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Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé, et d’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils avaient visé, sous un autre nom.

William Morris, Selected Writings, Londres, The Nonesuch Press, 1948, p. 214

Phénomène qui semble désormais s’inscrire dans la durée, le renouveau de la philosophie politique en France tient en grande partie à un travail en sourdine effectué par des penseurs, aussi effacés que compétents, oeuvrant dans des revues aussi confidentielles que stimulantes. Si certains d’entre eux jouissent aujourd’hui d’une reconnaissance certaine (tel un Marcel Gauchet), le travail pourtant pionnier de certains autres est abusivement passé sous silence. Qui, par exemple, discute des travaux de Pierre Clastres [1] dont l’apport à la pensée du politique reste indéniable ? Ou encore, qui reconnaît aujourd’hui le rôle joué par Michel-Pierre Edmond [2], auteur dès 1972 d’une Philosophie politique et de deux ouvrages majeurs sur la philosophie politique grecque ? Ainsi, le prix à payer pour cette restauration de la philosophie politique française semble être l’oubli de ceux ayant contribué à son avènement. Pis encore, cet oubli n’est peut-être pas étranger à une volonté d’évacuer certaines questions politiques qui dérangent, notamment celle de l’émancipation.

Or, c’est pour contrer cet oubli (et cette possible évacuation) que nous souhaitons nous tourner vers un penseur pionnier mais discret, Miguel Abensour, dont le travail et la pensée marquent la philosophie politique française. Figure dynamique, quoique effacée, de la scène intellectuelle parisienne, M. Abensour est de ceux qui ont joué un rôle clé dans le renouvellement de la pensée politique en France. Docteur d’État (sous la double direction de Charles Eisenmann et de Gilles Deleuze) et agrégé de science politique, M. Abensour a été successivement professeur de science politique à l’Université de Reims et professeur de philosophie politique à l’Université de Paris VII — Denis-Diderot. Il a participé activement à la mouvance antitotalitaire et à la redécouverte de la question politique en France au début des années 1970. Avec Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, M. Gauchet, P. Clastres et d’autres, il collabore à la revue belge Textures et fonde « l’excellente et éphémère revue [3] » Libre, celles-ci ouvrant la voie au retour de la philosophie politique. En 1973, il crée la collection « Critique de la politique » aux éditions Payot, ce qui marque aussi une étape décisive pour ce renouveau [4], en pleine période d’emprise hégémonique des sciences sociales (et de sa méthode de prédilection, le structuralisme) dans le champ intellectuel français.

Parallèlement à une activité éditoriale intense, M. Abensour a dirigé les thèses de doctorat d’un certain nombre d’acteurs importants du renouvellement de la question politique en France : Luc Ferry, Philippe Raynaud, Jean-Michel Besnier et Étienne Tassin. De plus, en 1985, M. Abensour succède à Jean-François Lyotard à la présidence du prestigieux Collège international de philosophie, ce qui lui permet, grâce aux nombreuses activités du Collège, d’orienter quelque peu la vie intellectuelle française [5].

Si M. Abensour reste une figure plutôt effacée, c’est parce qu’il s’est posé en tant que passeur autant de penseurs que de problématiques politiques. Qu’il soit question de l’École de Francfort, d’Hannah Arendt, de Pierre Leroux, de Saint-Just, d’Auguste Blanqui ou d’Étienne de La Boétie [6], il demeure impossible d’ignorer l’impact des travaux de M. Abensour sur la réception de ces auteurs. En ce qui concerne les problématiques ou les questions politiques, signalons, entre autres, la question du théologico-politique, le nouvel esprit utopique, la révolution démocratique moderne, la servitude volontaire, le moment machiavélien, la disposition héroïque et la domination totalitaire. L’actualité de ces questionnements en France tient aussi aux enseignements et aux travaux de M. Abensour [7].

