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Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943; elle fait partie d’un convoi de deux cent trente femmes, dont quarante-neuf seulement reviendront. En 1946, Delbo écrit Aucun de nous ne reviendra, témoignage de son expérience concentrationnaire. Elle ne le publie toutefois qu’en 1965 (chez Gonthier; il sera ensuite publié chez Minuit en 1970), et ce n’est qu’en 1970 et 1971 que paraîtront chez Minuit les deux autres livres formant avec ce premier la trilogie d’Auschwitz et après : Une connaissance inutile (1970b) et Mesure de nos jours (1971). À lire Aucun de nous ne reviendra, on peut imaginer les raisons qui ont poussé Delbo à attendre près de vingt ans avant de le publier. En effet, un des enjeux principaux du témoignage de Delbo est de montrer le fossé d’incompréhension qui sépare les rescapés des camps de ceux qui n’ont pas connu la déportation. Elle doute donc que ses lecteurs non déportés puissent la comprendre[1]. Elle instaure ainsi avec ses lecteurs un rapport complexe et ambigu : elle leur lance plusieurs appels directs, mais aussi plusieurs défis. Elle en appelle aux non-déportés, les prend à témoin, mais doute qu’ils puissent répondre puisqu’ils sont sur « l’autre rive » (1971 : 60). Elle leur montre leur non-savoir, mais montre aussi que son savoir à elle est « inutile ». À travers ces divers heurts et manquements, la transmission s’effectue malgré tout. En indiquant au lecteur qu’il ne sait rien, en le défiant de regarder, en doutant qu’il puisse comprendre, Delbo transmet quelque chose, par la négative. Le lecteur est ainsi entraîné dans une logique contradictoire, spectrale, où la transmission est à la fois possible et impossible, voulue et refusée, vouée à l’échec. Mais c’est dans son échec même qu’elle réussit, en transmettant au lecteur la hantise d’un savoir qu’il ne pourra jamais posséder.

Delbo reproduit, sur le plan textuel, le choc de l’arrivée dans le camp, la perte de tous les repères vécue par les déportés. Elle apprend au lecteur à abandonner toute idée préconçue, elle lui enseigne qu’il ne pourra pas comprendre à partir de sa rive à lui, avec ses mots à lui : il doit la suivre à travers les méandres du texte, il doit se perdre dans le texte, perdant en chemin tous ses repères, toute idée réconfortante et rassurante, comprendre qu’il ne saura jamais où il s’en va, ni ce qui vient ensuite. Il doit la suivre, regarder ce qu’elle lui montre et accepter de se laisser hanter – tâche ardue, puisque, dans le même temps qu’elle l’interpelle et le prend à témoin, Delbo agresse le lecteur et le rejette. Elle transforme son expérience concentrationnaire en « expérience bouleversante pour le lecteur réel »; le lecteur devient ainsi « “rescapé” et témoin d’un traumatisme textuel » (Bornand, 2004 : 173).

Aucun de nous ne reviendra, comme le reste de la trilogie de Charlotte Delbo, ne propose donc pas de vision d’ensemble ni d’explication historique ou philosophique du phénomène concentrationnaire, comme le font notamment les témoignages de Robert Antelme et de David Rousset. La trilogie ne se présente pas non plus comme un récit plus ou moins chronologique de son expérience du camp nazi à l’exemple de L’Espèce humaine ou du témoignage de Micheline Maurel, Un camp très ordinaire. La seule « chronologie » se trouve dans la séparation en trois tomes : le premier tome se concentre presque exclusivement sur l’expérience du camp, le deuxième relate différents moments de la déportation parmi lesquels il y a « la dernière nuit » (1970b : 160-173) avant la libération, et le troisième est consacré principalement au retour et à la vie « après » (ce dernier tome donnant la parole à plusieurs autres déportés). L’analyse proposée ici s’intéressera surtout au premier tome et montrera comment celui-ci tente d’initier le lecteur à la réalité concentrationnaire.

Une réalité « extraordinaire »

L’exergue d’Aucun de nous ne reviendra précise d’entrée de jeu le contrat de vérité proposé par Delbo et indique au lecteur l’horizon d’attente par rapport auquel s’effectuera sa lecture : « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique » (1970a : 7)[2]. L’exergue établit la primauté de la véridicité sur la vérité; ce faisant, il met l’accent sur l’énonciation (le « dire vrai ») plutôt que sur l’énoncé, comme si l’énoncé n’était pas fiable et devait être considéré avec méfiance. La seconde occurrence de l’exergue du premier tome dans l’oeuvre testimoniale de Delbo en dit un peu plus long à ce sujet. En effet, on le retrouve sous une forme légèrement modifiée, dans La Mémoire et les Jours : « C’est pourquoi je dis aujourd’hui que, tout en sachant très bien que c’est véridique, je ne sais plus si c’est vrai » (1995 : 14). Cette phrase se lit non pas en exergue, mais à la fin du premier texte, qui porte sur le dédoublement de la mémoire. Delbo y explique qu’elle possède deux types de mémoire : la mémoire profonde et la mémoire externe. La mémoire profonde est celle du moi d’Auschwitz, qui a gardé intactes toutes les sensations (ibid. : 13); la mémoire externe est celle du moi actuel, coupé du moi d’Auschwitz et qui peut parler du camp sans rien ressentir (ibid. : 13-14). Le dédoublement de la mémoire cause un dédoublement du langage. Lorsque Delbo parle d’Auschwitz, ses paroles ne viennent pas de la mémoire profonde qui « garde les sensations, les empreintes physiques » (ibid. : 14). La mémoire profonde est « la mémoire des sens » (ibid.); c’est aussi la mémoire du trauma, la mémoire d’un réel hors des mots, en deça d’une parole articulée, depuis laquelle on ne peut que « suffoquer »[3].

