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La notion de gouvernance urbaine a connu, ces dernières années, un développement spectaculaire au sein de la communauté scientifique nord-américaine et ouest-européenne. Ce succès n’a d’égal que l’ampleur des controverses générées durant le même temps. La présente note de recherche veut montrer les éléments du succès de cette notion de rang moyen en insistant sur le point suivant : grâce à un rapprochement entre les thématiques et les problématiques de recherche se dessine un programme de recherche commun entre l’Amérique du Nord et l’Europe, lequel ne peut aller que dans le sens d’une analyse plus fine des modalités opératoires du pilotage politique de ces construits sociopolitiques et économiques majeurs que sont les métropoles.

Tout d’abord, le succès de la gouvernance urbaine s’explique en partie par la perspective résolument interdisciplinaire dans laquelle s’inscrit la notion. On peut y voir l’une des conséquences de l’épuisement, au sein des sciences sociales, des grilles d’analyse de type macro (comme le marxisme ou le structuro-fonctionnalisme). La gouvernance urbaine adresse aux sciences sociales (géographie, économie, sociologie, sciences politiques, urbanisme, etc.) une série de questions dont les suivantes : les conséquences sociopolitiques de la globalisation pour le gouvernement des villes ; les formes de coordination des activités économiques et politiques autres que le marché ou l’État ; l’émergence d’une société civile plus organisée politiquement qui exige une valorisation de la démocratie participative dans les processus décisionnels ; la portée des politiques des collectivités locales en matière de développement économique ; la transformation et la spécialisation fonctionnelles des systèmes productifs locaux que constituent les grandes agglomérations ; la redéfinition des relations entre les États et les collectivités locales et la reconfiguration des formes de leadership territorial ; le rôle des structures partisanes dans un ordre politique en voie de recomposition ; le poids des minorités et des communautés locales dans les politiques urbaines.

On le voit, le vaste spectre des questions sous-jacentes est particulièrement riche, souvent même trop pour que l’on puisse s’y retrouver[1]. Notons cependant que c’est dans le dialogue interdisciplinaire autour de la gouvernance urbaine que s’est structurée en partie la communauté scientifique internationale. En cela, le succès de ce thème témoigne d’une convergence en cours des problématiques qui étaient encore très marquées par leur contexte politique, culturel et économique d’énonciation. On aurait tort de vouloir résumer le débat universitaire sur la gouvernance urbaine à la simple exportation d’un cadre conceptuel fabriqué aux États-Unis. Cette question est parfois perçue comme un « cheval de Troie » attestant de la puissance intellectuelle et culturelle des universités nord-américaines, ce qui concrétise aux yeux de certains universitaires européens le rapport de dépendance de la communauté scientifique internationale face aux États-Unis. Il est clair que l’émergence et le contenu de la gouvernance urbaine sont effectivement largement conditionnés par la structure du champ d’études nord-américain dans lequel la course aux publications et l’invention de concepts et de notions « clés en main » sont essentielles pour le déroulement d’une carrière universitaire « honorable ». Il est également évident que les travaux de chercheurs nord-américains comme Alan DiGaetano et John Klemanski, comparant des villes nord-américaines et britanniques[2], ou ceux de Paul Kantor, Hank Savitch et Serena Vicari Haddock[3], comparant les villes nord-américaines et européennes, ne souffrent aucune critique d’ethnocentrisme.

En l’occurrence, il y a bien un phénomène d’hybridation du questionnement entre les auteurs nord-américains et européens : les premiers réhabilitent plus que dans le passé le poids de l’État fédéral dans le gouvernement des villes aux États-Unis tandis que les seconds cessent de concevoir les politiques urbaines uniquement comme l’un des objets d’intégration des élites périphériques à l’État pour au contraire, s’intéresser davantage aux processus de régulation et de domination entre les groupes sociaux produisant la ville. De même, les réflexions les plus récentes des auteurs nord-américains sur le nouveau régionalisme attestent d’un intérêt renouvelé pour une approche plus classique, plus institutionnelle du gouvernement des villes[4].

Il est aussi indéniable que les travaux sur la gouvernance tels qu’ils ont été formulés en premier lieu par des auteurs nord-américains sont riches d’apports méthodologiques et analytiques ; ils posent clairement l’articulation entre les niveaux local et global au centre des interrogations et adoptent une perspective renouvelée de la légitimité politique dans le gouvernement des villes. Qu’ils empruntent aux notions de coalition de croissance ou de régimes urbains, l’intérêt de la démarche de nombre d’universitaires qui se réfèrent à la notion de gouvernance urbaine vient de ce qu’ils tentent d’analyser les politiques urbaines sous l’angle de l’articulation entre des dynamiques économiques situées à une échelle internationale, un système institutionnel national et une structuration du pouvoir local mettant aux prises différents groupes sociaux. C’est en ce sens que la gouvernance urbaine semble davantage relever d’un programme de recherche pertinent qui se démarque des trois grands courants de pensée utilisés pour analyser les politiques urbaines (l’école élitiste, l’école pluraliste et le marxisme). Il permet de poser le cadre d’une compréhension comparative du pouvoir urbain. À partir d’un examen de la littérature sur la gouvernance urbaine, nous entendons ici montrer les apports de ce programme et son originalité. Nous nous attacherons également à mettre à jour le phénomène d’hybridation entre les problématiques européennes et nord-américaines. Nous signalerons d’abord comment les premiers travaux sur la gouvernance urbaine sont venus « revivifier » le débat scientifique entre les pluralistes et les élitistes aux États-Unis, puis comment les critiques européennes et nord-américaines sont venues amender ces travaux. En conclusion, nous insisterons sur la possibilité actuelle, du fait du processus d’hybridation mentionné, de bâtir un programme de travail réellement comparatif sur la gouvernance métropolitaine. La gouvernance n’est donc pas saisie dans ce texte comme une notion de rang moyen. En tant que telle, elle soulève plus de questions qu’elle n’apporte de solutions en ce qui concerne les outils de compréhension, par exemple sur des notions cardinales de la science politique : la légitimité, l’autorité, la domination[5]. Il s’agit bien plutôt ici de l’aborder comme un programme de recherche.

Les origines du débat : élitisme et pluralisme dans les politiques urbaines aux États-Unis

L’une des principales avancées de la gouvernance urbaine est de compléter les grilles d’analyse utilisées jusqu’aux début des années 1980 pour appréhender et formaliser l’exercice du pouvoir urbain dans les sociétés « modernes », et en premier lieu aux États-Unis. En effet, les travaux de John Logan et Harvey Molotch sur les coalitions de croissance et ceux de Alan Harding, Stephen Elkin sur les régimes urbains se fixent comme ambition de lire les politiques urbaines comme le produit de trois variables indépendantes : l’évolution du capitalisme moderne ; l’évolution des systèmes institutionnels nationaux ; et les rapports politiques entre groupes sociaux à l’intérieur d’une ville. Le poids conféré à chacune de ces trois variables est certes différent en fonction des perspectives d’analyse déclinées, il reste que ces dernières amendent et complètent fortement à la fois les courants marxiste, élitiste et pluraliste.

