, il devient rapidement clair que l’origine du choc est psychologique, puisque des soldats n’ayant pas subi de traumatisme physique souffrent également du choc des tranchées.

Graduellement, les psychiatres de l’armée étaient forcés de reconnaître que les symptômes du choc des tranchées étaient dus à un trauma psychologique. Le stress émotionnel causé par une exposition prolongée à une mort violente était suffisant pour produire chez les hommes un syndrome névrotique s’apparentant à l’hystérie.

Herman, 1997 : 20. Ma traduction : mt[5]

La Première Guerre mondiale représente ainsi la première étape des études sur le trauma. C’est avec la guerre du Vietnam que se développe la deuxième phase de l’histoire du concept de trauma, grâce, notamment, à l’Association des vétérans du Vietnam contre la guerre (Vietnam Veterans Against the War). Comme le souligne Judith Herman, l’organisation de cette association constitue un précédent : pour la première fois, un groupe de vétérans proteste contre une guerre qui n’est pas encore terminée (ibid. : 26). L’association demande de l’aide auprès de deux psychiatres américains, Robert Jay Lifton et Chaim Shatan, et organise des rencontres (désignées sous le nom de « rap groups ») ayant pour but, d’une part, de soulager les vétérans souffrant d’un trauma et, d’autre part, de sensibiliser la population aux conséquences, entre autres psychologiques, de la guerre sur ceux qui la font. Vers le milieu des années 1970, les « rap groups » se comptent par centaines à travers les États-Unis. La pression politique exercée par ces groupes conduit à l’établissement d’un programme gouvernemental de traitement psychologique pour les vétérans, parallèlement à la poursuite de recherches psychiatriques systématiques sur le trauma. Ces études mènent à la définition du « trouble de stress post-traumatique » (TSPT)[6] et démontrent le lien entre le TSPT et l’expérience de la guerre.

C’est donc à l’action de l’Association des vétérans du Vietnam contre la guerre que nous devons la reconnaissance médicale et le diagnostic du TSPT :

La légitimité morale du mouvement pacifiste et l’expérience nationale de la défaite d’une guerre discréditée ont rendu possible la reconnaissance du trauma psychologique comme conséquence durable et inévitable de la guerre. En 1980, pour la première fois, le syndrome caractéristique du trauma psychologique devint un diagnostic « réel ». Au cours de la même année, l’association psychiatrique américaine inclut dans son manuel officiel des troubles mentaux une nouvelle catégorie appelée « trouble de stress post-traumatique ». 

Ibid. : 27-28. mt[7]

Si le TSPT est officiellement reconnu en 1980, il est à ce moment uniquement lié à l’expérience de la guerre et du combat. C’est l’action des mouvements féministes des années 1970 qui contribue peu à peu à faire entrer les recherches sur le trauma dans la sphère civile et domestique. On en est venu ainsi à constater que les victimes d’abus sexuels (inceste et viol) et de violence conjugale souffraient du même syndrome que les vétérans du Vietnam (ou d’autres guerres) (Herman, 1997 : 32). La définition du TSPT a donc été élargie dans le DSM-IV (1994) afin d’inclure comme cause tout événement auquel un sujet a été exposé ou confronté, impliquant « la mort ou [une] menace de mort, ou de blessures graves ou une menace pour son intégrité physique ou pour celle d’autrui » et auquel la réaction du sujet impliquait « une peur intense, de la détresse ou de l’horreur »[8].

La définition du trouble de stress post-traumatique fait néanmoins l’objet de nombreuses discussions et contestations[9]. La plupart des descriptions s’entendent toutefois sur un certain nombre de caractéristiques :

Même si la définition précise du trouble de stress post-traumatique est contestée, la plupart des descriptions s’entendent généralement sur le fait qu’il y a une réponse, d’ordinaire différée, à un événement ou à une série d’événements désastreux, réponse qui prend la forme de symptômes intrusifs répétitifs, tels que des hallucinations, des rêves, des pensées ou des comportements découlant de l’événement, accompagnés d’une torpeur qui peut avoir commencé pendant ou après l’expérience, ainsi que d’une sensibilité accrue et des comportements d’évitement par rapport aux stimuli associés à l’événement.

Caruth, 1995 : 4. mt[10] 

Toutefois, souligne Cathy Caruth, cette définition est problématique ; la pathologie du TSPT ne peut s’expliquer uniquement par son rapport à un événement « susceptible ou non d’être catastrophique et qui peut ne pas traumatiser tout le monde de la même manière »[11] (ibid. mt), ni être décrit comme une déformation de l’événement (ibid.). La spécificité du TSPT réside plutôt dans la manière dont une expérience donnée est vécue :

La pathologie se caractérise plutôt par la structure de l’expérience, sa réception : l’événement n’est pas assimilé ni vécu complètement au moment où il se produit, mais seulement de manière différée, par son emprise répétée sur celui qui en fait l’expérience. Être traumatisé, c’est précisément être possédé par une image ou un événement.