Lorsque Charlotte Delbo parle d’Auschwitz, ses paroles ne viennent donc pas de la mémoire profonde, la mémoire des sens, mais de la mémoire externe, qu’elle appelle aussi « mémoire intellectuelle », « mémoire de la pensée » (ibid.).

Car ce ne sont pas les mots qui sont gonflés de charge émotionnelle, explique-t-elle, sinon, quelqu’un qui a été torturé par la soif pendant des semaines ne pourrait plus jamais dire : « J’ai soif. Faisons une tasse de thé ». Le mot aussi s’est dédoublé.

(ibid.)

La soif du camp et la soif de l’existence quotidienne sont deux expériences différentes, mais elles sont désignées par le même mot. Ce n’est qu’en rêve que Delbo peut retrouver la « vraie » soif, la soif du camp, la torture physique de la soif; « c’est pourquoi », écrit-elle, « je dis aujourd’hui que, tout en sachant très bien que c’est véridique, je ne sais plus si c’est vrai » (ibid.). Le mot « soif » ne permettra jamais d’atteindre la « vraie » soif du camp : le témoin ne peut la dire ni le lecteur la comprendre.

Cette impossibilité de dire et de saisir va au-delà de l’inadéquation fondamentale entre le mot et la chose qu’il désigne telle que nous l’enseigne la linguistique; elle est liée au caractère « extraordinaire » de la réalité concentrationnaire. Certes, le mot « soif » n’est pas la soif, mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. C’est qu’il y a deux réalités – le camp et l’existence ordinaire –, séparées par un fossé, et que les mêmes mots doivent servir dans les deux cas. Et le problème est autant du côté de l’utilisation des mots – comment dire la soif au camp ? – que du côté de leur réception – les lecteurs comprendront-ils qu’il s’agit ici d’une tout autre soif ?

C’est pourquoi il faut se méfier des mots, en tant que lecteur, parce qu’ils cachent plus que ce qu’on peut savoir ou deviner. Le témoin-écrivain, de son côté, s’en méfie d’emblée; son discours doit traduire cette méfiance et entretenir le doute s’il veut arriver à transmettre quelque chose de son expérience, parce qu’il sait très bien que les mots de la réalité concentrationnaire ne peuvent être « vraiment » entendus et compris que par d’autres revenants :

Rien n’entendait ces appels du bord de l’épouvante. Le monde s’arrêtait loin d’ici. Le monde qui dit : « Il ferait bon de marcher ». Seules nos oreilles entendaient et nous n’étions déjà plus des vivants. Nous attendions notre tour.

(1970a : 81-82)

C’est non seulement l’éloignement géographique du camp qui est ici en cause, mais aussi l’éloignement « existentiel » entre les « vivants » qui n’ont pas connu les camps et les témoins qui en sont revenus : l’expérience concentrationnaire creuse un fossé entre les déportés et les non-déportés, qui rend difficile la communication entre les deux groupes. Dans ce contexte, le témoignage peut constituer un pont entre le témoin et les autres, entre le monde des revenants et le monde des vivants. Et c’est au témoin, comme le souligne Marie Bornand, que revient la tâche de « faire la jonction entre le monde qu’il a vu et celui, ordinaire, de l’auditoire » (2004 : 51). Mais on ne peut faire ce pont qu’en montrant d’abord qu’il y a un fossé, un décalage entre le monde des camps et le monde « normal »; il faut que le lecteur sache que le mot « soif », au camp, désigne une tout autre soif que celle qu’il connaît.

Le fossé d’incompréhension entre les déportés et les non-déportés traverse toute l’oeuvre testimoniale de Delbo. Les deux passages où elle raconte la torture de la soif qu’elle a subie pendant sa déportation constituent un excellent exemple de la manière dont elle marque, d’une part, la séparation entre le monde des camps et le monde des lecteurs et, d’autre part, le dédoublement des mots qui est inextricablement lié à une telle scission.

Le premier exemple est un récit tiré du premier tome et intitulé « La soif » (1970a : 114-123). Il débute par le paragraphe suivant :

La soif, c’est le récit des explorateurs, vous savez, dans les livres de notre enfance. C’est dans le désert. Ceux qui voient des mirages et marchent vers l’insaisissable oasis. Ils ont soif trois jours. Le chapitre pathétique du livre. À la fin du chapitre, la caravane du ravitaillement arrive, elle s’était égarée sur les pistes brouillées par la tempête. Les explorateurs crèvent les outres, ils boivent. Ils boivent et ils n’ont plus soif. C’est la soif du soleil, du vent chaud. Le désert. Un palmier en filigrane sur le sable roux.

(ibid. : 114)

Delbo dresse ici le tableau cliché de ce qui est censé être le « chapitre pathétique » des aventures des explorateurs, avec mirages et oasis. La soif dont souffrent les explorateurs a quelque chose d’héroïque, de courageux. C’est une épreuve qu’ils ont à subir dans leur traversée du désert, et qui se termine bien, dans un décor de rêve, le décor désertique conventionnel : « Un palmier en filigrane sur le sable roux ». Tous les éléments habituels d’un récit typique de « soif dans le désert » sont convoqués, éveillant immédiatement chez le lecteur une image connue, familière.

Cette description de la soif fait partie de l’imaginaire collectif : le récit s’ouvre donc sur un terrain commun, un savoir partagé, où Delbo et le lecteur peuvent se rejoindre. Toutefois, la suite diffère radicalement.

Mais la soif du marais est plus brûlante que celle du désert. La soif du marais dure des semaines. Les outres ne viennent jamais. La raison chancelle. La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau.

(ibid.)

