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Mon problème, avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc.

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l’abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n’en viens jamais à bout, que je m’arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l’anarchie initiale.

Perec, [1985] 2003 : 161

Prendre à bras-le-corps la problématique des esthétiques du numérique suppose de procéder à une lecture comparée des pratiques et des oeuvres. C’est se prêter à une étude poétique, attentive aux formes et aux conceptions artistiques que celles-ci portent. L’examen, tout aussi centré soit-il sur des pièces actuelles, ne peut faire l’économie d’une certaine prise en charge de l’historicité des écritures. Dans la réflexion que nous proposons ici, consacrée à l’idée même de l’oeuvre littéraire, une double dimension historique doit être rappelée.

L’oeuvre littéraire, dans le contexte d’une fixation des processus et canaux éditoriaux, a gagné avec le xixe siècle une stabilité et un caractère saisissable grâce à la forme du livre imprimé [1]. Qui plus est, le livre possède une force performative très grande à l’intérieur de cet écosystème de l’édition et de l’institution : publier un livre, pour un auteur, c’est affirmer qu’il s’agit là d’un projet d’écriture fermé, unique, autonome, dont la matérialité même du livre atteste de la complétude et de la fixité. Étudier les esthétiques du numérique, c’est d’abord prendre acte du rapport possible des oeuvres sur support informatique avec cette conception (antérieure mais aussi contemporaine) de l’oeuvre, modelée par la performance du livre.

Pénétrées par la culture numérique, les pratiques littéraires tendent à problématiser les paramètres de leur incarnation concrète. Ne reposant plus sur l’historique de vie consensuel du livre papier, ces nouvelles pratiques d’écriture se calquent sur les propriétés de leur support et tendent à réitérer leur processus d’élaboration, leur dynamique expérimentale. Pourtant, nous sommes déjà en mesure d’esquisser des étapes de l’existence de la littérature numérique, ce dialogue avec le support ayant connu des déplacements significatifs. Historiquement, la première prise en compte des caractéristiques du support numérique conjuguait les notions d’hyperlien et d’interactivité. Nombreux sont les théoriciens à s’être penchés sur l’importance de ces notions, et ce, dès les premiers balbutiements du Web (Aarseth, 1997 ; Murray, 1997 ; Douglas, 2000) jusqu’à aujourd’hui, à l’heure du Web 2.0 (Cauquelin, 2006 ; Bernstein, 2009 ; McIver Lopes, 2010). Le lien s’est révélé pour plusieurs créateurs un facteur décisif de rupture avec les modèles discursifs antérieurs, ouvrant explicitement sur l’idée de l’espace comme lieu d’exploration de la textualité. Était alors prônée, dans les hypertextes de fiction et les fictions arborescentes, la rupture de la rhétorique discursive, permettant ici une déstructuration narrative (engageant le lecteur à rétablir une cohérence actantielle), là une problématisation de l’autorité à travers cette interactivité offrant au lecteur une supposée part au travail de l’écriture [2].

À ce premier temps de la littérature numérique succède [3] une époque davantage marquée par une polyvalence médiatique. Les oeuvres plus récentes se décentrent du fanatisme de l’hypertextualité pour mieux engager une mobilisation large et diversifiée des moyens techniques offerts par le support numérique. Ce déplacement appelle ainsi la multiplication des médias, une capacité de mise à jour continuelle et une stratification historique du discours [4]. Marquées par une prise en compte avancée de la dématérialisation de l’oeuvre littéraire, les pratiques littéraires numériques se développent autour d’une esthétique profondément définie par la diffraction des contenus et par leur hétérogénéité, tout autant que par un détachement de la fixité de ces contenus, rapport entre le texte et son support pourtant fortement conventionnalisé dans l’écosystème du livre. C’est à l’étude de cette transformation de l’idée d’oeuvre que nous voulons contribuer par cette réflexion. Dans le contexte que nous venons d’esquisser, nous postulons que plusieurs oeuvres d’écrivains actuels s’élaborent dans un double mouvement de diffraction des contenus et d’accumulation archivistique, mouvement qui vient ainsi estomper l’identité propre de chacun des projets littéraires et artistiques au profit d’une saisie stratifiée et réticulée d’une oeuvre-archive profondément mosaïquée [5]. Afin de montrer comment cette attitude à l’endroit de l’oeuvre et de son inscription dans une démarche artistique plus générale de l’auteur tend à s’exprimer de façons parfois fort différentes, nous examinerons deux projets qui paraissent éclairer avec netteté ce déplacement.

François Bon, l’un des pionniers français du Web littéraire, a su moduler sa présence numérique au fil de différents projets, dont le site Le Tiers Livre constitue l’actuel point d’aboutissement. Décrire Le Tiers Livre comme un blogue n’est pas mentir, mais l’étiquette paraît bien insuffisante et surtout trop connotée. Rassemblant diverses lignes d’écriture, des tonalités variées, des zones d’archives imposantes, le site que François Bon a développé joue par ailleurs une fonction importante dans le processus littéraire, se plaçant à la fois comme un avant-texte global et le lieu de présence au monde de la figure auctoriale. Le flux de l’écriture est au coeur du projet – flux comme continuité à travers le temps, flux comme mouvement et processus originel de l’écriture littéraire. C’est la tension vive entre l’élaboration d’une oeuvre à travers le temps et les rouages de l’écriture dans son perpétuel exercice qui sera l’objet de notre examen.

