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Tout poème que je copie, et apprends et répète,

devient un poème composé pour moi, par moi.

Tout poème que je compose est prêt à être copié.

La copie fait partie de la copia de l’art de poésie,

au sens où la Renaissance entendait ce mot,

synonyme presque d’abondance, de richesse, de trésor.

Roubaud, 2000 : 22

Michel Foucault décrivait l’archive, d’une part, comme un niveau particulier entre la langue – entendue comme « ce qui définit le système de constructions des phrases possibles » (1969 : 171) – et le corpus – qui recueille passivement les paroles prononcées –, et, d’autre part, comme ce qui prend place entre la tradition et l’oubli. L’archive non officielle se tiendrait dans un espace mitoyen entre l’infinité combinatoire et la fixation, en dehors de toute formalisation ou de tout récit canonique. En cela, l’archive est toujours double : à la fois trace matérielle et absence du lieu et du temps qui l’ont rendue possible. Cette marge, ce hors contexte occupé par l’archive, entraîne avec elle un fantasme de révélation : peut-être que, là, dans les liasses de documents conservés au grenier, dans ces feuillets épars, dans la malle posée dans un coin, un secret sera dévoilé, une voix disparue se fera entendre, un détail ou un doute renversera tel événement, une vérité sera restituée. Ainsi l’archive, qui se présente comme le reste et le témoignage d’une époque, nourrit un imaginaire dans lequel la linéarité et la vérité des événements se voient réinventées. Or, si cela peut s’appliquer à la recherche historique telle que Foucault la pratiquait, si là le document peut laisser entendre cette voix particulière de l’archive, est-il possible de reprendre cette définition lorsqu’il s’agit de l’écriture d’un poème ? Quel rapport l’écrivain peut-il entretenir avec le document retrouvé, du moment qu’il ne cherche pas à effectuer un travail de restitution ou de recontextualisation ? Quel secret recèle alors le document ? Et à quelle invention celui-ci est-il promis ? Ce sont ces quelques pistes que nous aimerions explorer par une lecture du recueil Quelque chose noir de Jacques Roubaud (1986).

Tout texte cité dans un livre n’a évidemment pas le statut d’archive. Dans Quelque chose noir, les références à des textes de la tradition – moderne ou plus ancienne –, ou à des auteurs contemporains « reconnus », se multiplient par le biais de reprises ou de pastiches (que l’on pense à la reprise de l’épithalame de Perec ou au pastiche d’Abraham de Vermeil, poète baroque français[1]) ou simplement au moyen d’épigraphes ou d’allusions (que l’on pense à la dédicace à Jean-Claude Milner ou à l’allusion au poème de Dante dans « Pexa et hirsuta ») (QCN : 75 et 64). Tous ces textes, malgré l’amitié que leur porte le liseur de livres qu’est Roubaud, appartiennent à un espace public, à une bibliothèque, à des corpus dans lesquels chaque lecteur peut aller puiser. Mais, à côté de ce cabinet de lecture personnel, sur la table de travail, dans « l’espace minime » de l’atelier d’écriture, s’étale l’archive de l’épouse, Alix Cléo Roubaud, décédée en 1983 ; ses photographies et son journal intime accompagneront l’écriture de Quelque chose noir. Ces documents ne sont pas uniquement signalés au détour d’un vers, ils sont le socle du travail de deuil qui structure le recueil en entier et qui se double d’une réflexion sur l’impossible représentation de celle qui est désormais disparue. Ni la photographie ni l’écriture ne seront convoquées dans Quelque chose noir dans le but de donner l’illusion d’une présence ou la fiction d’un sens : ces documents provoquent l’expérience radicale de la négativité. Sur ce point, il est important de rappeler qu’Alix Cléo Roubaud était elle-même photographe et qu’elle préparait une thèse de doctorat sur Wittgenstein et la théorie de l’image. Ces deux éléments biographiques, loin d’être anodins ou anecdotiques, s’entremêlent, comme nous le verrons, aux réflexions de Roubaud qui portent sur l’image et le langage.