La soif du marais n’a plus rien de poétique ni d’exotique : pas de mirage, pas d’oasis, pas de palmier. Le sable roux a cédé la place à la boue. La délivrance ne vient pas au bout de trois jours, la tisane du soir n’apaise pas la soif : « Je bois et quand j’ai bu j’ai plus soif encore. Cette tisane ne désaltère pas » (ibid. : 122). Le « chapitre pathétique » des aventures des explorateurs paraît désormais dérisoire. L’appel du matin qui dure et qui sépare Delbo de la possibilité de boire « est plus long à traverser qu’un sahara » (ibid. : 116). La soif du marais ne provoque pas de mirages, elle mène à la folie et à l’angoisse de la mort :

Les joues collent aux dents, la langue est dure, raide, les mâchoires bloquées, et toujours cette impression d’être morte, d’être morte et de le savoir. Et l’épouvante grandit dans les yeux. Je sens grandir l’épouvante dans mes yeux jusqu’à la démence. Tout sombre, tout échappe. La raison n’exerce plus de contrôle. La soif. Est-ce que je respire ? J’ai soif. Faut-il sortir pour l’appel ? Je me perds dans la foule, je ne sais où je vais. J’ai soif. Fait-il plus froid ou moins froid, je ne le sens pas. J’ai soif, soif à crier. Et le doigt que je passe sur mes gencives éprouve le sec de ma bouche. Ma volonté s’effondre. Reste une idée fixe : boire.

(ibid. : 115-116)

Le passage montre l’étendue de la folie de la soif, de la soif qui prend toute la place. La réponse à une question vitale comme « Est-ce que je respire ? » est évacuée par la soif et cette question ne reçoit en fait, pour toute réponse, que la soif. Réponse qui ne répond pas à la question, qui rend toute réponse possible superflue. La vie, les sensations corporelles – fait-il froid ? –, le rythme du camp – est-ce l’appel ? – passent en second derrière la soif; l’existence entière de Delbo se borne à cette seule sensation. La soif du marais, contrairement à la soif dans le désert, n’a rien de pathétique; elle est terrifiante, angoissante.

Le cliché poétique de la soif dans le désert constitue ce que le lecteur connaît en termes d’épreuve de la soif, mais il n’aide en rien à comprendre ce que Charlotte Delbo a vécu. Delbo introduit son récit par ce cliché, le convoquant pour mieux l’évacuer, montrant ainsi au lecteur que la soif dont elle parle consiste en tout autre chose. La disparité entre la soif dans le désert et la soif dans le marais sert à marquer le décalage entre le monde « normal » et l’univers des camps. Le procédé suggère que, pour comprendre l’expérience de Delbo, le lecteur doit d’abord abandonner toute préconception et reconnaître que ce n’est pas à partir de sa propre expérience ou de ses connaissances qu’il pourra parvenir à une compréhension même partielle du récit de Delbo. Tout se passe comme si le premier pas vers une compréhension possible de l’expérience de Delbo passait par la reconnaissance de notre incompréhension fondamentale.

Le second récit de soif que fait Delbo se trouve dans le deuxième tome de la trilogie. Je me permets d’en parler ici, puisqu’il est étroitement lié au premier récit, autant par le sujet que par le procédé utilisé pour révéler le fossé qui sépare le monde du lecteur et le monde concentrationnaire. Le chapitre s’intitule « Boire » (1970b : 42-49); il y est question de l’épisode de la soif, mais surtout du moment où Delbo a pu se désaltérer et mettre fin à cette sensation qui l’habitait. Comme dans le premier récit, la soif est décrite comme une expérience aliénante qui oblitère tout le reste :

J’avais soif depuis des jours et des jours, soif à en perdre la raison, soif à ne plus pouvoir manger, parce que je n’avais pas de salive dans la bouche, soif à ne plus pouvoir parler, parce qu’on ne peut pas parler quand on n’a pas de salive dans la bouche. Mes lèvres étaient déchirées, mes gencives gonflées, ma langue un bout de bois. Mes gencives gonflées et ma langue gonflée m’empêchaient de fermer la bouche, et je gardais la bouche ouverte comme une égarée, avec, comme une égarée, les pupilles dilatées, les yeux hagards. Du moins, c’est ce que m’ont dit les autres, après. Elles croyaient que j’étais devenue folle. Je n’entendais rien, je ne voyais rien. Elles croyaient même que j’étais devenue aveugle. J’ai mis longtemps à leur expliquer que je n’étais pas aveugle mais que je ne voyais rien. Tous mes sens étaient abolis par la soif.

(ibid. : 42-43)

Delbo devient de plus en plus indifférente à ce qui l’entoure et perd ses réflexes vitaux; seule l’idée de boire, la volonté de boire l’empêche de sombrer tout à fait :

[...] je n’avais plus le moindre réflexe et sans [mes camarades] j’aurais aussi bien buté dans un SS que dans un tas de briques, ou bien je ne me serais pas mise en rang, je me serais fait tuer. Seule l’idée de l’eau me tenait en éveil.

(ibid. : 44)

Ce n’est que lorsqu’elle peut enfin boire qu’elle revient à la vie :

J’avais bu. Je n’avais plus soif, sans en être encore sûre. J’avais tout bu, tout le seau d’eau. Oui, comme un cheval.

[…] Et tout à coup, j’ai senti la vie revenir en moi. C’était comme si je reprenais conscience de mon sang qui circulait, de mes poumons qui respiraient, de mon coeur qui battait. J’étais en vie. La salive revenait dans ma bouche. La brûlure à mes paupières se calmait. On a les yeux qui brûlent quand les glandes lacrymales sont asséchées. Mes oreilles entendaient de nouveau. Je vivais. […] À mesure que ma bouche se réhumectait, je recouvrais la vue. Ma tête redevenait légère. Je pouvais la tenir droite. […] J’étais guérie.