Désordre de Philippe De Jonckheere, par son exploration des possibilités de visualisation des contenus archivés dans une base de données numériques, nous permettra d’interroger la notion d’oeuvre en tant que processus. D’une façon qui épouse naturellement certaines des propriétés des médias numériques, soit la modularité, la variabilité et l’évolutivité des contenus (Manovich, 2001), Désordre permet de repenser non seulement l’intrication de l’oeuvre et de son support, mais également la notion même de texte. Alors que, de façon fortement sédimentée dans notre imaginaire pétri par la culture de l’imprimé, nous avons une conception de l’oeuvre comme résultante d’un processus antérieur et complété, nous retrouvons avec la culture de l’écran des pratiques artistiques d’abord caractérisées par le mouvement qui les engendre. Ce mouvement, Philippe De Jonckheere en fait un moteur de création, réactivant sans cesse les contenus archivés en les liant aux objets qui s’accumulent dans son Désordre au fil du temps. De fait, cette oeuvre ne peut être pensée en dehors de la mise en scène du temps de création qu’elle offre. La temporalité y devient de façon métaphorique la matière même du texte, son tissu aux motifs singuliers. La mémoire, pensée selon une logique archivistique familière à Perec, qui est par ailleurs l’une des figures centrales de Désordre, devient le principe fondateur de l’oeuvre. Guidés par l’hypothèse que le support numérique permettrait une représentation dynamique des phénomènes mémoriels en opposition avec le caractère fixé du support imprimé, nous tenterons de dégager les principes de cette mémoire mouvante et en constante élaboration. 

C’est le dynamisme profond de ces deux sites-oeuvres qui nous paraît décrire le plus efficacement leur esthétique même et leur ancrage dans la culture numérique. Aux antipodes des sites comme vitrines d’écrivains ou d’artistes, Le Tiers Livre et Désordre constituent des démarches créatives attachées aux singularités du numérique, de sa combinatoire fondamentale à sa temporalité « floutée » par un travail de diffraction des contenus.

Le Tiers Livre : une écriture transactionnelle

Et si la littérature retransmettait dans l’écart cette expérience même du monde, celle-ci se constitue directement, et en temps quasi réel, sur le support même où nous lisons. Ce n’est pas un fonctionnement neuf, Baudelaire l’a déjà analysé dans Le peintre de la vie moderne : mais il bouleverse la fonction même du récit ou de la fable, l’autorise à se propager dans le même temps réel, l’instance de publication devenant immédiate, au sein même du corps monde – et c’est l’ivresse de cette fluidité du langage, où il devient si facile aussi de se perdre.

Bon, 2010a

L’idée de cet arrimage entre expérience et médialité traverse constamment les textes que François Bon publie sur son « site » Le Tiers Livre, depuis sa création au tournant des années 2004 et 2005. Le terme « site » paraît bien avare de finesse pour saisir la nature et le rôle que cet ensemble numérique joue en regard de la production littéraire de son auteur. Lieu de constitution et de transformation de l’écriture de François Bon, Le Tiers Livre est modelé et remodelé, jouant de la complexité discursive élaborée à travers le temps et au gré de projets hétéroclites. C’est à la construction d’une littérature comme transaction que l’on assiste : rapports avec le langage, avec le monde qui se modulent diversement, appropriations de la littérature par la lecture et par l’écriture conçues comme mouvements indifférenciés, circulations des textes, en phase avec les expérimentations courantes de diffusion numérique. Lieu d’existence de la parole littéraire, Le Tiers Livre joue un rôle déterminant dans la présence de l’auteur dans le milieu hybride de la littérature actuelle.

Conscient du potentiel de mise en réseau, à la fois des contenus et des gens dès l’invention du Web, François Bon a exploré diverses formules, à commencer par une page Web personnelle mise en ligne en 1997 (Bon, 2006a ; 2010b), qui lui permet de médiatiser son activité comme écrivain (ainsi perçu par l’institution) et de poursuivre son engagement comme animateur d’ateliers d’écriture (par des liens, des textes, des suggestions de lecture). Il crée en 2001 le site remue.net, projet de diffusion sur la littérature française contemporaine. Rapidement transformé en structure associative, remue.net est un collectif d’auteurs qui l’occupe de 2001 à 2004, moment où il sent la nécessité d’un repli sur une démarche personnelle :

[…] au bout de quatre ans à travailler en équipage dans remue.net, un certain plaisir à reprendre la barre d’un petit dériveur de régate en solo, retrouver le goût de la vague, et que ce qu’on met en ligne interfère directement avec l’écriture et le temps personnels, quand remue.net avait pris une dimension collective qui ne le permettait plus, du moins de cette façon.

Bon, 2006a

Le dériveur se présente aussitôt sous deux visages : Le Tiers Livre, qui est le lieu principal d’expérimentation et qui demeure tel encore aujourd’hui, et Tumulte, un projet d’écriture quotidienne à échéance préétablie [6]. Ce cheminement est à l’origine de la formule actuelle du Tiers Livre : l’écriture de type blogue de Tumulte est venue se greffer au Tiers Livre d’abord défini comme version améliorée des pages personnelles répertoriant des liens et présentant l’oeuvre de l’auteur.

Le choix même du nom du site, Le Tiers Livre, est d’emblée révélateur. Non pas justifié explicitement dans un onglet du site selon l’usage courant (dans une page qui serait une forme d’« à propos de ce site »), ce choix s’explique par plusieurs allusions à Rabelais et à son oeuvre. Au-delà de l’anecdote du lieu de vie qui leur est commun (la ville de Tours), c’est à la fois la puissance de la langue de Rabelais et le rôle joué par ce livre en particulier qui justifient cet emprunt. Langue et parole constituent le noyau central du Tiers Livre de Rabelais, comme Bon le rappelle lui-même en présentation de l’oeuvre sur publie.net(2009) :

Alors un premier niveau de farce, récurrente, soit. Mais c’est à un déploiement complet de toutes les strates de la parole qu’on va assister, et selon son locuteur. La parole des livres, celles [sic] des horoscopes. La langue du rêve, et celle des poètes. Le muet, la sorcière. [...] Et, ultime « incohérence » du Tiers Livre, on décide, à l’exact milieu du livre, de s’en remettre au fou, on ne parlera plus que de folie, mais comme ledit fou on va le chercher à la cour du roi (tiens donc), il n’arrivera comme par hasard que pour clore le livre [...]. Alors choisissez : rien de facile, mais rien qui récompense autant. Livre à la fois le plus secret [...] et celui qui embarque le plus loin dans la naissance même de la fiction.