Les tenants d’une lecture élitiste et pluraliste comprenaient les politiques urbaines comme des produits essentiellement soumis aux luttes d’influence structurant à l’interne des communautés locales. Au contraire, les analystes marxistes lisaient ces mêmes politiques urbaines comme la réponse à une fonctionnalité spécifique dans l’accumulation du capital. La gouvernance urbaine a l’avantage de proposer une série d’arbitrages entre des positions théoriques antagonistes en déplaçant les termes du débat. L’un des intérêts majeurs de l’article fondateur de H. Molotch sur les coalitions de croissance[6] réside dans le fait qu’il prend position dans le débat structurant la communauté scientifique nord-américaine autour de la controverse entre élitistes et pluralistes.

En effet, dans les années 1970, le débat sur les politiques urbaines et la structuration du pouvoir dans les communautés locales, perspective très développée depuis les travaux de l’École de Chicago, voyait s’opposer deux courants essentiels :

  1. Les héritiers de Floyd Hunter qui, dans ses travaux sur Atlanta, avait montré dès 1952 que le pouvoir local était détenu par une minorité d’individus occupant des postes institutionnels clés dans la structure du pouvoir local[7].

  2. À l’inverse, les chercheurs qui se revendiquaient des travaux de Robert Dahl sur New Haven et insistaient sur le fait que la ville constitue la clé de voûte du pluralisme nord-américain institué dans la Constitution[8]. En effet, à partir d’une analyse de la décision entre différents champs des politiques publiques (éducation, santé, etc.), ces chercheurs constataient que, même si elle était dirigée par un élu au charisme certain et au leadership affirmé, la ville de New Haven restait caractérisée par la fragmentation des intérêts entre groupes sociaux. Ceci se traduisait par une fragmentation des élites urbaines, laquelle rendait impossible l’affirmation, au niveau de la ville dans son ensemble, d’une coalition élitiste entre un petit nombre d’individus.

À ces deux courants de pensée s’est également ajouté un courant néoélitiste représenté par des auteurs comme Steven Lukes, Peter Bachrach et Morton Baratz. Pour eux, la structuration de l’ordre du jour politique constituait un élément de preuve de l’exercice du pouvoir tout aussi réel que la capacité de groupes sociaux à participer à la décision et à influer sur son contenu[9].

Dans un article de 1996, A. Harding a montré les limites méthodologiques et analytiques de ces trois grands courants de pensée. Premier élément : les questions auxquelles ces grilles de compréhension répondent sont différentes, car les élitistes s’intéressent aux individus qui dirigent une ville, les pluralistes à la possibilité de piloter une ville et les néoélitistes aux individus qui structurent l’ordre du jour politique. Deuxième élément : la perspective adoptée dans les trois cas est foncièrement individualiste, même si cela est un peu moins vrai pour les néoélitistes. Le pouvoir en ville s’observe à travers les stratégies d’individus en favorisant l’individualisme méthodologique comme grille de compréhension de leur comportement politique. Troisième critique de fond soulevée par A. Harding : le caractère insuffisamment problématisé de la notion de communauté locale pourtant à la base de ces différentes approches. Ainsi, dit-il, « le débat autour du pouvoir entre communautés locales était et reste imprécis. Ce débat a essentiellement porté sur les définitions du pouvoir, sur les indicateurs permettant de le mesurer et non sur la notion de communauté. […] Les “communautés” correspondaient aux personnes vivant à l’intérieur de limites administratives, celles vivant à l’extérieur n’avaient pas le même intérêt pour la démarche scientifique[10]. »

Au demeurant, voilà l’une des oppositions très nettes entre les approches européennes du pouvoir local telles qu’elles ont été formulées par la sociologie des organisations et les approches nord-américaines. En Europe, l’analyse du pouvoir local était intégrée directement dans l’analyse du fonctionnement de l’État et permettait de mettre en avant les mécanismes d’intégration des élites politiques périphériques à ce construit sociopolitique dominant. Aux Etats-Unis, l’analyse du pouvoir local servait à décrire finement les mécanismes d’allocation des ressources et de domination à l’intérieur de communautés locales, coupées en quelque sorte de leur environnement plus large. Il n’est guère que l’école marxiste qui ait tenté de combler ce découplage en montrant comment les politiques urbaines doivent être comprises uniquement en regard de la fonction à laquelle elles renvoient dans un régime d’accumulation capitaliste donné. En niant, pour la plupart d’entre eux, l’existence d’une certaine autonomie du niveau local et en subordonnant l’action du domaine politique aux impératifs de la reproduction du capital, les travaux marxistes niaient par là même toute spécificité du niveau local en tant qu’objet scientifique à part entière[11].

L’intérêt des travaux sur les coalitions de croissance et, plus tard, de ceux sur les régimes urbains vient précisément de ce qu’ils tentent de lier ces différentes dimensions. La recomposition des États et du capitalisme, ainsi que l’importance accordée par la théorie économique à la valorisation des ressources endogènes comme moteur du développement local constituent autant de pistes de travail que les scientifiques nord-américains puis anglais ont intégrées pour signaler les différences de réaction des collectivités locales à la globalisation de l’économie et aux défis que celle-ci pose pour la conduite des affaires locales.

L’économie au centre des politiques urbaines

Même s’ils s’en défendent ouvertement, H. Molotch et J. Logan, dans leurs travaux sur les coalitions de croissance, empruntent aux théories élitistes. En effet, face au courant pluraliste selon lequel les villes nord-américaines des années 1960-1970 se caractérisent par la fragmentation des intérêts sociaux et économiques, et la segmentation des politiques sectorielles entre lesquelles aucun élu ne peut établir une hiérarchie, l’article phare de H. Molotch publié en 1976, considère à l’inverse que les villes sont gouvernables, car l’ordre du jour politique est structuré par un champ de politiques publiques s’imposant aux autres : soit le développement économique. Pour cet auteur, « l’essence de toute politique de n’importe quelle localité dans le contexte américain actuel est la croissance économique. […] La recherche de cette croissance constitue la principale motivation des élites politiques locales[12]. » L’ordre du jour politique local est donc structuré par la nécessité de garantir et de favoriser le développement économique, lequel est à la fois une source d’emplois, privés, et de ressources fiscales indispensables pour les collectivités afin de produire des politiques locales.