(ibid. : 48-49)

Il est devenu évident, à la fin du chapitre, que la sensation dont parle Delbo constitue quelque chose d’inconnu pour le lecteur, qu’il s’agit d’une soif « vitale » qui n’a rien à voir avec celle qu’il connaît au quotidien. Mais Delbo veut s’assurer de perturber le lecteur, de lui montrer à quel point il ne sait pas de quoi elle parle; c’est pourquoi elle ajoute, immédiatement après le passage précédemment cité : « Il y a des gens qui disent : “J’ai soif”. Ils entrent dans un café et ils commandent une bière » (ibid. : 49). Comme avec l’exemple de la soif des explorateurs dans le désert, Delbo veut ici révéler l’écart entre son expérience et celle du lecteur. Toutefois, le procédé utilisé dans ce dernier passage est plus offensif que celui du premier tome où elle convoquait un cliché faisant partie de l’imaginaire collectif afin d’amener le lecteur, à partir d’une base commune, dans un espace référentiel autre. Dans le deuxième récit, c’est à l’expérience même du lecteur qu’elle s’attaque, lui en montrant le côté dérisoire et superficiel par rapport à son expérience à elle, visant peut-être à faire naître en lui une certaine culpabilité.

Aucun de nous ne reviendra : visions initiatiques

Dans Aucun de nous ne reviendra, Delbo propose une série de « visions » du camp censées initier le lecteur à la réalité concentrationnaire et portant sur différents thèmes : « Le jour » (1970a : 72-79), « La nuit » (ibid. : 87-94), « Dimanche » (ibid. : 143-151), « L’orchestre » (ibid. : 169-171), « Le printemps » (ibid. : 174-182), etc. La succession des titres des différents chapitres met en évidence leur apparente inoffensivité. On croirait avoir affaire à de simples histoires, des anecdotes, des descriptions, et non à des récits d’horreurs. Delbo joue en fait avec les conventions littéraires en utilisant un cadre et des références familiers au lecteur, qu’elle détourne au profit de la performance testimoniale. Le lecteur est ainsi pris au piège : il ne s’attend pas à la violence qui se cache derrière les titres inoffensifs et banals des récits. Un exemple particulièrement significatif se trouve dans le récit « Le matin » (ibid. : 100-110), où Delbo décrit l’appel du matin, un matin d’hiver, qui a lieu pendant qu’il fait encore nuit et dure des heures : « C’est l’appel du matin – quel titre poétique ce serait –, c’est l’appel du matin. Je ne savais plus si c’était le matin ou le soir » (ibid. : 107). « Quel titre poétique ce serait » : l’incise est surprenante dans un chapitre où il est constamment question de mort – de l’envie de se laisser aller à la mort, de la peur qui y est liée, de la mort qui se lit sur le visage de certaines déportées. Dans ce contexte, la mention du titre poétique paraît ironique, voire cynique. Mais c’est parce que les mots peuvent si facilement se détacher de leur contexte; « L’appel du matin » peut en effet être un titre poétique, de la même manière qu’un titre « poétique » comme « Le printemps » peut être utilisé pour décrire le printemps à Auschwitz. La rencontre de deux univers – poétique ou littéraire d’un côté, concentrationnaire de l’autre – produit un choc qui, certes, déstabilise le lecteur, mais qui est aussi révélateur, chez Delbo, de la difficulté à écrire sur les camps, du défi constant auquel elle est confrontée pour tenter de transmettre au lecteur non initié la réalité concentrationnaire.

À quelques reprises dans le texte, Delbo fait ressortir, souvent de manière indirecte, les problèmes liés à la transmission de l’expérience concentrationnaire, et particulièrement à sa mise en récit. L’extrait suivant, aussi tiré du passage intitulé « Le matin », en est un exemple :

Je suis debout au milieu de mes camarades et je pense que si un jour je reviens et si je veux expliquer cet inexplicable, je dirai : « Je me disais : il faut que tu tiennes, il faut que tu tiennes debout pendant tout l’appel. Il faut que tu tiennes aujourd’hui encore. C’est parce que tu auras tenu aujourd’hui encore que tu reviendras si un jour tu reviens ». Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien. La volonté de résister était sans doute dans un ressort beaucoup plus enfoui et secret qui s’est brisé depuis, je ne saurais jamais. Et si les mortes avaient exigé de celles qui reviendraient qu’elles rendissent des comptes, elles en seraient incapables. Je ne pensais rien. Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette.

(ibid. : 104)

L’extrait est riche et complexe, et l’énonciation, particulièrement, est déstabilisante. On a d’abord un « je » – Charlotte Delbo – qui s’exprime au présent, présent qui correspond à l’appel du matin à Auschwitz – présent qui sera d’ailleurs mis à mal quelques pages plus loin : « C’est l’appel du matin – quel titre poétique ce serait –, c’est l’appel du matin. Je ne savais plus si c’était le matin ou le soir » (ibid. : 107). Pour l’instant, le moment et le lieu de l’énonciation semblent clairs. Puis, l’on a accès aux pensées du sujet de l’énonciation, à sa vie intérieure. Les pensées communiquées au lecteur concernent précisément la transmission de l’expérience concentrationnaire, les questions soulevées par cette transmission déjà depuis l’intérieur même de l’expérience. Ce que nous montre donc Delbo, c’est elle-même, encore prisonnière à Auschwitz et pensant à une explication possible de son expérience. Cette explication pénètre plus loin encore dans la vie intérieure de Delbo : elle racontera aux gens ce qu’elle pensait, ce qu’elle se disait, révélant ainsi à la fois la pénible épreuve qu’elle subit et les moyens d’y survivre. Et tout ceci est ensuite immédiatement défait : « Et ce sera faux. Je ne me disais rien. Je ne pensais rien ». Le lecteur a été induit en erreur; la vie intérieure qui lui avait été donnée à voir se révèle fausse. L’énonciation complique encore plus les choses. « Et ce sera faux » : le futur, ici, se rattache au présent de l’appel du matin à Auschwitz, mais d’une manière tout à fait illogique. Si Delbo avait écrit, par exemple : « Mais ça ne marchera pas, jamais je n’arriverai à expliquer, ils ne comprendront pas » ou « je ne survivrai pas », la logique aurait été respectée : le sujet de l’énonciation, situé dans le camp, pense à un futur possible. Mais elle ne peut pas, depuis le camp, penser que ce qu’elle pense est faux, puisqu’elle dit ensuite qu’elle ne se disait rien, qu’elle ne pensait à rien. Le « Et ce sera faux » annule tout ce qui précède, autant sur le plan du contenu que sur celui de l’énonciation. La première situation d’énonciation – « je », dans le camp, pendant l’appel du matin – est une mise en scène.