Émergence forte de la fiction, malheureusement dans un livre relativement confidentiel, cet ouvrage évoque les mutations importantes de la société [7], comme le numérique peut l’être aux yeux de Bon. Et il appelle donc une logique d’atelier, d’expérimentation, de déploiement lent et ouvert aux possibilités :

Je me souviens en décembre 2004 d’un passage hôpital, et que cette idée du nom Tiers Livre me venait avec force pour dire, tout simplement : ceci, ce site Web, est un livre, une oeuvre en développement par elle-même, et non pas la médiation du travail de Bon François, auteur .

2010b

Refus de la pure vitrine (même si, performativement, le site en est toujours une), déni d’une approche de l’écriture « en attendant » [8] : Le Tiers Livre se place, sous la gouverne de Rabelais assumant son incohérence et ses bouleversements, dans le numérique pour constituer un lieu de parole complexe.

La description de ce cheminement dépasse le simple historique. À travers ces choix et ces réorientations s’exprime une ligne « éditoriale » qui trouve à s’incarner dans la structure même du site. Trois principaux ensembles forment Le Tiers Livre de François Bon. Le « Tiers Livre » lui-même est le coeur du projet, actuellement étiqueté comme « blog|journal ». À ses côtés figurent deux carnets, dits « Carnets du dedans » (associés aux projets d’écriture, de fiction) et « Le journal images » (rendant compte du rapport avec le réel, à la façon de chroniques [9]). Chacun de ces ensembles se scinde en différentes rubriques (six pour chacun des carnets, neuf pour « Tiers Livre »), lesquelles comptent un nombre variable d’entrées et parfois des sous-rubriques [10]. Cette complexité thématique, très sensible et manifeste, crée plusieurs zones où s’insèrent des discours aux tonalités différentes. Ce carnet pluriel impose pourtant une fonction, assez communément présente, d’intervention. Des rubriques comme « Tiers Livre/grognes & société » et « Carnets du dedans/haines, dédains, colères » relèvent de la polémique, de la prise de position, bien que la fictionnalité du propos soit plus affichée dans le deuxième ensemble. Selon une dynamique différente, les entrées sous « Le journal images/écrans mémoire » laissent une place prépondérante à l’image, à la photo, mais qui sert habituellement de déclencheur à un propos chargé idéologiquement ou axiologiquement, en lien avec le monde dans lequel évolue l’auteur. Ce monde, ce réel, François Bon en propose un portrait, faisant sienne la conception du réalisme en littérature, selon Perec, au point de donner à lire un large extrait de ce texte :

[…] si la littérature crée une oeuvre d’art, c’est parce qu’elle ordonne le monde, c’est parce qu’elle le fait apparaître dans sa cohérence, parce qu’elle le dévoile, au-delà de son anarchie quotidienne, en intégrant et en dépassant les contingences qui en forment la trame immédiate, dans sa nécessité et dans son mouvement.

2010c

La saisie du monde est une forme de traduction et de mise à distance ; intervenir à propos du réel, sur le réel, c’est donc faire oeuvre de littérature.

Cette dimension d’intervention trouve également à s’exprimer à propos de la sphère artistique en général, et plus particulièrement la sphère littéraire. Plusieurs rubriques y sont consacrées : « Tiers Livre/ateliers d’écriture », « Tiers Livre/auteurs & littérature », « Tiers Livre/Le livre & Internet », « Le journal images/Bibliothèques & librairies »..., avec pour effet de multiplier les angles sous lesquels l’écrivain défend une conception de la littérature, au sens large, mais aussi de l’écosystème du livre, de la littérature numérique et des auteurs importants à lire. La lecture régulière du Tiers Livre donne à saisir le combat quotidien mené par l’auteur, lequel souligne à grands traits le passage raté des éditeurs au numérique, l’aveuglement des écrivains par rapport à une institution littéraire moribonde et aux droits d’auteur, des aberrations administratives dans le financement de la culture [11]... Polémiste, François Bon s’est donné un porte-voix efficace, fondé sur un large lectorat fidèle et une rhétorique du ressassement des positions qu’il défend et explique sans relâche.

Le travail sur l’écriture appelle une plongée dans les possibilités mêmes du numérique, qui dépasse le simple discours sur cette réalité. Les « Carnets du dedans » rassemblent de telles propositions de façon variable depuis leur mise en place (en août 2009). Le choix éditorial de François Bon se poursuit donc par la démonstration des avenues ouvertes grâce au numérique. En témoigne le récent projet « Une traversée de Buffalo », où chacun des textes brefs s’inspire d’une vignette tirée de la vision aérienne de différentes villes industrielles américaines disponibles sur Google Maps. Réflexion et fabulation autour des singularités de la ville en Amérique du Nord, ce projet d’écriture accumule les séquences textuelles, enchaîne les images (Bon, 2010d). Cette projection dans la fiction, présentée telle, ne se comprend toutefois pas en dehors du travail de médiation du réel. Ainsi les « Carnets du dedans » se trouvent-ils ponctuellement appelés, par hyperliens, depuis les autres ensembles du site, que ce soit dans la continuité indissoluble entre les expériences réelles et les textes de fiction (la réelle visite de Buffalo par Bon évoquée à quelques reprises) ou à titre de preuve, d’illustration dans un texte plus essayistique, ce projet Buffalo étant justement convoqué depuis un article placé dans « Tiers Livre/grognes & société », intitulé « je suis Grec aussi » (Bon, 2010e), pour illustrer le délabrement typique des villes américaines [12]. La fiction se révèle un lieu de parole distinct de la prose d’idées, par le développement de sections autonomes, mais doit être vue comme l’un des modes, l’un des lieux de la parole qui se complexifie ainsi à travers le tout Tiers Livre.

