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La réflexion éthique ou, comme on dira ici, axiologique[1] sur les rapports entre valeurs et fiction est un terrain risqué, pour ne pas dire miné, où l’on ne s’aventure guère – du moins dans la pensée francophone. Pour éviter ce domaine, les raisons ne manquent pas : il peut y avoir un simplisme vieillot à croire que les fictions intègrent des arts de vivre prêts à l’emploi, moyennant une interprétation sensible et empathique ; derrière toute prescription morale se dresse le spectre de relations de pouvoir d’autant plus autoritaires et néfastes qu’elles cachent leur véritable nature ; plus largement, le soupçon a été jeté sur la question morale par la pensée poststructuraliste d’inspiration nietzschéenne et psychanalytique ; enfin, la fiction moralisatrice, comme le roman à thèse, semble décisivement démodée, pour des motifs esthétiques et culturels[2].

Dans le domaine de la sémiotique narrative, le questionnement axiologique n’a à peu près pas voix au chapitre, quand bien même, comme le dit Ricoeur : « […] il n’est pas de récit éthiquement neutre. La littérature est un vaste laboratoire où sont essayés des estimations, des évaluations, des jugements d’approbation et de condamnation par quoi la narrativité sert de propédeutique à l’éthique » (1990 : 139 ; nous soulignons). En d’autres mots, bien qu’un lien intime semble exister entre récit et valeurs, il demeure un impensé pour la sémiotique narrative. À cela, deux raisons. Premièrement, la sémiotique narrative, c’est-à-dire l’étude de la représentation de l’action, conceptualise l’action comme, globalement, tentative de modification intentionnelle de l’état du monde par un agent anthropomorphe. En soi, ce concept, parfois implicite, est tout à fait juste. À partir de là, en revanche, un glissement préjudiciable s’est opéré : on est passé du postulat, évidemment légitime, que toute action était intentionnelle[3] à celui, moins légitime, que toute représentation d’action, c’est-à-dire tout récit, devait nécessairement mettre l’accent sur l’intention de l’agent. Or, s’il est vrai qu’on raconte parfois pour mettre en scène le destin complexe de l’intention, il n’est pas moins vrai, et on essayera de le montrer, qu’on raconte aussi dans d’autres desseins, comme celui de mettre en lumière les valeurs qui animent l’agent. Il y a là un usage du narratif spécifique et manifeste, mais dont la sémiotique narrative, centrée sur l’intention, n’a pas rendu compte. Deuxièmement, et parallèlement à la question conceptuelle qu’on vient d’évoquer, la sémiotique narrative a valorisé l’intention et dévalorisé, notamment, les questions éthiques et psychologiques en fait de récit. Il y avait sans doute là une nécessité inaugurale, l’accent mis sur l’intention se faisant le moyen d’éviter une posture de lecture impressionniste, trop souvent prompte à négliger le grain du texte pour s’envoler vers des considérations extrinsèques. Cette prudence de méthode bienvenue a toutefois fini par se muer en ornières de lecture : il fallait taire toute considération psychologique ou axiologique, même si le texte analysé y faisait clairement référence.

Il est temps, pour la sémiotique narrative, de quitter cette position, devenue doctrinale malgré elle, et de chercher les moyens de décrire des pratiques narratives centrées non plus sur l’intention, mais sur les valeurs des agents. Il faut le faire avec la conscience que cette narrativité axiologique est un fait tout autant discursif que lectural ; en d’autres mots, qu’elle relève, selon les termes de Ricoeur, de la deuxième mimesis autant que de la première. La narrativité axiologique (comme la narrativité intentionnelle) est, d’une part, une organisation discursive et, d’autre part, un ensemble de catégories conceptuelles dont dispose tout membre d’une culture et en fonction duquel il peut appréhender n’importe quelle (représentation d’) action. On peut en effet toujours lire un récit axiologique à l’aune des catégories du récit intentionnel, et vice versa, par inattention, projet de lecture ou mauvaise foi.

Le présent article voudrait servir de prolégomènes à cette ouverture de la sémiotique narrative à son impensé axiologique. Dans un va-et-vient entre analyse d’exemples et réflexion fondamentale, on cherchera à établir l’existence d’une narrativité axiologique, à montrer comment la constitution d’outils extrêmement puissants et opératoires par la réflexion sémiotique pour décrire le récit a entraîné l’omission de l’axiologique et, enfin, à dessiner les contours de cette sémiotique narrative axiologique à venir.

Outre le gain théorique espéré, cette réflexion devrait permettre, ultérieurement, d’aborder plus sereinement le lien entre valeurs et fiction. Il s’agira dès lors de voir non pas tant les valeurs véhiculées par une oeuvre, ni si elle présente des personnages meilleurs ou pires que nous, que sa manière de poser la question des valeurs, la conception de l’éthique, de l’agent, de la conscience morale qu’elle revendique ou présuppose. Car la vertu première de la fiction en cette matière est moins de faire oeuvre d’exemplum que de renouveler la façon dont se pense l’univers des valeurs.

Une action, deux récits

Commençons par montrer l’existence de pratiques narratives centrées d’une part sur l’intention et d’autre part sur les valeurs de l’agent, en proposant la lecture de deux lettres des Liaisons dangereuses de Laclos qui mettent en scène une même action fictive de Valmont de deux façons distinctes : dans la lettre 21, Valmont lui-même la narre à la marquise de Merteuil dans un récit fondé sur l’intention, alors que, dans la lettre 22, la Présidente de Tourvel propose à Madame de Volanges une relation axiologique.

On se rappellera que Valmont souhaite séduire la Présidente de Tourvel, mais que cette dernière, au fait de la réputation libertine du vicomte et prévenue notamment par Madame de Volanges, se méfie de lui. Par divers stratagèmes, il s’emploie à redorer son blason et à apparaître sous des dehors vertueux pour parvenir à ses fins. L’action qui va nous intéresser s’inscrit globalement dans cette stratégie. On peut prendre comme relation minimale ce qu’en dit le vicomte lui-même. Il raconte qu’il arrive dans un village où l’on s’apprête à saisir les meubles d’une famille qui n’avait pu payer la taille : « Je fais venir le Collecteur et […] paie […] cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir » ([1782] 2002 : 74).

Dans les récits épistolaires du vicomte et de la Présidente, l’action de Valmont est organisée et interprétée en fonction de catégories très différentes : le vicomte met de l’avant son stratagème, alors que la Présidente souligne les vertus de l’agent. Mais déjà la multiplicité des lettres, des narrateurs et des narrataires dit deux faits d’importance pour notre réflexion. Premièrement, d’un seul ensemble de gestes, on peut proposer plusieurs récits aux orientations hétérogènes, qui prennent place et sens dans des visées argumentatives distinctes. Dans leur principe, ces récits consistent à mettre en relation les gestes avec un élément qui leur est extérieur et les rend signifiants : le but visé d’une part, les valeurs manifestées de l’autre. On notera que l’intention comme les valeurs relèvent de ce qu’on appelle parfois le « versant intérieur » de l’action[4]. Deuxièmement, l’adresse de ces récits montre que leur pleine intelligence réclame un regard particulier. Autrement dit, celui ou celle qui, du côté de la réception, prend connaissance du récit doit reconnaître sa nature – intentionnelle ou axiologique, par exemple – et le saisir en tant que tel, c’est-à-dire mettre à contribution les concepts pertinents. Tout comme, sur le plan des actes de langage, il peut être fâcheux de prendre une promesse pour une menace (et vice versa), il peut être préjudiciable, sur le plan narratif, de prendre un récit intentionnel pour un récit axiologique (et vice versa). C’est donc dire aussi que, si un récit appelle un certain type de lecture, l’appel ne garantit hélas pas la réponse et que, ici comme ailleurs, le malentendu (voire l’exercice de la mauvaise foi[5]) nous guette. Ces deux faits que nous venons d’exposer sont fondés sur le même présupposé : la multiplicité des pratiques narratives.