Caruth, 1995 : 4-5. mt[12] 

Le trait essentiel se déplace de l’événement à son effet sur le sujet ; cet important déplacement permet de mettre l’accent sur un aspect fondamental du trauma : au-delà du caractère violent ou catastrophique de l’événement traumatique, c’est le fait que le sujet n’arrive pas à l’intégrer, à savoir ce qui lui est arrivé, qui constitue le trauma. En d’autres termes, le sujet n’a pas conscience de ce qui lui arrive au moment où cela lui arrive :

Le trauma est repérable non pas dans le simple événement originel ou violent du passé d’un individu, mais plutôt dans la manière dont sa nature inassimilée – la façon dont il n’est tout d’abord pas accessible à la connaissance – revient hanter le survivant par la suite.

Caruth, 1996 : 4. mt[13]

Ce n’est qu’après-coup que l’événement revient hanter le sujet, révélant ainsi son aspect traumatique.

Le trauma se manifeste par une véritable prise de contrôle de l’esprit du sujet :

[…] le trouble de stress post-traumatique reflète l’emprise directe de la réalité inévitable d’événements horribles sur l’esprit, la prise de possession de l’esprit, sur les plans psychique et neurobiologique, par un événement que l’esprit ne peut contrôler.

Ibid. : 58  ; c’est moi qui souligne. mt[14]

Le sujet n’est pas en position de maîtrise par rapport à son expérience traumatique ; c’est le trauma qui, plutôt, le possède. « L’événement possède l’individu sans que l’individu puisse parvenir à sa compréhension cognitive » (Kaplan, 1999 : 34. mt)[15]. C’est parce que le sujet ne sait pas ce qui lui est arrivé qu’il est possédé par ce qui lui est arrivé ; tant que le sujet n’aura pas intégré l’événement traumatique dans son histoire psychique, le trauma continuera à le hanter.

Le trauma […] est toujours l’histoire d’une blessure qui interpelle, qui s’adresse à nous en tentant de nous dire quelque chose à propos d’une réalité ou d’une vérité qui n’est pas accessible à la connaissance autrement. Cette vérité, qui apparaît et interpelle à retardement, peut être reliée non pas uniquement à ce qui est de l’ordre du connu, mais également à ce qui demeure inconnu dans nos propres actions et nos propres paroles.

Caruth, 1995 : 4. mt[16] 

Ce qui, dans nos actions et dans nos paroles, nous demeure inconnu – mais nous fait agir et nous fait parler : l’événement traumatique est incompréhensible et c’est cette incompréhensibilité qui, précisément, nous hante, fonde certaines de nos actions et de nos paroles. Parce qu’il reste incompréhensible, parce qu’il ne se laisse ni oublier ni réduire à l’état de simple souvenir intégré dans l’ensemble de notre histoire personnelle, l’événement traumatique demeure inachevé, inabouti. Il se poursuit, inlassablement et à sa manière : sa réalité et sa vérité se disent dans nos cauchemars, flash-back et autres symptômes intrusifs. Le trauma consiste donc en une impossibilité d’assimiler et d’intégrer une expérience donnée au moment où elle est vécue et le retour ou la persistance de cette expérience par le biais de symptômes traumatiques – qui deviennent ainsi le mode d’existence du trauma et sa vérité.

Du choc traumatique au récit

Afin de ne plus être hanté par son trauma, le sujet doit procéder à une mise en récit de l’expérience traumatique. En effet, puisque le trauma n’a, littéralement, « aucun sens », seul un récit, en tant que « synthèse de l’hétérogène », peut parvenir à y introduire du sens. La mise en récit d’une expérience traumatique est nécessaire à l’intégration du trauma dans l’histoire psychique du sujet ; c’est une étape essentielle du processus thérapeutique dans le traitement du TSPT. Toutefois, le propre du trauma consiste précisément en une expérience qui excède le langage et se situe en deçà ou au-delà des mots et, par conséquent, d’un récit. L’événement traumatique que s’apprête à raconter le sujet n’existe donc pas encore en tant que tel ; il existe en tant que choc traumatique, mais non en tant qu’événement qu’on peut connaître et dont on peut parler. C’est le récit qui, à partir du choc traumatique, constitue une « histoire ». Autrement dit, avant la mise en récit, il n’y a pas d’histoire, pas de causalité, pas d’avant, de pendant ni d’après, puisque le trauma déborde nos catégories habituelles de pensée et les paramètres de l’expérience quotidienne :

L’événement traumatique, quoique réel, a eu lieu en dehors des paramètres de la réalité « normale », comme la causalité, la séquentialité, le lieu et le temps. […] Les survivants d’un trauma ne vivent pas avec des souvenirs du passé, mais avec un événement inachevable et inachevé, un événement qui n’a pas de fin, n’a atteint aucune conclusion et qui, par conséquent, se poursuit dans le présent des survivants. Le survivant, en effet, n’arrive pas vraiment à atteindre le coeur de sa réalité traumatique, ni à éviter le renouvellement persistant de son expérience, et demeure donc sous l’emprise du trauma et de ses répétitions.