L’ampleur de cette écriture Web, à la fois essai et fiction, à la fois discours intime et harangue publique, s’inscrit dans le temps et l’espace. Le procédé n’est pas nouveau ni original : François Bon tient un blogue, à la manière de milliers d’autres, blogue qu’il alimente à peu près quotidiennement depuis fin 2004. De ce point de vue, son écriture numérique répond aux caractéristiques du genre, à la différence près qu’il remet en question, problématise, dépasse plusieurs enjeux qui lui sont liés. Définie par l’antéchronologie de la présentation des contenus (les articles les plus récents apparaissant au haut/au début de la liste), la publication par blogue renouvelle continuellement ce qui est présenté au visiteur qui consulte le site [13]. La page d’accueil du Tiers Livre joue le rôle du relais des nouveautés associées aux différentes rubriques, de même que les trois fils RSS publicisent les entrées récentes des zones principales du site. Cette dynamique éditoriale exemplifie parfaitement la logique de flux que l’on associe au Web (idée que relaie Bon) : à l’écran se recomposent constamment des contenus, des liens, des articles modulés par la fuite en avant du temps et la variation des interfaces [14]. Si le flux caractérise bien l’expérience de lecture, la conséquence de cette machine emballée, du côté de l’auteur, est une forte accumulation de contenus [15]. Versant positif : le blogue rassemble en un support unique une diversité de textes, d’interventions, de notes, tout comme il est le lieu de stockage des lectures, des liens, des expériences. En témoignent, outre la rubrique « Tiers Livre/brèves & petites infos », ces « registres » (« Carnets du dedans/registre des activités »), rassemblant des articles eux-mêmes mis à jour sporadiquement, portant sur la vie numérique, les lectures, les écoutes ; des listes, des annotations, des commentaires sont accumulés, constituant une trace des parcours et expérimentations circumnumériques. La convergence des contenus, des écrits, des propositions d’un seul auteur caractérise avec force cette voûte numérique. Versant négatif, que signale François Bon lui-même : le facteur temporel (comme signal de l’accumulation progressive) joue contre cette vertu. Sensible aux fonctionnalités des différents CMS des blogues [16], il déplore que la plupart des auteurs négligent d’offrir des modes de navigation en profondeur :

La forme devenue dominante des blogs s’enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle : c’est étrange à voir. Pas de thésaurisation d’ensemble, pas d’arborescence de travaux menés parfois sur des années : donnant primauté à ce bruit de la mise en ligne au quotidien, qui en fait en même temps l’outil le plus actif, comme on plaçait nos affiches autrefois, seau de colle à la main, en pleine ville (c’est peut-être le plaisir nostalgique d’Internet, pour nous arrivés dans l’après 68 ?)...

Bon, 2007a

Cet enfoncement, résultante de la course à l’actualisation des contenus, joue contre le blogue qui est son propre agent d’anéantissement.

Si le blogue, et Le Tiers Livre à plus forte raison, repose sur une consultation régulière de ses nouveautés (par la page Web ou par RSS), l’appréhension du projet global qu’il recèle est donc réalisable à travers le temps. Il demeure toutefois possible (et nécessaire) de relire cet ensemble stratifié. Outre la navigation dans les archives (par remontée temporelle), il existe deux modes complémentaires de consultation, que sont les liens et une arborescence structurée [17]. La dimension temporelle s’impose souvent comme caractéristique fondamentale des blogues, mais la présence des liens paraît tout autant définitoire [18]. L’écriture de François Bon dans Le Tiers Livre est émaillée de ces passages en gras, signal que ces mots appellent d’autres textes, d’autres pages. Si une part de ces liens conduit le lecteur hors du Tiers Livre, une part significative d’entre eux renvoie à des pages prédécentes ou corollaires (à l’intérieur d’une même zone ou vers des pages des autres zones). Illustrations, compléments d’information, formulations antérieures d’une même idée, retour sur un site, une lecture, un événement signalé auparavant : les liens constituent une extension significative et signifiante, confirmant le rôle de relais associé à l’écriture de Bon, à cette conception de la transaction instillée dans sa démarche Web [19]. D’une part, le geste d’écriture conduit l’auteur à suggérer, pointer, lier des contenus complémentaires ; d’autre part, pour le lecteur, la consultation (aléatoire) de tous ces liens contribue à la « sérendipité » couramment associée au Web – forme de découverte heureuse et fortuite, dont l’auteur constitue ici un rouage privilégié. Il paraît important toutefois de ne pas considérer cette réticulation interne du Tiers Livre comme une pure manifestation du hasard ; l’accumulation est contrôlée et balisée, ce dont rendent compte la structuration en rubriques et les rappels, sur chaque page, de ces liens thématiques. Cette base de données [20] repose sur une arborescence, à entendre littéralement (tel que vu plus haut) et métaphoriquement, liant selon Bon les livres et le site :

Alors certainement je n’ai pas publié vingt et un livres, je n’ai jamais établi de compte de ce genre. Il y a une arborescence centrale, très mince, et sur chaque noeud de l’arborescence on revient, on complète. Et pour organiser son propre retour à ce centre arborescent, où sont les grandes forces, on dresse des ateliers, on expérimente en laboratoire.

(Bon et Hesse, 2003 : 4)

L’image développée ici n’est pas abusive, puisque la démarche d’écriture de Bon consiste à tisser sans relâche, à revenir sur des motifs d’obsession, à travailler à partir de matériaux privilégiés une réflexion sur le réel et sur la littérature. La stratification du Tiers Livre est non pas fossilisation, mais plutôt constante retraversée – des thèmes, des lieux. Établissant un « réseau de correspondances » (Saemmer, 2007 : 120), proposant une « lecture où circuler » [21], Bon combat constamment l’effet de fosse à bitume du blogue en réactivant des contenus précédents, que ce soit par auto-citation ou par récapitulatifs (listes de pages antérieures sur un même sujet), ce qui s’ajoute à la navigation par rubriques, constamment disponible de part et d’autre des articles. En phase avec l’intrication étroite que Bon soutient entre les gestes de lecture et d’écriture [22], ce constant dialogue du site avec lui-même mobilise et met donc en relation les archives dont ne peut rendre compte la page d’accueil, archives qui sinon tombent dans l’oubli. Dans cette revivification des racines de l’arborescence s’exprime un deuxième visage de l’arrière-boutique dont l’image est chère à Bon [23] : en plus de l’accès à l’atelier de l’écrivain, perçu de façon absolue, le site donne à lire les antécédents d’une parole qui s’exprime dans l’actualité. La lecture du Tiers Livre s’ancre dans ces mouvances internes qui réactivent le contenu au lieu d’en accuser la simple obsolescence.