Voyons maintenant en détail les lettres 21 et 22 des Liaisons dangereuses. À la marquise, libertine comme lui, Valmont prend grand soin de montrer que sa noble action est en vérité un stratagème, un moyen destiné à atteindre un but. On se souvient que le vicomte a pour ambition principale de séduire Madame de Tourvel, mais que sa réputation de libertin entraîne une prudence sceptique chez sa future victime. Il lui faut donc faire croire à la Présidente qu’il n’est pas ou plus ce séducteur invétéré pour pouvoir gagner ses faveurs. Payer la taille d’une famille pauvre vaut comme moyen d’atteindre son but : et c’est ainsi qu’il présente cette action à Madame de Merteuil. Sachant que la Présidente le fait espionner par un domestique, Valmont veut que « ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique » (ibid. : 73). Il mandate un homme de confiance pour lui trouver dans la région « quelque malheureux qui eût besoin de secours » (ibid.). Son confident lui déniche la famille démunie dont on a parlé plus haut. Valmont s’assure qu’il n’y a pas dans cette famille de « fille ou femme dont l’âge ou la figure pussent rendre [son] action suspecte » (ibid.), puis va publiquement offrir son généreux soutien financier, sous les yeux notamment du domestique de la Présidente : « dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli » (ibid. : 75).

C’est donc une action soigneusement planifiée qu’il relate à la marquise. En des termes peu équivoques, Valmont souligne enfin le lien entre le moyen présent (sauver financièrement une famille) et le but à atteindre (séduire Madame de Tourvel) :

Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins [une variante plus explicite du roman dit : vaut bien dix louis] ; ils seront un jour mes titres auprès d’elle ; et l’ayant, en quelque sorte, ainsi payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire.

Ibid.

D’un côté, l’action ici perpétrée lui permet d’apparaître vertueux, charitable, aux yeux de la Présidente (premier but) ; de l’autre, l’argent déboursé aujourd’hui servira à payer les futurs services de la Présidente (deuxième but), qui apparaît dans ce discours sous un jour peu flatteur.

Le récit de Valmont à la marquise est donc ainsi construit qu’il fait de l’action accomplie un moyen destiné à atteindre un but, le fruit d’une conscience planificatrice, une architecture d’étapes destinées à réaliser une intention fermement définie. Cela exige, comme on l’a suggéré plus haut, un regard lectural capable de penser l’action comme une stratégie intentionnelle, au demeurant manipulatrice et dissimulatrice.

Il en va tout différemment pour le récit de Madame de Tourvel. Sa lettre est adressée à Madame de Volanges, qui l’avait sérieusement mise en garde contre Valmont. La Présidente prend ici la plume dans une visée précise : prouver à sa correspondante que le vicomte n’est pas le libertin qu’elle lui a décrit. L’action qu’elle s’apprête à relater prend donc d’emblée place dans une stratégie argumentative particulière, où importent les valeurs de Valmont. Dans ce récit, des termes assez semblables à ceux qu’on a lus tout à l’heure servent à décrire les gestes du vicomte : 

M. de Valmont, ayant trouvé au Village […] une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, non seulement s’était empressé d’acquitter la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable.

Ibid. : 77

L’espion de Madame de Tourvel a aussi appris qu’un domestique de Valmont s’était renseigné, la veille, sur les gens qui pouvaient avoir besoin d’aide financière. La Présidente en conclut :

Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, et que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes : mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête et louable, et dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes.

Ibid.

Dans cet extrait, Madame de Tourvel ne sait initialement pas si l’action de Valmont est circonstancielle ou si elle est le fruit d’un projet de plus vaste ampleur. Avec cette idée d’un projet, on retrouve la planification comme concept à l’aune duquel comprendre l’acte posé. Mais cela ne dure pas, car à l’hésitation (où l’intention est une manière de saisir l’action) succède rapidement la certitude : ce que Valmont a fait est « honnête et louable ». L’action est donc vue comme manifestant des valeurs morales et non une intention. Et ce glissement est déjà perceptible lorsque la Présidente envisage une planification : après avoir évoqué le projet de faire du bien, elle passe à « la sollicitude de la bienveillance » et à « la plus belle vertu des plus belles âmes » ; en d’autres mots, elle passe de l’intention aux valeurs.

Dans sa lettre, les commentaires qui précèdent ce récit comme ceux qui le suivent se logent également, et uniformément, à l’enseigne d’un discours axiologique dont le lexique tisse la missive : vices, vertu, jugement trop rigoureux, libertin sans retour, gens honnêtes, bons, méchants, bienfaisance, famille vertueuse, scélérat, bouches pures, réprouvé ; et qui culmine dans cette affirmation : « je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu ». Le lien entre action et valeurs trouve encore une autre formulation, lorsque la Présidente parle de Valmont : « S’il n’est que cela [un libertin sans retour] et se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? » (77 ; nous soulignons). C’est dire assez, et fort clairement, que l’action est envisagée ici non pas en tant qu’elle est guidée par une intention, mais en tant qu’elle exprime des valeurs.

Éclaircissons un point. Parlant du geste généreux du vicomte, la Présidente dit : « c’est le projet formé de faire du bien ». Le terme « projet » est sans équivoque : nous ne sommes pas en dehors de la sphère intentionnelle. Autrement dit, avant de pouvoir considérer une action sous l’angle des valeurs qu’elle exprime, il faut s’assurer qu’il s’agit bel et bien d’une action, c’est-à-dire d’une transformation intentionnelle de l’état du monde. Il faut que le lien soit fermement affirmé entre l’agent et l’action et qu’on puisse déterminer, dans tout ce qui a été fait, ce qui relève précisément de l’intention de l’agent. Cela exclut donc les actes accomplis « par violence ou par ignorance »[6]. Un concept d’action se laisse deviner ici, où la possibilité d’envisager les valeurs qu’elle exprime dépend d’une intention et, conséquemment, d’un choix délibéré de la part de l’agent. C’est dire qu’une représentation axiologique d’action n’est pas en principe indépendante de la présence d’une intention – mais elle ne s’y conforme pas plus qu’elle ne s’y borne. Ainsi, si la Présidente signale la présence d’une intention chez Valmont, ce n’est pas tant pour en faire le pivot de son récit que pour fonder sa relation axiologique : il faut établir le caractère délibéré de l’acte pour que puisse se poser la question des valeurs qu’il exprime. L’intention possède donc, dans la lettre de Valmont, un statut tout différent de celui qu’elle possède dans la lettre de la Présidente : ici, elle est une condition préalable à remplir pour permettre la mise en lumière des valeurs ; là, elle est la clé de voûte de l’intelligibilité actionnelle, cela même qui permet l’identification des gestes posés comme moyens favorisant l’atteinte d’un but qui leur confère leur sens.