Cette mise en scène est celle du témoin héroïque, courageux, motivé par une volonté de survivre. La « fausse » mise en scène permet ainsi à Delbo de défaire cette image de survivant en pleine possession de ses moyens et de présenter celle du « squelette de froid » qui correspond à son expérience. C’est encore une fois, comme pour l’apparente banalité des titres, une manière pour Delbo de prendre le lecteur au piège. Tout se passe comme si elle disait à ses lecteurs :

Vous vous attendez à un récit héroïque, à un personnage de témoin animé par la volonté de survivre. Voilà, je vous en donne, mais c’est du faux, du toc. Un tel récit de cette situation (l’appel du matin) n’est pas possible, j’étais « un squelette de froid », sans pensée, sans motivation, bref, sans vie intérieure; je ne corresponds pas aux personnages auxquels vous êtes habitués...

Delbo parvient ainsi à montrer – sans avoir besoin d’expliquer – l’incongruité entre son expérience et un récit conventionnel. Enfin, le passage témoigne également de la difficulté de la transmission de l’expérience concentrationnaire et rend le lecteur sensible à ce problème : la confusion provoquée (volontairement) par la lecture reflète les obstacles auxquels se heurte l’écriture, Delbo cherchant à faire vivre – à un degré moindre, certes – les difficultés auxquelles elle-même est confrontée.

Le procédé qui consiste à malmener le lecteur, à lui faire vivre une expérience qui se veut le reflet (amoindri) de l’expérience de Delbo, est fréquemment utilisé dans Aucun de nous ne reviendra. L’exemple précédent concernait l’expérience de l’écriture, mais, le plus souvent, c’est l’expérience concentrationnaire qui est « reproduite » en « expérience bouleversante pour le lecteur réel » (Bornand, 2004 : 173), le but de l’entreprise étant d’initier le lecteur à la réalité concentrationnaire, de la même manière que les déportés sont eux-mêmes initiés à leur arrivée dans le camp : cela se fait en malmenant et en perturbant le lecteur, en lui faisant perdre ses repères et en créant chez lui une certaine confusion.

Dans Aucun de nous ne reviendra, Delbo s’efforce de dépouiller le lecteur de ses préconceptions afin de l’initier à la réalité concentrationnaire. Elle cherche constamment à remettre en question le savoir du lecteur; elle le fait d’ailleurs explicitement dans l’un des premiers poèmes du livre, où elle s’adresse directement à lui :

Ô vous qui savez

saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année

une minute plus qu’une vie

Ô vous qui savez

saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux

les nerfs plus durs que les os

le coeur plus solide que l’acier […]

Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite

l’horreur pas de frontière

Le saviez-vous

Vous qui savez.

(1970a : 21-22)

Delbo met à l’épreuve le savoir du lecteur et, ce faisant, le met aussi au défi d’entrer dans sa réalité à elle, réalité dans laquelle son savoir à lui n’est d’aucune aide. Aucun de nous ne reviendra consiste en une initiation au monde concentrationnaire, initiation qui s’effectue par le biais de visions que propose Delbo. Des visions initiatiques, donc, à l’image du propre cheminement de Delbo mis en scène de façon métaphorique dans le récit « Les mannequins » (ibid. : 28-33).

Ce récit s’ouvre, de manière significative, par « Regardez. Regardez » (ibid. : 28). Delbo contextualise ensuite l’histoire – elle et ses compagnes sont accroupies sur les planches qui leur servent de lit et mangent leur soupe – et, à nouveau, une femme dit : « Regardez, vous avez vu, dans la cour… » (ibid. : 29). La cour, c’est celle du block 25, le block de celles qui sont condamnées à mort parce que trop faibles ou malades. La cour est

[...] fermée de murs. Il y a une porte qui s’ouvre dans le camp, mais si cette porte s’ouvre quand vous passez, vite vous courez, vous vous sauvez, vous ne cherchez à voir ni la porte ni ce qu’il peut y avoir derrière.

(ibid.)

Du carreau près de leurs « lits », Delbo et ses compagnes peuvent voir dans la cour, mais, écrit Delbo, « nous ne tournons jamais la tête de ce côté » (ibid.). Cependant, à ce moment particulier, l’une d’entre elles insiste et – est-ce elle qui répète ou Delbo qui souligne ? – encore une fois elle enjoint ses camarades : « Regardez. Regardez » (ibid.).

La répétition des termes liés à la vision annonce que ce qui suit est quelque chose qui nous est donné à voir et qu’il n’en tient qu’à nous de regarder. L’auteure nous invite ici à faire comme elle et à regarder, à nous faire les témoins de ce qu’elle s’apprête à nous montrer. D’ailleurs, la description qu’elle fait est riche en détails – comme plusieurs passages :

D’abord, on doute de ce qu’on voit. Il faut les distinguer de la neige. Il y en a plein la cour. Nus. Rangés les uns contre les autres. Blancs, d’un blanc qui fait bleuté sur la neige. Les têtes sont rasées, les poils du pubis droits, raides. Les cadavres sont gelés. Blancs avec les ongles marron. Les orteils dressés sont ridicules à vrai dire. D’un ridicule terrible.

