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Bien qu’elle soit étudiée depuis longtemps par les politicologues, la contribution des groupes d’intérêts à la gouverne des sociétés modernes demeure un sujet de controverse. Pour d’aucuns, ces groupes alimentent la vie démocratique qui ne peut plus être confinée à ses institutions de base, soit les partis politiques et le Parlement [1]. D’autres pourtant insistent sur le fait que leur action vise essentiellement à détourner la gestion des affaires publiques de façon à satisfaire leurs intérêts particuliers[2]. Comment expliquer qu’une telle controverse persiste? Les positions ontologiques et épistémologiques divergentes des auteurs sont certainement une source de mésentente. Ces auteurs ne partagent pas les mêmes conceptions de l’action politique et de la vie démocratique, pour ne noter que deux éléments de divergence[3]. Cependant, dans un effort de dépassement de ces divergences, le présent article avance que l’action des groupes est trop souvent considérée de manière abstraite, c’est-à-dire à l’extérieur du contexte institutionnel où elle se situe. À un tel niveau de généralisation, le débat concernant la contribution des groupes ne peut que rapidement être entraîné sur les terrains de l’ontologie et de l’épistémologie. Mais lorsqu’elle est placée à l’intérieur de contextes institutionnels précis, l’action des groupes, constate-t-on, varie de façon remarquable. D’un État à l’autre, les valeurs et les normes auxquelles les groupes adhèrent, les objectifs qu’ils poursuivent, les stratégies qu’ils élaborent et, en bout de course, leur contribution à la vie démocratique diffèrent. Si certaines institutions encouragent les groupes à emprunter des stratégies qui visent à soutirer des bénéfices particuliers de l’État, d’autres favorisent une contribution plus valable sur le plan démocratique. Voilà une perspective qui risque, sinon d’en finir avec le lobbying, du moins d’apaiser quelque peu la controverse concernant l’action des groupes d’intérêts.

Au-delà de cette controverse, le fait de négliger de prendre en compte le contexte institutionnel permet à certains auteurs canadiens de subsumer toute action des groupes d’intérêts sous le terme de « lobbying ». Dans un ouvrage sur la politique canadienne destiné à initier les étudiants au sujet, Robert Jackson et Doreen Jackson écrivent que « les activités politiques des groupes sont connues sous l’appellation de lobbying[4] ». Ils ajoutent : « le terme “lobbying” couvre tout effort en vue d’une interaction avec le gouvernement sur des sujets de politiques publiques[5] ». Par ailleurs, la Loi canadienne sur l’enregistrement des lobbyistes ajoute à la confusion en qualifiant de lobbying deux catégories d’activités passablement distinctes. Nikol James Schultz avance que la « loi trace un cercle autour d’une variété d’activités, certaines que tous comprennent comme étant du lobbying, mais aussi d’autres qui ont peu en commun avec cette activité[6] ».

Le présent article soutient que le lobbying, un concept emprunté à la littérature américaine, correspond à un type d’action que peuvent poser les groupes d’intérêts, mais qu’il paraît peu adapté à la réalité institutionnelle canadienne. En conséquence, le lobbying constitue une action relativement rare au Canada. Grâce à une analyse théorique s’appuyant sur des études empiriques, le présent article avance que les institutions politiques canadiennes encouragent une participation plus soutenue des groupes d’intérêts à la gouvernance que les institutions politiques américaines qui, elles, invitent le lobbying. L’article est divisé en deux parties. La première propose une typologie de l’action des groupes d’intérêts. La seconde établit des liens entre les types d’actions et les contextes institutionnels canadien et américain. Plus spécifiquement, cette partie illustre comment les institutions parlementaires issues du modèle de Westminster, le fédéralisme et les réseaux de politiques façonnent l’action des groupes d’intérêts canadiens par comparaison avec les institutions américaines.

Typologie de l’action des groupes

Les groupes poursuivent une foule d’activités allant de la fourniture de services à leurs membres à la conduite de campagnes d’information publique. Le présent article s’intéresse uniquement aux communications entre les groupes et l’État, tant sa fonction publique que son Parlement, et laisse donc de côté une part non négligeable des activités des groupes. Nul doute que la communication de messages, d’informations ou de connaissances pouvant servir à l’élaboration des politiques publiques est au coeur des préoccupations des politicologues qui se penchent sur les groupes d’intérêts[7].

En effet, la controverse concernant la contribution des groupes à la vie démocratique émane souvent de visions conflictuelles sur les motifs de la communication entre les groupes d’intérêts et l’État. Pour d’aucuns, ces derniers sont essentiellement motivés par la satisfaction de leurs intérêts particuliers alors que d’autres refusent une aussi simple catégorisation, considérant qu’il est possible qu’un groupe souhaite participer à la réalisation du bien commun. Ce type de distinction relativement aux motivations des groupes d’intérêts a été à l’origine d’un débat, en 1993, entre les professeurs W. T. Stanbury et Susan D. Phillips dans la revue Administration publique du Canada. Selon W. T. Stanbury, ces groupes qui se prétendent motivés par la recherche du bien commun agissent stratégiquement en employant une rhétorique susceptible de rendre plus acceptables les bénéfices particuliers qui leur sont concédés[8]. S. D. Phillips rétorque que ramener l’ensemble des comportements politiques à des motivations égoïstes de cet ordre, aussi altruistes que ces comportements puissent paraître, relève du raisonnement tautologique[9]. Demeure néanmoins la difficulté d’authentifier les motivations des groupes d’intérêts ; de définir les critères qui permettraient de distinguer un groupe d’intérêts collectif d’un groupe d’intérêt particulier. Et dès lors que l’on adhère à une perspective constructiviste du sens dans les politiques publiques, cette tâche paraît inutile, puisque la notion même d’intérêt devient le fruit de constructions qui s’inscrivent à l’intérieur de contextes politiques et culturels précis [10]. Ce que d’aucuns perçoivent comme une motivation à la réalisation du bien commun dans un contexte donné ne sera pas nécessairement compris dans ce sens dans un contexte différent.