Felman et Laub, 1992 : 69. mt[17] 

L’expérience traumatique est hors du temps et de l’espace, hors normes ; le sujet est aux prises avec un événement qui n’en est pas un, car il ne peut être contenu dans ce que nous nommons habituellement « événement », il déborde de partout, déborde tout :

Cette absence de catégorie qui définit le trauma lui confère un caractère « autre », une saillance, une intemporalité et une ubiquité qui le place hors du champ de la compréhension, de la narration et de la maîtrise.

Ibid. mt[18]

Le psychisme ne peut intégrer un traumatisme majeur comme il le ferait pour un simple événement ; il est « paralysé » par le trauma et n’arrive pas à fonctionner normalement. C’est pourquoi l’événement traumatique existe non pas en tant qu’événement, mais simplement en tant que choc traumatique que le sujet subit et dont il est prisonnier.

Comme le souligne la psychanalyste Régine Waintrater, le trauma « a ceci de paradoxal qu’il interrompt l’activité psychique, tout en forçant l’esprit à la reprendre, pour remettre de la pensée là où elle a fait défaut » (2004 : 79). Dans ces conditions, la mise en récit représente un immense défi autant narratif que psychique. Comment faire le récit d’une expérience impossible à penser selon les catégories mêmes que présuppose un récit (causalité, séquentialité, etc.) ? Comment faire le récit d’une expérience qui nous est inaccessible, incompréhensible ? Et pourtant, seul le récit peut permettre au sujet de parvenir à une certaine maîtrise de l’expérience traumatique, maîtrise contenue précisément dans et par le récit. C’est par le récit que le sujet tente de « mettre un terme » – c’est-à-dire à la fois « tracer les limites » et « donner un nom »[19] – à son trauma. Toutefois, « mettre un terme », ici, ne signifie pas mettre fin. Comme l’explique Régine Waintrater :

Aucun récit ne peut venir à bout de l’horreur. Celle-ci ne se laisse pas appréhender sur un mode linéaire, avec un début, une suite et une fin : c’est parce qu’il porte la marque d’un traumatisme infini que le récit testimonial est difficile à construire et difficile à entendre.

Ibid. : 86

C’est précisément vers ce type particulier de récit qu’est le témoignage que je veux maintenant me tourner afin d’explorer, dans les pages qui suivent, le défi que constitue la mise en récit du trauma.

Le récit testimonial, entre deux contraintes

La mise en récit d’une expérience traumatique s’exerce donc à l’intérieur d’une double contrainte, le témoignage s’avérant à la fois nécessaire et impossible. Sur le plan psychique, le récit est nécessaire au sujet qui veut se déprendre de l’emprise traumatique ; mais, afin d’aller au-delà du choc traumatique, le sujet doit s’immerger au coeur même de sa blessure traumatique. Autrement dit, pour « sortir » du trauma, il faut y plonger :

La recherche de la réalité consiste à la fois à explorer la blessure causée par la réalité – à retourner et à essayer d’accéder au moment où on a été atteint, blessé par la réalité […] – et à tenter, en même temps, d’émerger de la paralysie de cette blessure, de transformer cette réalité en un avènement, un mouvement, en une nécessité critique et vitale d’avancer, de passer à autre chose. C’est au-delà du choc de la blessure, mais néanmoins à l’intérieur et à partir de cette blessure, que l’événement, tout incompréhensible qu’il puisse être, devient accessible. 

Felman et Laub, 1992 : 28. mt[20]

L’exemple du parcours d’écriture de Jorge Semprun, rescapé de Buchenwald, illustre bien cette douloureuse dialectique qui consiste à replonger dans le trauma afin de tenter de s’en libérer – sans jamais y parvenir complètement. Dans L’Écriture ou la Vie, Jorge Semprun explique que, pendant seize ans, il lui a été impossible d’écrire sur son expérience du camp. Il a essayé, à son retour, mais a dû abandonner, afin de rester en vie, puisque le fait d’écrire le renvoyait constamment à la mort :

Tout au long de l’été du retour, de l’automne, jusqu’au jour d’hiver ensoleillé, à Ascona, dans le Tessin, où j’ai décidé d’abandonner le livre que j’essayais d’écrire, les deux choses dont j’avais pensé qu’elles me rattacheraient à la vie – l’écriture, le plaisir – m’en ont au contraire éloigné, m’ont sans cesse, jour après jour, renvoyé dans la mémoire de la mort, refoulé dans l’asphyxie de cette mémoire.