Avant de conclure sur ces lettres, mentionnons rapidement que la lecture ici proposée s’est concentrée sur l’énoncé des deux lettres, dans ce qu’il a de plus manifeste. Mais il est tout à fait envisageable, maintenant, de lire l’énonciation de ces deux missives comme un acte volontaire, qui peut dès lors être mis en scène dans un récit intentionnel ou axiologique. On peut ainsi voir dans le fait que Valmont souligne sa stratégie à Madame de Merteuil l’expression de valeurs libertines. Quant à Madame de Tourvel, sa narration a pour but argumentatif explicite de brosser un portrait avantageux de Valmont. Ce but est lui-même un moyen destiné à favoriser un changement de perception chez Madame de Volanges. On pourrait naturellement poursuivre le jeu et proposer une lecture axiologique de l’énonciation de la Présidente, et une lecture intentionnelle de celle de Valmont. Ainsi, par nature, toute action est justiciable de plusieurs lectures. Cela ne veut certes pas dire que le mode de lecture choisi sera nécessairement le plus approprié ; mais, assurément, à la multiplicité potentielle des orientations narratives répond celle des modes ou des régimes lecturaux.

De ce petit parcours, nous pouvons tirer quelques conclusions. Tout d’abord, il semble maintenant nécessaire de considérer le récit au pluriel : fédérer toutes les représentations d’actions sous cette bannière unique, où l’intention seule prédomine, ne rend manifestement pas compte d’usages pourtant courants. Il est vrai que l’intention est toujours présente, mais c’est se méprendre sur sa fonction dans les divers phénomènes narratifs que de l’estimer unique : on l’a vu, l’intention n’a pas dans le récit intentionnel le même statut que dans le récit axiologique. Par ailleurs, indépendamment du bien-fondé, de la mauvaise foi ou de la pertinence de la manoeuvre, il est toujours possible de lire axiologiquement un récit intentionnel (et vice versa). Nous voulons pointer par là le fait, déjà évoqué plus haut, que les multiples formes du récit (intentionnel, axiologique, etc.) sont également à penser comme des a priori à la faveur desquels le lecteur procède à l’intellection des récits, comme des réglages préalables de la lecture[7]. De ce point de vue, on pourrait dire que l’aventure structuraliste a consisté, quant au récit, à substituer un réglage à un autre : à l’appréhension psychologique ou axiologique des récits propre à la critique « traditionnelle »[8], les sémiotiques narratives structuralistes (entre autres) ont cherché à substituer une appréhension intentionnelle. On l’a dit et on le répétera : ce déplacement a été le point de départ de recherches extraordinairement fructueuses sur la question narrative, qui font qu’aujourd’hui nous possédons d’excellents outils conceptuels pour décrire le récit intentionnel. En revanche, ce déplacement a privé de légitimité institutionnelle et de pertinence scientifique une réflexion d’une semblable exigence portant sur le récit axiologique ou psychologique[9] : c’est assurément fâcheux dans son principe, mais ce l’est plus encore lorsqu’on prend conscience du nombre particulièrement élevé de représentations d’actions qui n’ont pas pour but de mettre de l’avant l’intention de l’agent.

Théories du récit et intention

Après avoir abordé la question de l’intention sur le plan de la pratique narrative, le temps est venu de la poser sur le plan théorique, pour voir la place et l’importance que les théories du récit accordent à ladite intention – et aux valeurs. Nous observerons sous cet angle deux sémiotiques narratives : celles de B. Gervais et d’A. J. Greimas. Ce choix restreint s’explique par le fait que ces théories sont, à leur manière, les propositions les plus développées et les plus abouties dans leurs champs respectifs (structuraliste pour Greimas, cognitiviste et pragmatique pour Gervais) : elles proposent des modèles complexes et raffinés qui restent des sources d’inspiration vives pour l’analyse narrative. On verra comment, de façon affichée ou implicite, elles se structurent autour de la notion d’intention, opèrent leurs découpages des composantes ou moments du récit à partir d’elle et, de fait, limitent l’espace de l’axiologique en faisant du récit intentionnel le paradigme exclusif du narratif.

A) Bertrand Gervais

C’est en 1990 que B. Gervais fait paraître Récits et Actions. Pour une théorie de la lecture[10]. Dans une optique qui articule les acquis du cognitivisme, du structuralisme et des théories de la lecture, Gervais propose, sur le plan endo-narratif, une théorisation complexe qui cherche à rendre compte du réseau conceptuel de l’action. Pour lui comme pour nous, l’action est définie par l’intention :

[...] nous n’allons considérer comme actions, que les actions intentionnelles, celles d’une part qui peuvent être attribuées à un agent et qui, d’autre part, sont le résultat d’une certaine volonté, d’une planification. Nous allons réserver le terme d’ événement aux actions sans intention.

RA, 92

Le réseau qui intéresse Gervais préside à la saisie de l’action dans le monde ou dans la fiction et, relevant de ce que Ricoeur appelle la précompréhension de l’action[11], il organise la représentation de l’action, c’est-à-dire le récit. Dans Récits et Actions, ce réseau est nommé « schème interactif » et décrit comme suit :

Le schème interactif est ainsi composé d’une série de trois éléments reliés entre eux et répartis en deux plans : un plan majeur et un plan mineur. Le plan majeur est composé d’un cadre et d’une intention. […] L’ intention est l’élément essentiel de l’action et elle est comprise comme la relation cognitive établie entre un agent et une opération. Le cadre, qui fournit l’environnement nécessaire à la représentation, est défini comme la relation complémentaire entre un espace et un temps. Le plan mineur, c’est le troisième élément, est constitué des accessoires requis et compatibles à la réalisation de l’action.

RA, 81

Le statut fondamental de l’intention est clairement et fréquemment affirmé. Ainsi, en décrivant les contraintes qui découlent du double rôle assumé par le schème interactif (condition de la compréhension de l’action et paramètre de sa représentation), Gervais pose que : « [l]’intention est la composante essentielle de la représentation de l’action » (RA, 82). Il le répète plus loin : « [l]’intention est l’élément régissant du schème interactif ; elle est sa composante essentielle, sans laquelle il ne peut y avoir de représentation » (RA, 83).

La position est explicite et parfaitement assumée : c’est l’intention qui fait l’action et la représentation d’action pivote nécessairement autour de l’intention ; quant à sa lecture, elle passe par l’identification de l’intention. À partir de là, Gervais montre logiquement comment la compréhension d’une action consiste en l’identification du but poursuivi par l’agent, qui donne sens à l’architecture de moyens mis en oeuvre pour l’atteindre. Ce but peut au demeurant se fractionner en une multiplicité de buts secondaires. Cet ensemble complexe se nomme le « plan » :

Le plan se manifeste, dans son entièreté, comme une hiérarchie de buts définissant des niveaux de planification. Cette hiérarchie n’est complète qu’en fin de récit, une fois que les buts principaux ont été ou non atteints et que tous les buts intermédiaires ont été à leur tour désignés et atteints ou non. Cela implique donc qu’en cours de récit, cette hiérarchie soit en construction et que le lecteur doive composer avec l’information disponible au moment de la réalisation des actions.