Il est possible de transcender quelque peu ce débat en mettant l’accent sur l’observation des comportements des groupes d’intérêts. On retrouve au moins deux types de comportements politiques. Le premier est d’ordre stratégique, c’est-à-dire que les groupes communiqueraient avec l’État dans une optique de réalisation de préférences, que celles-ci soient données ou construites. Les concepts de sortie ( exit ), de parole ( voice ) et de loyauté ( loyalty ), formulés par Albert O. Hirschman[11], autour desquels s’articule une part non négligeable des études sur les groupes d’intérêts, ramènent les comportements politiques à de telles actions stratégiques. Moins commun dans la littérature nord-américaine, puisqu’il est principalement d’origine allemande, le second comportement est la recherche de solutions ou la résolution de problèmes[12]. Fritz W. Scharpf prétend que certaines conditions culturelles et/ou institutionnelles favorisent la suspension des préoccupations en matière de distribution des bénéfices et des coûts de l’intervention publique pour orienter la communication entre acteurs vers la recherche de solutions nouvelles aux problèmes collectifs[13]. Énigmatique, la recherche de solutions devient une fin en soi. Loin d’endosser une perspective sombre de l’action stratégique, F. W. Scharpf avance néanmoins que la résolution de problèmes, bien que rare, est préférable à celle-ci[14].

Pour éviter d’ajouter à toute polémique, la typologie de l’action des groupes d’intérêts proposée dans le présent article s’appuie sur la nature de la communication établie avec l’État. Cette communication peut être plus ou moins sophistiquée, tantôt axée sur la fourniture de connaissances difficiles à acquérir, tantôt se résumant à une simple transmission de demandes. Il est bien connu que les groupes adressent à l’État des demandes précises : un allégement réglementaire, un fardeau fiscal moins lourd ou une subvention. On a cependant moins porté attention aux groupes qui décident d’investir davantage dans les communications avec l’État. En effet, certains ont développé une expertise utile à la construction d’arguments et de logiques sophistiquées pour justifier les choix de politiques publiques[15]. Greenpeace, par exemple, embauche des scientifiques de haut niveau qui réalisent des études dans le but de contribuer à l’élaboration de politiques. Difficiles à organiser au niveau des États, ces études peuvent parfois être fort utiles pour légitimer des décisions qui découlent de logiques transfrontalières. De plus, les connaissances que certains groupes possèdent des milieux ciblés par les politiques publiques peuvent accroître l’efficacité de ces dernières. Les regroupements d’agriculteurs, par exemple, ont accès à de l’information sur les besoins agricoles qu’aucun ministère ne pourrait obtenir. Sans doute peut-on associer l’utilisation de l’expertise ou la transmission de connaissances sophistiquées à des intérêts très particuliers. Mais on ne risque pas de nourrir la polémique en affirmant qu’aussi rare que puisse être la résolution de problèmes, celle-ci a plus de chance de se réaliser lorsque les groupes choisissent d’aller au-delà de la simple transmission de demandes.

La communication, qu’elle soit simple ou sophistiquée, peut aussi être de portée restreinte ou globale. Certains groupes sont organisés de manière à posséder la capacité de couvrir un secteur d’activité de manière plutôt exhaustive. Avec sa structure fédérative et son personnel permanent, l’Union québécoise pour la protection de la nature, par exemple, peut s’intéresser à une vaste gamme de problèmes environnementaux. À l’opposé, une petite organisation de riverains préoccupés par la qualité de l’eau d’une rivière adoptera nécessairement une approche plus ciblée de ces problèmes.

En prenant en compte, simultanément, la forme de la communication et sa portée, quatre catégories d’action des groupes d’intérêts ont été identifiées (Tableau 1) dont une seulement correspond à du lobbying. Rappelons que l’un des objectifs du présent article est de cerner les actions de groupes d’intérêts qui se distinguent de ce que l’on considère communément comme du lobbying.

Tableau 1

Typologie de l’action des groupes

Typologie de l’action des groupes

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Il ne s’agit pas ici de reconduire bêtement une vision péjorative du lobbying en le confinant à une simple transmission de demandes spécifiques. Après tout, une demande particulière, la dépollution d’une rivière par exemple, peut conscientiser les gouvernants à un problème sérieux qui resterait autrement méconnu. Si le lobbying est perçu négativement, c’est surtout parce qu’il est parfois pratiqué par des groupes qui possèdent les moyens d’investir davantage et mieux dans leur communication avec l’État. Bien que l’origine exacte du lobbying soit incertaine[16], à la fin du xixe siècle, ce concept désigne des rencontres privées entre des représentants de groupes d’intérêts et des législateurs dans le lobby du Congrès américain [17]. Naturellement, les valeurs démocratiques contemporaines n’admettent pas facilement une telle transmission de demandes particulières à l’abri des regards, surtout lorsqu’elles proviennent de groupes possédant des ressources pour participer de manière plus constructive à l’élaboration des politiques. D’ailleurs, la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes a pour objectif de rendre plus transparentes des activités souvent jugées avec suspicion[18]. Mais, encore une fois, il importe d’insister que tout lobbying n’est pas nuisible.