1994 : 146

Le terme « asphyxie » est ici lourd de sens. On peut penser, évidemment, à Robert Antelme qui explique, dans la préface de L’Espèce humaine, que, dès qu’il commençait à raconter[21], il suffoquait, tant l’expérience qu’il avait vécue lui paraissait inimaginable. Ce qui étouffait Robert Antelme, c’était la « disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire » (1957 : 9) . L’asphyxie de Semprun diffère de celle d’Antelme ; ce n’est pas la disproportion entre l’expérience et un possible récit qui cause problème, mais la possibilité même d’un récit : on peut écrire sur cette expérience – c’est là une affirmation claire et ferme chez Semprun, sur laquelle je reviendrai –, mais le « récit qu’il est possible d’en faire » (ibid.) est, pour Semprun, trop proche de l’expérience vécue. L’« asphyxie » qu’il évoque le ramène aux séances de torture de la Gestapo durant lesquelles on lui plongeait la tête sous l’eau – séances qu’il compare à ses tentatives d’écriture :

Si l’écriture arrachait Primo Levi au passé, si elle apaisait sa mémoire (« Paradoxalement, a-t-il écrit, mon bagage de souvenirs atroces devenait une richesse, une semence : il me semblait, en écrivant, croître comme une plante »), elle me replongeait moi-même dans la mort, m’y submergeait. J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite m’enfonçait la tête sous l’eau, comme si j’étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo, à Auxerre. Je me débattais pour survivre. J’échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence : si j’avais poursuivi, c’est la mort, vraisemblablement, qui m’aurait rendu muet.

Semprun, 1994 : 322

Au contraire de Primo Levi, écrire n’apaise pas la mémoire de Semprun ; mais la décision de ne pas écrire, si elle est la solution évidente, n’est pas nécessairement simple. Semprun affirme que son identité est fondée sur l’expérience de la mort. Or, continuer à vivre, au retour de Buchenwald, implique de vivre avec « toute cette mort » :

Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d’y parvenir c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. Voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre.

Ibid. : 215

Semprun se retrouve donc devant un dilemme que partagent nombre de rescapés : écrire et en mourir, ou ne pas écrire et ne pas pouvoir continuer à vivre. Littéralement. L’écriture n’est pas toujours réparatrice ; il arrive parfois que la douleur, la souffrance, soit trop forte, que la blessure ravivée par l’écriture soit mortelle. Ce qu’a dû faire Semprun, pour résoudre son dilemme entre écrire et en mourir, et ne pas écrire et ne pas pouvoir assumer sa « survie », s’apparente d’ailleurs à un suicide. Puisque son identité était fondée sur « l’horreur […] de l’expérience du camp », il lui fallait « oublier » cette identité, devenir un autre afin de pouvoir vivre :

À Ascona, donc, sous le soleil de l’hiver, j’ai décidé de choisir le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l’écriture. J’en ai fait le choix radical, c’était la seule façon de procéder. J’ai choisi l’oubli, j’ai mis en place, sans trop de complaisance pour ma propre identité, fondée essentiellement sur l’horreur – et sans doute le courage – de l’expérience du camp, tous les stratagèmes, la stratégie de l’amnésie volontaire, cruellement systématique. Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-même.

Ibid. : 292

On voit bien avec l’exemple de Jorge Semprun comment la mise en récit d’une expérience traumatique comporte des enjeux psychiques importants pour le sujet, des enjeux, véritablement, de vie et de mort. Faire le récit de son expérience concentrationnaire consiste à « affronter la mort à travers l’écriture » (ibid. : 312). « Pour qui a à rendre compte de l’exorbitant, d’une mise hors de l’histoire et hors mots, le témoignage devient nouvelle expérience de la mort » écrit Claude Burgelin ; et il ajoute :

Quand ce qui fut vécu fut trop loin des mots […], quand le corps est trop plein de paroles suffocantes, retrouver la rive des mots pour tenter d’en témoigner devient épreuve de mort.

1995 : 83

Véritable « parole face à la mort » (ibid. : 80), le récit testimonial ne saurait donc se penser dans les mêmes termes qu’un récit « classique » ; pour certains penseurs comme Sarah Kofman, le terme même de récit devient douteux. Dans Paroles suffoquées (1987), Kofman analyse bien la double contrainte à laquelle tout sujet qui tente de témoigner de son trauma est soumis. Le titre résume à lui seul les difficultés énonciatives liées à la mise en récit d’une expérience traumatique et que Sarah Kofman elle-même éprouve par rapport à la mort de son père à Auschwitz :

Parce qu’il était juif, mon père est mort à Auschwitz : comment ne pas le dire ? Et comment le dire ? Comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler ? [...] Et comment ne pas en parler [...].