RA, 180

La lecture du récit consiste donc en l’identification de l’intention et du plan : il convient de conférer aux divers gestes posés par l’agent un statut particulier en fonction du rôle qu’ils jouent dans la progression vers l’atteinte du but fixé ; il faut comprendre en quoi ils sont des moyens d’atteindre ce but (ou ces buts intermédiaires, qui doivent ensuite être vus comme des moyens pour atteindre le but principal).

Cette théorie du récit, qui s’inspire des théories de Schank et Abelson[12] en les prolongeant avec souplesse et pertinence, s’avère d’une efficacité redoutable pour analyser les récits intentionnels ; à la différence des sémiotiques d’inspiration structuraliste, elle intègre d’ailleurs les dimensions de l’espace, du temps et des accessoires comme paramètres de compréhension et de mise en scène de l’action, ce qui lui permet une exploration plus ample et plus intégrative des univers narratifs. En revanche, elle fait du récit intentionnel le paradigme unique des représentations d’actions. La signification susceptible d’être attribuée aux différents actes représentés le montre bien : il ne peut s’agir que de moyen ou de but. En d’autres mots, un acte qui apparaît dans un récit ne peut être envisagé que dans sa contribution à la réalisation concrète de l’intention initialement planifiée ; les valeurs qu’il est susceptible d’exprimer n’ont pas les moyens d’être prises en compte. C’est dans le passage de la proposition qui veut qu’il n’y ait d’action qu’intentionnelle (proposition parfaitement légitime) à celle qui pose que l’intention soit la composante essentielle de la représentation d’action (proposition dont le caractère exclusif nous semble excessif) que se loge le rabattement du narratif sur l’intentionnel.

Par voie de conséquence, cette pensée du récit accorde à l’axiologique une place mince et ancillaire. C’est autour des mobiles et motifs que les valeurs trouvent un mode d’expression potentiel :

Le couple motif/mobile se rattache directement à l’agent et permet de déterminer ses motivations, les raisons qui le poussent à agir. L’opposition antithétique entre ces deux termes est fondée sur la nature des causes qui produisent ou tendent à produire une action et sur le caractère de l’explication fournie. Les mobiles sont de l’ordre du vécu, ils recouvrent les raisons, les déterminations psychologiques ou socioculturelles qui ont incité à agir ; aussi sont-ils rétrospectifs. Les motifs, eux, sont d’ordre intellectuel, ils sont les raisons pour agir, la source de ces actions entreprises afin d’atteindre les buts visés ; ils sont prospectifs.

RA, 96-97

En d’autres mots, les mobiles sont la réponse à la question : qu’est-ce qui a poussé l’agent à accomplir son action ? Et c’est ici que des valeurs peuvent prendre place, dans un seul rôle d’impulsion. Leur zone d’influence demeure donc restreinte à la phase préparatoire de l’action et ne va pas rendre compte de l’entier de son déroulement, décrit par les catégories de plans, de moyens et de buts. Bref, Récits et Actions constitue une contribution de tout premier ordre à la réflexion sur le récit intentionnel, mais n’intègre pas en profondeur la question des valeurs.

B) Algirdas Julien Greimas

Bien que la sémiotique narrative greimassienne ait fait l’objet de réflexions théoriques particulièrement approfondies et d’applications très variées, il ne faut pas oublier que, dans l’architecture du parcours génératif de la signification, la narrativité n’est pas un phénomène autonome, pas plus qu’il n’est premier. Elle découle des opérations qui peuvent s’effectuer à l’intérieur du carré sémiotique – opérations dont il faut tout de suite dire, pour rendre justice à Greimas, qu’elles ne sont aucunement de nature intentionnelle. L’intention n’a en effet pas voix au chapitre au niveau profond.

Cela posé, il n’en reste pas moins que, au niveau de surface, la narrativité telle que la pense Greimas, notamment par le biais de la séquence et des programmes narratifs, est un phénomène où l’intention du sujet opérateur joue un rôle clé, même s’il n’est jamais ouvertement reconnu. En témoignent à la fois, dans la manipulation, la nature incitative de l’action du destinateur pensée comme un faire-vouloir et, dans la compétence, la modalité essentielle du vouloir-faire. Greimas insiste fréquemment, et très tôt, sur le rôle central de cette modalité. On lit par exemple : « vouloir est un classème anthropomorphe qui instaure l’actant comme sujet, c’est-à-dire comme opérateur éventuel du faire » (1970 : 168-169) ; la hiérarchie des valeurs modales dit également son importance : « vouloir ?? savoir ?? pouvoir ? faire » (ibid. : 179). Ailleurs, Greimas, explicitant la place de la modalité dans le faire en général, dit aussi à propos de l’action précise qui consiste à se mouvoir :

[...] le déplacement, on le sait, s’interprète généralement, dans le cadre narratif, comme la manifestation figurative du désir, autrement dit comme la forme narrative de la modalité du vouloir dont se trouve doté le sujet. Dans la mesure où le déplacement a un objet, on peut le définir comme une quête.

1983 :146

Bref, le vouloir-faire est la clé de voûte de la narrativité pensée à partir du sujet-opérateur, c’est-à-dire de l’agent.

La formulation habituelle du programme narratif le laisse aussi clairement entendre. En effet, les transformations d’état qu’on y inscrit, c’est-à-dire le passage d’un énoncé d’état de disjonction à un énoncé d’état de conjonction : (Sét ? O) ? (Sét ? O) – ou l’inverse – n’ont de sens que dans la mesure, précisément, où l’on y note la transformation que le sujet-opérateur voulait accomplir et non n’importe quelle transformation qui s’accomplit au cours du récit. Ce qui permet la sélection pertinente, dans l’ensemble des énoncés d’état d’un récit, de ceux-là mêmes qui s’intégreront à un programme narratif, par opposition à ceux qui resteront tels quels, c’est bien la nature volontaire de la transformation d’un premier énoncé d’état en un second.

Si le caractère intentionnel du récit, tel que le pense la sémiotique narrative greimassienne, ne fait aucun doute, il reste à déterminer la place qu’elle accorde à l’axiologique. On sait la récurrence du mot « valeur » dans les textes greimassiens : l’objet de valeur et les valeurs modales, notamment, en sont les exemples les plus manifestes. On sait toutefois aussi le sens technique de ces expressions, qui s’éloigne de ce qui nous intéresse ici.