L’archive apparaît donc comme un intertexte particulier par rapport aux textes appartenant à la tradition : elle est investie d’un affect fort, puisqu’elle se présente comme la dernière trace de l’amoureuse disparue. Ce caractère intime, tout comme la preuve de la disparition et la charge biographique qu’elle entraîne dans le texte d’accueil l’isolent de l’ensemble des textes de la « tradition » et ce, même si deux ans avant la publication de son recueil, Roubaud avait édité et publié le Journal (1979-1983)[2] de sa jeune femme, le faisant ainsi accéder à un autre statut. Dans cet article, nous voulons montrer que si Quelque chose noir, fondé en partie sur la copie, le collage, la citation, l’évocation d’extraits ou de souvenirs consignés dans le journal d’Alix Cléo Roubaud, est un travail de deuil de l’ordre de l’intime, le recueil n’en demeure pas moins préoccupé par la réinvention de formes poétiques appartenant à la tradition, que l’on pense en particulier au genre du tombeau poétique, ou plus généralement à l’écriture lyrique. Par ce dialogue entre l’expérience privée et l’expérimentation d’un corpus, Roubaud « [fait] jouer, sans les confondre, une mémoire externe [et une] mémoire intérieure, où la poésie doit se retrouver, pour vivre » (1993 : 145). C’est cette liaison entre une mémoire amoureuse endeuillée et une mémoire de la langue, des formes et de la tradition qui retiendra ici notre attention.

La mise au tombeau

Le travail sur l’archive effectué par Roubaud dans Quelque chose noir convie une intimité – celle d’une vie partagée avec l’amoureuse – ainsi qu’une mémoire de la tradition, celle plus précisément du tombeau poétique. Comme le soulignait Dominique Moncond’huy dans la présentation du dossier thématique consacré à ce sujet[3], le genre du tombeau poétique en France est apparu au xvie siècle et s’inspirait de divers textes de la tradition, que ce soient ceux de Dante ou de Pétrarque. Ce type de poèmes se définissait alors par l’hétérogénéité de ses formes, la cohabitation du vers et de la prose et par une volonté de portraiturer le défunt célébré – le plus souvent un artiste, un compositeur ou un auteur. Il s’agissait alors de faire survivre par l’effigie, par l’image, la mémoire du disparu et de l’ériger en exemple parfait. Lorsque le tombeau poétique réapparaît de façon récurrente en France, après une quasi-absence durant les xviie et xviiie siècles, il se détache quelque peu des procédés de la Renaissance. Selon Dominique Moncond’huy, le tombeau moderne pratiqué depuis Mallarmé est davantage tourné vers la voix : il délaisserait l’injonction de la représentation pour s’engager dans la récitation, à l’intérieur de laquelle les voix du mort et de l’auteur s’entremêlent afin de créer un « duo fantasmé où les deux voix ne seraient plus nettement dissociables » (1994 : 10).

Dans l’introduction à son dossier, Dominique Moncond’huy mentionne Quelque chose noir comme l’un des principaux tombeaux poétiques modernes, mais elle ne le rattache à ce genre que par sa « thématique » et par sa structure (neuf parties de neuf poèmes eux-mêmes séparés en neuf séquences ou vers) qui rappellent la sextine utilisée par Arnault Daniel, Dante, Pétrarque et, plus près de nous, par Raymond Queneau qui en diversifia les usages. Si ces premiers repérages inscrivent le recueil dans une lignée, ils ne permettent pas de penser la complexité du jeu entre images et voix à l’intérieur du recueil, qui mêle les aspects iconique et vocal issus de la tradition poétique du tombeau. Malgré sa parenté avec les tombeaux élevés à la gloire d’écrivains majeurs[4], où il s’agit de reconnaître une poétique et de s’en réclamer, celui entrepris dans Quelque chose noir revisite les principes du genre : l’impossibilité de décrire révélée par l’archive inverse la contrainte de représentation, et la copie du journal vient redéfinir le type de dialogue auquel invite la récitation.

À plus d’une reprise dans son oeuvre, le poète définit la poésie dans son rapport à la vue et à l’ouïe : dans Dire la poésie, qui est suivi, fait notable, par « Tombeaux de Pétrarque », l’auteur ne fait pas de distinction entre le fait de lire la poésie et celui de la dire, considérant « que dire / est lire par la voix » (1981 : 22)[5] ; dans L’Invention du fils de Leoprepes, il est question d’une poésie qui doit être composée pour un « oeil-oreille » (1993 : 144). Roubaud invite alors à penser la poésie comme un vase communicant entre une mémoire externe, mémoire de la tradition ou d’un sens formel, et une mémoire interne qui s’approprie, investit et transforme la mémoire externe.