Il importe encore davantage de souligner que l’ensemble des communications entre les groupes et l’État ne correspond pas à du lobbying. Trois autres possibilités sont en effet énumérées dans le Tableau 1. Des trois autres types d’action, le consumérisme public est celui qui se rapproche le plus du lobbying. La différence tient à la portée des demandes transmises à l’État. On peut dire, que dans le contexte du lobbying, des biens spécifiques font l’objet des demandes, alors que dans celui du consumérisme public, les biens concernés sont publics. Un bien public idéal est accessible à tous puisqu’il est difficilement épuisable et non exclusif[19]. Le concept de consumérisme public est utilisé ici par analogie avec la protection des consommateurs. Comme les consommateurs individuels face aux producteurs de biens privés, les groupes pratiquant le consumérisme public demandent à l’État de produire, à coûts acceptables, de meilleurs biens publics. C’est notamment le cas de tout groupe qui exhorte l’État de faire de la santé une priorité, par exemple. Contrairement au lobbying, le consumérisme public peut se pratiquer ouvertement, puisque les demandes formulées ne concernent pas un bien que le groupe peut s’approprier exclusivement. Aussi, les groupes qui recourent à ce type d’action le font souvent faute de ressources qui leur permettraient une participation plus intensive à l’élaboration des politiques.

Lorsqu’un groupe possède une expertise très spécifique, coûteuse à acquérir, et qu’il est prêt à la mettre au service de l’élaboration des politiques, on peut parler d’une tendance à l’autorégulation plutôt que de lobbying. Lorsque le bien est de nature très spécifique, l’État peut ne pas avoir la capacité de jouer un rôle régulateur prédominant. Parce qu’elle exige des connaissances poussées, la régulation des actes médicaux, par exemple, se fait essentiellement par des collèges de médecins en collaboration avec les associations de médecins spécialistes. Wolfgang Streeck et Philippe C. Schmitter ont d’ailleurs bien illustré comment certains groupes érigent de véritables régimes d’autorégulation ou des « gouvernements d’intérêt privé » à l’extérieur des hiérarchies étatiques[20]. Tout comme il faut éviter de dévaloriser systématiquement le lobbying, il faut aussi éviter de glorifier systématiquement l’autorégulation, ce que fait un certain discours sur la montée de l’éthique[21]. Puisque l’on retrouve l’autorégulation principalement dans des domaines très spécifiques, elle exige un langage spécialisé, parfois hermétique, susceptible de camoufler l’appropriation de bénéfices par le groupe qui la pratique.

À l’opposé du lobbying, certains groupes participent à l’élaboration des politiques, souvent de manière continue, en fournissant des connaissances sophistiquées et de portée plus globale. Les recherches sur les groupes d’intérêts documentent l’association de l’État et de certains groupes en réseaux, parfois durables, pour élaborer les politiques d’un secteur d’activité[22]. Dans plusieurs domaines, des organes administratifs de l’État sont étroitement associés à des groupes d’intérêts, et forment ce que d’aucuns nomment des « communautés de politiques[23]  » et d’autres, des « réseaux néocorporatistes[24] ». Peu importe l’appellation, de tels réseaux exigent de ces groupes qu’ils ne se satisfassent pas de la transmission de demandes, mais qu’ils mettent leurs connaissances et leur expertise, qui se conjugueront à celles des autres membres du réseau, au service d’une vaste gamme de problèmes d’un ou de quelques secteurs donnés [25]. Dans la typologie présentée au Tableau 1, ce type d’action correspond à la gouvernance. Cette idée de gouvernance, qui s’exerce dans certains réseaux de politiques, est développée plus à fond dans la dernière partie du présent article.

Il suffit pour l’instant de souligner que la résolution de problèmes, telle que la présente F. W. Scharpf[26], est davantage susceptible de se produire lorsque les groupes choisissent la gouvernance plutôt que le lobbying. En effet, le lobbying est un comportement nécessairement stratégique alors que la gouvernance, même si elle n’est pas toujours dépourvue de stratégie, est la seule action qui rend possible la mise en place d’un dialogue entre l’État et la société civile orienté vers la résolution de problèmes. Subsumer toute action des groupes sous l’appellation de lobbying, un concept peut-être injustement péjoratif, risque donc de décourager des actions socialement souhaitables. Dans les pages suivantes, nous proposons de montrer comment le contexte institutionnel canadien, à l’opposé du contexte institutionnel américain, décourage le lobbying au profit de la gouvernance. De façon plus précise, nous allons nous attarder aux particularités du système de Westminster, au fédéralisme exécutif et aux réseaux de politiques publiques.

Institutions et actions des groupes

Depuis le début des années 1990, les néo-institutionnalistes ont établi, de façon convaincante, que toute analyse politique doit accorder une place essentielle aux institutions[27]. Là où il y a désaccord, c’est sur la nature précise de la place de ces institutions. Deux camps s’affrontent sur cette question[28]. D’une part, dans la mouvance de la théorie des choix rationnels, on propose une définition étroite des institutions réduisant celles-ci essentiellement à des ensembles de règles qui contraignent les acteurs dans l’élaboration de leurs stratégies. Par exemple, dans un pays où les recours en révision judiciaire sont excessivement réglementés, les groupes victimes de discrimination sont susceptibles de choisir des stratégies politiques qui excluent l’utilisation des tribunaux. D’autre part, dans la mouvance historique/sociologique, on propose une définition dense des institutions. Plus qu’un ensemble de règles, celles-ci sont constituées de normes culturelles qui produisent en quelque sorte des « logiques de ce qui est approprié[29] ». Ces référents culturels deviennent tacites pour les individus actifs au sein des institutions, car ils établissent un fonctionnement routinier rarement remis en question. Simplement dit, pour les tenants de la mouvance historique/sociologique, les institutions contribuent à la construction des préférences des acteurs, alors que pour les tenants de la mouvance des choix rationnels, les préférences sont définies de façon exogène, c’est-à-dire que l’on postule qu’elles correspondent à une fonction de maximisation utilitaire.