En revanche, d’autres que Greimas ont tenté de lire sa conception de la narrativité en fonction d’un questionnement sur les valeurs – notamment Vincent Jouve, dont les travaux prolongent ceux de Liesbeth Korthals Altes. Dans Poétique des valeurs, Jouve se donne pour mission de montrer comment « chaque programme narratif (PN) présume […] un univers de valeurs » (2001 : 67). Il procède à l’analyse des quatre phases pour voir où et comment s’y incarnent les valeurs[13]. Dans cette perspective, « la manipulation est […] la phase où sont fixées les valeurs. Sa mise au jour permet de préciser ce qui motive le personnage, quelles sont les normes qui le font agir […] » (ibid.). Il nous semble que, contrairement par exemple à ce que l’on avait pu voir chez Valmont, les valeurs sont ici, d’une part, prospectives (en ce sens qu’elles ne sont pas exprimées par l’action, mais qu’elles ont plutôt pour fonction de la rendre vraisemblable) et, d’autre part, externes (en ce sens qu’elles ne sont pas liées à l’exécution de l’action, mais relèvent d’une incitation argumentative préalable). Elles ont pour fonction d’expliquer, de fonder l’intention actionnelle. Elles semblent par le fait même non pas intrinsèquement liées à l’action, ce qui voudrait dire qu’elles ne pourraient être exprimées que par elle, mais plutôt parallèles et préalables à l’action.

Envisageant ensuite la compétence, Jouve la pense en lien avec l’ensemble du programme narratif :

Elle est bien sûr à analyser en relation avec la performance (dans quelle mesure les aptitudes du personnage se réalisent-elles dans des actes concrets ?), mais aussi par rapport à la manipulation (pour quels motifs et à quelle fin le personnage a-t-il cherché à acquérir une compétence ?) et à la lumière de la sanction (la compétence a-t-elle permis de réussir ?).

Ibid. : 76

Il s’agit en son principe d’une procédure qu’on pourrait appeler comparative et inférentielle : le destin, favorable ou défavorable, de l’action permet d’évaluer, positivement ou négativement, les valeurs modales du sujet. Indépendamment de la difficulté qu’on peut éprouver à décider parfois de la nature favorable ou défavorable d’un destin narratif, il semble qu’on ne pointe pas ici les valeurs manifestées par l’action, mais plutôt la valorisation de valeurs en général. En d’autres mots et pour prendre un exemple précis, on rendrait compte, dans cette perspective, non pas tant de l’ « altruisme généreux » de Valmont que du fait que l’altruisme en général est une valeur positive ou négative, selon ce qui arrive au personnage. On est certes très clairement dans le domaine des valeurs, mais non dans celui des valeurs exprimées par l’action : la perspective de Jouve se déploie plutôt dans le domaine des valeurs positives ou négatives inférées du résultat de l’action.

Jouve aborde ensuite la performance par le biais des propositions de Philippe Hamon dans Texte et Idéologie :

La performance renvoyant à l’ensemble des faits et gestes d’un acteur, comment ordonner l’analyse ? On a vu [...] que quatre types d’actes témoignent de façon privilégiée du rapport qu’entretient le sujet avec le monde et les autres : le regard, le langage, le travail, les relations sociales. Ces différents plans de médiation se concentrent, selon Ph. Hamon, dans deux noeuds syncrétiques importants qui, en conséquence, méritent dans tout texte une attention particulière : le corps et l’ objet d’art.

2001 : 77

Ce faisant, toutefois, il nous semble s’écarter de la perspective intentionnelle qui traverse nécessairement la performance greimassienne pour aller plutôt, sur le plan des objets décrits, du côté des scripts, voire des états, et, sur le plan des valeurs, du côté de règles de conduite, du savoir-vivre dans ses diverses modalités et actualisations. Hamon lui-même décrit la nature de sa réflexion sur le faire actoriel en des termes clairs ; il affirme en effet vouloir porter son attention « sur certains actes ou types d’actions qui font déjà, dans l’extratexte social, l’objet de réglementations plus ou moins explicitement codifiées » (Hamon, 1997 : 105 ; nous soulignons). D’une part, il ne parle pas d’actions strictement individualisées, mais d’actes ou de types d’actes ; ce degré de généralité implique qu’on quitte la perspective intentionnelle. D’autre part, la question des valeurs se pose en termes de comparaison entre ce qui est attendu dans un contexte donné et ce qui arrive : c’est la conformité à une attente, à une norme qui est évaluée. Cette perspective normative et non intentionnelle, dont il faut au demeurant souligner la très grande richesse, semble donc ne pas pouvoir guider notre réflexion axiologique qui veut mettre en lumière les valeurs exprimées par une action nécessairement intentionnelle.

Abordant finalement la sanction greimassienne, Jouve poursuit, logiquement, sa réflexion comparative et inférentielle – où la comparaison entre le but visé et le résultat obtenu permet d’inférer la valorisation de l’entreprise au sein de l’univers fictionnel.

La sanction permet de comparer les valeurs réalisées avec celles définies dans la manipulation, de voir comment et par qui est jugée l’action du sujet-opérateur. Son rôle essentiel est cependant de mettre en évidence la valeur du PN : était-il ou non judicieux ? Ses résultats sont-ils convaincants ?

Jouve, 2001 : 83

Ici non plus, donc, ce ne sont pas les valeurs exprimées par l’action qui sont mises en lumière.

Bref, passionnante à plus d’un égard, la conception que Jouve développe nous semble, en conformité avec son projet, poser l’axiologique comme une strate de sens autonome qui s’incarne en divers endroits du territoire fictionnel – notamment, mais non exclusivement, dans le récit. Si elle permet d’articuler valeurs et récit, elle le fait toutefois selon des modalités qui autonomisent l’univers axiologique – quand, tout différemment, nous cherchons à penser l’axiologique en lien direct avec le récit, qui serait non pas un moyen parmi d’autres d’expression des valeurs, mais une modalité spécifique et autonome de manifestation axiologique. C’est ainsi que, pour Jouve, un récit intentionnel peut très bien être axiologique, alors que, pour nous, récit intentionnel et récit axiologique sont deux manifestations distinctes de la narrativité.

Quant à la sémiotique greimassienne, on a montré qu’elle est strictement intentionnelle. Elle aborde la question axiologique, mais spécifiquement dans cette optique intentionnelle, sous l’angle de la valorisation plutôt que des valeurs. Elle cherche à voir non pas tant les valeurs véhiculées par une action, que la valorisation qu’un objet peut trouver aux yeux d’un sujet et qui donnera naissance à l’intention du sujet, à son désir, et au programme narratif.

Nécessaires valeurs

Comme on le voit, bien qu’on puisse faire un récit pour mettre de l’avant autant l’intention que les valeurs ou même les passions de l’agent, la sémiotique narrative pivote principalement autour de l’intention. Il nous semble essentiel, aujourd’hui, que cette sémiotique s’ouvre à la pluralité des pratiques langagières liées à la représentation de l’action, et qu’elle le fasse avec le même esprit de rigueur qui a présidé à ses élaborations passées.

C’est peut-être dans le domaine fictionnel que cette nécessité se fait le plus sentir. Car estimer que l’être humain raconte des fables dans le seul but de mettre de l’avant l’intention de l’agent, c’est présupposer que lesdites fables ont pour seule fonction de représenter les aléas de la lutte que la volonté de l’homme fait au monde pour tenter d’y imposer son ordre. C’est donc limiter la réflexion anthropologique fictionnelle à la capacité et aux modalités d’action de l’humain : raconter, ce serait exclusivement dire quelque chose (de parfois très complexe) sur la dialectique entre les desseins humains et l’état du monde. C’est naturellement une visée narrative très fréquente, mais ce n’est certes pas la seule. La fiction est, en effet, aussi un lieu de réflexion sur l’évaluation de l’action, qui élabore une théorie en acte des valeurs, voire des vertus, et non pas (ou non seulement) de la volonté. Et c’est bien là un des enjeux du questionnement mené ici : une sémiotique narrative strictement intentionnelle tronque l’homo fabulator.