Portraits en répétition

Les portraits qui figurent dans le recueil Quelque chose noir ont une construction circulaire, marquée par la répétition : plusieurs descriptions de l’amoureuse disparue sont construites à partir des mots de son propre journal. Par ce procédé, Roubaud reste fidèle à la « vérité » de l’archive textuelle : « Je ne peux pas écrire de toi plus véridiquement que toi-même / Ce n’est pas que j’en sois incapable par nature, mais la vérité de toi, tu l’as écrite » (QCN : 121). Le journal intime de la défunte semble alors détenir une autorité qui délimite la prise de parole du poète. En effet, les souvenirs évoqués par Roubaud ont pour la plupart déjà été rapportés par la diariste. Il en est ainsi dans ces deux passages :

Te disais que j’avais aimé la vie de loin passionnément mais sans l’impression d’y être ni d’en faire partie. Malheureuse, je photographiais de tranquilles pelouses et du bonheur familial. Désormais, un pied dans cette vie paradisiaque enfin là je photographie la mort et sa nostalgie.

J : 14

Elle avait aimé la vie passionnément de loin, sans l’impression d’y être ni d’en faire partie. malheureuse, elle photographiait des pelouses tranquilles et du bonheur familial. extase paradisiaque, elle photographiait la mort et sa nostalgie.

QCN : 15

On a là deux versions d’un même récit, l’une transcrite par Alix Cléo Roubaud, l’autre par Jacques Roubaud : les deux souvenirs coïncident. Or, on doit remarquer les quelques manipulations effectuées par Roubaud : d’abord, le changement pronominal (le « je » devient un « elle »), la permutation de compléments et d’épithètes, la suppression de conjonctions ou d’adverbes (le « désormais » disparaît de la version roubaldienne), le changement de temps verbaux (disparition du présent), la substitution du mot « extase » au mot « vie » et la modulation de la ponctuation.

Bien que l’effet de répétition soit assez fort pour permettre d’identifier la parenté des deux extraits, la description donnée par Alix Cléo n’est pas reprise à l’identique. Elle répond donc à la « stratégie du renversement et de la copie bouleversée » proposée dans L’Invention du fils de Leoprepes (1993 : 116), qui consiste à effectuer des modifications minimales dans la reprise d’un texte, afin de renverser ou d’ébranler les codes traditionnels. Les quelques détails transformés du texte d’origine font dévier le sens du passage : l’expression du deuil s’y inscrit par l’abolition du présent, et l’appropriation de la « vérité » de l’archive s’effectue certes par la redite, mais aussi par ces interventions qui viennent connoter différemment les mots d’Alix Cléo. La reprise ici n’est donc pas de l’ordre de la restitution : Roubaud s’attache à mettre en rapport, par le document d’archive, la mémoire de l’épouse décédée et la sienne propre. C’est cette mise en rapport qui permet de passer de la répétition circulaire, qui va du même au même sans transformation, à une répétition spiralée, qui repasse par les mêmes mots, tout en s’en écartant légèrement.

Si l’image de la morte est révélée, dans les séquences narratives, par la copie inventive du poète, les portraits de Roubaud, sous forme de poèmes en vers libres, sont autrement hétérogènes ; il faudrait plus justement parler d’hétéroportraits, puisque la série des « Portraits en méditation » campe l’image du poète, mais par les mots répétés d’Alix Cléo Roubaud. Il devient alors difficile de juger s’ils sont des portraits de la femme aimée ou des autoportraits. Délaissant la succession qu’implique la description par le biais de la prose, les « Portraits en méditation » IV et V sont construits selon un procédé d’accumulation, de juxtaposition et de condensation d’extraits du journal intime. Le 5 octobre 1980, Alix Cléo Roubaud consignait dans son journal le brouillon d’une lettre, jamais envoyée nous dit-on, et dont le destinataire nous est inconnu :

Que vas-tu faire de moi, ma grisaille, mon manque de consistance, mon désir de me taire le plus possible, par la photo par exemple. Ou pourquoi la photo ? parce qu’elle est fragmentée et que, comme dans les aphorismes, la fragmentation laisse voir les blancs entre les morceaux et c’est très précisément . Peut-être une esthétique de la ruine, préférant, mettons, Hölderlin, à, mettons, X.

J : 67 ; nous soulignons

Ce passage donne l’impulsion de départ aux trois premiers vers du poème de Roubaud :

Laisserait voir : les blancs entre les morceaux.

Se tairait le plus possible, manquant de consistance, grisaille.

Se taire par la photo : aphorismes.