1987 : 15

On est très près, ici, de ce qu’exprime Élie Wiesel dans un entretien avec Jorge Semprun, tous deux rescapés des camps nazis :

Se taire est interdit, parler est impossible. [...] Comment faire pour tout dire, pour dire ce qu’il faut ? L’écrivain que je suis, et que tu es, ne peut pas ne pas se poser ces questions-là.

Semprun et Wiesel, 1995 : 17

On est proche encore de ce que Robert Antelme, lui aussi rescapé des camps, évoque dans l’avant-propos de L’Espèce humaine :

[...] durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions tout juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? [...] Et cependant c’était impossible. À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions.

1957 : 9

Les enjeux narratifs et psychiques de la mise en récit d’une expérience traumatique sont clairement exprimés par Robert Antelme dans cet extrait : le besoin (psychique) de raconter, les difficultés (narratives et psychiques) de la mise en récit. L’impossibilité d’un récit est affirmée autant par Antelme que par Wiesel ; et pourtant, les deux ont écrit sur leur expérience des camps, les deux ont livré un récit de cette expérience – L’Espèce humaine pour Robert Antelme, La Nuit pour Élie Wiesel. La mise en récit de l’expérience concentrationnaire apparaît donc à la fois comme nécessaire – Wiesel déclare que « se taire est interdit » – et impossible.

C’est pourquoi Kofman soutient que le récit d’une expérience traumatique telle que la déportation ne peut se faire qu’au moyen de paroles suffoquées dans lesquelles se conjuguent le devoir de parler et l’impossibilité de le faire, la parole et l’asphyxie. Raconter en suffoquant, voilà comment le sujet peut arriver à faire le récit d’un trauma.

Aux enjeux narratifs et psychiques de la mise en récit s’ajoute ici une exigence éthique. En effet, le devoir de raconter constitue une responsabilité envers les morts. Les rescapés des camps nazis ne conçoivent pas leur statut de « survivant » comme une chance ; ils vivent hantés par la mémoire des morts et conçoivent cette hantise comme un devoir de fidélité envers leurs compagnons décédés :

[Les gens] ne comprennent pas, d’abord que c’est impossible, qu’ensuite, oublier, ce serait atroce. Non que je m’agrippe au passé, non que j’aie pris la décision de ne pas oublier. Oublier ou nous souvenir ne dépend pas de notre vouloir, même si nous en avions le droit. Être fidèle aux camarades que nous avons laissées là-bas, c’est tout ce qui nous reste. Oublier est impossible de toute manière.

Delbo, 1971 : 63-64

La « survie » n’est concevable que si elle s’accompagne d’une exigence de fidélité à la mémoire des morts. La survie ne peut être innocente, parce qu’elle était improbable et qu’elle demeure incertaine. Comme l’explique Alain Parrau dans Écrire les camps :

Survivre est encore, sans doute, une chance, mais une chance qui, d’avoir surgi au coeur d’un désastre sans nom, en ressort marquée d’une blessure inguérissable : non celle de la culpabilité ou de la honte d’avoir échappé au sort commun, mais celle de la mémoire du malheur de tous, de ce malheur sans limites déposé dans la conscience d’un seul. Survivre est alors le don fragile d’une responsabilité infinie, d’une vérité à laquelle on a été soi-même assujetti, et qui maintenant insiste et se donne dans la forme d’une prescription : celle d’une fidélité à la mémoire des morts.

1995 : 100

Le retour de déportation prend la forme d’une responsabilité qui peut s’exprimer, pour certains, dans l’acte de témoigner, de faire le récit de son expérience. Témoigner reviendrait ainsi à payer un tribut aux victimes, à faire en sorte qu’elles ne soient pas décédées pour rien :

Nous sommes rentrés, pour quoi faire ? Nous voulions que cette lutte, que ces morts n’aient pas été inutiles. N’est-ce pas affreux de penser que Mounette serait morte pour rien, que Viva serait morte pour rien. Pour que toi, moi, quelques autres, nous rentrions ? Alors il faut, il faut qu’elle serve notre revenue. C’est pour cela que j’explique ce que c’était, autour de moi.