Deux exemples permettront de rendre claire cette nécessité d’une sémiotique narrative axiologique. Prenons d’abord le cas explicite de L’Étranger d’Albert Camus. On se rappellera que le roman est formé de deux parties : la première présente les actions de Meursault depuis le moment où il s’est rendu auprès du corps de sa mère jusqu’à celui où il tue l’Arabe sur la plage ; la seconde partie, globalement, relate le procès du personnage principal. La première partie présente une série d’actions, alors que la seconde présente plusieurs évaluations de cette même série au sein de discours judiciaires ; la seconde est donc à lire comme un ensemble de récits axiologiques plutôt qu’intentionnels. Ainsi, lorsque, durant le procès, le concierge de l’établissement où résidait la mère de Meursault dit que, devant le corps de celle-ci, Meursault a bu du café (que le concierge lui avait proposé) et fumé une cigarette, ces informations narratives ont pour but de mettre de l’avant non pas l’intention de l’agent, mais bien ses valeurs (ou son absence de valeurs). Le procureur insiste du reste sur le sens de cette information : « un étranger pouvait proposer du café, mais […] un fils devait le refuser devant le corps de celle qui lui a donné le jour » (Camus, 2002 : 140). Un peu plus loin, le procureur résume à nouveau certains gestes posés par Meursault :

Messieurs les jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une relation irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Ibid. : 144-145

Ce récit sert non pas à mettre de l’avant une série d’intentions (au demeurant sans lien visible entre elles), mais, tout différemment, à dessiner les contours de l’univers moral de l’agent. Lorsqu’il revient sur ces actions, le procureur les qualifie, du reste, d’une manière totalement dépourvue d’ambiguïté et dans un registre explicitement moral : il affirme que Meursault « au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse » (ibid. : 147 ; nous soulignons). Et lorsqu’il arrive au coeur de sa plaidoirie, le procureur déclare à propos du prévenu que

[...] rien d’humain, et pas un des grands principes moraux qui gardent le coeur des hommes ne [lui] était accessible. […] le vide du coeur tel qu’on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber.

Ibid. : 155

C’est pour démontrer cette thèse morale que le procureur a fait les récits qu’on a évoqués à l’instant : la seconde partie du roman a un enjeu narratif non pas intentionnel, mais axiologique. Elle présente ainsi à la fois un ensemble de récits axiologiques et leur interprétation morale explicite plus ou moins étendue. Elle dit bien, aussi, qu’il est toujours possible de faire de l’action d’autrui une telle lecture. Le roman se fait donc, aussi, une fable sur les modalités d’exercice du jugement moral, sur la difficile, voire impossible, adéquation de ce jugement (qu’explore la seconde partie) et de l’action vécue dont il doit rendre compte (que présente la première partie), sur la fin d’un système d’interprétation de l’action humaine, sur l’hétérogénéité fondamentale d’une perspective chrétienne et d’une perspective existentialiste/sensualiste.

Dans un tout autre registre, Plateforme, de Michel Houellebecq, est un roman dans lequel la narrativité prend aussi un tour clairement axiologique. La mise sur pied de clubs de voyage « de charme », de même que, surtout, le voyage proprement dit, deviennent l’occasion d’une confrontation entre divers regards sur l’activité sexuelle occidentale ou, plus exactement, « le dépérissement de la sexualité en Occident » (2001 : 251). Dans une scène pédagogique, le narrateur entreprend d’expliquer à sa conjointe les raisons de la fin de la libération sexuelle en Occident. Il le fait par l’interprétation axiologique d’une action de nature très clairement sexuelle que sa compagne s’apprêtait à accomplir :

J’allumai une cigarette, me calai contre les oreillers et dis : « Suce-moi ». Elle me regarda avec surprise mais posa la main sur mes couilles, approcha sa bouche. « Voilà ! » m’exclamai-je avec une expression de triomphe. Elle s’interrompit, me regardant avec surprise. « Tu vois, je te dis “Suce-moi”, et tu me suces. A priori, tu n’en éprouvais pas le désir.

– Non, je n’y pensais pas ; mais ça me fait plaisir.

– C’est justement ça qui est étonnant chez toi : tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi ; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l’hygiène ; ce ne sont pas vraiment les conditions idéales pour faire l’amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable.

Ibid. : 253-254

On voit comment fonctionne un récit non intentionnel, et plus spécifiquement comment il fonctionne dans Plateforme. L’acte sexuel devient l’objet d’un récit qui a pour but de mettre en lumière les valeurs dont il procède et qu’il exprime. À l’oubli de soi que manifeste singulièrement la protagoniste, le narrateur oppose une conscience exacerbée de soi et de ses droits et une préoccupation sanitaire collectives. L’action (sexuelle) devient le moyen par lequel s’expriment et où se repèrent les valeurs qui imprègnent l’agent, qu’il soit typique ou atypique.

Ainsi, dans le roman, l’action n’est pas principalement représentée pour qu’apparaissent l’ingéniosité, la volonté, la stratégie des concepteurs des clubs et des touristes : elle n’a pas pour pivot les difficultés rencontrées puis résolues par les uns et les autres ; elle n’est pas le théâtre de la lutte entre les desseins de l’homme et les résistances du monde. Cette action sert tout différemment à exprimer une manière de penser et d’évaluer ce type de tourisme sexuel, d’abord, et, derrière lui, la sexualité occidentale.

Au lieu d’apparaître comme une activité révoltante, proche parente de l’exploitation esclavagiste, ce tourisme sexuel devient l’occasion de revendiquer un droit au bonheur et une nouvelle sociabilité, en marge des systèmes de valeurs dominants. Le roman fomente ainsi une véritable subversion axiologique qui finit par opérer. Rappelons en effet certains des derniers épisodes du roman. Le narrateur et sa compagne, au comble du bonheur dans un club en Thaïlande, décident finalement d’y demeurer en tant que gérants et d’abandonner leur vie parisienne fortunée – manière de passer, à l’évidence, d’un système de valeurs à un autre, et que le roman souligne explicitement du reste. Or, ce club fait l’objet d’une attaque de terroristes intégristes qui tuent plus d’une centaine de touristes et d’employés (au nombre desquels on compte la conjointe du narrateur). Au lecteur qui s’est familiarisé avec l’univers axiologique patiemment mis en place par le roman, cette attaque apparaît comme la condamnation fanatique d’un droit au bonheur qui n’enlevait rien à personne. Mais voilà que se manifestent ensuite, au fil du texte, les réactions des médias et des politiciens français à cet attentat :

Le journaliste [du Nouvel Observateur] y accusait carrément le groupe Aurore de promouvoir le tourisme sexuel dans les pays du tiers-monde, et ajoutait que, dans ces conditions, on pouvait comprendre la réaction des musulmans. […] Françoise Giroud reprenait le terme [« esclavage » ] dans son bloc-notes hebdomadaire : « Face, disait-elle, aux centaines de milliers de femmes souillées, humiliées, réduites en esclavage partout dans le monde, que pèse – c’est regrettable à dire – la mort de quelques nantis ? » […] Libération publiait en première page une photo des survivants déjà rapatriés à leur arrivée à l’aéroport de Roissy, et titrait en une : « des victimes ambiguës » […]. Jacques Chirac avait aussitôt fait une déclaration où, tout en exprimant son horreur devant l’attentat, il stigmatisait « le comportement inacceptable de certains de nos compatriotes à l’étranger ». Réagissant dans la foulée, Lionel Jospin avait rappelé qu’une législation existait pour réprimer le tourisme sexuel, même pratiqué avec des majeures. Les articles suivants, dans Le Figaro et Le Monde, s’interrogeaient sur les moyens de lutter contre ce fléau, et sur l’attitude à adopter par la communauté internationale.