Trancher ce débat dépasse l’objectif du présent article. De fait, il n’est même pas certain que ces propositions théoriques soient entièrement mutuellement exclusives[30]. Plus simplement, notre objectif est de démontrer comment le contexte institutionnel canadien limite les possibilités de lobbying. Pour ce faire, nous utiliserons consécutivement le postulat de l’acteur rationnel et celui de l’acteur guidé par des normes institutionnelles.

Le système de Westminster

Nous débutons cette analyse par une discussion sur les institutions parlementaires canadiennes. Ici, nul besoin d’adhérer à une compréhension dense de la variable « institution » pour voir en quoi celle-ci limite les possibilités de lobbying. En effet, les règles qui régissent le système de Westminster, notamment en comparaison de celles qui régissent le système présidentiel américain, incitent les acteurs à considérer d’autres actions que le lobbying.

De façon un peu paradoxale, le principe de la responsabilité ministérielle consacre le Parlement comme instance suprême mais il encourage aussi la concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif politique. Le Parlement canadien est suprême puisque le gouvernement doit s’assurer de préserver la confiance des parlementaires pour gouverner. Une simple motion ou une défaite lors d’un vote sur un projet de loi important exige en général du gouvernement qu’il démissionne et demande au gouverneur général le déclenchement des élections. En comparaison, le Congrès américain possède très peu de moyens de destituer un président. Celui-ci peut l’être au terme d’une procédure très stricte lorsqu’il est soupçonné d’avoir commis une faute très grave. Le Congrès ne peut pas destituer un président simplement en désapprouvant ses projets législatifs.

Cette suprématie parlementaire au Canada — et le paradoxe tient à cela — a encouragé une concentration toujours plus grande du pouvoir exécutif. De façon plus précise, pour assurer une stabilité politique relative, un grand contrôle des activités législatives a été conféré au premier ministre et à son cabinet. Ce contrôle sert à limiter les défaites gouvernementales au Parlement et à régulariser ainsi la fréquence des élections. Il sce grâce aux prérogatives du premier ministre en matière de nomination de parlementaires à des postes clés, mais surtout grâce à la discipline de parti. Contrairement à leurs vis-à-vis américains, les parlementaires canadiens doivent voter, de façon presque systématique, selon la ligne de leur parti, sinon ils s’exposent à des sanctions importantes pouvant aller jusqu’à l’exclusion du caucus. Nul besoin d’insister sur le fait que le pouvoir de sanction du premier ministre incite au respect de la ligne de parti.

La concentration du pouvoir au Canada ne se borne pas à cette capacité du premier ministre à faire respecter la ligne de parti. Le premier ministre, en outre, joue un rôle clé lors de la définition de cette ligne de parti.

Donald Savoie a démontré que, grâce aux ressources bureaucratiques à sa disposition, notamment le Bureau du Conseil privé, le premier ministre et quelques ministres de premiers plans exercent un contrôle serré des priorités gouvernementales. Et bien que les réunions de caucus soient conçues pour permettre aux députés de participer à l’élaboration de la ligne gouvernementale, D. Savoie insiste qu’elles fournissent au premier ministre l’occasion de justifier ses propres choix[31].

Bref, la marge de manoeuvre des députés est mince tant en ce qui concerne la définition de la ligne de parti que l’option à appuyer en chambre. Dans ces circonstances, les groupes ont peu d’intérêt à approcher les députés pour les convaincre soit de tenter d’infléchir la ligne de parti, soit de voter autrement. En d’autres termes, les règles du système de Westminster rendent le coût de la dissidence d’un député si élevé qu’un groupe n’a aucun avantage à consacrer des ressources pour la stimuler[32]. À l’inverse, personne aux États-Unis ne possède l’autorité légale pour assurer le respect de la ligne de parti. Les représentants et les sénateurs sont davantage libres de voter suivant leurs propres préférences. Dans ces circonstances, les groupes peuvent réalistement espérer infléchir ces préférences dans un sens donné. C’est pour cette raison que plusieurs groupes, souvent aux préoccupations très spécifiques, consacrent d’énormes ressources pour se procurer les services de professionnels qui traquent littéralement les congressistes dans les corridors du Congrès.

De toute évidence, au Canada, les projets de règlement ou de loi ne sont pas préparés par le premier ministre seul. Nous l’avons mentionné plus haut, ce dernier et les ministres disposent de ressources bureaucratiques importantes. En conséquence, les fonctionnaires, eux, sont potentiellement en position favorable pour influencer les projets gouvernementaux. Dans ce contexte, plutôt que de diriger leurs efforts vers le Parlement, les groupes canadiens sont susceptibles de viser la fonction publique, une hypothèse qui est largement documentée[33].

