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L’introuvable écologisme, c’est sous ce titre polémique que Guillaume Sainteny traite de l’écologisme électoral en France. L’exemple des Verts, le principal représentant de cette mouvance, permet de saisir rapidement le point de départ de l’ouvrage. Les Verts, parti issu du regroupement, en 1984, de deux structures antérieures, ne parviendront jamais à dépasser 5 % des suffrages exprimés sur un plan national entre 1974 et 1988. À l’élection législative de 1993, puis aux élections européennes de 1999, les résultats des différents partis écologistes présents avoisinent les 11,5 %, score jamais dépassé depuis. L’écologie est représentée dans des instances locales élues. Toutefois, les Verts n’obtiennent leurs premiers députés à l’Assemblée nationale qu’en 1999 et ce, avec 3,7 % des suffrages exprimés : l’alliance avec le Parti socialiste leur permet en effet d’obtenir six postes d’élus (p. 452). Les événements les plus récents affectant les Verts ne semblent pas démentir le constat pessimiste de G. Sainteny.

Au-delà de sa pertinence pour l’actualité, l’ouvrage de G. Sainteny offre une analyse approfondie des métamorphoses et des faiblesses de l’écologie partisane en France. Il en aborde de multiples facettes par l’examen, entre autres, du vote écologiste, des profils des militants et des dirigeants, l’historique des principales organisations, l’étude de leurs programmes et ceux des autres partis traditionnels. Les sources invoquées par l’auteur sont également multiples : sondages, résultats électoraux, entretiens, enquête par questionnaire. L’introuvable écologisme est très informé et, par conséquent, il aborde de manière plus générale le mouvement écologiste en France, dont le rappel de l’évolution paraît indispensable pour comprendre ses stratégies partisanes.

L’intérêt de cet ouvrage ne se place pas seulement sur le plan factuel. Le propos repose sur deux questions particulièrement éclairantes pour comprendre les processus d’émergence et d’affirmation politique de nouvelles revendications reliées à l’environnement : Qu’est-ce qu’un parti ? Qu’est-ce que l’écologisme ? Avec ces interrogations sous-jacentes à son développement, l’auteur décrit les atermoiements d’une stratégie électorale qui n’a pas toujours été poursuivie dans un but de conquête du pouvoir. L’écologie a, d’autre part, cristallisé des tendances qui sont présentes dans d’autres pays à l’intérieur de structures différenciées : les partis libertaires de gauche. Cette richesse des filiations explique des antagonismes d’ordre stratégique, mais également idéologique, lesquels, conjugués, ont contribué à affaiblir les structures écologistes constituées.

Enfin, si l’auteur n’échappe pas à l’évocation, au moins à titre introductif, d’une possible nouvelle manifestation de « l’exception française », il n’explique pas pour autant la faiblesse des partis écologistes français par le seul facteur du contexte national. En fait, G. Sainteny attribue les échecs des écologistes aux acteurs eux-mêmes. Il illustre ainsi l’interaction entre un contexte politique, culturel et social, et les choix stratégiques d’un nouvel acteur politique. Cette analyse nourrit le questionnement sur les définitions de l’écologisme et du concept de parti. Les écologistes ont en effet tardé à s’assumer comme un parti avec une vocation de pouvoir et ceux qui ont imposé ce choix se sont par la suite divisés ; ils n’ont pas su saisir les occasions porteuses de succès électoraux quand celles-ci se présentaient. Il est intéressant de revenir sur les deux aspects de cette démonstration pour mieux apprécier l’originalité des analyses sur lesquelles elle repose.