Mais ce statut de passeur (et la modestie qui accompagne ce type de positionnement) ne doit pas nous aveugler quant à l’originalité de la pensée de M. Abensour dans le contexte du renouvellement de la philosophie politique française. Notre hypothèse de travail est que la spécificité de sa contribution tient à sa volonté de toujours envisager ensemble une critique de la domination et une pensée de l’émancipation. Autrement dit, son oeuvre nous enseigne l’importance de la distinction entre la domination qui vise à détruire la politique et l’émancipation qui veut « libérer les hommes de la servitude […] et […] les rendre souverains [8] ». Son travail est exemplaire d’une critique de la domination qui ouvre la voie à une pensée renouvelée de l’émancipation.

Le rapport que M. Abensour entretient avec la philosophie politique aujourd’hui est paradoxal. Après avoir longuement oeuvré pour son retour, il s’oppose à sa « restauration » actuelle qui s’effectue à travers l’éveil d’un corpus académique oublié, lui préférant un « retour des choses politiques » après l’effondrement de la domination totalitaire [9]. En ce sens, nous verrons que la spécificité de sa réflexion repose aussi sur une vigilance sans répit qui se manifeste par un refus de la quiétude, c’est-à-dire par une volonté de « faire de l’élément de l’inquiétude [son] séjour [10] ».

Pour mettre à l’épreuve notre hypothèse et pour cerner la contribution de M. Abensour à la philosophie politique française, nous étudierons d’abord sa lecture du totalitarisme pour montrer en quoi elle est une critique de la domination commandant une redécouverte de la question de l’émancipation. Cette redécouverte, dans les écrits de l’auteur, prend forme à travers une triple articulation, soit celle (1) d’un Contre Hobbes, (2) d’un rapport à l’utopie et (3) d’une définition « sauvage » de la démocratie [11]. Cette triple articulation est au fondement d’une pensée de la politique ou d’une « philosophie politique critique » dont M. Abensour est un des théoriciens les plus importants.

Sur le totalitarisme

À travers la lecture d’auteurs tels C. Lefort, Emmanuel Levinas et H. Arendt ainsi que l’analyse du rôle de l’architecture dans les régimes totalitaires, M. Abensour énonce une conception de la domination totalitaire centrée sur la notion du corps et sur la destruction de « l’espace-entre-les-hommes »qui est nécessaire à l’existence d’une sphère politique, selon H. Arendt [12].

L’idée du corps, premier pôle autour duquel cette lecture de la domination totalitaire s’articule, provient notamment des travaux de C. Lefort [13]. M. Abensour discerne dans l’oeuvre de celui-ci une double théorisation du totalitarisme ou, plutôt, une réorientation progressive de sa lecture du totalitarisme. Dans un premier temps, C. Lefort conçoit le totalitarisme comme l’émergence d’un mode de socialisation inédit dont l’objectif est la négation de toute division au sein de la société. Cette conception correspond à l’époque de la revue Socialisme ou Barbarie et des travaux de C. Lefort sur la bureaucratie [14]. Au moyen du capitalisme d’État, du parti totalitaire et de l’appareil bureaucratique, le système totalitaire met en place un mode de socialisation marqué par « une tendance à l’intégration sociale absolue ; l’imposition d’un système normatif hégémonique ; [et] une société de contrainte totale [15] » et qui a pour objectif de créer une société homogène, c’est-à-dire dépourvue de clivages politiques.

Si cette première conception du totalitarisme s’inscrit sous le signe de Karl Marx et d’une pensée « marxiste » autre que sa réduction idéologique, la seconde tient à une découverte de Nicolas Machiavel et aux longues années de travail que C. Lefort a consacrées à déchiffrer les écrits du secrétaire florentin. Au coeur du magistral Travail de l’oeuvre Machiavel [16] se trouve l’idée d’une « division originaire du social » selon laquelle toute cité est divisée entre deux « humeurs » ou deux désirs : celle des grands (du petit nombre), qui désirent dominer, et celle des petits (du grand nombre), qui désirent la liberté. C’est à partir de cette division première et inéluctable que C. Lefort va penser à nouveaux frais la question totalitaire. Car, pour lui, tout régime politique se distingue par le sort qu’il réserve à la division originaire du social. La démocratie, par exemple, se caractérise par une volonté d’exposer la division des désirs et elle s’actualise grâce à la présence, au coeur de ses instances politiques, du conflit qui en découle. En revanche, le totalitarisme nie l’existence d’une division en son sein et cherche à dissimuler le conflit et donc à mettre de l’avant une vision harmonieuse de la société.