Dans le contexte bureaucratique, par contre, l’action des groupes doit être adaptée de façon à prendre une toute autre forme que le lobbying. En effet, si les parlementaires et les fonctionnaires devaient tous porter attention aux groupes d’intérêts, ils le feraient pour des raisons différentes. Soucieux de leur capacité à se faire réélire, les parlementaires vont s’intéresser aux propositions des groupes dans la mesure où cet intérêt se traduit en soutien politique. À l’opposé, les fonctionnaires, soucieux d’efficacité dans la gestion de dossiers complexes, vont prêter attention aux groupes dans la mesure où ceux-ci peuvent leur fournir une expertise qu’ils ne possèdent pas. D’ailleurs, Paul Pross note que, dans les secteurs où les groupes d’intérêts possèdent peu de ressources, les ministères vont souvent les encourager en leur fournissant une aide financière[34]. C’est que plus un groupe a la capacité d’aller au-delà de la transmission de demandes et devient une source de connaissances, d’expertise, donc d’efficacité dans la gestion d’un domaine, plus il se rend utile pour les fonctionnaires. Rodney Haddow souligne que dans le contexte institutionnel canadien, les groupes d’intérêts ont avantage à « développer, avec les administrateurs de l’État, des rapports continus, nonconflictuels et fondés sur le transfert d’expertise, puisque c’est ce que ces derniers préfèrent[35] ». À l’opposé du lobbying couramment pratiqué auprès des congressistes américains, l’action des groupes dans le système parlementaire canadien, puisqu’elle est tournée vers l’appareil administratif, doit correspondre à l’une ou l’autre des catégories de la colonne de gauche du Tableau 1 pour être influente. Comme l’écrit Michael Atkinson, « le modèle de Westminster, il semble, se prête davantage à l’élaboration de politiques exhaustives qu’à l’encouragement d’intérêts étroits et spéciaux[36] ».

En résumé, les règles du parlementarisme de type Westminster, contrairement à celles du présidentialisme américain, découragent le lobbying. Les règles entourant la responsabilité ministérielle, bien qu’elles consacrent la suprématie du Parlement, concentrent le pouvoir entre les mains de l’exécutif politique et administratif. Dans ces circonstances, à moins de posséder un accès privilégié au premier ministre et aux ministres influents, ce qui est, au mieux, le cas de quelques rares privilégiés, les groupes ont avantage à diriger leurs actions vers la fonction publique. Or, cette dernière est réceptive uniquement aux actions qui visent le transfert de connaissances ou d’expertise plutôt que la simple transmission de demandes.

Le fédéralisme exécutif

La politique au Canada est aussi largement influencée par l’institution du fédéralisme. Donald Smiley prétend que la perméabilité croissante de la division des compétences entre le gouvernement fédéral et les provinces, donc leur interdépendance, accroît la fréquence et l’intensité des conflits intergouvernementaux[37]. Jumelée, à partir des années 1960, à un souci manifeste des deux ordres de gouvernement d’améliorer la coordination entre les programmes de l’État, cette condition fédérale a participé à un relatif déplacement du pouvoir des ministères opérationnels vers des organismes centraux dotés d’importantes responsabilités en matière de relations intergouvernementales. Mais le déplacement ne se limite pas à celui-ci, puisque la nature collégiale, sinon hiérarchique, des cabinets, depuis les années 1960, accentue le rôle des premiers ministres en matière de résolution de conflits[38]. D’une part, les ministres étant moins autonomes dans la gestion de leurs portefeuilles respectifs qu’à l’époque des « cabinets départementalisés [39] », les premiers ministres doivent intervenir plus fréquemment pour résoudre des discordes internes du cabinet. D’autre part, l’autonomie réduite des ministres et le potentiel de discorde au sein d’un cabinet collégial confèrent plus souvent aux premiers ministres un rôle clé dans la résolution des conflits intergouvernementaux. D’ailleurs, les conférences des premiers ministres ont acquis un statut important ces dernières années. Cette concentration de responsabilités au sein de forums intergouvernementaux dominés par les membres du sommet des hiérarchies exécutives des provinces et du gouvernement fédéral constitue ce que D. Smiley nomme le fédéralisme exécutif[40].

En tant qu’arrangement institutionnel informel, le fédéralisme exécutif offre peu d’encouragements à la participation des groupes d’intérêts à l’élaboration des politiques. D’une part, les rencontres intergouvernementales sont organisées, au niveau bureaucratique, par des organismes centraux ne possédant pas de public précis dans la société civile, un public qui les aurait habitués à interagir avec un certain nombre de groupes qui le représentent. D’une rencontre à une autre, les enjeux changent, ce qui mobilise chaque fois des groupes différents qui n’ont donc, la plupart du temps, jamais eu de rapport avec ces organismes centraux. Ceci constitue un problème sur le plan de la participation des groupes, puisque l’établissement de relations politiques productives exige une certaine familiarité[41]. Bref, le peu de contacts préalables entre les organismes centraux et les groupes d’intérêts, même ceux dont la contribution peut s’inscrire dans une perspective de gouvernance, rend d’autant plus difficile la participation de ceux-ci.

D’autre part, les rencontres intergouvernementales se préparent et se déroulent dans un climat de relatif secret. Ceci nuit évidemment à l’établissement de liens de confiance entre les groupes d’intérêts et les organismes bureaucratiques responsables de l’organisation. Mais, de façon encore plus fondamentale, le huis clos qui entoure le déroulement des rencontres importantes exclue toute contribution significative de la part d’acteurs qui n’appartiennent pas aux exécutifs provinciaux et fédéral. Dans ce contexte, le consumérisme public, pratiqué par le truchement des médias, est le seul type d’action envisageable pour les groupes d’intérêt et même les parlementaires.