L’oeuvre que dessine Le Tiers Livre se conçoit difficilement en dehors de la dynamique qui la caractérise. Outre la mobilisation de contenus internes (pages antérieures) et externes (sites référencés), une forme de circulation est perceptible par les mouvements de l’écriture. Les escapades hors du créneau central illustrent bien la recherche du positionnement de cette écriture : des parties cachées du Tiers Livre émergent parfois, disparaissent soudain ; des sites expérimentaux existent en parallèle (oeilnoir.net, habakuk.fr, friche.net, ouvrez.fr...) ; des ressources externes alimentent indirectement Le Tiers Livre (comme la chaîne vidéo du Tiers Livre sur YouTube, les comptes Facebook et Twitter de Bon) ; la publication de versions stabilisées de projets d’écriture Web (Recherche d’un nouveau monde et La ville est ce cri) et la réinjection dans le numérique d’oeuvres « papier » [24], toutes sur publie.net, assurent la circulation des textes de l’auteur. L’écriture se dessine ainsi dans le fil quotidien du temps, s’y attache et s’en extirpe à la fois, dans cette zone de transit et de transaction qu’est Le Tiers Livre :

On nous demande de lire nos textes publiés, et qui sont des étapes désormais raidies dans notre propre passé, [on] nous demande l’effort de parler de notre travail, quand le meilleur de ce travail est forcément ce qui s’y présente en rupture d’avec l’intention, d’avec la parole.

Il faudrait que cette expansion au quotidien rende ceci visible. J’avais pour projet initial d’arrêter cette contrainte [écriture de Tumulte] au bout d’un an exactement, et d’en publier le résultat : peut-être s’agirait-il plutôt d’une nappe souterraine, indéfiniment prolongeable, indépendante du livre en cours, une sorte simplement de fixation mentale, contrainte sur soi à insérer dans l’écriture, ou rendre concrète par l’écriture, dès son intuition mentale, abandonnée sinon à la méditation, au regard, à la traverse, au carnet.

Bon, 2006b

Il y a donc une place centrale dans cette oeuvre pour l’indéterminé, une ouverture à l’inattendu. Impossible de la saisir dans son projet, qui évolue avec la naissance et l’extinction de différents projets spécifiques, avec la réorientation du site en fonction des intérêts et des technologies disponibles. En ce sens, l’intentionnalité et la préméditation deviennent des paramètres obsolètes pour cette oeuvre qui ne se cristallisera jamais vraiment – la passion de Bon pour Balzac apportant in fine la confirmation de cette impossibilité :

Proust formule alors que ce qui rend vivant la logique de Balzac, c’est qu’elle n’est pas préméditée. Que la construction volontaire de l’oeuvre, via les personnages récurrents, s’organise depuis l’état de fait de l’oeuvre déjà publiée. D’où la question pour lui : comment construire logiquement une oeuvre, sachant que cette logique ne sera forte que si elle est rétrospective ?

Bon et Hesse, 2003 : 3

Désordre.net : la mise en oeuvre du dynamisme mémoriel

Nos existences sont des labyrinthes dont certains méandres sont communs à d’autres dédales empruntés par d’autres (pas toujours contemporains d’ailleurs). Ces réseaux sont amenés à s’intercroiser à l’envi, pourvu qu’on ait l’intelligence de s’y perdre. Sur la petite fenêtre lumineuse j’offrais enfin aux autres voyageurs ne serait-ce qu’un infime pixel, qui s’éteindrait sans doute un jour, mais qui aujourd’hui brillait de toute sa fierté de nouvel arrivant.

De Jonckheere, 2001

L’idée même de désordre, confrontée à celle d’oeuvre, soulève un paradoxe. L’oeuvre, pourrait-on croire, implique toujours un travail de structuration, aussi retors soit-il. Ainsi, ce que nous offre Désordre de Philippe De Jonckheere, c’est évidemment non pas un désordre effectif et l’on peut se demander à bon droit si une telle chose existe [25] –, mais plutôt l’expérience du désordre, l’un de ses effets, sa représentation. Et le numérique, c’est l’hypothèse que nous souhaitons soumettre à l’examen, permettrait une singulière représentation du désordre. Nous dégagions en introduction deux temps des écritures numériques, laissant entrevoir que le fanatisme de l’hyperlien et de l’interactivité aurait laissé place, et ce, de façon marquée, à une exploration de la polyvalence des médias numériques. Ce phénomène, croyons-nous, appelle une perspective théorique sensible aux dessous de l’oeuvre numérique, à savoir les bases de données qu’elle exploite. L’examen du Tiers Livre de François Bon ouvrait déjà sur cette perspective par l’idée d’accumulation, de listes et de récapitulatifs. Bien plus qu’un simple détail, il faut voir dans la base de données une authentique forme d’expression culturelle, que Manovich oppose par ailleurs au régime narratif des représentations :

En tant que forme culturelle, la base de données représente le monde comme étant une liste d’éléments, et elle refuse d’ordonner cette liste. En revanche, un récit crée une trajectoire de causes à effets à partir d’éléments (événements) en apparence désordonnés. Par conséquent, la base de données et le récit sont des ennemis naturels. En compétition pour le même territoire de la culture humaine, chacun réclame un droit exclusif pour donner une signification au monde.