Voilà où intervient l’image du corps dans la constitution des régimes totalitaires. Afin de donner « corps » aux idées d’une société réconciliée et du « peuple-Un », des mécanismes interviennent permettant de construire l’illusion d’une totalité unifiée. Ce sera notamment la tâche de l’Égocrate, à savoir le chef politique suprême « en qui se réalise fantastiquement l’unité d’une société purement humaine. Avec lui s’institue le miroir parfait de l’Un [qui] concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens apparaît (et s’apparaît) comme s’il n’avait rien en dehors de soi, comme s’il avait absorbé la substance de la société [17] ». L’Égocrate effectue l’incorporation du social en incarnant le pouvoir politique et social, ce qui permet aux hommes de se sentir « Un » à travers l’image de son corps. Cette dernière permet par conséquent une consolidation de l’unité imaginaire du peuple.

Cette négation de la division interne implique également la désignation d’un « Autre » nuisible, voire « maléfique », qu’il faut absolument éliminer du corps social afin d’en conserver l’unité et la pureté premières. Il y a dès lors une « institution continue » plutôt qu’une genèse du totalitarisme qui se réalise à la faveur de l’image du corps et qui ne cesse de modifier les frontières du dehors et du dedans, « pris qu’il est dans le double mouvement nécessairement conjoint de l’insertion et de l’exclusion [18] ». Cet « Autre », ainsi que l’exclusion qui lui est liée, renforce aussi le sentiment d’appartenance et le phantasme de l’unité.

Pensé à partir de la division originaire du social et l’image du corps, le totalitarisme apparaît ainsi comme une expérience « postdémocratique ». Autrement dit, le totalitarisme se présente comme une réponse possible aux apories engendrées par la fin de l’Ancien régime et par l’avènement de la démocratie moderne. Ce sera donc seulement à partir d’une connaissance de la démocratie que le totalitarisme devient pleinement intelligible. Comme l’affirme M. Abensour, le totalitarisme est une « formation sociale qui est née d’un refus généralisé des transformations politiques essentielles qui définissent la révolution démocratique moderne [19] ». Ainsi, si le régicide français a pour effet d’éliminer les deux corps du roi [20] (symbolique et physique) et de rendre au peuple son indétermination première, force alors est de constater que le totalitarisme, plutôt que de laisser libre cours à cette indétermination comme le fait la démocratie, tente d’» actualiser » le peuple, de lui conférer une identité substantielle qui s’incarne dans l’Égocrate. Que ce soit la glorification du peuple en tant que classe élue ou en tant qu’incarnation d’une « race » dite supérieure, les systèmes totalitaires refusent l’indétermination et la pluralité inhérentes aux démocraties modernes. Ils accordent au peuple une identité irrécusable.

À l’image du corps que M. Abensour puise dans la pensée politique de C. Lefort s’ajoute l’idée de l’être « rivé » au corps, élaboré dans les écrits d’un philosophe dont l’oeuvre n’est pas a priori politique, E. Levinas. Dans « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » (1934), E. Levinas affirme que le totalitarisme national-socialiste est profondément marqué par une disposition affective particulière qu’est l’enchaînement au corps biologique ou, en termes plus phénoménologiques, « l’être-rivé » au corps [21]. Cette disposition affective dicte le rapport au monde propre à l’hitlérisme et elle inaugure une manière d’exister marquée par « l’entrée en servitude [22] ». En ce sens, le national-socialisme rompt avec la tradition de l’émancipation qui postule la prépondérance de l’esprit sur le réel et sur la concrétude.