L’auteur évoque à plusieurs reprises le concept de structures des opportunités politiques tout en dépassant le cadre strictement politique de l’analyse de ces opportunités pour s’intéresser aux clivages sociaux susceptibles de faire émerger l’écologisme comme un enjeu politique. La fin des années 1970, puis la fin des années 1980 ont correspondu à deux moments particulièrement propices à l’expression d’une demande sociale congruente aux thèmes de l’écologie. La sensibilité de l’opinion publique aux questions d’environnement, qui est dépendante des cycles économiques, ou encore le relatif désintérêt des partis en place pour ces thématiques se sont révélés autant de facteurs favorables à l’émergence d’un nouvel acteur politique. Prenant le contre-pied de certaines réserves formulées à l’égard de ce concept, G. Sainteny montre que cette structure est évolutive. Un élément constitutif en est, par exemple, la réaction des autres partis devant la nouvelle force politique qu’est l’écologie. Ainsi, un éclairage tout à fait inédit des politiques publiques d’environnement en France est-il développé : les avancées en matière de politiques d’environnement sont corrélées avec les anticipations du vote écologiste ou ses résultats. Ce constat illustre les tentatives des partis de système pour récupérer ces nouveaux thèmes ou rendre des arbitrages favorables aux intérêts environnementaux. Les années 1970 sont caractérisées par le fait que le Parti socialiste (PS) incarne une alternative politique face aux partis au pouvoir, ce qui marginalise les écologistes ne pouvant occuper ce rôle. De plus, le PS se positionne sur les questions d’environnement et sur le programme nucléaire. Enfin, l’auteur montre que les « barrières institutionnelles » — telles que le financement de la vie politique, le mode de scrutin et les seuils aux élections — étaient très défavorables à tout nouvel acteur. Le contraste entre la situation de partis écologistes d’autres pays européens et des écologistes français est particulièrement saisissant : ces derniers ont parfois de meilleurs résultats électoraux, mais ils ne débouchent pas sur des sièges d’élus à la différence des premiers (p. 112). De plus, ces élections conduisent souvent les écologistes français à s’endetter quand leurs homologues européens ont des compensations financières pour les voix obtenues. La fin des années 1980 constitue la deuxième période favorable aux écologistes français : elle sacre la sensibilité renouvelée de l’opinion aux questions d’environnement. De plus, le PS, alors au pouvoir, ne peut plus incarner l’alternative politique à laquelle aspirent certains électeurs. Durant cette période, l’offre partisane écologiste est mieux structurée et prête au succès, comme le montrent ses résultats électoraux jusqu’en 1993. Les partis écologistes ont évolué vers des organisations plus centralisées et professionnalisées, même si certaines réformes internes n’ont pu être menées à leur terme : par exemple, chez les Verts.

L’évolution du contexte ne suffit pas à expliquer le devenir de l’écologisme électoral en France : G. Sainteny ne se place pas exclusivement dans une économie de la demande. Tout d’abord, parce que, s’il y a un enjeu unique, apparent dans les années 1970 — celui de l’écologisme — les demandes sociales sont en réalité plus complexes. Les aspirations postmatérialistes, que l’auteur relie au « libéralisme culturel », se sont incarnées dans l’écologie.

Il est courant de faire remontrer la naissance de l’écologie en France à la candidature de René Dumont, un agronome sollicité par des journalistes et des associatifs pour participer à l’élection présidentielle de 1974. Pourtant, G. Sainteny montre que les écologistes ne se sont résolus à animer un parti destiné à la conquête du pouvoir qu’au début des années 1990. Pendant longtemps, les élections étaient pour les écologistes un moyen d’action parmi d’autres : un moyen de « pression » et de diffusion de leurs idées. Si des organisations « politiques » avec un caractère permanent sont créées dans les années 1970, le qualificatif de politique ne signifie pas l’existence d’un parti. Une fois qu’une partie des écologistes a soutenu et imposé l’idée que leur parti avait pour objectif de les mener à l’exercice du pouvoir politique, les stratégies électoralistes qu’ils ont mises en oeuvre sont restées marquées par des fautes tactiques. Cet atavisme est à relier aux idéologies sous-jacentes à la mobilisation écologiste caractérisées par le refus d’un champ politique différencié et professionnalisé. Les traits caractéristiques des structures écologistes se traduisent en effet par le rejet de la tyrannie de la majorité, de dirigeants et d’une hiérarchie dans le parti, ou encore le primat accordé au niveau local et à l’organe collégial dans le parti. Ces mêmes éléments expliquent encore leur difficulté actuelle à faire respecter les consignes de vote au niveau local. En 1988, des candidats Verts se sont présentés aux élections régionales malgré les consignes de leurs partis. Plus récemment, un département sur trois n’a pas respecté le principe des listes d’union avec la gauche pour les élections régionales de 1998 (p. 253-54).