Dans leur livre Urban Fortunes[13], J. Logan et H. Molotch raffinent le modèle déjà esquissé par le second dans son article de 1976. La dépendance des élus locaux à l’égard des acteurs économiques est la plus forte par rapport aux intérêts fonciers. Selon les deux auteurs, les coalitions de croissance sont structurées par la question de la propriété foncière et des stratégies antagonistes qui se développent autour de la valeur d’échange et de la valeur des biens fonciers. Les propriétaires, à titre de bénéficiaires de la rente foncière, profitent des logiques à la fois des promoteurs immobiliers et des spéculateurs qui interviennent directement auprès des élus locaux pour agir aux moyens des politiques urbaines, sur les prix du secteur foncier. La coalition de croissance entre élus, propriétaires fonciers, spéculateurs et promoteurs immobiliers (auxquelles viennent s’adjoindre des « acteurs auxiliaires » pour reprendre la terminologie des deux auteurs qui regroupent dans cette catégorie des universitaires, les agences d’urbanisme, les médias locaux, etc.) s’organise pour la poursuite d’un objectif commun : l’augmentation de la valeur d’échange des biens fonciers.

À l’inverse, cette coalition qui dirige la ville et ses politiques s’oppose à d’autres groupes sociaux pour lesquels le domaine foncier a avant tout une valeur d’usage et qui subissent l’augmentation de la valeur d’échange ; les auteurs regroupent dans cette catégorie les résidants et insistent sur le fait que les arbitrages que les élus sont amenés à établir entre les acteurs privés et les résidants penchent systématiquement en faveur des premiers. La dépendance envers la ressource est trop forte pour pouvoir ouvrir d’autres perspectives politiques aux élus. Tout au plus, des auteurs comme Paul Teske et Mark Schneider ont pu montrer que des processus de mobilisation collective pouvaient, dans certains quartiers, freiner l’action des coalitions de croissance et faire intégrer par les élus d’autres logiques que l’augmentation de la valeur d’échange[14]. Encore faut-il que les habitants de ces quartiers soient porteurs de ce que Terry N. Clark qualifie de la « nouvelle culture politique » des villes nord-américaines, c’est-à-dire qu’ils soient dotés d’un capital social et d’un niveau d’éducation assez élevés, travaillent pour la plupart dans le tertiaire supérieur et soient porteurs de demandes ne recoupant pas les clivages sociaux comme la protection de l’environnement[15].

Cependant, dans le modèle général proposé par J. Logan et H. Molotch, l’existence de conflits entre groupes sociaux autour de la définition de l’ordre du jour politique et des priorités d’intervention est reléguée au second plan. Même si les deux auteurs réfutent les arguments structuralistes du marxisme, il reste que l’économie des échanges politiques au sein d’une ville est largement dominée par les acteurs privés, du moins par un certain segment autour duquel viennent s’agréger d’autres groupes sociaux. Les politiques urbaines qu’ils donnent à voir sont donc structurées par la compétition entre coalitions de croissance situées dans les villes des États-Unis qui cherchent à attirer les capitaux mobiles. Cette compétition se traduit par un jeu à somme nulle où ce qui est capté par une ville l’est obligatoirement au détriment d’une autre.

La coalition au pouvoir s’appuie également sur la diffusion d’une idéologie, au sens gramscien, qui tend à établir une équivalence entre les intérêts de la ville dans sa globalité et ceux d’une coalition ou d’un groupe social donnés. Cette confusion est essentielle, car le niveau local et la communauté cessent d’être considérés comme lieux d’inscription et de reproduction de groupes sociaux pour atteindre le statut d’acteur collectif. C’est dans ce glissement de sens que la portée sociopolitique des coalitions de croissance est la plus forte. En effet, comme le montrent Kevin Cox et Andrew Mair, l’idéologie légitimant ces coalitions conduit à transformer la localité d’un espace de résolution de problèmes collectifs — comme la ségrégation sociospatiale, l’exercice de la démocratie locale et l’environnement — en un espace cohérent mis en compétition avec d’autres[16]. Deux points méritent alors d’être soulignés :

  1. la notion de coalition de croissance donne à voir des villes dépolitisées à l’intérieur lesquelles les conflits internes passent au second plan par rapport à la compétition avec les autres villes, compétition qui est l’horizon d’action partagé par les leaders locaux ;

  2. la « défense » et la « promotion » de la ville, dans cette compétition, sont considérées comme des activités imparties à certains groupes sociaux et certains individus qui ont des attributs et des ressources politiques et économiques spécifiques.

La définition de la politique urbaine et sa mise en oeuvre échappent ainsi à toute controverse démocratique. Dans leur critique de la notion de coalition de croissance, Andrew Jonas et David Wilson notent « les coalitions de croissance non seulement créent les conditions matérielles de la croissance économique mais aussi permettent de convaincre les habitants du bien-fondé de cette politique. En d’autres termes, ces coalitions permettent de définir quel type de croissance poursuivre mais aussi de déterminer les acteurs qui doivent assumer cette politique, les valeurs qu’ils doivent posséder, le type d’action que peut développer la société civile[17] ». Cette notion a été ainsi fortement critiquée pour son contenu idéologique qui limite les divisions et les tensions sociales au niveau local, « fétichise » le local, construit une territorialité servant avant tout les intérêts des groupes dominants et légitimant la domination de ceux-ci.

Une autre critique pouvant être appliquée à la notion de coalition de croissance : la centralité occupée par la question de la rente foncière et la cohérence supposée du milieu économique local. Les recherches produites dans le cadre du Fiscal Austerity and Urban Innovation, dirigé par T. Clark, ont montré qu’à partir des années 1960 et dans les années 1970, les villes nord-américaines, comme d’autres, se caractérisaient par une évolution très nette de leur système productif et que, dès lors, les stratégies de croissance à adopter pouvaient donner lieu à des controverses à l’intérieur même du « patronat local ». Cette question de la cohérence interne du milieu économique local avait d’ailleurs été mise en avant par Thimoty Barnekov et Daniel Rich, selon lesquels, dès les années 1960, on observe une diversification des intérêts privés dans les villes nord-américaines. Cette diversification entraîne une tension entre, d’une part, les chambres de commerce et d’industrie, sociologiquement dominées par les commerçants et les activités industrielles traditionnelles, assez conservatrices et peu enclines à participer activement à la construction de Central Business Districts, et, d’autre part, le « monde de la finance » en pleine expansion à l’époque, qui quitte les chambres de commerce et d’industrie et crée de nouvelles structures représentatives plus souples, plus cohérentes sociologiquement, qui participent à des projets urbains et s’associent aux élus[18].