La primauté du corps biologique implique une « brutalisation de l’existence », écrit M. Abensour, ainsi qu’une « exaltation conséquente du sang et de la race [23] » qui comporte des effets funestes pour la liberté humaine. Car cette emprise du corps suppose l’acceptation de la tyrannie du vivant et de ses servitudes ainsi que la tyrannie d’un passé conçu uniquement dans sa dimension héréditaire, biologique. Pis encore est la soumission du Moi au corps : dans l’impossibilité d’une distance avec soi-même, l’être humain se réduit à sa seule réalité physique. L’être-rivé au corps, dans l’Allemagne hitlérienne, est condamné à une identité « unidimensionnelle » assujettie à la double contingence du biologique et du généalogique. Le corps et ses vicissitudes deviennent alors « l’horizon indépassable de l’être [24] ».

À cet être-rivé au corps, E. Levinas oppose le besoin d’évasion ou d’» excendance ». Ce sera, d’après M. Abensour, sa façon de lutter en tant que « philosophe contre l’hitlérisme [25] ». Par « excendance », E. Levinas entend la nécessité qu’éprouvent les êtres humains de se dégager des enchaînements du corps et de l’être. Cette notion débouche sur une conception de l’humanité non pas comme être-rivé au corps mais plutôt comme « être-exposé », c’est-à-dire sensible, voire vulnérable face à autrui et à sa souffrance. Ainsi, ce refus de la brutalisation de l’existence hitlérienne ne saurait s’articuler autrement, chez E. Levinas, qu’en postulant l’infinie responsabilité des hommes envers autrui.

L’entrée en servitude par le double truchement de l’image du corps de l’Égocrate et de l’enchaînement au corps biologique permet de comprendre en quoi ce premier pôle constitutif du totalitarisme porte atteinte à l’humanité. Le second pôle constitutif du totalitarisme dans la pensée de M. Abensour, à savoir la destruction de l’espace-entre-les-hommes (ou la compacité), achève la liquidation dernière de l’élément humain en s’attaquant à l’une des conditions de possibilité de l’existence même de la sphère politique.

Sous couvert d’une dénonciation de la stratégie de disjonction visant à réhabiliter l’oeuvre d’Albert Speer, architecte officiel du régime nazi, M. Abensour propose, dans De la compacité [26], une conception originale du rapport qui existe entre architecture et régime totalitaire. Son hypothèse est que l’architecture, au sein des régimes totalitaires, a pour rôle de porter atteinte au lien social. Loin d’être politiquement neutre, affirme M. Abensour, elle est, pour reprendre Theodore W. Adorno, « du même acabit que la musique d’accompagnement dont la S.S. aimait à couvrir les cris de ses victimes [27] ».

En partant du point de vue de l’institution totalitaire du social, c’est-à-dire de la manière par laquelle le totalitarisme met en place un rapport singulier au temps et à l’espace, M. Abensour souhaite renouer avec la question du régime politique telle qu’elle est définie par Leo Strauss. Ce dernier considère que la question du régime tient davantage à « la façon de vivre d’une communauté pour autant qu’elle est déterminée essentiellement par sa forme de gouvernement [28] » qu’à la description empirique de ses composantes. M. Abensour tentera donc de saisir les rapports entre architecture et totalitarisme en examinant la nature du lien social totalitaire. Mais, pour ce faire, il importe d’abord d’identifier le sujet politique dans un régime totalitaire : pour M. Abensour, nous sommes loin de « l’univers de la citoyenneté » ou de la « res publica [29] », et c’est plutôt du côté de la masse que l’on peut saisir le « sujet » politique. Or celui-ci n’est pas, à proprement parler, un « sujet » se constituant ni dans l’autonomie ni dans l’action, mais bien dans la « soumission » et « l’hétéronomie radicale [30] » face au mouvement politique et à l’ordre étatique.