(ibid.)

La description vise à reproduire le mouvement cognitif qui accompagne le regard, c’est-à-dire la progression à partir d’une image qu’on ne saisit pas jusqu’à la compréhension de ce qu’on est en train de voir : puisque, « d’abord, on doute de ce qu’on voit », « ce qu’on voit » n’est pas nommé, mais désigné elliptiquement par le pronom personnel « les ». Le lecteur est donc amené à reconnaître peu à peu ce que Delbo et ses compagnes voient tout en ayant du mal à y croire. C’est par l’attention accordée à différents détails – les têtes, les poils du pubis, les orteils, les ongles – que s’impose la vision des cadavres gelés, impossible à réfuter ou à refouler en raison de l’accumulation de ces mêmes détails.

Delbo enchaîne cette description avec une anecdote qui nous ramène à son enfance : « Boulevard de Courtais, à Montluçon. J’attendais mon père aux Nouvelles Galeries. C’était l’été, le soleil était chaud sur l’asphalte » (ibid. : 29). Le passage de la vision des cadavres gelés à cette anecdote est brusque, sans transition – l’extrait que je viens de citer suit directement la description des cadavres dans la cour du block 25 –; rien, pour le moment, n’indique la pertinence de ce souvenir qui nous transporte hors de la réalité concentrationnaire. Delbo raconte que des hommes déchargent d’un camion des mannequins pour la vitrine du magasin :

Les mannequins étaient nus, avec les articulations voyantes. Les hommes les portaient précieusement, les couchaient près du mur, sur le trottoir chaud.

Je regardais. J’étais troublée par la nudité des mannequins. J’avais souvent vu des mannequins dans la vitrine, avec leur robe, leurs souliers et leurs perruques […]. Je n’avais jamais pensé qu’ils existaient nus, sans cheveux. Je n’avais jamais pensé qu’ils existaient en dehors de la vitrine, de la lumière électrique […]. Le découvrir me donnait le même malaise que de voir un mort pour la première fois.

Maintenant les mannequins sont couchés dans la neige, baignés dans la clarté d’hiver qui me fait ressouvenir du soleil sur l’asphalte.

(ibid. : 29-30)

Le passage s’inscrit dans un rapport à la fois de ressemblance et de différence avec la description des cadavres gelés; une série de contrastes et de similitudes unit en effet la scène des cadavres et celle des mannequins. Le premier élément est la lumière du soleil qui éclaire les mannequins et les cadavres; c’est d’ailleurs cette lumière qui fait se rejoindre, dans l’esprit de Delbo, les deux scènes. Mais ce trait commun soulève rapidement une distinction importante : les mannequins sont « couchés » sur le trottoir chauffé par un soleil estival, alors que les cadavres sont, eux, « couchés » – le même verbe est employé par Delbo dans les deux cas – dans la neige froide, éclairés par un soleil hivernal (moins chaud et plus lointain).

Cette distinction révèle l’inéquation entre les deux scènes. Une autre différence essentielle ressort également afin de souligner la disparité des deux situations : alors que les mannequins sont portés « précieusement », tout indique qu’au contraire les cadavres ont été simplement jetés dans la cour. La logique humaine se retrouve inversée : ce sont les mannequins qui ont droit aux égards, alors que les cadavres sont traités comme de simples objets. Ce renversement est également marqué par l’opposition liée cette fois au transport en camion. En effet, on sait, par la lecture du livre de Delbo, qu’un camion vient régulièrement au block 25 « ramasser » les cadavres pour les amener au four crématoire. C’est aussi un camion qui amène au magasin les mannequins qui seront ensuite portés « précieusement » sur le trottoir. Un même moyen de transport, donc, mais utilisé à des fins différentes : le camion qui transporte les mannequins nus les livre au magasin où ils seront ensuite habillés et « prendront vie », métaphoriquement, dans la vitrine – Delbo insiste d’ailleurs sur les gestes et les poses des mannequins[4], qui sont ainsi « humanisés ». Au contraire, dans le camp, le camion vient chercher des mortes qui ont été déshabillées pour les transporter au crématoire et les faire disparaître tout à fait, c’est-à-dire faire disparaître toute trace de vie.

Ce qui trouble Delbo lorsqu’elle voit les mannequins nus, c’est qu’elle n’avait jamais imaginé que ceux-ci existaient « en dehors de la vitrine », sans vêtements, sans perruque et sans geste. Elle les avait toujours vus sous leur forme « humanisée ». Les découvrir nus équivaut à « voir un mort pour la première fois » (ibid. : 30). Inversement, la vue des cadavres gelés la ramène aux mannequins. Les cadavres sont des mortes nues, sans cheveux, au corps figé et rigide; elles ressemblent plus à des mannequins nus qu’à des êtres humains : elles ont été « déshumanisées », objectivées, contrairement aux mannequins qui seront, eux, « humanisés » dans la vitrine du magasin. Il était déjà dérangeant, pour la jeune fille qu’était Delbo, de découvrir que les mannequins existaient en tant qu’objets nus avant qu’on leur donne une allure « humaine », mais dans le camp, ce qu’elle découvre est plus perturbant encore : des êtres humains, des femmes qui, hier, étaient avec elle, étaient ses camarades, sont maintenant devenues des mannequins.

Hier elles étaient debout à l’appel. Elles se tenaient cinq par cinq en rangs, de chaque côté de la Lagerstrasse. Elles partaient au travail, elles se traînaient vers les marais. Hier elles avaient faim. Elles avaient des poux, elles se grattaient. Hier elles avalaient la soupe sale. Elles avaient la diarrhée et on les battait. Hier elles souffraient. Hier elles souhaitaient mourir.