2001: 225 ; nt[26]

Ce que Manovich suggère, pour faire suite à ce constat, c’est que les nouveaux médias, par les principes qui les régissent, offrent un support idéal pour la mise en place d’oeuvres déployant un imaginaire de la base de données.

En général, affirme-t-il, la création d’une oeuvre sur un nouveau média peut être comprise comme étant la construction d’une interface de visualisation d’une base de données.

Ibid. : 226 ; nt[27]

Désordre de Philippe De Jonckheere incarne un tel imaginaire de la base de données, principalement en élaborant au fil du temps une réflexion sur la mémoire et l’expérience du quotidien. Ce site, en ligne depuis 2001, est le lieu où l’artiste dépose divers projets de création : carnet de notes, textes littéraires, photographies, dessins et hommages à certains classiques s’y côtoient. Il remplit d’abord une fonction d’archivage. Cependant, ce qui fait la singularité de la démarche de Philippe De Jonckheere, c’est le souci de lier entre eux les milliers de fichiers [28] déposés sur le site au fil du temps. Cette liaison des contenus, qui ne semble répondre à aucune logique bien définie, épouse en quelque sorte le principe de la réminiscence proustienne et induit un mode de lecture où l’expérience de l’internaute tient bien davantage de la dérive que de la navigation. La réminiscence, chez Philippe De Jonckheere, n’est plus uniquement un phénomène mental ; elle est figurée, de façon tangible, comme étant une errance dans le fatras des archives qui représentent la mémoire. Des souvenirs d’événements personnels et collectifs, aussi bien que des oeuvres forment ensemble des mosaïques, des agencements mouvants où de nouvelles ramifications sont toujours susceptibles de surgir au détour de l’écriture. On comprend sans peine, à fréquenter ce site, qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une expérimentation sur les possibilités de visualisation des contenus archivés et des liens qui les unissent.

Ce phénomène de réactualisation des objets archivés s’incarne par exemple dans l’écriture quotidienne du « Bloc-notes du désordre » (De Jonckheere, 2010a). Ainsi, à l’entrée du 30 juin 2010, De Jonckheere confie avoir repris contact avec son ancienne analyste. En accompagnement du texte se trouve une image animée, composée de plusieurs photographies agencées en une séquence temporelle, où l’on peut observer la circulation automobile dans une ville, en plongée, laissant supposer que les photographies ont été prises du bureau de l’analyste :

Je viens de reprendre contact avec mon ancienne analyste. Le besoin de faire le point sur mes dernières interprétations, [m]’assurer qu’elles ne relevaient pas de l’analyse sauvage ou même de ce que j’appelle habituellement la psychologie de comptoir. En sortant du cabinet de mon analyste, je monte ficelle au septième étage où je retrouve avec plaisir la vue panoramique sur le carrefour de la Croix de Chavaux à Montreuil. Et tandis que je me livre à cet ancien rituel photographique, je ressasse à propos de l’opportunité, ou non, d’entammer [sic] une nouvelle analyse. [29]

De Jonckheere, 2010b

Cet agencement est tout à fait symptomatique de la réticulation qui caractérise Désordre. L’écriture du quotidien, qui joue de la tension entre l’intimité et l’écriture publique jusqu’à verser parfois dans l’extimité (Tisseron, 2001), est l’occasion d’incessantes réactualisations des contenus archivés. Ce faisant, les divers objets artistiques contenus dans le site acquièrent un certain statut référentiel ; il s’agit non plus tant d’oeuvres autonomes que de bribes dont la signification est à chercher dans les lacis de la mémoire numérisée qu’est Désordre. Se souvenir, semble nous dire l’auteur, c’est d’abord tisser des liens. La sédimentation des expériences du quotidien, au fil des entrées sur le blogue qu’est le « Bloc-notes », s’effectue en se greffant à des strates de passé. Dès lors, ce qui fait de ce site une oeuvre qui table sur l’expérience du temps, c’est notamment cette manoeuvre, rendue techniquement possible par le média numérique, qui consiste à lier différents projets échelonnés dans le temps. Et c’est la nature numérique de ces objets qui permet une telle modularité, qui s’explique par l’autonomie des objets numérisés dans les bases de données. Cette possibilité technique d’afficher en agencements visuels divers les contenus archivés n’est pas à négliger, puisqu’elle est au coeur de cette poétique de la diffraction de l’oeuvre que l’on remarque dans plusieurs pratiques artistiques sur support numérique.

Ainsi, la notion d’oeuvre dynamique, que nous opposons à l’oeuvre fermée de la culture imprimée, trouve un moyen d’expression tout naturel grâce aux propriétés du numérique. Samuel Archibald (2009 : 90) insiste avec justesse sur l’intrication de la pensée et des techniques qui en rendent l’expression possible. L’exemple de la représentation de la mémoire, dans Désordre, rend probante l’indissociabilité du média et du message qu’il porte. Poussée à son expression la plus radicale, la modularité des contenus archivés sur un site Web peut donner lieu à une représentation aussi protéiforme que l’est la page d’accueil de Désordre. Chaque projet, représenté par une image qui entretient avec lui un rapport métonymique, peut se retrouver à n’importe quel endroit sur la surface de la page d’accueil. Ce procédé de déplacement des contenus permet la mise en place d’une authentique table des matières mouvante, et en cela épouse parfaitement le projet d’une représentation cinématique du désordre. L’internaute peut recharger la page d’accueil autant de fois qu’il le souhaite, il sera toujours confronté à de nouveaux agencements, dont la quantité est incommensurable.