M. Abensour souligne que les régimes totalitaires inventent une manière particulière d’intégrer politiquement les masses. Effectivement, tout en refusant la qualité d’acteur au peuple qui compose la masse, ils souhaitent transformer celle-ci en sujet politique capable d’une mobilisation totale et sans conteste. L’architecture participe activement à cette mobilisation en mettant en place un espace spécifique visant à renforcer des réactions et des sentiments de masse. La masse est ainsi ce rassemblement d’êtres humains qui, suivant les analyses d’Elias Canetti, permet de surmonter la phobie du contact. « Plus encore », affirme M. Abensour, cette phobie « s’inverse en son contraire, la recherche du contact, la fusion en un ensemble, [en] un corps compact [31]. » Il y a donc de la « compacité » au sein de la masse qui abolit l’espace-entre-les-hommes. Et si la compacité s’avère attrayante pour les êtres humains, c’est parce que s’instaure une communauté platement égalitaire et fusionnelle. Comme l’écrit Elias Canetti dans Masse et puissance, « dans cette compacité où il ne reste guère de place entre eux, où un corps presse l’autre chacun est aussi proche de l’autre que de soi-même. Soulagement immense. C’est pour jouir de cet instant heureux où nul n’est plus, n’est meilleur que l’autre, que les hommes deviennent masse [32] ».

Ici se trouve, selon M. Abensour, le point de jonction entre architecture et régimes totalitaires. C’est dans la mesure où l’architecture participe à la création d’espaces de compacité mettant un terme aux intervalles entre les hommes qu’elle participe au projet totalitaire. « Le gigantisme des édifices, loin de créer du “public”, produit du massif et du “compact”, en quête d’une cohésion absolue [33]. » Le caractère démesuré des projets architecturaux totalitaires rend possible l’accueil de la masse rassemblée et la création d’un espace fusionnel où la compacité peut advenir. Le projet de la « Grande place » à Berlin (« Der Grosse Platz », 1937-1940) illustre bien comment l’immensité des lieux rend absurde le rassemblement d’individus en nombre restreint et commande ainsi la présence des masses [34]. De plus, l’architecte officiel du IIIe Reich à l’origine de ce projet, A. Speer, reste catégorique quant au rôle que doit jouer l’architecture dans le régime national-socialiste, affirmant que la politique nazie de l’assujettissement de la volonté des individus doit se retrouver dans les bâtiments publics [35]. Même si ces espaces massifs restent des espaces de mobilisation, ils sont dépolitisants : grâce à une esthétisation de la politique par l’utilisation de rituels, de musique et de mises en scène de grande ampleur, les masses ont droit à des instances de substitution. À l’agir politique potentiel du peuple se substitue alors l’esthétique de la « politique » totalitaire, ce qui assure une « mobilisation dépolitisante [36] », donc une instrumentalisation de la masse aux fins de domination totale.

L’être humain, pris dans les rets de la compacité, se voit dépossédé de l’espace qui le sépare de son prochain. Et cette dépossession est ce qui caractérise l’institution totalitaire du lien social. En dépouillant l’humanité d’un espace vital nécessaire pour que les êtres humains puissent s’ouvrir aux autres et nouer des rapports inter-humains, les régimes totalitaires réussissent à détruire le lien social et à anéantir toute possibilité d’espace politique. Comme l’affirme M. Abensour, « le propre des régimes totalitaires n’est pas tant de faire violence à une problématique essence de l’homme, ni même de déplacer les limites de l’humain, mais bien plutôt de porter atteinte au lien humain, de détruire le rapport, l’ordre inter-humain. Refus de la pluralité, déni de la division, refus de la temporalité, déni de la finitude : ce dont il est question ici c’est bien du lien social et du lien politique entre les hommes [37] ».