Delbo, 1971 : 53

Mais l’exigence éthique ne s’arrête pas là. Il ne suffit pas de raconter ; encore faut-il que le récit rompe avec le langage idyllique des récits d’avant Auschwitz. « Comment un témoignage peut-il échapper à la loi idyllique du récit ? », demande Kofman ; « parler pour témoigner, mais comment ? » (1987 : 43). La réponse lui est fournie par le livre de Robert Antelme, par ses paroles suffoquées qui rendent le témoignage d’Antelme conforme à « la plus haute exigence éthique » (ibid. : 47).

Si Kofman utilise l’adjectif « idyllique » pour parler des récits d’avant Auschwitz, c’est en raison de la lecture qu’elle fait d’un court récit de Maurice Blanchot, L’Idylle (1935)[22]. À travers cette analyse, Kofman présente, par la négative, une éthique du témoignage et de sa lecture. Par la négative, puisque L’Idylle est un récit d’avant Auschwitz, récit « justement et nécessairement “idyllique” » (Kofman, 1987 : 22), dans lequel « la “gloire” de la voix narrative » ne se laisse entamer par rien, « pas même par la mort » (ibid. : 23). Un récit d’avant Auschwitz, c’est, pour Blanchot comme pour Kofman, un récit soumis à une loi et à une économie « idylliques », dont L’Idylle, précisément, est le représentant exemplaire et, par le fait même, le parfait contre-exemple d’un témoignage concentrationnaire, genre par excellence du récit d’après Auschwitz[23].

Pour Kofman, le témoignage doit rejeter le langage idyllique (ibid. : 39), cette « “gloire” de la voix narrative “qui donne à entendre clairement sans jamais pouvoir être obscurcie par l’opacité ou l’énigme ou l’horreur terrible de ce qui se communique” : pas même par la mort »[24] (ibid. : 23). Si, dans L’Idylle, « le bonheur […] réside dans la voix narrative » (ibid. : 21) et vient ainsi racheter tout malheur qui pourrait survenir dans le récit, il en va tout autrement dans le témoignage qui est, lui, « obscurci » par la mort . La voix testimoniale ne relève pas de la loi idyllique du récit d’avant Auschwitz et rien ne vient éclairer son malheur. Au contraire du récit idyllique qui « ne se conclut pas sur la mort mais sur l’affirmation du “ciel superbe et victorieux” »[25] (ibid. : 24), le témoignage est tout entier traversé par la mort et ne saurait se soumettre à l’économie idyllique du happy ending. L’analyse de L’Idylle sert donc à brosser le portrait, par la négative, de ce que doit être un récit « d’après Auschwitz » (ibid. : 47).

La déroute du sens

Ce récit idyllique auquel s’attaque Sarah Kofman dans Paroles suffoquées est le récit comme synthèse de l’hétérogène, organisation du chaos, remise et retour à l’ordre, triomphe de la concordance sur la discordance, consécration du sens et de la cohérence. Le témoignage d’un trauma ne permet pas un tel type de récit ; c’est que la mise en récit du trauma ne signifie pas la victoire définitive sur l’impossibilité d’écrire le trauma, ni sur son incompréhensibilité. Comme Régine Waintrater le remarque, « aucun récit ne peut venir à bout de l’horreur » (2004 : 86) ; le témoignage d’un trauma est toujours forcément lacunaire, troué par le réel traumatique qui ne se laisse pas saisir par l’intelligibilité d’un récit. Selon Georges Didi-Huberman, « [t]émoigner, c’est raconter malgré tout ce qu’il est impossible de raconter tout à fait » (2003 : 133). Le témoignage d’un trauma laisse toujours un reste, une part d’inconnaissable et d’incompréhensible, d’intémoignable, qui signe la déroute du sens et mine l’intelligibilité du récit.

Encore ici, l’exemple de Jorge Semprun est révélateur, particulièrement parce que Semprun a toujours réfuté l’argument de l’indicible de l’expérience des camps nazis, affirmant clairement dans L’Écriture ou la Vie, qu’on peut « tout dire de cette expérience » :

On peut toujours tout dire, en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. […] On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre. D’avoir le temps, sans doute, et le courage, d’un récit illimité, probablement interminable, illuminé – clôturé aussi, bien entendu – par cette possibilité de se poursuivre à l’infini.

1994 : 26

On peut tout dire, certes, mais Semprun suggère bien que c’est là une tâche infinie ; aucun récit, donc, ne peut épuiser une expérience traumatique[26].

Cependant, malgré la confiance de Semprun en la possibilité de tout dire de l’expérience concentrationnaire moyennant un certain talent narratif, autre chose se révèle dans ses textes, notamment à la fin de L’Écriture ou la Vie, où Semprun raconte sa visite à Buchenwald en mars 1992 avec ses deux petits-fils, Thomas et Mathieu Landman. La nuit suivant la visite de Buchenwald, Semprun rêve au camp, mais, contrairement à ses rêves habituels, le camp, cette nuit-là, lui apparaît tel qu’il l’a vu dans la journée ; la neige, par contre, l’un des éléments – l’autre étant la fumée – qui constituent la métonymie du camp dans l’imaginaire de Semprun[27], lie ce rêve aux précédents :

[…] la neige était de nouveau tombée sur mon sommeil.