QCN : 70

Les six vers qui suivent se rapportent eux aussi à diverses entrées du journal :

Se perdre dans le brouillard précédent.

Séduire dans une langue étrangère.

Surveiller ses entrées (entries).

Mettre le merveilleux dans sa poche.

Construire d’objets hétéroclites (une stratégie).

Mémoire infiniment tortureuse.

Ibid.

Ce portrait se lit donc comme une série de répétitions : la reprise se limite non pas à un seul passage, mais à une série de passages écrits entre le 5 octobre et le 23 décembre 1980, où chaque vers suit l’ordre chronologique du journal. L’évacuation des pronoms personnels, la réorganisation de la ponctuation ainsi que le morcellement des blocs de prose permettent de lire ce « portrait » autant comme un autoportrait que comme un art poétique. En empruntant les termes de l’amoureuse pour construire son esthétique du deuil, Roubaud entretient le dialogue avec la disparue en répondant à l’adresse « Que vas-tu faire de moi » et l’intègre à une réflexion sur la tradition des écrits de deuil. On voit ici l’analogie entre la dépouille d’Alix Cléo Roubaud et l’archive : que fera-t-on du corps de ses écrits lorsque la mort l’aura emportée ? C’est là que la mémoire de l’archive, mémoire privée, touche l’autre mémoire, c’est-à-dire la tradition des formes poétiques, pour la troubler, la défiger, la faire vivre. La seule survie possible réside non pas dans la mise en image ou la mise au tombeau, mais bien dans le développement d’une poétique singulière au sein d’une mémoire de la langue. Ainsi, la vitalité de la langue, assurée par la réactivation et la rénovation de formes anciennes reconnaissables dans leur inscription historique, ne limite pas l’idée de survie sise dans le tombeau poétique à une stricte dimension représentative et à la seule expression du souvenir personnel.

L’utilisation du portrait dans Quelque chose noir, bien qu’il entretienne un rapport certain avec l’image photographique, vise non pas à tracer précisément les traits du modèle, mais à remettre en question le « rapport entre la mort et sa représentation, entre la photographie et l’objet photographié, entre l’écriture et l’objet écrit » (Conort, 1997 : 54). On voit également à quel point l’organisation des portraits, qu’ils soient portés par la prose ou le vers, est en partie liée avec l’écriture de l’autre, ce qui fait dire à Jacques Roubaud, à propos de son livre : « Images de toi, ces mots » (QCN : 34). Ce que l’écriture partage ici avec l’image photographique, c’est une certaine négativité : que peuvent bien signifier les mots et les images qui se rattachent à Alix Cléo Roubaud si leur référent n’existe plus ? Que peut dire l’écriture si « les mots sont devenus / Comme des stèles » (ibid. : 123) ? Ce que met en évidence le tombeau poétique qu’est Quelque chose noir, c’est l’inhumation de l’image de la défunte et l’exhumation tragique de son absence.

De la voix à la bouche, de la bouche à la syllabe

S’il est possible de dire que le document d’archive permet l’écriture d’une poésie composée pour un « oeil-oreille », si cette dernière donne à voir et à entendre, c’est qu’elle procède d’abord et avant tout d’un exercice de lecture. Lorsqu’on lit, l’oeil saisit, décode, survole les lettres, tandis que l’oreille reste attentive au rythme, à la syntaxe, et que la bouche murmure, même intérieurement, le phrasé singulier de la page. Comme le mentionne Roubaud, « [l]a poésie orale peut exister sans auditoire » (1981 : 13), il suffit d’imaginer les destinataires à la manière de ces bergers érythréens lisant à haute voix, « pour eux seuls », devant leur troupeau de bêtes. En d’autres termes, la diction commandée par la lecture demande non pas une « réponse » selon Roubaud, mais une « circonstance de la parole », un lieu à l’intérieur duquel un accent tonique peut être déplacé, un point oublié, un mot transformé. La récitation, nécessairement répétitive, décrite dans Dire la poésie rejoint l’expérience de relecture du journal effectuée par le poète. Il en va d’une certaine vitalité de la parole et de la langue.

Quelque chose noir contracte l’action de lire et l’action d’écrire, avec les apories que cela entraîne. L’écriture pour Roubaud n’est pas un monologue, une sorte d’incarnation de la langue qui demeurerait à jamais privée. Au contraire, l’écriture est perçue comme un dialogue précisément adressé. La fracture entre écriture et lecture s’ancre dans la question de l’adresse : sur le plan de l’écriture, la perte du destinataire confine l’auteur au repli de ses mots, tandis que, sur le plan de la diction, le lecteur n’attend aucun récepteur particulier. La « voix de poésie » a un mode d’existence « presque solipsiste » (ibid. : 14), elle ne concerne que la langue et la tournure syntaxique.