Globalement, donc, si la notion de coalition de croissance a avancé des pistes utiles permettant de lier l’exercice du pouvoir local à l’environnement — économique — des collectivités locales, cette grille d’analyse a surtout été critiquée pour le peu d’importance conférée au politique, aux rapports de domination, aux conflits entre groupes sociaux locaux. Les critiques les plus virulentes ont porté sur le caractère idéologique de la notion. C’est précisément à l’encontre de ces critiques que s’est développée la notion de régime urbain à la suite des travaux de Stephen Elkin et de Clarence Stone[19].

Les régimes urbains ou la réhabilitation du politique et de l’État

Si les travaux empruntant à la notion de régime urbain se distinguent à de nombreux égards de ceux s’appuyant sur la notion de coalition de croissance, ils partagent néanmoins un certain nombre de points communs :

  1. Le pouvoir urbain et les politiques urbaines reposent sur l’articulation entre plusieurs niveaux géographiques, entre un espace local et son environnement institutionnel, économique et politique.

  2. L’hypothèse centrale de la possibilité de lutter contre la fragmentation des ressources politiques dans les villes nord-américaines au moyen de coalitions entre élus et acteurs privés et/ou associatifs au niveau local.

  3. Une même conception de la légitimité politique s’exprimant dans les politiques publiques. Pour l’école pluraliste, la légitimité du gouvernement local est fondée sur le fait qu’elle respecte les règles constitutionnelles dans une démocratie libérale, c’est-à-dire que les groupes de pression peuvent s’exprimer et faire traiter leurs intérêts par la municipalité. Pour les tenants de l’école élitiste, la légitimité provient du fait que le gouvernement local sanctionne, par ses produits que sont les politiques urbaines, la domination d’un petit nombre d’individus. Par comparaison, les notions de coalition de croissance et de régimes urbains envisagent la légitimité d’un gouvernement urbain comme le résultat de sa capacité à agir, à produire des politiques. Ces deux courants se distinguent donc des écoles pluraliste et élitiste, car le problème essentiel auquel se trouve confronté un exécutif local est de produire des politiques publiques même s’il ne dispose pas de l’ensemble des ressources nécessaires. Pour y arriver, il doit donc établir une coalition avec certains intérêts locaux qui sont suffisamment organisés pour pouvoir établir une relation stable dans le temps.

Les régimes urbains accordent une place plus importante au domaine politique, en tant que champ social spécifique, mais aussi aux relations politiques en général à l’intérieur des autres champs (social, économique). Ce domaine politique revalorisé reste néanmoins soumis à des pressions structurelles de la part de certains intérêts organisés, essentiellement les intérêts économiques. Ces travaux sur les régimes urbains, que l’on peut ranger dans la catégorie des néopluralistes, se situent donc dans la lignée des écrits de Charles Lindblom sur la « position privilégiée des intérêts économiques » dans les démocraties libérales :

parce que les fonctions publiques dans une économie de marché restent dépendantes des acteurs privés, cela induit que les emplois, les prix, la production, la croissance, le standard de vie, la sécurité sont entre les mains de ces derniers. […] Les règles constitutionnelles prévoient que les gouvernements peuvent interdire certaines activités, mais ne peuvent commander aux acteurs privés. Elles doivent avoir une valeur indicative plutôt que de commandement[20].

D’où, une perspective très désenchantée de la réalité de la démocratie locale mise de l’avant par A. Harding : « lorsque l’on s’intéresse aux projets de développement urbain, les votes comptent certes, mais ce sont les ressources et les personnes qui les détiennent qui décident[21]. »

Pour les tenants des régimes urbains, s’il est possible pour les élus locaux de diriger une ville c’est uniquement grâce au soutien des acteurs économiques. Une fois encore, l’économie des échanges entre le politique et l’économique est asymétrique. Comparativement aux travaux sur les coalitions de croissance, les travaux sur les régimes urbains dégagent plusieurs types de configurations politiques qui associent acteurs privés et publics, la coalition de croissance faisant partie des configurations possibles.

Selon les premiers travaux de S. Elkin et de C. Stone publiés dans les années 1980, ces configurations différentes s’expliquent par trois éléments essentiels : d’abord, le développement économique n’occupe pas obligatoirement la même place sur l’ordre du jour politique local selon les villes et selon les époques ; ensuite, les coalitions locales, très influencées dans leur contenu par les résultats des élections locales, peuvent inclure d’autres groupes sociaux que les seuls acteurs privés ; enfin, lorsque néanmoins la question du développement économique occupe une position centrale, les coalitions locales se recomposent pour donner une place prépondérante aux acteurs économiques.

Ainsi, S. Elkin établit une typologie des régimes urbains comprenant :

  1. Un régime qualifié de pluraliste, proche des travaux de R. Dahl, dans lequel la priorité en matière de politiques publiques est la transformation physique et économique des centres-villes dans les années 1960. Le caractère pluraliste réside essentiellement dans le fait que les acteurs économiques sont certes des pièces essentielles de la coalition mais aucun intérêt sectoriel ne domine.

  2. Un régime fédéraliste qui se développe dans des villes connaissant des mouvements civiques très importants et sollicitant une intervention massive des pouvoirs publics afin de réduire les inégalités sociales et raciales. Ce régime a pu se développer notamment grâce au soutien de l’État fédéral, donc jusqu’à l’arrivée au pouvoir de l’administration Reagan.

  3. Un régime entrepreneurial, défini par S. Elkin dans son étude sur Dallas, qui se fonde sur le poids essentiel des intérêts liés à la finance dans la coalition avec les élus locaux.

Deux ans après la publication de City and Regime in the American Republic, C. Stone a proposé une nouvelle typologie dans son ouvrage Regime Politics, typologie qui, sur certains points, n’apportait pas de véritable césure par rapport aux travaux antérieurs  [22]. En effet, C. Stone montre qu’il existe trois types de régimes urbains aux États-Unis :

Le régime « corporatiste » qui, dans les faits, ressemble très fortement au régime entrepreneurial de S. Elkin ou à une coalition de croissance signalée par J. Logan et H. Molotch c’est-à-dire dominée par certains segments particuliers du milieu économique local ?

Le régime « conservateur » ( caretaker ) qui, comme son qualificatif le sous-entend, fait référence à une coalition peu ambitieuse dans ses productions se contentant d’offrir des services publics à la population et de laquelle les grands investisseurs locaux sont absents.

Le régime « progressiste » qui répond à une logique redistributive entre groupes sociaux et vise à maîtriser les effets du développement économique, notamment en ce qui concerne l’environnement, la qualité de vie, et les disparités socioéconomiques. Ce type de régime se développe lorsque le niveau d’organisation des intérêts économiques locaux est faible et grâce au soutien des programmes financiers de l’État fédéral.