Ce n’était pas la neige d’autrefois. Ou plutôt, c’était la neige d’antan, mais elle était tombée aujourd’hui, sur ma dernière vision de Buchenwald. La neige était tombée, dans mon sommeil, sur le camp de Buchenwald tel qu’il m’était apparu ce matin-là.

1994 : 389

Dans le rêve, Semprun se trouve avec Thomas et Mathieu Landman dans la forêt qui a poussé à l’endroit où était autrefois le Petit Camp[28]. Le rêve commence par une scène de témoignage, où Semprun raconte à ses petits-fils des souvenirs du Petit Camp :

Je marchais dans la neige profonde, parmi les arbres, avec Thomas et Mathieu Landman. Je leur disais où s’était trouvé le block 56. Je leur parlais de Maurice Halbwachs[29]. Je leur disais où avait été le bâtiment des latrines, je leur racontais nos séances de récitation de poèmes, avec Serge Miller et Yves Darriet.

Ibid. : 393

La scène de témoignage onirique reprend des événements de la journée : Semprun a en effet marché dans cette forêt avec ses petits-fils, et Mathieu Landman y prenait des photos. Mais le rêve prend une autre direction, celle du passé, de l’expérience réelle de Buchenwald, dans laquelle Thomas et Mathieu ne peuvent suivre leur grand-père :

Soudain, ils n’arrivaient plus à me suivre. Ils restaient en arrière, pataugeant dans la neige profonde. Soudain, j’avais vingt ans et je marchais très vite dans les tourbillons de neige, ici même, mais des années auparavant.

Ibid.

La neige, qui constitue, pour Semprun, le signe du camp, est justement ce qui empêche Thomas et Mathieu de le suivre. Autrement dit, le symbole du camp, c’est-à-dire la neige, est précisément ce qui sépare Semprun de ses petits-fils – et de tous les non-déportés. La neige, chez Semprun, représente le réel de l’expérience de Buchenwald, le noyau traumatique qui ne cesse de revenir et de hanter le sujet. Le rêve de Semprun le plonge à nouveau dans ce réel traumatique qui l’habite et le possède : « Je me suis réveillé, dans la chambre de l’Éléphant. Je ne rêvais plus, j’étais revenu dans ce rêve qui avait été ma vie, qui sera ma vie » (ibid.).

La scène rappelle un autre passage du livre, où Semprun se réveille d’un cauchemar, peu de temps après son retour de Buchenwald :

Je m’étais réveillé en sursaut, à deux heures du matin.

« Réveillé » n’est d’ailleurs pas le terme le plus approprié, même s’il est exact. Car j’avais effectivement quitté, dans un soubresaut, la réalité du rêve, mais ce n’était que pour plonger dans le rêve de la réalité : le cauchemar, plutôt. Juste avant, j’étais égaré dans un univers agité, opaque, tourbillonnant. Une voix, soudainement, avait retenti dans ces parages confus, y mettant bon ordre. Une voix allemande, chargée de la vérité toute proche encore de Buchenwald. Krematorium, ausmachen ! disait la voix allemande. « Crématoire, éteignez ! ». Une voix sourde, irritée, impérative, qui résonnait dans mon rêve et qui, étrangement, au lieu de me faire comprendre que je rêvais, […] me faisait croire que j’étais enfin réveillé, de nouveau – ou encore, ou pour toujours – dans la réalité de Buchenwald : que je n’en étais jamais sorti, malgré les apparences, que je n’en sortirais jamais, malgré les simulacres et les simagrées de l’existence.

Ibid. : 202

La même confusion entre le rêve et la réalité indique l’emprise du trauma sur le sujet, aussi forte en 1992 qu’en 1945. Le retour du cauchemar ramène Semprun à sa hantise traumatique, à laquelle il ne peut échapper. Les années qui se sont écoulées n’ont rien changé ; la vie après le camp n’est qu’un rêve, il n’y avait de réel que le camp : « Toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion. […] Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de hêtres sur l’Ettersberg, ultime réalité » (ibid. : 203) ;

[…] rien n’est vrai que le camp, tout le reste n’aura été qu’un rêve, depuis lors. Rien n’est vrai que la fumée du crématoire de Buchenwald, l’odeur de chair brûlée, la faim, les appels sous la neige, les bastonnades, la mort de Maurice Halbwachs et de Diego Morales, la puanteur fraternelle des latrines du Petit Camp.