Comment penser alors conjointement la reprise intertextuelle des mots de la disparue et la lecture, avec la voix, de ces mêmes mots ? Redire, répéter, copier les mots d’Alix, c’est en quelque sorte réciter un texte, c’est le mettre en mémoire, l’apprendre par coeur, mais c’est aussi le réinscrire, le doubler, et créer une « mémoire oblique ». L’écriture se transforme en lecture et la lecture se transforme en écriture : c’est là peut-être le principal effet de l’archive dans Quelque chose noir. Cet enchevêtrement des voix rappelle l’une des caractéristiques du tombeau poétique moderne, qui consiste à mêler, jusqu’à les confondre, les voix du mort et du poète. Le poète s’approprie alors, par la lecture, la voix de l’archive textuelle : elle est mise en bouche et constitue une expérience de la langue. Dans l’extrait suivant, Roubaud invite le lecteur à appréhender son texte comme une construction bifocale :

Une sorte de logique pour laquelle tu aurais construit

un sens moi une syntaxe, un modèle, des calculs.

QCN : 49

L’amoureuse aurait consigné dans son journal le sens du recueil ; le poète y aurait donné un souffle, un mode d’enchaînements. Bien qu’elle rappelle quelques expériences de travaux communs – le couple s’est livré à quelques traductions –, l’entreprise de Roubaud dans Quelque chose noir consisterait non pas à restituer la quintessence d’une expérience de « biipsisme », comme Véronique Montémont en formule l’hypothèse (2004 : 248), mais bien à expérimenter ultimement une double écriture et une interpénétration des voix. Cette construction en deux temps, dans laquelle le sens et la syntaxe sont le fruit de deux écritures, modalise l’idée de confusion des voix telle qu’elle se donne à penser dans la forme moderne du tombeau poétique. Par les découpages, l’incorporation implicite du journal et la transformation syntaxique qu’il lui fait subir, le poète permet à sa propre suite poétique d’intégrer une lignée littéraire. C’est là non pas manière de piller l’oeuvre ou d’usurper la voix de l’épouse disparue, mais plutôt manière de la confier à la tradition et de lui assurer ainsi une survie de papier. Roubaud livre donc le journal de sa femme à une série d’opérations (copie, assimilation, transfiguration) qui élargit la notion d’intertextualité. Dès lors, celle-ci doit être conçue non pas comme un accompagnement ou une impulsion d’écriture, mais bien comme un principe actif qui stimule la mémoire des formes, y inscrit une voix nouvelle tout en mettant en partage l’affect lié à l’hypotexte.

Logiquement, on pourrait s’attendre à ce que la syntaxe particulière de Quelque chose noir soit véritablement le fait original de l’auteur. Or, il n’en est rien : Roubaud emprunte au journal la majorité des dispositions physiques du poème, comme l’abondance de points insérés en milieu de vers ou la séparation des vers par des espaces blancs. Entre le poète et l’archive textuelle se développe donc un rapport très intime : l’auteur se livre à la fois à un travail de la citation et, avec la langue de l’autre, à un corps à corps à l’intérieur duquel se développe une sorte d’érotisme de la redite. Plus que la vue, la voix permet donc de passer au fantasme d’une présence :

Le toucher des mains, de la chair, la coexistence en un même lieu mental, en un même corps des corps, le dire dans la bouche, le goût, le souffle, l’entrelacement qui respire pénètre.