Sous l’effet conjugué de l’image du corps, de l’être-rivé ainsi que de la compacité, les régimes totalitaires ont pour effet paradoxal de mettre un terme à la politique et donc à la notion même de régime. Tout au long de ses analyses du phénomène totalitaire, M. Abensour revient sur les effets ravageurs du totalitarisme sur l’espace politique. Pour lui, il ne saurait y avoir de politique au sein de la domination totale mise en place par le totalitarisme : les entreprises totalitaires seraient des entreprises de mise à mort de la politique sous le signe de l’entrée en servitude du dèmos. Mais, en dépit de ce constat, notre philosophe observe que la réflexion contemporaine sur le totalitarisme reste en proie à une « mésinterprétation » quant à sa nature réelle ; mésinterprétation dont les effets sont hautement problématiques pour le vivre-ensemble démocratique [38]. M. Abensour rectifie donc le tir en montrant comment le totalitarisme représente non pas une tentative de politisation à outrance mais bien le « tombeau de la politique [39] ».

Dans l’esprit de M. Abensour, l’alternative interprétative est claire : soit le totalitarisme marque un excès de politique, soit le totalitarisme marque une destruction de la politique. Si la première hypothèse est vraie, à la sortie de la domination totalitaire, les êtres humains soucieux de ne pas retrouver ce type de régime doivent se désinvestir de la politique, s’en détourner et donc préserver un espace au mieux minimal pour les choses politiques. En revanche, si le totalitarisme implique la ruine de la politique, force alors est de constater qu’à la sortie de la domination totale, il importe de redécouvrir la politique, sa « consistance irréductible » et sa « dignité » propre [40].

Pour M. Abensour, l’essayiste Simon Leys reste emblématique de l’attitude découlant de la première hypothèse. Pour l’auteur de l’ouvrage Les habits neufs du président Mao [41], le totalitarisme vise à détruire tout ce qui n’est pas politique et ce, au nom même de la politique. Bien que l’auteur reconnaisse l’apport critique des travaux de S. Leys sur le totalitarisme chinois, publiés en pleine « période d’obscurantisme [42] », il lui reproche de confondre tentative totalitaire d’idéologisation du social et politisation à outrance. Cette idéologisation implique une imposition à l’ensemble des « activités d’une société donnée d’un modèle dominant sous le contrôle d’un parti unique [43] ». Ici, c’est la politique, entendue comme le résultat de l’action libre des citoyens, qui disparaît en raison du contrôle idéologique. De plus, l’idée que le totalitarisme marque l’avènement du « Tout politique » semble bien être une « pensée courte [44] ». Car en faisant de la politique le Tout de la société, le totalitarisme met en jeu son existence même, la politique n’existant que par opposition à d’autres sphères du social (l’économique ou le religieux, par exemple). Son extension abusive ne peut que conduire à sa ruine, donc à la fin de la politique. Ainsi le totalitarisme détruit-il la politique et ne peut se réduire à une quelconque « sur-politisation ».

À la sortie de la domination totalitaire, il incombe donc de redécouvrir la politique, loin de la domination. Mais, pour effectuer cette redécouverte, il faut un renouvellement de la pensée de la politique, qui, plutôt que de s’installer dans la résolution des énigmes de l’existence, reste une réflexion « à l’écart de toute idée de solution, pratiquée comme une interrogation sans fin sur le monde et le destin des mortels qui habitent la terre [45] ».

Dans les travaux de M. Abensour, ce renouvellement de la réflexion politique passe par une pensée de l’émancipation. Si sa lecture du totalitarisme marque un approfondissement de la critique de la domination, il faut comprendre ses autres écrits comme autant de tentatives de penser la politique à l’écart de la domination, c’est-à-dire dans son rapport à la liberté et au bonheur, bref dans son rapport à l’émancipation humaine. Cette pensée de l’émancipation prend la forme d’une triple articulation visant à penser autrement la question politique en repérant les points aveugles de notre tradition de pensée politique : (1) un Contre Hobbes, (2) un rapport à l’utopie et (3) une définition « sauvage » de la démocratie. Chacune de ces articulations se nourrit des enseignements sur le totalitarisme et présente une lecture du vivre-ensemble autre que celle communément admise par la philosophie politique ou par le sens commun.