(ibid.)

La répétition du pronom personnel « elles » et l’énumération des actions et des états des femmes mortes les rapprochent de Delbo et de ses compagnes; en d’autres termes, celles qui « aujourd’hui » sont des cadavres, des mannequins, étaient « hier » aussi vivantes que Delbo et ses compagnes, et, par conséquent, ces dernières sont, d’une certaine manière, les mannequins de « demain ». Delbo montre ainsi la proximité avec la mort que connaissent tous les déportés : l’expérience du camp, en effet, constitue l’expérience d’une intimité avec la mort et avec les mort(e)s, d’une initiation à la mort[5]. C’est pourquoi Delbo n’a plus peur des mannequins, « maintenant » : « Maintenant je suis grande. Je peux regarder des mannequins nus sans avoir peur » (1970a : 33). « Maintenant je suis grande »; autrement dit : j’ai fait l’apprentissage de la mort, le camp m’a initiée et transformée.

Avec Aucun de nous ne reviendra, Delbo tente de nous faire voir la réalité concentrationnaire afin que nous devenions, à notre tour, des témoins. Le récit « Les mannequins » constitue une métaphore de son propre parcours initiatique au terme duquel elle est devenue un témoin, c’est-à-dire une femme qui peut désormais « regarder des mannequins nus sans avoir peur », qui a choisi de défier la Méduse, d’opposer son regard au sien et de témoigner, même si cela doit faire d’elle un spectre, une revenante. Regarder ce que l’on voit, regarder afin de voir, c’est accepter de se laisser transformer, de se laisser hanter; et témoigner consiste à maintenir vivante cette hantise en soi, à laisser cette hantise survivre au prix de sa propre survie et à continuer de regarder la mort, encore et toujours. Lisant Delbo, je suis invitée à regarder ce qu’elle me donne à voir, à regarder afin de voir. Delbo s’adresse d’ailleurs directement à ses lecteurs et les défie de regarder :

Un cadavre. L’oeil gauche mangé par un rat. L’autre oeil ouvert avec sa frange de cils.

Essayez de regarder. Essayez pour voir. (ibid. : 137)

Une femme que deux tirent par les bras. Une juive. Elle ne veut pas aller au 25. Les deux la traînent. Elle résiste. Ses genoux raclent le sol. Son vêtement tiré aux manches remonte sur le cou. Le pantalon défait – un pantalon d’homme – traîne derrière elle, à l’envers, retenu aux chevilles. Une grenouille dépouillée. Les reins nus, les fesses avec des trous de maigreur sales de sang et de sanie.

Elle hurle. Les genoux s’arrachent sur les cailloux.

Essayez de regarder. Essayez pour voir.

(ibid. : 139)

Ross Chambers souligne le jeu entre « regarder » (le moyen) et « voir » (l’objectif), ainsi que l’importance du voir par rapport à la spectralité. « Spectre », en effet, dérive du latin spectare qui implique, comme le mot « voyance », « une capacité de voir supérieure », « une forme de vision qui voit au-delà du visible » (Chambers, 2004 : 380 [n. 10] et 218; traduit par moi). L’invitation que nous lance Delbo à regarder afin de voir consiste ainsi en une injonction à voir au-delà des mots, au-delà de nos repères et de notre savoir, à traverser les frontières de notre monde – en empruntant le « pont » que constitue son témoignage – et à voir à la manière d’un spectre[6]. Mais est-ce possible ? Le lecteur peut-il arriver à voir comme un spectre ? Si « celui qui accepte de devenir le témoin du témoin s’engage sur une voie étroite, pris entre les besoins contradictoires du témoin et l’impossibilité partielle dans laquelle il sera d’y répondre » (Waintrater, 2004 : 77), Delbo complique encore plus les choses en exigeant de ses lecteurs ce qu’elle estime être impossible. « Essayez pour voir », c’est-à-dire essayez et vous verrez que vous n’y arriverez pas, que vous n’en serez pas capable. L’invitation lancée au lecteur est en fait un défi – et une mise en échec. Comment recevoir cette attaque, cette violence ?

« Le dit du témoin », écrit Régine Waintrater, « est un récit de violences qui suppose, pour le témoin, de se faire violence et de faire violence à l’autre, son interlocuteur ou son lecteur potentiel » (ibid. : 86). La violence faite à l’autre est ainsi corollaire à la violence que s’inflige le témoin. La violence que je subis, mon échec à remplir la tâche qui est exigée de moi, lectrice du témoignage, sont l’écho d’une autre violence, d’un autre échec : ceux de Delbo et de son témoignage. Ma défaillance en tant que témoignaire reflète celle de Delbo en tant que témoin. Car le sujet aux prises avec une expérience de la mort, comme celle qu’a vécue Delbo, ne peut intégrer psychiquement les événements auxquels il assiste au moment où il y assiste. C’est là le propre du trauma : son intégration, sa compréhension par le sujet ne sont possibles qu’après coup. Cela revient à dire que le témoin ne se fait véritablement témoin qu’après coup, que, sur le moment, il a failli en tant que témoin, qu’il était dans l’impossibilité de « constituer en expérience “vécue” » (Trevisan, 2004 : 4) ce qu’il voyait[7]. C’est la possibilité même du témoignage qui est ici mise en question par Delbo, comme si l’expérience concentrationnaire était si radicalement séparée de tout – de la vie quotidienne, de l’expérience humaine « normale » – qu’il était impossible d’en témoigner et qu’elle était intransmissible. Comme si la seule transmission possible était celle d’un manquement, d’une faillite, d’un ratage.