Les critiques européennes et nord-américaines sur le contexte institutionnel d’application

La littérature sur les régimes urbains et les coalitions de croissance est arrivée au début des années 1990 sur le continent européen et d’abord en Grande-Bretagne, pays où les gouvernements conservateurs à partir de l’élection de Margaret Thatcher se sont employés à reformuler les principes opératoires des politiques urbaines en donnant une place essentielle aux acteurs privés au détriment des collectivités locales. Elle a fait l’objet de nombreuses critiques qui portaient essentiellement sur son ethnocentrisme et sur le caractère spécifique des villes européennes. Il faut cependant souligner que, dès leurs premiers travaux sur les coalitions de croissance, J. Logan et H. Molotch avaient pris soin d’insister sur le fait que les phénomènes observés et leur grille d’analyse étaient adaptés au contexte institutionnel et politique des villes nord-américaines. De même, dès 1988, dans un article cosigné avec S. Vicari sur les différences observées entre le Japon, l’Italie et les États-Unis relativement aux politiques urbaines de développement et de configurations socio-politiques locales, H. Molotch avait insisté sur l’importance de la variable nationale dans l’explication des différences[23]. En la matière, le procès en ethnocentrisme adressé aux tenants des coalitions de croissance ne prend pas suffisamment en compte les inflexions et les limites très claires qu’ils avaient mises en avant à propos d’une utilisation débridée de leur modèle.

Un vrai-faux débat

Quoi qu’il en soit, la littérature des années 1990 sur le pouvoir urbain en Europe est marquée par une inflation sans précédent d’articles et d’ouvrages portant sur ces deux notions phares que sont les coalitions de croissance et les régimes urbains. Les auteurs européens et nord-américains s’emploient ainsi à critiquer certaines de leurs dimensions, à mettre en avant la spécificité du contexte institutionnel et politique des pays européens par rapport aux États-Unis[24]. Les principales critiques sont au nombre de cinq :

  1. Les États européens interviennent plus massivement que l’État fédéral des États-Unis dans les politiques de développement local. La dépendance envers l’État, notamment par rapport à ses transferts budgétaires, est plus importante.

  2. L’autonomie des villes européennes est encore amoindrie par les marges de manoeuvre plus faible sur la fiscalité locale alors que la négociation sur le taux d’imposition des entreprises constitue un élément central dans l’élaboration de coalitions aux États-Unis.

  3. L’organisation du capitalisme en Europe privilégie avant tout le niveau national et non les villes.

  4. La différenciation fonctionnelle entre les villes et l’État n’est pas la même. Dans un grand nombre de pays européens, les villes ont longtemps eu pour fonction de satisfaire les besoins de consommation des habitants en services publics et non de satisfaire les demandes des entreprises.

  5. Les appareils politiques locaux fonctionnent selon des registres complètement différents. Les partis politiques nord-américains aux niveaux local et national fonctionnent comme des « machines politiques » agrégeant des demandes de groupes sociaux très différents. En Europe, les distinctions partisanes s’établissent davantage sur un registre idéologique, même si les années 1980 et 1990 ont clairement remis en question cette distinction.

Pourtant, durant la même période, des travaux nord-américains ont sérieusement remis en question certains acquis des régimes urbains et des coalitions de croissance. Par exemple, Marion Orr et Gerry Stoker qui, utilisant la littérature relative aux coalitions et aux régimes urbains, montrent que malgré la stabilité politique de la mairie de Détroit à partir de 1974 et la crise économique majeure qui impose à la collectivité locale une politique de développement à mener, il n’y a pas eu de constitution d’une coalition public/privé. Ils insistent au contraire sur l’existence de deux projets de développement : l’un porté par la mairie, concerne la rénovation physique du centre-ville et l’autre, alliant le secteur privé et le monde associatif, vise à qualifier la main-d’oeuvre pour la rendre plus compétitive. M. Orr et G. Stoker montrent que contrairement à ce que postule la notion de coalition de croissance, la création de telles coalitions est foncièrement problématique et ne résulte pas d’un impératif économique. Ils sont donc plus proches de la littérature sur les régimes urbains. Cependant, ils critiquent également C. Stone à propos de l’explication des processus de constitution de coalition locales et surtout de la non prise en compte de l’évolution des régimes. Il est vrai qu’à Atlanta, ville étudiée par C. Stone, le régime est stable dans le temps. À Détroit, M. Orr et G. Stoker soulignent que l’évolution de la politique fédérale et l’arrivée de nouvelles élites économiques sont à l’origine de la formation d’une coalition concurrente à celle de la mairie[25].

Un article de Mickey Lauria, publié en 1994, atteste du poids de l’État fédéral comme instance de captation des ressources politiques par les partis politiques. Il s’agit là d’un élément largement minoré dans la littérature initiale sur les coalitions de croissance et les régimes urbains[26]. À partir de l’exemple nord-américain, l’auteur montre comment la littérature ne prend pas suffisamment en compte le rôle de l’État et des partis politiques dans la constitution et la consolidation des coalitions locales. Cela relativise beaucoup le caractère particulier des politiques urbaines et des formes de coalition aux États-Unis qui sont censées se développer sans partis politiques. M. Lauria insiste sur le fait que si les partis politiques américains pèsent d’un poids moins important au niveau local, ils ont par contre vu leur influence se renforcer au niveau de l’État fédéral. En agissant sur l’appareil administratif fédéral et les subventions qui sont allouées aux organismes locaux de développement, en jouant sur la concurrence territoriale et sur les formes de coalition sous-jacentes, les partis politiques ont trouvé un moyen tout aussi efficace d’agir sur les politiques urbaines aux États-Unis. Le rôle du niveau fédéral se voit donc largement réévaluer par rapport aux analyses initiales de la gouvernance urbaine qui donnaient à voir des villes quasi autonomes. Il y a bien aux États-Unis comme en Europe une porosité organisée notamment par les partis politiques (députés et sénateurs) entre les niveaux local et national dans le but de capter des ressources fédérales. La compétition politique n’a pas lieu au niveau local mais au niveau fédéral. De ce fait, la spécificité des villes nord-américaines, supposées plus autonomes par rapport à l’État que les villes européennes, paraît partiellement remise en question.