Contre Hobbes

Par « Contre Hobbes », M. Abensour fait référence aux différents penseurs modernes qui se sont opposés à la présentation qu’offre Thomas Hobbes de la nature de l’être humain et des conséquences politiques découlant de cette nature. Tant Emmanuel Kant que H. Arendt et P. Clastres participent à ce courant hétérogène de penseurs. À la sortie de la domination totalitaire, si M. Abensour croit nécessaire d’articuler un Contre Hobbes, c’est parce qu’il voit dans l’acceptation quasi universelle des prémisses du penseur du Léviathan une ornière où s’enlise une bonne partie de la réflexion politique contemporaine, ornière qui tend à empêcher l’ouverture d’» horizons insoupçonnés [46] ». Mais ce Contre Hobbes vise aussi à mettre en échec un « curieux » fonctionnement des sociétés contemporaines : « dès qu’une situation fait problème, [notre société] la transforme en horizon indépassable, ou pire, en obstacle insurmontable. De là une pratique qui consiste à oublier et à enfouir les percées qui ont ébranlé l’indépassable [47]. » En formulant ce Contre Hobbes, M. Abensour souhaite donc effectuer une « percée » susceptible de perturber la quiétude d’esprit d’une certaine philosophie politique contemporaine. Enfin, articuler un Contre Hobbes demeure une manière de troubler la « pensée de l’État », c’est-à-dire la pensée le considérant comme inéluctable et nécessaire pour assurer la coexistence humaine. Le Contre Hobbes se veut ainsi une contribution à l’émancipation des carcans qui délimitent le double champ de l’action et de la pensée.

Cette pensée du Contre Hobbes est plurielle. Nous le verrons, M. Abensour s’attache à deux de ses penseurs, P. Clastres et E. Levinas, qui n’ont pas les mêmes prémisses et n’effectuent pas les mêmes ouvertures. P. Clastres formule une réfutation politique du rapport entre guerre et État à partir d’une certaine acceptation de l’état de nature tel qu’il est présenté par T. Hobbes. Pour E. Levinas, toutefois, le point de départ des analyses hobbiennes est erroné, car « avant la guerre étaient les autels [48] ». Il faut donc penser à nouveaux frais l’intrigue originaire de la rencontre avec autrui.

Pour M. Abensour, interpréter l’oeuvre de l’anthropologue P. Clastres à l’aune de la philosophie politique est une entreprise légitime puisque ses écrits sont traversés par une « confrontation permanente entre la philosophie politique et l’anthropologie [49] ». Une telle interrogation est d’autant plus légitime que les travaux de P. Clastres marquent une contribution importante à la pensée de la politique. Car, en réfutant l’universalité de l’État et en montrant l’existence d’un pouvoir qui ne repose pas sur la coercition, l’auteur de La société contre l’État force la philosophie politique à revoir un certain nombre de ses présupposés les plus répandus dont celui du rapport entre pouvoir et violence.

L’omniprésence de la guerre dans les sociétés primitives oblige P. Clastres à se colleter aux analyses de l’auteur du Léviathan. On peut résumer comme suit la pensée de T. Hobbes, dans sa confrontation avec P. Clastres : dans l’état de nature, c’est la guerre de tous contre tous qui régit l’existence humaine, et ce conflit généralisé est un état de non-société qui peut aboutir à une autodestruction de l’humanité. Il faut donc y mettre un terme en édifiant un État politique dont le pouvoir serait strictement coercitif et agirait en surplomb, séparé de la société nouvellement instituée.

Face à cette lecture des origines de l’État, M. Abensour voit chez P. Clastres un contre-modèle qui, tout en accordant à T. Hobbes l’existence de la guerre dans l’état de nature, s’articule autour de l’idée que la société primitive est un état social « plein et achevé » et que c’est grâce à cet état de guerre qu’elle « s’arrache à une condition quasi animale [50] ». En d’autres termes, la prééminence de la guerre n’implique pas que les sociétés primitives sont des non-sociétés et n’oblige aucunement au passage à l’État. Le propre des « sociétés contre l’État » reste justement le refus de la division entre gouvernés et gouvernants, et donc l’émergence d’un pouvoir coercitif.