Houellebecq, 2001 : 348-349

L’exemple est emblématique à plus d’un titre. Tout d’abord, les instances convoquées (médias et hommes politiques) sont celles où le récit axiologique est le plus largement pratiqué ; et c’est bien ce qui se passe ici, puisque l’action est présentée pour mettre en lumière les valeurs qu’elle exprime et, du même souffle, condamnée socialement, politiquement et judiciairement du fait de ces mêmes valeurs. On note ensuite le caractère unanime de cette réprobation : le roman prend en effet soin de mentionner des journaux comme les politiciens appartenant à toutes les allégeances. Autrement dit, c’est la société française (et plus largement occidentale) dans son entier qui condamne l’action sexuelle accomplie. Or, pour qui a cheminé à travers le roman et ses valorisations, cette condamnation, qui semble aller de soi, se fait en vérité discours moralisateur cliché qui ne parvient pas à rendre compte des valeurs réelles de l’action – et qui, du même élan, se discrédite. S’impose alors l’idée que seule une connaissance approfondie du contexte d’une action permet d’en faire une lecture axiologique pertinente[14].

À l’image de L’Étranger, Plateforme est donc autant fable axiologique que fable sur l’axiologie, récit exprimant des valeurs plus que des intentions et récit questionnant les conditions et le contexte d’exercice du jugement moral. Il se fait éthique de la sexualité occidentale et réflexion sur l’éthique, invitant la pratique narrative axiologique à la patience, montrant que ses produits trop sommaires sont coupés du monde dont ils veulent rendre compte, et suggérant qu’à la faveur de ces raccourcis de la pensée, l’Occident éclairé et le terrorisme intégriste le plus aveugle finissent par se confondre.

Propositions

Le mouvement de notre argument, on l’aura saisi, était double. Il s’agissait, d’une part, de montrer, sur la base d’exemples empruntés à la fiction, la nécessité de penser le récit sous un angle axiologique pour rendre compte de la pluralité des pratiques narratives : car on raconte des histoires non seulement pour mettre en scène la lutte entre l’être humain et le monde, mais aussi, notamment, pour donner forme à la « perplexité morale », comme le disait Pavel[15]. Et il s’agissait, d’autre part, de montrer, sur le plan théorique cette fois, comment les concepts mis au point pour penser la narrativité ont réussi à décrire avec précision et profondeur la pratique narrative intentionnelle, mais ont fini par ériger cette pratique en paradigme exclusif de la narrativité, se privant par là des moyens de décrire et même de penser une pratique narrative autre.

Si nous apparaissent maintenant claires l’existence de pratiques narratives axiologiques et la nécessité de l’élaboration de concepts sémiotiques destinés à en rendre compte, il n’en reste pas moins que cette dernière tâche est encore à accomplir. L’ambition de cet article n’est évidemment pas de s’y atteler avec méthode et exhaustivité, mais nous pouvons au moins commencer à cerner certains des paramètres de cette théorie que nous appelons de nos voeux.

Deux aspects de la question méritent qu’on s’y attarde : il faut, d’une part, parvenir à distinguer le récit axiologique du récit intentionnel et l’analyser ; d’autre part, viser dans l’analyse la mise au jour de la conception de l’axiologie véhiculée par les textes.

A) Spécificité axiologique

C’est bien entendu le point de départ d’une réflexion sur le récit axiologique. Répétons pour commencer qu’il n’y a d’action qu’intentionnelle et que le récit peut, lui, mettre l’accent sur l’intention ou sur les valeurs.

Cela étant, la nature du lien entre action et intention est tout autre que celle du lien entre action et valeurs. L’intention donne à chaque geste posé dans le cadre d’une action un sens fonctionnel dans l’architecture plus ou moins complexe des moyens et des buts. L’intention justifie les étapes d’une action. Son principe est celui de la segmentation et de la synecdoque : elle rend compte d’un découpage et fait de chaque morceau découpé la partie d’un tout qui lui donne son sens.

Le cas des valeurs est fort différent. Bien qu’elles prennent parfois la forme d’un substantif (la charité, le courage, la générosité, etc.), les valeurs sont en réalité des condensés d’action, des résumés d’intrigue[16], des scénarios abstraits plus ou moins étendus. Une valeur est un certain type d’action accompli dans un certain type de contexte. Ainsi, manifester du courage, c’est accomplir une action dont on sait que la réalisation peut mettre en péril notre santé, notre sécurité ou notre bien-être. Le lien entre l’action et les valeurs, dont nous avons souvent parlé en termes de manifestation, se précise en lien d’homologie : retrouver une valeur dans une action, c’est pouvoir mettre en relation certaines composantes de cette action ainsi que leurs rapports, avec les composantes et rapports du scénario en quoi consiste une valeur donnée ; et faire un récit axiologique, c’est structurer la mise en scène de l’action de telle sorte qu’elle se conforme au scénario d’une valeur donnée.

Procéder à la lecture ou à l’analyse d’un récit axiologique, c’est donc être d’abord en mesure de saisir cette homologie. Deux cas de figures se présentent ici : soit le scénario avec lequel le récit doit être axiologiquement mis en lien est explicitement présent dans la formulation narrative, soit il en est absent et devra être inféré – tout comme, la plupart du temps, doivent l’être les buts des personnages dans le récit intentionnel. Eco l’a bien montré, un texte (et l’on pourrait dire : tout récit) est une machine paresseuse, un ensemble de blancs à remplir hypothétiquement. C’est la même compétence lecturale qui est mise à contribution pour l’inférence de l’intention et pour celle des valeurs : la précompréhension de l’action que Ricoeur décrit dans la première mimesis (1983). On se souviendra en effet que les trois composantes de la première mimesis sont le réseau conceptuel de l’action, les ressources symboliques du champ pratique et la temporalité narrative. Parlant des ressources symboliques du champ pratique, Ricoeur dit :

En fonction des normes immanentes à une culture, les actions peuvent être estimées ou appréciées, c’est-à-dire jugées selon une échelle de préférence morale. Elles reçoivent ainsi une valeur relative, qui fait que telle action vaut mieux que telle autre. Ces degrés de valeur, attribués d’abord aux actions, peuvent être étendus aux agents eux-mêmes, qui sont tenus pour bons, mauvais, meilleurs ou pires. […] Il n’est pas d’action qui ne suscite, si peu que ce soit, approbation ou réprobation, en fonction d’une hiérarchie de valeurs dont la bonté et la méchanceté sont les pôles.