En revanche, parce qu’il est étroitement lié au contrôle des membres de l’exécutif politique sur les activités législatives, le fédéralisme exécutif ne peut se pratiquer dans le contexte américain. Les pouvoirs du président et des gouverneurs étant limités par l’autonomie relative de leurs législatures respectives, les rencontres entre les membres des exécutifs fédéral et fédérés ne peuvent avoir un caractère décisionnel. De fait, les activités intergouvernementales aux États-Unis se présentent souvent sous forme de lobbying la plupart du temps exercé par les États fédérés et dirigé vers le Congrès[42]. Plutôt marginales, ces activités intergouvernementales n’affectent en rien les relations entre les groupes d’intérêts américains et l’État.

Plusieurs se sont affairés à critiquer le fédéralisme exécutif[43], mais nulle critique ne semble plus à propos que celle de D. Smiley lui-même. Deux éléments méritent d’être retenus aux fins de la présente discussion. D’abord, il écrit que le fédéralisme exécutif « favorise un niveau anormalement bas de participation des citoyens aux affaires publiques[44] ». Bien qu’il consacre cette réflexion à la vie des partis politiques, la même logique s’applique à des groupes d’intérêts, jouant aussi un rôle de représentation, qui voudraient contribuer de manière significative à la gestion des affaires publiques. Ensuite, D. Smiley prétend que les conflits inhérents au fédéralisme exécutif ne font que servir les intérêts d’organisations bureaucratiques centrales dont la seule préoccupation est le pouvoir [45]. Ceci se pratique naturellement aux dépens des organisations bureaucratiques qui servent directement le public et entretiennent donc d’étroits rapports avec des groupes d’intérêts.

Faisant en partie écho à ces critiques, le fédéralisme exécutif semble visé par quelques changements. Malgré de lents progrès, on fait davantage place à certains groupes que l’on considère d’intérêt public lors des rencontres intergouvernementales en vue d’accroître la légitimité démocratique de celles-ci[46]. Suivant une perspective néo-institutionnaliste, Alan Cairns soutient en effet que l’enchâssement de droits collectifs dans la Charte canadienne des droits et libertés ajoute à la légitimité de certains de ces groupes, ce qui rend d’autant plus difficile le vase clos du fédéralisme exécutif[47]. Bien que les groupes que A. Cairns nomme « groupes de la Charte » (groupes de femmes, autochtones, personnes handicapées, minorités linguistiques…) soient peu susceptibles de pratiquer un lobbying condamnable, il est pessimiste quant à leur contribution à la vie démocratique canadienne[48].

Les réseaux de politiques

Ces hypothèses sont-elles toujours valides si la perspective institutionnelle est élargie? C’est-à-dire si celle-ci, en ne réduisant plus les institutions à des ensembles de règles, leur accorde un rôle en matière de définition des préférences des acteurs? Si la perspective, en plus d’inclure les institutions formelles, s’intéresse aux structures mitoyennes, nommément les réseaux de politiques publiques qui lient la société civile à l’État? Les généralisations deviennent plus difficiles car les analyses de réseaux insistent sur les variations d’un secteur à l’autre, mais nous croyons que la tendance canadienne demeure défavorable au lobbying.

Un réseau de politiques publiques est une structure qui définit la nature des rapports qu’entretiennent des groupes d’intérêts et des organisations administratives de l’État lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre des politiques publiques. Répondant à une critique de Keith Dowding exprimant des doutes au sujet des qualités structurelles des réseaux[49], David Marsh et Martin Smith insistent sur celles-ci en affirmant que les réseaux « relèvent de l’institutionnalisation de croyances, de valeurs, de cultures et de formes particulières de comportement […] ils simplifient le processus de politiques publiques en limitant les actions, les problèmes et les solutions. Ils définissent les rôles et les actions. Ce faisant, ils ne sont pas neutres : comme toute autre institution, ils reflètent les luttent passées, mais définissent les politiques courantes[50] ». Voilà donc une perspective sur les réseaux de politiques publiques qui, loin de réduire les institutions à des ensembles de règles, relève d’une mouvance plus historique et sociologique.

Bien que D. Marsh et M. Smith mettent l’accent sur le caractère dynamique des réseaux[51], il demeure, de notre point de vue, qu’une contribution essentielle de cette approche tient à sa capacité à expliquer certaines continuités dans un environnement qui, par ailleurs, pousse vers le changement[52]. La continuité, voire la durabilité, est d’ailleurs au coeur de la définition que proposent D. Marsh et M. Smith[53]. Celle-ci insiste en effet sur le fait que les choix passés, et les valeurs sous-jacentes, positionnent les bénéficiaires au centre d’un réseau qui, dorénavant, trace la trajectoire en matière d’élaboration de politiques publiques. Paul Pierson associe l’émergence de tels réseaux à ce qu’il nomme la « politique nouvelle de l’État-providence[54] ». Selon lui, les pressions néo libérales, qui se conjuguent à celles de la mondialisation pour encourager le désengagement de l’État, ne se traduisent pas par des luttes politiques inversées par rapport à celles qui ont permis la construction de l’État-providence. Bien que l’on impute l’émergence de celui-ci à des pratiques syndicales qui pourraient s’apparenter à du lobbying, son maintien est rendu possible grâce à des réseaux institutionnalisés d’organisations publiques et privées.

La mise en place de l’État-providence a en effet nécessité la construction d’appareils bureaucratiques capables d’élaborer et d’administrer des politiques publiques complexes. Mais cet État a aussi favorisé l’établissement de groupes d’intérêts qui, comme l’appareil administratif public, se sont lourdement engagés. Ils se sont engagés tantôt à collecter des informations aux fins d’élaboration de politiques, tantôt à développer des expertises complémentaires à celles de l’État, tantôt à fournir des ressources administratives pour la mise en oeuvre des politiques [55]. En somme, contrairement aux groupes d’intérêts qui ont demandé l’État-providence, ceux qui appartiennent aux réseaux ou participent à ce que P. Pierson nomme « la politique nouvelle de l’État-providence » agissent davantage dans une perspective de gouvernance, et parfois même d’autorégulation, que de lobbying.