Si les Verts, dont la structure la plus ancienne compte 18 ans d’existence, ont acquis une vocation de pouvoir, ils ne représentent plus au début des années 1990 qu’une partie du mouvement écologiste dans toute sa diversité. Ils ne sont pas parvenus à unifier les écologistes et leur échec annonce l’éclatement du mouvement en de multiples structures. Cette évolution accompagne un glissement d’un « moralisme de la nature » vers un « moralisme des droits de l’homme, de l’antiracisme, de l’anticolonialisme, de l’égalité sociale » (p. 305), qui s’est traduit par une radicalisation de leur discours. Les défenseurs d’une stratégie de pression, principalement les associatifs ou techniciens de l’environnement, sont désormais en minorité dans des structures partisanes par rapport aux représentants du libéralisme culturel et des syndicats. Enfin, les écologistes se sont divisés au sujet des alliances à nouer avec les partis de système. Les oppositions sur les choix stratégiques et programmatiques ont mené, au cours des années 1990, à l’éclatement du mouvement en une dizaine de partis disputant aux Verts le monopole du thème de l’écologie (p. 399-407). Les Verts se sont placés à gauche du PS tout en passant une alliance avec ce parti en 1997. Or, le choix d’une alliance avec le PS ou avec les partis d’extrême gauche/gauche alternative continue de diviser les Verts depuis la deuxième moitié des années 1990.

Aux vues des résultats électoraux, le vote écologiste semble perdurer comme un vote protestataire. L’enjeu pour un parti écologiste consiste dès lors à transformer ce clivage en véritable force politique. G. Sainteny résume l’avenir viable d’un tel parti en une alternative : le choix d’une « spécialité sectorielle » qui lui assigne un rôle de parti charnière se jouant au centre des majorités ou bien celui d’un « parti attrape-tout, multi-classiste ». Les partis écologistes ne deviennent ni l’un ni l’autre et, faute d’unité, ils se divisent en autant de tendances que de combinaisons possibles d’alliances avec les autres partis. Ainsi, « l’intrus est devenu allié au profit des acteurs établis » (p. 223) : le camp écologiste français s’est dispersé sur les lignes de fracture d’un système partisan marqué par un processus de bipolarisation droite/gauche.

La définition d’un parti (p. 245) que G. Sainteny choisit pour analyser les échecs des écologistes pourrait être qualifiée d’élitiste. Elle l’amène en fait à un constat sévère à l’égard de leurs stratégies. Les revendications dont ils sont porteurs ne peuvent être qu’en contradiction avec l’organisation idéale de conquête de pouvoir décrite par G. Sainteny. Il s’agit d’une organisation centralisée et hiérarchique, fonctionnant à l’efficacité de la décision au détriment de la démocratie interne, animée par une élite de professionnels de la politique qui cherchent à promouvoir un programme de gouvernement réalisable. L’originalité du propos de l’auteur consiste à appliquer cette définition à la réalité écologiste par une analyse des « rétributions du militantisme ». Il illustre ainsi comment les dynamiques qui caractérisent ces partis n’ont pu déboucher sur la constitution d’une élite de professionnels de la politique. Des partis exclus du système politique et dont le discours a tendance à se radicaliser au cours des années 1990 attirent des individus à la recherche de rétributions symboliques. De plus, l’incapacité à fournir des rétributions matérielles explique « l’atypicité » tenace des dirigeants comme l’hémorragie de certains d’entre eux, à la recherche de ces rétributions plus tangibles.

Enfin, G. Sainteny apporte aussi un point de vue plus général sur les choix stratégiques induits par un système politique et non plus seulement par le système partisan. Pour lui, la voie partisane serait la seule issue pour l’écologisme en France. En effet, le poids des groupes de pression y est trop faible : s’orienter vers l’animation d’un parti de pouvoir est une voie difficile mais plus prometteuse afin de défendre ses revendications. La comparaison de la situation des écologistes français avec celle des Grünen en Allemagne est destinée à conforter cette thèse. Paradoxalement, cette stratégie semble être moins payante en terme de gains de politique pour l’environnement depuis que les partis écologistes en France ont admis le principe de l’exercice du pouvoir au détriment de l’objectif initial de pression sur les autres acteurs du champ politique (p. 474). Une fois au gouvernement avec un ministre et à l’Assemblée nationale par la voix de leurs six députés, les Verts ont été un allié politiquement trop faible pour peser sur les décisions du PS. Et aucune force politique écologiste ne semble pouvoir jouer le rôle d’un « parti charnière » exerçant une influence sur l’ensemble des partis.

Le titre de l’ouvrage suggérerait-il qu’il n’y pas de voie possible pour l’écologisme en France ? L’introuvable écologisme montre le défi qui consiste à vouloir « faire de la politique autrement » et les contraintes que la politique en France, et ailleurs, lui impose. Le titre renvoie également à la difficulté des partis écologistes à fidéliser leur électorat, notamment après leurs multiples alignements sur les partis traditionnels. Le titre choisi par G. Sainteny trouve de multiples illustrations dans un ouvrage très stimulant pour une réflexion sur l’écologisme en général.