Ibid. : 304-305

La narration montre et renforce la prédominance de la réalité de Buchenwald sur la vie. En effet, quand Semprun se réveille de son rêve, qu’il est revenu dans « ce rêve qui a été [sa] vie, qui sera [sa] vie » (ibid. : 393), il a de nouveau vingt ans et il est dans le camp. Le récit, dorénavant et jusqu’à la fin (pages 393 à 396), se poursuit dans le camp et n’en sort plus – indiquant ainsi que, malgré le temps qui passe, la vie qui reprend, on ne sort jamais du camp. Le réveil dans la chambre d’hôtel marque donc le retour non pas à la réalité de 1992, mais à celle de Buchenwald :

Je ne rêvais plus, j’étais revenu dans ce rêve qui avait été ma vie, qui sera ma vie. J’étais dans le cagibi vitré de Ludwig G., le Kapo de la baraque des contagieux, à l’infirmerie de Buchenwald.

Ibid. : 393

Si Thomas et Mathieu l’ont accompagné dans sa visite de Buchenwald, écoutant ses récits, accueillant et recueillant ses souvenirs, il reste, néanmoins, un endroit où ils ne peuvent le suivre ; cet endroit est le lieu du trauma, le lieu de la « blessure qui ne guérit jamais »[30]. Ce lieu est inaccessible, car il est hors du temps ; comme le souligne Ross Chambers, l’intemporalité fait partie de la nature même du trauma (2004 : xxiii) : l’expérience de Buchenwald traverse les années et Semprun, en 1992, après une visite du camp, s’y retrouve « de nouveau – ou encore, ou pour toujours » (Semprun, 1994 : 202). La structure narrative s’applique à transmettre cet effet d’intemporalité : alors qu’au début du texte, les événements racontés ont lieu le lendemain de la libération de Buchenwald et que la suite progresse jusqu’à la visite du camp en mars 1992 – avec plusieurs tours et détours, analepses et digressions, conformément au style semprunien –, la fin du récit se déroule à Buchenwald pendant l’incarcération de Jorge Semprun. J’ai déjà cité le début de ce passage : Semprun se réveille, dans sa chambre de l’Éléphant, à la suite d’un rêve où il était dans le camp. Mais le réveil poursuit la séquence se déroulant dans le camp, plutôt que de l’interrompre ; autrement dit, au réveil, Semprun est dans le camp et n’en sortira pas. Je cite brièvement la fin du texte :

Dehors, la nuit était claire, la bourrasque de neige avait cessé. Des étoiles scintillaient dans le ciel de Thuringe. J’ai marché d’un pas vif sur la neige crissante, parmi les arbres du petit bois qui entourait les bâtiments de l’infirmerie. […]

J’ai levé les yeux.

Sur la crête de l’Ettersberg, des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire.

Ibid. : 396

Le fait que le texte prenne fin sur cette scène montre bien l’intemporalité de l’expérience traumatique : le sujet est dans le lieu intemporel du trauma, de nouveau, encore et pour toujours. La fin du texte n’offre aucune issue possible et redouble l’enfermement concentrationnaire et traumatique par la clôture textuelle qui laisse le lecteur au seuil du trauma.

La fin du livre est ce sur quoi le lecteur reste ; et ce dernier reste précisément sur le reste, sur ce qui échappe à l’intelligibilité d’une mise en récit. En effet, le texte se termine sur un écueil : malgré leur volonté d’accueillir et de recueillir l’expérience de leur grand-père, Thomas et Mathieu ne peuvent le suivre jusqu’au lieu matriciel de l’expérience traumatique, c’est-à-dire jusqu’au réel du trauma et sa nature intemporelle, qui habite et possède le sujet. Par la mise en scène de ce lieu inatteignable, la narration suggère au lecteur qu’il restera toujours quelque chose qui échappe ou résiste à la volonté de témoigner, une part d’inconnaissable, d’incompréhensible, qui ne saurait se transmettre par le récit. Elle montre également que la mise en récit ne guérit pas la blessure traumatique, puisque le sujet semble toujours autant sous son emprise. Le lecteur reste ainsi sur le reste et sur l’irréparable et demeure hanté par le reste, par ce qui ne se raconte pas, ce qui ne se répare pas, mais qui fonde, toujours, le mouvement de la narration testimoniale, puisque l’intémoignable est ce noyau traumatique inguérissable qui résiste à la symbolisation tout en poussant à écrire. Pour reprendre une formule de Paul-Laurent Assoun, on pourrait dire que l’expérience des camps nazis, en tant qu’expérience traumatique, est « ce qui ne cesse pas de (ne pas) s’écrire » (2003 : 59). Ainsi le récit, en tant que tentative de symbolisation du réel traumatique, ne vient pas à bout de ce réel qui lui échappe dans un évanouissement infini.