QCN : 82 ; nous soulignons

C’est la présence de la bouche qui érotise la diction : elle est le lieu de la langue, entendue de manière double, à la fois comme l’interaction entre une grammaire, une syntaxe et un lexique, et comme ce qui stimule le plaisir oral. Roubaud joue de l’ambiguïté entre les deux sens du mot « langue » : en plein milieu de l’évocation d’une scène sexuelle, la bouche est dite « fermée, s’ouvrant à la langue » (QCN : 48), ou encore, dans l’un des poèmes les plus fragmentaires, le poète demande : « Dire à qui maintenant s’ouvrir plus dans ta bouche » (QCN : 142). La bouche apparaît alors comme un lieu où se déploient et se méditent les possibilités de la langue d’Alix Cléo Roubaud. Ce mimétisme de la syntaxe, cette manière d’épouser le souffle de la défunte, déplace cependant, par son aspect répétitif, la plainte logée dans ce phrasé. « Dans le registre lyrique, élégiaque, l’horreur culminera métriquement (mort métrique), ou bien par la disjonction et la suspension » (QCN : 126) : cet extrait montre bien la distance entre le texte original et sa copie et, par conséquent, l’écart qu’il faut penser au sein même de la répétition. L’art de la copie, dans ce cas précis, se fonde sur un déplacement de contexte permis par l’archive : devenant trace d’une présence, elle se livre entièrement à l’appropriation. Si le poète mime la syntaxe d’Alix Cléo Roubaud, c’est pour en radicaliser l’usage et y inscrire sa propre plainte. Réduit à la syntaxe, le chant du deuil roubaldien épouse le souffle de la défunte tout en s’inscrivant en marge de la grande tradition lyrique.

D’autres représentations de la langue entretiennent l’analogie entre celle-ci et le corps. Roubaud a ainsi recours à Dante. Il rappelle, comme c’était déjà le cas dans Dire la poésie, que Dante appelait « hirsutes » les vocables qui « arrêtent le cours du vers au long de son écoulement » et « peignés », ceux qui produisent l’effet contraire. Le poète retourne les descriptions rythmiques de Dante, pervertit la tradition, en une scène sexuelle :

Ce qu’il y avait d’hirsute dans ta nudité n’était pas ta chevelure basse très noire autour de l’humide où la langue passait en t’écoulant // Pas ta nudité mais ton nom. Au milieu de jouir de toi le dire.

QCN : 64

Par extension, on comprend que ce qui fracture le vers, empêche sa coulée jouissive, lyrique, c’est la diction du nom, unité irréductible et minimale qui fait signe vers tous les autres souvenirs. Le nom a une fonction métonymique : il renferme à lui seul, dans la mort, l’expression de l’identité de la défunte. Après la mort d’Alix Cléo Roubaud, son nom devient « désignation rigide » (QCN : 62) qui se délite peu à peu dans la prononciation de ses syllabes. Cette réduction aux syllabes du nom, nous voulons l’entendre non pas comme une destruction de la langue, mais plutôt comme le moment où s’achève la fusion entre la voix d’Alix Cléo et de Jacques Roubaud et où commence une véritable réévaluation du lyrisme.

Bien que la tentation soit forte de voir le texte de Roubaud se coucher dans le même corpus, dans le tombeau même de l’épouse, si effectivement les voix de l’un et de l’autre se sont confondues par un effet de ventriloquie, la répétition se termine au seuil du nom, qui est le seul élément langagier à ne pouvoir être assimilé, approprié. Roubaud semble avoir mis en scène le spectre possible de la répétition : par le portrait d’abord qui répétait les mots d’Alix Cléo, par la voix qui prononçait et jouissait de la matérialité de ces mêmes mots et, finalement, par l’écueil du nom, de la signature, qui ne peut être contrefaite. Si, comme dans le genre du tombeau poétique moderne, la voix du poète a accompagné celle de l’amoureuse morte, si elle a tenté un ultime dialogue d’outre-tombe, si elle a cherché à épouser son lexique, son rythme, ses petites histoires, elle a cependant préservé la « voix du poème », cette voix non « paraphrasable » qui ne peut dire autrement et qui témoigne d’une singularité absolue.

La redite qui structure l’expression du deuil chez Roubaud est indissociable de ce qui l’accompagne, de ce qui est extérieur au texte, c’est-à-dire l’archive. Celle-ci, qu’elle soit photographie ou écriture, agit dans Quelque chose noir comme ce qui révèle le caractère irrévocable de la perte : répéter, c’est reconnaître la disparition, ce n’est pas redonner vie à une présence, bien que ce fantasme effleure parfois le vers. Or, comme nous l’avons montré, la copia devient un art chez Roubaud : en étant infidèle à l’archive par divers déplacements sémantiques et grammaticaux, mais utilisant, pour ce faire, la syntaxe de l’amoureuse comme contrainte, le poète livre l’archive à l’invention et à la mémoire de la lecture. Bien que la répétition nous redise sans cesse ce quelque chose noir, l’impensable de la mort et un certain échec de la parole, elle signale cependant, et c’est là sa chance, la richesse, l’abondance de cette copie, qui n’est autre qu’une torsade de mémoires.