Les auteurs qui abordent les réseaux de manière plus sectorielle, y compris D. Marsh et M. Smith, pourraient nous mettre en garde contre le type de généralisations que permet la théorie de la politique nouvelle de l’État-providence[56]. Ceux-ci insistent notamment sur la possibilité de différences entre secteurs et entre pays sur le plan de la mobilisation de la société civile et ce, indépendamment de l’État-providence. Et dans les secteurs où la société civile est peu mobilisée donc peu organisée, où la fragmentation des groupes nuit à la création de réseaux solides, le lobbying apparaît comme une action envisageable.

Mais comment expliquer ces différences concernant la mobilisation de la société civile? S’inspirant de P. Schmitter et W. Streeck, W. Coleman et Éric Montpetit insistent sur l’importance d’analyser deux logiques, parfois conflictuelles[57]. La mobilisation au sein d’un secteur peut premièrement dépendre d’une logique identitaire. Dans les secteurs économiques, par exemple, la mobilisation de la société civile peut être limitée par une structure industrielle favorisant la diversité des entreprises aux dépens de la construction de grandes firmes. À cette diversité peuvent évidemment s’ajouter d’autres clivages, dont les clivages ethniques et linguistiques, communs au Canada. Dans un tel contexte, la fragmentation des groupes d’intérêts risque d’être accentuée. Donc, plus la logique identitaire décourage la mobilisation, plus faibles seront les groupes d’intérêts et moins ceux-ci pourront situer leurs actions dans une perspective globale.

Cette logique peut être renforcée ou contrecarrée par une seconde, soit celle de l’influence. Puisqu’un système associatif conséquent avec les structures de l’État est un système associatif influent, la mobilisation de la société civile peut aussi être tributaire de ces structures. On pourrait, par exemple, imaginer que le système fédéral d’un pays, organisé de façon à permettre l’expression de différences régionales, encourage une différenciation territoriale des associations qui est conséquente avec le partage des compétences entre les niveaux fédéral et fédéré. Et lorsque le découpage territorial d’une fédération correspond aux clivages identitaires, les logiques de l’influence et de l’identité des membres se conjuguent pour encourager la fragmentation des groupes d’intérêts.

Curieusement, au Canada, ces deux logiques se renforcent à un point tel que l’on retrouve au niveau provincial des systèmes associatifs qui fonctionnent indépendamment du système associatif fédéral[58]. Dans ce contexte, la logique de l’influence n’exige pas plus de différenciation territoriale que dans un État unitaire, ce qui accroît le potentiel d’intégration des groupes d’intérêts au sein des systèmes associatifs des niveaux fédéral et provincial. W. Coleman et É. Montpetit avancent d’ailleurs que la logique de l’influence n’engendre pas de différenciations territoriales dans les fédérations juridictionnelles (Canada) comparativement aux fédérations fonctionnelles qui exigent plus de coopération intergouvernementale (Allemagne)[59].

De fait, les systèmes associatifs indépendants des niveaux fédéral et provincial sont sans doute davantage forgés par la logique de l’influence liée aux institutions parlementaires du modèle de Westminster que par celle liée au fédéralisme[60]. Comme nous l’avons expliqué plus haut, la hiérarchie au Canada est lourdement incarnée par la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre. D. Savoie avance que ce dernier est placé au sommet d’une hiérarchie qucontrôle presque parfaitement[61]. D. Savoie néglige cependant la possibilité que cette hiérarchie, loin d’être coercitive, ne fasse que projeter une ombre. En effet, pour éviter ce que F. W. Scharpf nomme le problème de la motivation, les hiérarchies du secteur public sont généralement soumises à des mécanismes d’imputabilité[62]. Évidemment, ces mécanismes sont empreints de dysfonctions, souvent malheureuses pour tous, sauf pour les élus exerçant le pouvoir exécutif et dont les motivations sont parfois discutables[63]. Cependant, ces dysfonctions ne signifient pas que les élus sont exemptés de toute forme d’imputabilité, principalement dans le contexte canadien où les gouvernements sont formés par des partis politiques « d’accommodement[64] ». En effet, les victoires électorales au Canada sont rarement attribuables à des programmes cohésifs sur le plan idéologique ; elles sont fonction de la capacité des partis à assembler et à maintenir des coalitions hétéroclites de groupes. En conséquence, un premier ministre issu de l’accommodement préfèrera assumer des décisions consensuelles rendues grâce à des collaborations horizontales au sein de réseaux de groupes d’intérêts disparates et de ministères à l’usage de son pouvoir discrétionnaire, duquel pourrait émaner des choix moins commodes à expliquer[65]. Bref, plus souvent qu’autrement, le pouvoir hiérarchique au Canada ne fait que projeter une ombre sur les véritables lieux de décision.