Un retour sur l’historique des différentes pages d’accueil de Désordre est instructif quant à la généalogie du dynamisme que l’on y constate aujourd’hui. Dans la section du site intitulée « Comment j’ai amplement merdé dans la réalisation de ce site » (2009a), Philippe De Jonckheere présente les différentes formes que son site a adoptées au fil du temps. Mieux, ces versions y sont archivées, grâce auxquelles l’internaute peut expérimenter les diverses interfaces de visualisation qui ont permis la navigation dans Désordre depuis sa création. Ce qu’on y constate, c’est d’abord l’étonnante proximité des premières variantes avec les principes de la tabularité du livre imprimé. La première version, dont l’auteur affirme qu’elle « ressemblait à tout ce [qu’il] n’aime pas qu’un site soit » (De Jonckheere, 2006b), propose une liste de quelques projets dans ce qu’il convient d’appeler une simple table des matières. Avec le temps, les interfaces de visualisation des contenus du site se sont complexifiées, jusqu’au 22 novembre 2005, où le site trouva une forme stable, qu’il garda jusqu’en 2009. Cette version de 2005 (De Jonckheere, 2009b) offre une carte où sont représentées, à l’aide de croquis, les différentes parties de Désordre. Celles-ci sont reliées par d’innombrables flèches qui laissent entrevoir le dynamisme du site, où les liens qui ordonnent les parties en un tout sont si nombreux, chaotiques, qu’ils induisent paradoxalement une impression de désordre. D’ailleurs, le commentaire de Philippe De Jonckheere à propos de cette carte ne laisse planer aucun doute quant à ses visées ironiques :

Savez-vous ?, mais il se trouve des gens pour râler contre le désordre de ce site, un comble !, mais j’ai tout de même décidé de les écouter (un peu), j’ai donc changé la page d’accueil qui accessoirement sert aussi de plan du site. À vrai dire je ne suis pas certain que cela ne finisse pas par rajouter un peu de confusion.

De Jonckheere, 2009a

On le comprend sans peine en observant l’évolution de Désordre, les efforts déployés par son auteur sont tous dirigés vers une expérience de navigation sans cesse plus déroutante, complexe, s’appropriant les possibilités de classement des objets numériques dans une base de données en vue d’induire l’égarement de l’internaute. Cette poétique du numérique, oserions-nous affirmer, participe également d’une logique du détournement, dans la mesure où l’utilisation la plus répandue des bases de données sur le Web consiste précisément à ordonner les contenus et à développer des outils servant un repérage plus aisé et plus intuitif. L’absence de moteur de recherche sur Désordre est conséquente de cet objectif visant à désorienter l’internaute. La généalogie de Désordre, telle qu’elle se présente, c’est-à-dire en conservant en ligne ses états antérieurs et en les intégrant telles des poupées gigognes, ne participe pas davantage à une volonté d’éclaircissement. Au contraire, il s’agit bien là d’une multiplication des portes d’entrée proposées au lecteur. L’oeuvre ici n’est pas seulement diffractée ; elle se présente en de multiples dédoublements temporels où, de façon spéculaire, chaque état ultérieur se souvient du précédent, traînant avec lui les traces du passé jusqu’à l’état présent par excellence, celui de l’affichage des contenus à l’écran d’ordinateur. L’archivage, tel qu’il se pratique dans Désordre, sert non pas une représentation limpide du passé, fixé une fois pour toutes et accessible à loisir, mais bien une conception de la mémoire individuelle marquée par une accumulation d’objets dans un réseau de sens qui ne peut que se complexifier au fil du temps en un jeu de renvois incessants.

La représentation de la mémoire proposée par Désordre ne se limite pas à la stratification et à la réticulation des différents contenus personnels archivés sur le site. L’oeuvre inclut également dans cette logique la mémoire des oeuvres avec lesquelles l’artiste se sent certaines affinités et, ce faisant, offre une représentation de filiations qui sont littéralement absorbées par l’oeuvre. Bien que les exemples de ce procédé soient nombreux dans le site, le plus probant demeure sans doute la section intitulée « La très petite bibliothèque » (De Jonckheere, 2005). En aboutissant dans cette section, le lecteur a l’occasion de naviguer dans différentes photographies des livres d’une bibliothèque. En cliquant sur une photographie des tomes de À la recherche du temps perdu de l’édition de la NRF, il accédera à une autre photographie sur laquelle sont représentés les mêmes ouvrages en édition de poche, truffés de signets qui laissent entrevoir l’importance de Proust dans l’imaginaire de l’auteur. Les représentations de la bibliothèque donnent clairement à voir que les livres y sont déposés dans les rayons sans ordonnancement précis, ce qui invite à croire que le Désordre numérique de Philippe De Jonckheere est une duplication du désordre bien réel de sa bibliothèque personnelle. À ce propos, le fait qu’on y trouve un exemplaire de Penser/Classer de Perec n’a rien d’innocent, puisque l’auteur partage avec ce dernier l’intérêt qu’on lui connaît pour la mémoire et la classification.

Un projet illustre à merveille cette filiation avec Perec et la façon avec laquelle il s’intègre dans la logique de Désordre. Le projet « Tentative d’épuisement de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec » (De Jonckheere, 2010c) constitue à la fois un exercice de valorisation et de mise à l’avant-plan de la filiation patente de Désordre avec l’imaginaire de Perec et une appropriation du texte où celui-ci est incorporé à la logique réticulaire de l’oeuvre entière. Reproduisant le texte intégral de Perec, Philippe De Jonckheere a hyperlié de nombreux mots de sorte qu’ils renvoient à différents sites Web correspondant à la réalité décrite. La remédiatisation, ici, n’implique pas seulement le passage du texte du média imprimé au média numérique ; elle épouse également la logique qui s’impose à ce dernier, à savoir la possibilité de liaison des contenus et la coprésence de plusieurs médias d’expression. Bien plus, il y a là une forme de phagocytose : en s’appropriant le texte de Perec, De Jonckheere s’arroge également le droit de décontextualiser des sites Web a priori extérieurs à Désordre, en modifiant du coup leur signification première. Ce type de déplacement et d’appropriation des contenus fait la lumière sur la porosité du numérique. Bien que chaque site puisse être considéré en tant qu’entité autonome, il n’existe pas, comme c’est le cas avec la culture imprimée, de frontière tangible entre les objets. Ultimement, la dynamique d’accumulation de Désordre pourrait bien faire en sorte qu’il s’y tisse des liens vers l’ensemble du Web. Perspective toute borgésienne, sans doute, mais qui permet de comprendre un trait fondamental de cette oeuvre, à savoir l’imaginaire de la base de données dont elle témoigne, son évolutivité marquée tant par la modularité des contenus que par leur variabilité.