1983 : 93-94

Puis Ricoeur se demande

[...]si une modalité de lecture est possible qui suspende entièrement toute évaluation du caractère éthique. […] Il faut savoir en tout cas que cette éventuelle neutralité éthique serait à conquérir de haute lutte à l’encontre d’ un trait originairement inhérent à l’action : à savoir précisément de ne pouvoir jamais être éthiquement neutre.

Ibid. : 94 ; nous soulignons

La précompréhension narrative implique des habiletés liées à l’intention autant qu’aux valeurs ; et si les premières nous guident lors de l’identification et de l’analyse du récit intentionnel, les secondes nous guident lors de l’identification et de l’analyse du récit axiologique.

À cela s’ajoute le fait, cette fois-ci textuel, que le récit axiologique est en général pourvu de certaines balises ou de certains signaux avertisseurs. Le statut d’un fragment narratif isolé de son contexte pourrait paraître ambigu ; sitôt toutefois que le fragment est inséré dans son contexte et que, visiblement, le contexte fourmille d’éléments signalant la nature axiologique des enjeux narratifs, l’ambiguïté première disparaît.

Ce qui donc permet de distinguer le récit axiologique du récit intentionnel, c’est dans le fond l’entier de la configuration narrative, autant par ses indicateurs (dialogaux, actoriels, diégétiques) que par l’organisation qu’elle impose au récit, mettant l’accent sur telle ou telle dimension qui prend dès lors une signification par l’homologie du récit avec le scénario axiologique. L’analyse doit donc chercher à repérer les indicateurs (leur disposition, leur nombre, leur nature et, bien entendu, les valeurs qu’ils mentionnent éventuellement) et à décrire, dans une perspective homologique, l’organisation du récit, les composantes de ce dernier, leurs rapports, leur caractérisation et leur poids relatif.

B) Conceptualisation et configuration

Reste encore à savoir ce que la narrativité axiologique nous dit en bout de ligne du domaine des valeurs ou de l’éthique. Plutôt que de poser la question des valeurs en termes de contenus, il nous semble autrement intéressant de la poser en termes de conception, ou de philosophie : il faudrait donc non pas tant se borner à déterminer les valeurs véhiculées que mettre au jour la pensée de l’éthique, des valeurs, de l’agent moral, de la conscience morale, etc., qui traverse un récit ou, plus encore, cette architecture complexe de récits qu’est une intrigue.

L’identification du contenu axiologique ne doit donc pas être la fin de l’analyse. Il va s’agir ensuite, pour en rester à ce premier plan, de voir si les valeurs mises en scène dans tel récit ou intrigue font système ou si elles se pensent sur le mode de l’autonomie ; de spécifier leurs relations si elles sont plurielles (opposition frontale, parallélisme indifférent, complétude locale, incompatibilité, etc.) ; de définir les ancrages que les textes leur imposent (dans l’expérience individuelle, dans une idéologie de classe, dans une conformité culturelle, etc.) ; de noter leur mobilité éventuelle et ses raisons, etc. Nous prenons soin, on le voit, de laisser la liste ouverte : nous voulons non pas, ici, imposer une série de questions obligatoires, mais bien donner une idée du type de questions, à l’organisation chaque fois particulière, que peuvent soulever tel récit, telle intrigue – et donc, plus fondamentalement, de la conception des valeurs qu’ils véhiculent (la plus fréquente étant sans doute que les valeurs sont par principe valorisables et valorisées)[17].

Si l’on a pu lire dans la configuration narrative de certaines intrigues une philosophie du temps[18], on peut, similairement, lire dans la configuration narrative des intrigues axiologiques une philosophie de l’éthique, c’est-à-dire une mise en forme et en sens de certains de ses aspects. Peuvent ainsi être sondés les conditions d’exercice, éventuellement dialogiques, de cette pratique interprétative (dont les tribunaux fictionnels – ou réels –, comme espace physique et lieux de discours, sont les métaphores), l’écart constitutif entre la valeur et l’action qui l’exprime, l’organisation cohérente ou non de la conscience morale. Pour prendre un rapide exemple, le film Crash, de Paul Haggis, présente une intrigue complexe qui noue plusieurs fragments de destins sur deux jours. La plupart des actions représentées sont axiologiques et, clairement, soit négatives (un abus de pouvoir qui vire en abus sexuel), soit positives (le périlleux sauvetage d’une automobiliste accidentée alors que son véhicule prend feu). Presque tous les personnages principaux en viennent à poser un geste positif, puis un geste négatif – ou l’inverse –, si bien que tout agent moral peut commettre aussi bien l’action la plus méritoire que l’action la plus déshonorante. Et l’histoire se déroule sur deux jours seulement, empêchant toute progression narrative lente et cohérente qui pourrait, pour chaque personnage, expliquer le passage du louable au condamnable, ou l’inverse. De plus, il n’y a pas de régularité dans ce passage, outre son caractère inéluctable : tous ne vont pas uniquement du positif vers le négatif, ni l’inverse ; chacun est réellement susceptible, au gré des circonstances, de passer de l’un à l’autre. Tout être peut dès lors se faire le siège de valeurs diamétralement opposées, qui cohabitent nécessairement en lui et se manifestent presque aléatoirement : tout être peut accomplir le meilleur, comme le pire. La conscience morale devient dès lors un phénomène profondément hétérogène, mais dont l’hétérogénéité est garante de l’humanité même de l’agent : cette hétérogénéité, paradoxalement, est ce qui fait l’unité humaine de l’agent. Et cette tension morale constitutive trouve son expression dans la configuration narrative du film, formée d’une multitude de petits récits hétérogènes, mais qui tous convergent vers cette expérience d’une hétérogénéité première.

On le voit, il reste encore bien du travail pour que la sémiotique narrative puisse développer les moyens d’investiguer en profondeur la question axiologique. On espère, déjà, avoir pu, d’une part, prouver la nécessité et la légitimité de ces questions et, d’autre part, indiquer une direction potentiellement fructueuse pour les efforts à venir, qui rendront rapidement désuète notre propre réflexion.

Cette réévaluation de l’axiologique doit aussi, croyons-nous, s’inscrire dans un mouvement plus vaste d’actualisation du concept d’agent. Dans le fond, il faudrait souhaiter que la sémiotique narrative puisse ouvrir son concept d’agent aux théories du sujet et à leurs révisions poststructuralistes. La réflexion sémiotique sur le faire et sur l’être semble aujourd’hui fragmentée, l’un et l’autre versants n’interagissant pas : la sémiotique narrative n’a pas renouvelé la pensée de l’agent et la sémiotique des passions ou tensive s’est faite exploration fine d’un sujet phénoménologique qui subit mais n’agit pas. La sémiotique pourrait ici espérer un gain substantiel à reconnecter être et faire, à la faveur d’une complexification et d’un approfondissement du lieu, humain, de leur intersection.