L’idée ici n’est pas de réduire l’importance de la concentration du pouvoir dans le système parlementaire canadien, bien au contraire, puisque celle-ci pourrait générer, sinon plus d’intégration, du moins plus de coopération entre des groupes autrement enclins à s’ignorer. F. W. Scharpf avance que la coopération entre acteurs divisés, tant sur le plan de l’identité que sur le plan des intérêts, est généralement problématique [66]. Incertains des motivations de leurs vis-à-vis, les groupes qui ne partagent ni identité ni intérêt choisissent souvent de ne pas coopérer, ce qui paralyse les gouvernements strictement assujettis à l’accommodement. La situation change considérablement, cependant, lorsque les réseaux de politiques se situent dans l’ombre de la hiérarchie, c’est-à-dire lorsque les acteurs de ces réseaux savent que le premier ministre et son cabinet peuvent leur imposer une décision issue d’une logique toute autre que la logique électorale dépendante de l’accommodement[67]. C’est pour éviter qu’une telle décision leur soit imposée que les acteurs, autrement distants, choisiront souvent de laisser partiellement de côté leur méfiance, sinon leurs préoccupations spécifiques, pour affermir leurs rapports mutuels. Dans l’ombre de la hiérarchie, la logique de l’influence risque donc d’encourager une plus forte coopération entre des acteurs, a priori hétéroclites, au sein des réseaux de politiques, ce qui constitue une condition favorable au développement d’un esprit de gouvernance plutôt que de satisfaction de demandes particulières. Comme le signalent D. Marsh et M. Smith, en favorisant l’institutionnalisation de cultures communes, ces réseaux sont susceptibles, à terme, de normaliser la gouvernance comme type d’action des groupes d’intérêts[68]. Bref, à l’opposé du portrait dressé par D. Savoie, l’impact de la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre consisterait à faciliter des collaborations horizontales, autrement problématiques, au sein des réseaux de politiques publiques [69].

Prétendre qu’au Canada les réseaux de politiques publiques, de façon générale, sont fortement institutionnalisés, c’est-à-dire qu’ils instituent un haut niveau de coopération entre des groupes d’intérêts soucieux de participer à la gouvernance, serait aussi problématique que de caractériser leur contribution uniquement en termes de lobbying. Comme nous l’avons mentionné plus haut, à la logique de l’influence se conjuguent une logique liée à l’identité des membres, qui parfois favorise la fragmentation, et sans doute, à l’occasion, le recours à des stratégies étroites. Cependant, on peut avancer que les réseaux de politiques au Canada sont fréquemment plus institutionnalisés, donc plus susceptibles de décourager le lobbying, que les réseaux des États-Unis. Peut-être peut-on y voir l’effet de l’ombre de la hiérarchie au Canada par rapport à l’effet d’une logique de l’influence largement forgée par la séparation constitutionnelle des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires qui prévaut aux États-Unis? Chose certaine, la logique fragmentaire à la base des institutions politiques américaines qui a inspiré une récente réforme du Congrès, a largement ouvert les portes à la représentation d’intérêts aussi fragmentés que particuliers[70].

Conclusion

Cet article insiste sur la nécessité de distinguer entre quatre types d’action des groupes d’intérêts : le lobbying, le consumérisme public, l’autorégulation et la gouvernance. Ces distinctions permettent d’éviter de ramener l’action des groupes à du lobbying, une tendance qui s’explique sans doute par une littérature américaine prolifique sur les groupes d’intérêts, mais qui ne rend pas bien compte de la diversité de leur contribution à la vie démocratique des sociétés contemporaines. De façon plus particulière, cet article tentait de faire comprendre que les concepts issus de la politique américaine ne peuvent prétendre jeter un éclairage adéquat sur la situation canadienne. Si le contexte institutionnel américain paraît favorable au lobbying, il en va autrement du contexte canadien qui accorde souvent aux groupes d’intérêts une participation plus considérable à l’élaboration des politiques publiques. Au Canada, le parlementarisme inspiré de Westminster, conjugué au fédéralisme, encourage la formation de réseaux de politiques publiques relativement stables qui canalisent l’action des groupes. En d’autres termes, les relations entre l’État et la société civile se déroulent souvent au sein de réseaux composés d’acteurs engagés en matière de gouvernance, et donc qui n’admettent pas facilement le recours au lobbying.

L’objectif de ce texte n’est pas de promouvoir une vision angélique des groupes d’intérêts canadiens. Il vise plus simplement à illustrer comment les institutions politiques canadiennes découragent le lobbying au profit d’actions, sans doute rarement désintéressées, mais aucunement dépourvues de potentiel en matière de résolution de problèmes. Il faut le souligner, cependant, cette analyse néo-institutionnelle comporte certaines limites. D’une part, les institutions politiques ne sont qu’une variable qui influence l’action des groupes. Il n’est pas inimaginable que d’autres variables viennent à l’occasion détourner l’influence des institutions sur le comportement des groupes d’intérêts. L’identité des membres, nous l’avons vu, peut par exemple encourager la fragmentation des systèmes associatifs et par là, réduire la capacité des groupes à fournir un engagement à long terme au sein de réseaux de politiques publiques.

D’autre part, les institutions ont rarement un effet causal précis. En effet, M. Atkinson sert un sérieux avertissement contre la tentation d’établir des relations causales unidirectionnelles entre certains arrangements institutionnels et les choix de politiques publiques[71]. On pourrait par exemple être tenté de conclure que les changements de politiques sont plus fréquents et radicaux dans les systèmes de Westminster, puisque le pouvoir y est concentré. Cette même concentration, pourtant, pourrait inciter à la prudence chez les dirigeants, puisqu’elle établit clairement la responsabilité pour tout changement radical. Bref, la situation institutionnelle canadienne ne fait que rendre plus probable la gouvernance ou l’autorégulation ; elle n’élimine aucunement la possibilité qu’à l’occasion un groupe choisisse de recourir au lobbying. Il demeure cependant essentiel de bien comprendre que subsumer l’action des groupes d’intérêts canadiens sous l’appellation de lobbying ne permet pas de bien rendre compte de leur contribution à la vie démocratique.