Ce mouvement qui semble pousser Désordre à absorber les oeuvres d’autres auteurs, de même que des sites Web, ne s’arrête pas à l’incorporation de données. Désordre, d’un certain point de vue, absorbe tout, et c’est précisément cela qui en fait un désordre. Ainsi, Philippe De Jonckheere emprunte non pas seulement un texte à Perec, mais également ses procédés. Le projet « Pola journal » (1999), où il a consigné son quotidien à raison d’un polaroïd par jour, du 11 mai 1998 au 11 mai 1999, est largement tributaire du projet perecquien d’une saisie « [du] banal, [du] quotidien, [de] l’évident, [du] commun, [de] l’ordinaire, [de] l’infra-ordinaire » (Perec, 1989 : 121), en plus d’annoncer pareil projet chez François Bon, sous une version textuelle, avec Tumulte. À l’inverse, et c’est particulièrement sensible depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à la tête de la République française, le 16 mai 2007, Désordre inclut une importante critique politique. À partir de cet événement, et durant un certain temps, les internautes devaient indiquer pour qui ils avaient voté, et seule la « bonne » réponse (Royal) permettait l’accès au site. Par la suite, les photographies détériorées de Sarkozy se sont accumulées sur la page d’accueil, laissant clairement entendre le mécontentement de l’auteur [30].

À ces deux exemples antagonistes de l’ordinaire et du politique se greffent une foule de modulations, allant des représentations de la vie privée, en passant par la mise en ligne de casse-têtes, objets qui entretiennent un évident rapport métonymique avec Désordre, et d’innombrables mises en abyme où il est possible d’observer Désordre depuis une photographie de l’ordinateur personnel de l’auteur, ou encore une représentation complète du bureau de son système d’exploitation, permettant momentanément à l’internaute de scruter l’oeuvre à partir du point de vue du créateur, installé devant son écran.

On l’aura vu, le dynamisme de Désordre est largement redevable des propriétés du média qui l’accueille. La réaction instantanée à l’élection de Sarkozy, à même l’oeuvre, donne à voir à quel point le numérique permet la conception d’une oeuvre ouverte, d’une oeuvre qui incorpore ce qui l’approche, mais qui se laisse également modeler par le cours des événements. L’archivage, qui est la matière même de l’oeuvre, y occupe une fonction fondamentalement autoréflexive : non seulement agit-elle en tant que représentation de la mémoire, mais elle en vient également, oserions-nous dire, à se souvenir de ses propres élans mémoriels. Cette oeuvre spiralée, en poussant sa logique d’incorporation du monde jusqu’au bout, va même jusqu’à refuser le fameux « 404 Not Found » qui surgit dans les navigateurs Web lorsqu’une URL erronée est saisie dans la barre qui accueille les adresses. En effet, plutôt que de mettre un terme à l’expérience de navigation, une telle erreur provoque plutôt l’apparition d’une page sur laquelle est inscrit « URL Not Found » (De Jonckheere, 2006c). Par la suite, une fenêtre intempestive surgit à l’écran, relançant la navigation dans Désordre de façon aléatoire. Et simultanément, nous entendons un enregistrement de la célèbre réplique de HAL 3000, le super ordinateur de 2001. A Space Odyssey, qui lance avec ironie : « I’m sorry Dave, I’m afraid I can’t do that ». Non, on ne sort pas comme on veut d’un désordre qui, à force de s’étendre, instaure un ordre duquel rien n’est exclu.

[…] en tout cas il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout.

Perec, 2003 : 42

L’examen des deux sites-archives que sont Le Tiers Livre et Désordre confirme avec force cette hypothèse de Lev Manovich portant sur la dimension culturelle de la base de données. Oeuvres profondément modelées par le support numérique qui les accueille, ces sites offrent une expérience singulière de cette conformation. Chez François Bon, tout Le Tiers Livre constitue une base de données, avec ses éléments et sa structure ; le fonctionnement même de l’écriture amène à la consulter, à la mobiliser, à la déhiérarchiser temporellement par le travail de réactivation de contenus autrement fossilisés. Dans le site de Philippe De Jonckheere, l’accumulation appelle la problématisation de la dimension mémorielle de même que l’épreuve de l’ordre, jouée et expérimentée sous plusieurs aspects ; ces questions sont neutralisées, avec pour conséquence de déplacer l’idée d’archive. La notion d’oeuvre, corollairement, est passée à l’estompe : en tissant une disparate d’éléments, une production diffractée, ces sites constituent des oeuvres plus dynamiques que toute production imprimée, mais surtout se démarquent par l’absence de finitude et d’horizon déterminé. L’adjonction de l’image, de la photographie, geste commun chez Bon et chez De Jonckheere, vient enrichir l’écriture (comme déclencheur, comme accompagnement) en diversifiant les supports et en constituant une matière à fabulation singulière. Cette photographie, rarement à visée objective ou informative mais plutôt ancrée dans l’expérience, entrouvre les oeuvres sur une dimension intime, dimension également accessible par une création littéraire perceptible dans ses rouages et ses tâtonnements. L’arrière-boutique est meublée des scories du processus de l’écriture, soulignant autant des spécificités personnelles des auteurs que leur mode singulier d’appropriation des technologies. Des fourre-tout comme Perec les aimait, des fourre-tout qui habitent le numérique et qui font sens dans le contexte de cette culture qui les accueille.

* Tous les documents en ligne cités dans cet article ont été consultés le 2 février 2011.