Si la mise en parallèle de l’anecdote des mannequins et de la scène des cadavres gelés sert à lier le monde « normal » au monde concentrationnaire, si Delbo souligne par ce biais ce qui unit ces deux mondes – car l’un, après tout, est le produit de l’autre –, elle montre surtout ce qui les sépare, leur différence radicale.

[I]ci rien n’est vert

ici rien n’est végétal

ici rien n’est vivant. (1970a : 179-180)

Ici, en dehors du temps, sous le soleil d’avant la création, les yeux pâlissent. Les yeux s’éteignent. Les lèvres pâlissent. Les lèvres meurent.

Toutes les paroles sont depuis longtemps flétries

Tous les mots sont depuis longtemps décolorés

Graminée – ombelle – source – une grappe de lilas – l’ondée – toutes les images sont depuis longtemps livides. […]

Ma mémoire est plus exsangue qu’une feuille d’automne

Ma mémoire a oublié la rosée

Ma mémoire a perdu sa sève. Ma mémoire a perdu tout son sang.

C’est alors que le coeur doit s’arrêter de battre – s’arrêter de battre – de battre.

(ibid. : 180-181)

Le ton de ce passage, situé à la fin du livre, est empreint de pessimisme quant à une possible transmission de l’expérience concentrationnaire. En fait, alors qu’ailleurs dans l’oeuvre de Delbo les ratés de la transmission sont plutôt liés au langage ou à l’ignorance des non-déportés, au trop grand fossé qui sépare les témoins de leurs interlocuteurs, dans ce passage, c’est la possibilité même de témoigner qui semble menacée : les yeux et les lèvres, organes de la vision et de la parole[8] et, par conséquent, organes essentiels au témoignage, « pâlissent », « s’éteignent » et « meurent », les paroles sont « flétries », les mots « décolorés », et la mémoire se tarit. Le témoin s’évanouit et disparaît et, avec lui, son témoignage. L’enfer concentrationnaire a eu raison du témoin et il n’y aura en fait pas de témoin. « Aucun de nous ne reviendra » : c’est à la fois le titre du livre et son avant-dernière phrase; par cet énoncé, toute possibilité de témoignage semble détruite[9]. Le monde concentrationnaire apparaît comme radicalement séparé du monde « normal » et aucun pont ne semble pouvoir être bâti entre les deux; c’est un monde « en dehors du temps, […] d’avant la création », où « rien n’est vivant » et d’où il est impossible de revenir. Mais Delbo termine son livre en modifiant légèrement l’énoncé du titre. Après avoir écrit, sur l’avant-dernière page, « Aucun de nous ne reviendra » (1970a : 182), elle ajoute, seule sur la dernière page, la phrase suivante : « Aucun de nous n’aurait dû revenir » (ibid. : 183). Plusieurs enjeux essentiels liés au statut de témoin sont ici exprimés : la survie impossible et problématique, la culpabilité qui y est liée, la solidarité avec les morts (personne n’aurait dû revenir); mais aussi, du fait même de son énonciation, l’énoncé est la manifestation d’une parole, d’une volonté de parler et de s’adresser aux vivants, de leur transmettre quelque chose de l’expérience du camp – même si cette transmission est faite de heurts et de manquements.

Dans Aucun de nous ne reviendra, la transmission s’effectue au moyen de visions qui se veulent initiatiques et qui constituent autant d’appels paradoxaux adressés au lecteur qui est invité à regarder et à (ne pas réussir à) voir, à regarder et à (ne pas être capable de) se faire le témoin du témoignage de Delbo. Comment recevoir un tel témoignage[10] ? En tant que lectrice, je me sens rejetée par son texte, prise à partie, amenée à regarder pour voir, et me faisant montrer que je ne vois rien, que je ne comprendrai jamais rien. La transmission est là, contradictoire, à la fois désirée et refusée, mais comme toujours avortée. Tout se passe comme si ce qui est transmis est quelque chose d’incompréhensible et d’impossible. Comme si Delbo disait : voilà ce que je vous transmets, mais, en fait, c’est impossible à transmettre, vous ne pourrez jamais le recevoir et encore moins le comprendre. Je vous transmets un savoir impossible et, en même temps, je ne vous le transmets pas, car il est impossible à transmettre. Il y a, chez Delbo, une double impossibilité : impossibilité de la transmission et impossibilité de l’objet transmis.

Mais malgré cette double impossibilité, Delbo écrit et je la lis. Par la lecture, quelque chose se transmet; malgré ma faillite, quelque chose me reste, le témoignage me laisse un héritage : non pas un « savoir », mais la hantise d’un savoir, comme si la hantise était, en creux, l’objet impossible de la transmission, disponible justement sous forme de hantise qui m’habite et non pas d’un savoir que je peux posséder. Le savoir du témoignage est un savoir spectral qui me possède sans que je puisse le saisir. Je ne peux être témoin là où Delbo a elle-même failli à l’être. Et c’est cette faillite du témoignage, son inévitable décalage que Delbo laisse en héritage.

Mais ce n’est pas tout, parce que cet héritage porte l’empreinte indélébile de la mort. Je suis peut-être incapable de voir, de regarder, j’échoue peut-être à ce que me demande Delbo, je ne saurai peut-être jamais rien de l’expérience de la mort, mais la mort qui habite le texte me hante; c’est un savoir spectral, à la fois présent et absent, insaisissable et qui, désormais, demeure en moi. Car derrière toutes les « histoires » du livre se lit l’histoire de la mort dans le camp; derrière les titres thématiques, « Le jour », « La nuit », « Le printemps », se cache l’histoire des morts : comment on meurt le jour, comment on meurt la nuit, comment on meurt au printemps, etc. Ainsi, les morts s’imposent à la conscience du lecteur qui se retrouve à en hériter, à hériter de leur mémoire. La mort et les morts habitent le texte qui devient ainsi le véhicule spectral d’une hantise qui passe d’un témoin (lacunaire) à un autre.