De même, dans leur dernier ouvrage, A. DiGaetano et J. Klemanski comparent quatre villes situées aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Birmingham, Boston, Detroit et Bristol)[27]. Ils insistent très précisément sur l’importance des États dans la construction de coalitions locales et sur des variables jusque-là insuffisamment prises en compte : les « cultures locales » et le leadership. L’attention de ces auteurs s’est en effet focalisée sur ces deux éléments dans la structuration ou, au contraire, la reconfiguration de certaines formes contingentes de régimes urbains. En empruntant au néo-institutionnalisme historique[28], A. DiGaetano et J. Klemanski montrent qu’il existe des cultures dominantes localement, inscrites dans les institutions publiques, les partis qui rendent possible ou plus difficile la constitution de telles coalitions visant tel objectif. Ils ajoutent également que ces cultures locales sont certes puissantes, mais elles n’expliquent pas les processus de rupture dans les coalitions en place. Pour cela, il faut se tourner, selon eux, vers le leadership comme variable explicative. Ils le définissent comme la capacité d’un individu à aller contre la « logique des choses », contre des arrangements stables, des coalitions bien établies. Ils en viennent ainsi à proposer la typologie suivante :

  1. Les politiques qui visent le développement économique rapide semblent dans les quatre cas étudiés être le produit d’une crise majeure du secteur économique dominant (l’industrie, le commerce) d’une ville. Dans le cas britannique, le rôle de l’État dans le formatage de cette coalition est particulièrement mis en avant, notamment dans la phase d’institutionnalisation du partenariat. Cette institutionnalisation par l’État dans des « Quasi-Autonomous Non-Governmental Organisations » ( Quangos ) est un élément essentiel de stabilisation de la coalition.

  2. Les politiques de gestion de la croissance économique sont générées par la conjugaison de trois facteurs : la présence d’une classe moyenne ayant un niveau d’enseignement assez élevé ; l’existence d’un processus de développement économique local très rapide qui remet en question la qualité de vie ; et un tissu associatif dense et actif. Des trois formes de coalition, celle soutenant une politique de gestion de la croissance économique est la plus fragile, car elle est soumise directement à l’évolution de la conjoncture économique. En cas de récession, elle disparaît puisqu’un de ses fondements n’est plus valide.

  3. Les politiques de réforme sociale sont généralement le résultat de la mobilisation de mouvements sociaux. Ces mouvements peuvent être essentiellement issus de la mobilisation locale de groupes qui ont un poids politique assez élevé pour aller à l’encontre des politiques de croissance rapide et qui critiquent notamment le désengagement de l’État des politiques sociales (cas des deux villes nord-américaines), soit le choix politique d’un parti au pouvoir localement (cas des deux villes anglaises où les politiques de réforme sociale sont portées par le Parti travailliste).

C’est précisément cette critique de la non prise en compte de l’État fédéral et de l’État en général qui concentre, y compris aux États-Unis, un certain nombre des commentaires les plus forts contre l’application irraisonnée des travaux de J. Logan et H. Molotch. G. Stoker, par exemple, a fortement condamné la tendance au localisme des travaux qui empruntent au régime urbain ; il a montré notamment que la stabilité dans le temps de régimes particuliers et leur transformation ne peuvent être comprises sans faire référence aux évolutions des politiques nationales[29]. Cette critique s’est adressée tout particulièrement au cas britannique.

Les politiques urbaines en Grande-Bretagne ou le « miroir aux alouettes »

Jusqu’au milieu des années 1990, la Grande-Bretagne a été regardée, en Europe, comme l’un des pays les plus « en avance » en ce qui concerne la transformation des modes opératoires d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques urbaines. Le nombre de travaux anglais sur la gouvernance, les raffinements des typologies de régimes urbains nord-américains produites par des chercheurs anglais comme G. Stoker et Karen Mossberger[30], le développement au niveau local de partenariats public-privé, etc. tout attestait, de prime abord, l’importance prise par les mécanismes de gouvernance urbaine. La « Patrie » du Local Government semblait avoir rompu les amarres avec un mode d’exercice classique de gestion politique des affaires urbaines fondé sur la fourniture de services collectifs. Les villes anglaises apparaissaient avant tout tournées vers la compétition internationale, cherchant à attirer les capitaux mobiles les désormais célèbres fonds de pension, optant pour des politiques événementielles à forte charge symbolique, par exemple la candidature de Manchester aux Jeux olympiques. Confrontées à une crise économique majeure depuis les années 1970 et obligées de faire face à des processus de reconversion industrielle aux conséquences sociales souvent dramatiques, les villes britanniques semblaient sur le chemin du postfordisme avec l’apparition de nouveaux secteurs économiques dans le tertiaire supérieur. Elles étaient ainsi érigées au rang de villes entrepreneuriales dont A. Harding donne la définition suivante : « une ville où les détenteurs de positions et de ressources essentielles dans les secteurs publics, privés et associatifs mettent en place un mécanisme permettant de réaliser une vision consensuelle et partagée du développement urbain, créent des structures appropriées pour y parvenir et mobilisent pour ce faire des ressources locales et non locales[31]. »

La référence plus ou moins implicite au modèle des villes nord-américaines est ainsi très présente dans un grand nombre de travaux des années 1990 sur les politiques urbaines en Grande-Bretagne. S’inspirant des travaux postfordiste, qui insistent sur les effets de la globalisation sur les économies urbaines, de nombreux auteurs diagnostiquaient un processus de convergence dans le contenu des politiques urbaines et leur mode d’élaboration : l’efficacité économique passait par le partenariat public-privé particulièrement bien développé en Grande-Bretagne dans les Quangos, structures hybrides à l’intérieur desquelles les acteurs privés étaient appelés à jouer un rôle important, avec d’autres acteurs, dans l’élaboration d’une « vision commune » pour la ville.

Autre élément fondamental, la littérature du début des années 1990 mettait clairement en avant, à l’instar du « modèle nord-américain », l’autonomie des villes par rapport aux États. Le développement économique, comme aux États-Unis, était devenu le secteur central des politiques urbaines, qu’avait largement investi une nouvelle génération d’élites locales, politiques et économiques. Ceci répondait aux attentes de la population locale qui désirait avant tout des politiques pouvant répondre à la crise économique et à l’augmentation consécutive des taux de chômage. En la matière, comme aux États-Unis, certains auteurs avaient insisté, durant les années 1980, sur la structuration progressive de l’ordre du jour politique local par cette question du développement économique, en dehors de toute considération idéologique : de nombreuses villes anglaises dirigées par le Parti travailliste avaient adopté cette logique entrepreneuriale et semblaient s’être converties aux « délices » de la compétition internationale.

Si certains auteurs analysaient cette évolution sous un angle sociopolitique montrant clairement qu’elle reflétait une recomposition sociologique des élites des villes de gauche[32], d’autres insistaient au contraire sur le caractère structurel du changement et la place occupée par des villes comme Sheffield, Bracknell ou Camden[33] ou, plus généralement, par l’ensemble des villes britanniques dans la transition postfordiste[34]. Cette évolution passait notamment par des politiques de marketing urbain qui tendaient à faire des villes de province britanniques des «  wannabe world cities », pour reprendre l’expression imagée de John Short et Yeong-Hyun Kim[35], c’est-à-dire des villes n’ayant pas le même statut que les villes de stature internationale comme New York, Tokyo ou Londres mais souhaitant se doter des mêmes attributs, attirer des sièges sociaux, des événements prestigieux comme les Jeux olympiques, et développer des activités de loisirs de première importance. Globalement, les villes britanniques mettaient en oeuvre des politiques qui tendaient à traduire dans la composition urbaine et la structuration du système productif local un renouveau rompant avec un passé industriel qui avait été à la source d’une crise majeure.

Dans cette transition, ce sont les moyens utilisés et les cadres opératoires qui comptent avant tout et qui sont censés traduire la transition de pratiques politiques relevant d’une conception classique du gouvernement vers des pratiques représentant la gouvernance urbaine. Des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, la figure mythique est celle de l’entrepreneur de Joseph Schumpeter, acteur économique qui rompt les équilibres préexistants dans l’économie urbaine des villes britanniques et participe activement à la vie de la Cité par le biais des Quangos, valorisant avant tout les ressources endogènes dans la compétition internationale, rompant avec une attitude attentiste par rapport aux politiques de l’État, instance perdant de sa centralité du fait même du postfordisme. Le partenariat public-privé devenait ainsi la formule magique des années 1990 dans le domaine des politiques urbaines en Grande-Bretagne car il était censé apporter une plus value fondamentale par rapport aux modes d’action plus classiques d’intervention dans le champ économique portés par l’État ou les collectivités locales. Jusqu’au milieu des années 1990, vont ainsi se multiplier les publications sur la rupture supposée du modèle anglais.

Cependant, avec le recul, il est également clair qu’un certain nombre d’auteurs, pourtant fins connaisseurs de la vie politique anglaise, n’ont pu éviter des erreurs d’interprétation quant aux mécanismes à l’oeuvre et à la portée réelle des changements observés. En effet, il est erroné de considérer que les mécanismes observés jusqu’au milieu des années 1990 dans les villes anglaises, c’est-à-dire l’importance prise par le partenariat public-privé, procèdent d’une convergence avec les États-Unis.

Les Quangos comme les Urban Development Corporations et les procédures comme le City Challenge, le City Pride Initiative, les fonds spécifiques mis en place pour financer les politiques urbaines comme le Challenge Fund, la loterie nationale avaient certes pour objectif d’écarter les collectivités locales de l’élaboration et de la mise en oeuvre des politiques urbaines. Mais, il s’agissait avant tout pour l’État central de reprendre en main la politique urbaine. Ici gouvernance rime avec centralisation des politiques publiques et non, comme aux États-Unis, retrait de l’État des politiques urbaines comme sous l’administration Reagan.

De plus, évoquer, dans le cas britannique, le contrôle du patronat sur les affaires urbaines est tout aussi abusif tant des études comparées récentes montrent clairement qu’évincées des phases d’élaboration des documents de programmation, les collectivités locales ont néanmoins joué un rôle très important dans la phase de mise en oeuvre. Ces mêmes recherches insistent également sur le fait que les élus locaux, y compris les travaillistes, ont joué en la matière un rôle ambigu ; ils ont profité des réformes conservatrices pour réformer des administrations municipales qu’ils considéraient comme trop bureaucratiques[36]. La compétition entre les villes britanniques dans la captation des budgets nationaux, la quête éperdue du partenariat est avant tout organisée et pilotée par l’État qui s’appuie pour l’occasion sur le patronat et des élites locales réformatrices, notamment à l’intérieur du Parti travailliste.

Il ne s’agit donc pas d’instrumentalisation de l’État central par les intérêts privés, mais d’un rapport plus subtil entre l’État et les intérêts privés. Dans un texte essentiel de 1995, Jamie Peck a montré que les transformations des modes opératoires des politiques urbaines sous les gouvernements conservateurs constituent l’une des conséquences d’une politique plus générale de l’État visant à bouleverser l’organisation du patronat anglais, les canaux de médiation avec la puissance publique[37]. Pour J. Peck, en effet, lors de son arrivée au pouvoir en 1979, Margaret Thatcher porte un projet de restructuration d’ensemble des rapports entre l’État et le patronat anglais représenté par une centrale nationale comme le Confederation of British Industry. En accédant aux affaires à la fin des années 1970, les conservateurs considèrent que les instances traditionnelles du patronat sont coresponsables, avec les syndicats et les collectivités locales, de la crise économique que connaît le pays. Ce qui est avant tout critiqué c’est un ensemble de politiques corporatistes qui ont conduit au blocage et à la défense des situations acquises par les différents protagonistes. Contrairement à ce que l’on peut penser, les capitaines d’industrie ne sont pas, au départ, un soutien politique pour M. Thatcher, car la politique économique qu’elle met en place va à l’encontre de leurs intérêts. Se trouve en effet légitimée politiquement et symboliquement, notamment par des programmes s’appliquant aux politiques urbaines qui ont pour enjeu essentiel le développement économique, l’image de l’entrepreneur privé individuel agissant en son nom propre et non plus en tant que représentant d’un groupe social plus large. Par les Quangos qui se créent au niveau local grâce à l’État central, c’est l’affirmation de cette nouvelle élite privée qui est ainsi rendue possible. Les Quangos servent de forums où va peu à peu se forger l’idéologie dominante en matière de développement local, notamment dans l’équation politique qui est établie entre l’intérêt personnel de ces entrepreneurs privés et l’intérêt de la communauté locale dans son ensemble. La gouvernance urbaine telle qu’elle se développe à partir des années 1980 en Grande-Bretagne est donc très éloignée du « modèle » nord-américain. L’État britannique apparaît au contraire comme l’institution clé, structurant les conflits, allouant rôles et subventions, déterminant les stratégies des acteurs locaux dans la mobilisation et la captation des ressources. Dans sa typologie des régimes urbains (managérial, corporatiste, croissance et État-providence), Jon Pierre a parfaitement souligné cette dépendance des acteurs locaux par rapport à l’État[38].

Autre critique de fond qui fait de l’exemple britannique un cas particulier : les modalités de participation des acteurs privés au niveau local dans les Quangos et les procédures. La ville de Manchester a fait en cela l’objet de nombreux travaux convaincants dont les résultats ont été par la suite testés sur d’autres villes britanniques[39]. Ainsi, J. Peck et Adam Tickell, qui ont décortiqué la politique de développement de Manchester montrent que, contrairement aux villes nord-américaines, l’implication des acteurs privés n’apparaît pas guidée par le souci de constituer un programme cohérent en leur faveur[40]. Pour preuve, il n’y a pas de doctrine, de programme politique d’ensemble.

En fait, le comportement des acteurs privés semble avant tout structuré par l’opportunisme, c’est-à-dire qu’ils profitent de toutes les occasions produites en grande partie par l’État central pour mobiliser des fonds publics. Il n’existe pas de vision collective interne à ce groupe social dont la cohérence, en termes sociologiques, peut d’ailleurs être sérieusement questionnée. Dans un autre article, toujours à propos de Manchester et de sa candidature aux Jeux olympiques de 1996, les mêmes auteurs associés à Allan Cochrane mettaient en avant que la participation des acteurs privés à cette initiative ne pouvait pas se lire comme la constitution d’une coalition de croissance mais bien comme une démarche avant tout opportuniste visant à capter des transferts financiers de l’État. Il n’y avait pas eu de constitution d’une « coalition de croissance » mais bien au contraire d’une « coalition subventionnée[41] ».

L’importance de l’État britannique dans les politiques urbaines, la structuration de l’échange politique et la sélection des acteurs légitimes qui peuvent prétendre à agir sur l’élaboration et la mise en oeuvre de programmes locaux est attestée par le changement des politiques nationales concernant la ville, à partir du lancement de la procédure Single Regeneration Budget en 1994  [42]. Les travaux les plus récents sur la question insistent sur le fait qu’à partir du gouvernement de John Major, la politique urbaine connaît une inflexion significative dans ses principes opératoires. Si l’on continue à admettre que c’est au niveau local que les plans d’action doivent être élaborés, les intérêts de la « communauté » ne se confondent plus avec ceux des acteurs privés. Les procédures nationales mises en place par le gouvernement de J. Major puis renforcées par celui de Tony Blair vont ainsi donner l’occasion à d’autres groupes sociaux de s’exprimer, notamment aux groupes ethniques. L’inflexion de la politique urbaine montre à quel point l’État central britannique pèse sur la construction des coalitions locales, notamment dans le processus de légitimation des acteurs participant à ces coalitions. Cette même remarque peut d’ailleurs s’appliquer à d’autres pays européens[43] où l’on a pu montrer que les États continuent de remplir un rôle essentiel dans la construction des espaces locaux de négociation entre groupes sociaux et leaders politiques.

Conclusion

Reflétant un contexte d’énonciation nord-américain, la notion de gouvernance urbaine fait l’objet de nombreuses controverses en Europe. Il est vrai qu’en donnant à voir des univers métropolitains avant tout structurés par la prégnance des logiques de développement économique, par la faiblesse des interventions étatiques et des appareils politiques locaux, cette notion se prêtait particulièrement bien aux critiques des chercheurs et universitaires européens qui tentaient de préserver une « exception européenne » en matière de gouvernements urbains et, pour certains, de lutter contre la domination scientifique nord-américaine.

La présente note de recherche nous a permis de prendre position dans ce débat en montrant les principaux apports de cette notion en fait de questionnements et de principes méthodologiques. A l’heure actuelle, il semble y avoir place pour une déclinaison d’un programme de recherche comparatif qui recourrait à cette notion afin de formaliser la production de politiques urbaines comme étant à l’articulation entre des scènes d’action métropolitaine, régionale, nationale et internationale. On sait maintenant que le gouvernement des villes ne s’inscrit pas uniquement, en termes méthodologiques, dans les institutions démocratiquement élues et que les élus ne sont pas les seuls à décider. Cependant, à trop vouloir insister sur les marges de manoeuvre des acteurs locaux, une certaine littérature traitant de la gouvernance urbaine a eu tendance à dévaloriser le poids réel des institutions locales et métropolitaines et de l’État. La thèse de l’évidement de l’État, qui a fait florès à une époque, ne tient pas[44]. Les réflexions menées sur le nouveau régionalisme[45] et les fusions récentes des grandes villes du Québec et de l’Ontario[46] attestent d’un « retour de balancier » et de la nécessaire prise en compte des institutions classiques dans l’organisation politique des villes nord-américaines. Penser les villes en dehors de toute référence aux institutions locales et à l’État constitue une démarche empiriquement infondée. Il est vrai que cette thèse a le mérite de la radicalité et de faire des villes les nouveaux territoires politiques de la régulation, en lieu et place des États. Des recherches récentes montrent très clairement les faiblesses de cette approche en insistant notamment sur la forte dépendance des villes (européennes) par rapport aux niveaux de gouvernement supérieurs pour ce qui est de leur organisation institutionnelle, l’absence de personnel politique métropolitain qui s’autonomise par rapport aux appareils politiques nationaux ou encore la difficulté des édiles métropolitaines à mettre en place des partenariats public-privé structurés à l’échelle métropolitaine[47].

Il y a donc place pour un programme de recherche comparatif entre l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord qui interrogerait, comme nous y invite Colin Crouch[48], les processus de convergence dans le mode de gouvernance des villes à l’intérieur de ces deux ensembles géopolitiques. L’un des objectifs de ce programme pourrait être d’analyser et d’expliquer les différentes configurations, selon le sens que Norbert Elias donne à cette notion[49], auxquelles donne lieu la gouvernance métropolitaine, sans postuler donc que ces configurations sont stabilisées et pérennes, aussi bien dans les métropoles nord-américaines qu’européennes. Nous avons montré ailleurs que le gouvernement des villes européennes prend cinq formes idéal-typiques (gouvernance étatique, gouvernance fédérée, gouvernance en réseau, gouvernance par réforme territoriale et gouvernance par le conflit ou la défection)[50]. C’est peut-être à partir de cette typologie que l’on pourrait, par exemple, interroger l’efficacité de ces configurations contingentes en fait de « traitement » des problèmes d’exclusion sociale à l’échelle des métropoles étudiées, des questions de développement économique ou encore, et sans être exhaustif, de protection de l’environnement. Le programme comparatif que nous voudrions lancer croiserait ainsi deux traditions de recherche sur la gouvernance urbaine : la tradition nord-américaine qui accorde une importance toute particulière aux résultats de la médiation public-privée et aux contenus des politiques publiques et la tradition européenne, qui s’attache davantage aux formes institutionnelles à l’intérieur desquelles s’opère cette médiation. Du fait de sa position dans le processus d’hybridation scientifique entre l’Amérique du Nord et l’Europe, la recherche en sciences sociales au Québec pourrait jouer un rôle essentiel dans le développement d’un tel programme de recherche comparatif.