Sans État, les sociétés primitives ne sont pas moins politiques. Elles constituent même une forme politique inédite, c’est-à-dire une institution politique du social qui passe par la guerre. Car c’est cette dernière qui permet aux sociétés primitives d’instaurer une société politique refusant l’État et l’émergence conséquente d’une division en son sein. Si P. Clastres affirme que la guerre généralisée est ce qui fait accéder « à la dignité de politéia », c’est parce que la guerre est une « lutte humaine, [une] institution pleinement humaine [51] ». Et c’est à travers cette lutte humaine que les sociétés primitives se donnent une forme politique en accord avec le refus de la scission entre dominants et dominés.

Suivant P. Clastres, les sociétés primitives sont des sociétés totales et homogènes. En tant que sociétés totales, elles sont constituées d’une diversité d’unités qui assure l’autonomie de la société. En tant que sociétés homogènes, elles refusent l’apparition d’une division et mettent en place des « dispositifs complexes qui ont pour effet de disjoindre dans la personne du chef le prestige du pouvoir, et d’empêcher, ce faisant, le surgissement d’un pouvoir politique séparé [52] ». Ces caractéristiques fondamentales rendent problématiques deux présuppositions anthropologiques opposées : la généralisation de l’échange (Claude Lévi-Strauss) qui met en cause l’autonomie des sociétés primitives et la généralisation de la guerre (T. Hobbes) susceptible de ruiner l’homogénéité en désignant à terme un vainqueur. Suivant P. Clastres, il y a une subordination de l’échange à la guerre afin de préserver la qualité politique de cette dernière. L’échange devient un moyen d’éviter la généralisation de la guerre par des alliances.

Selon Miguel Abensour, nous sommes en présence d’une réfutation politique de l’hypothèse de T. Hobbes. P. Clastres articule un Contre Hobbes original qui présente la guerre comme une institution politique du social ayant pour objectif d’éviter l’apparition de l’État au sein des sociétés primitives. La guerre est ce qui permet à la politéia sauvage de perdurer et reste un « phénomène social total » (Marcel Mauss). C’est dire que, contrairement à ce qu’affirme T. Hobbes, la guerre est productrice d’un lien social, donc d’un rapport politique entre les hommes. En prenant les sociétés primitives au sérieux, P. Clastres nous permet d’entrevoir la fonction politique de la guerre. Mais, comme le prévient M. Abensour, « on est loin d’un éloge de la guerre. Il s’agit bien plutôt d’un soupçon légitime jeté sur l’idée même de paix — moment d’athéisme nécessaire à l’égard du projet de paix —, car enfin la paix ne porte-t-elle pas elle toutes les ambiguïtés et toutes les menaces de mort que contient la volonté d’unité [53] ? Le Contre Hobbes de P. Clastres, vu par M. Abensour, participe à cette tradition de pensée politique qui met le conflit au coeur de la politique [54].

Le Contre Hobbes d’E. Levinas est tout autre. Suivant M. Abensour, il ne vise pas tant à réfuter politiquement Thomas Hobbes qu’à changer « radicalement de terrain. Il ne joue pas la paix, la sociabilité naturelle contre la guerre, ni l’altruisme contre l’égoïsme [55]. » Le pari d’E. Levinas consiste à explorer les relations inter-humaines antérieures à l’être et à sa persévérance (conatus). Mais avant d’énoncer en quoi il présente un Contre Hobbes, il serait sans doute éclairant d’établir ce qui lui pose problème chez le philosophe anglais.

Pour T. Hobbes, les êtres humains jouissent d’une égalité primaire découlant de leur statut de meurtriers en puissance. Ils éprouvent les mêmes passions provenant de la volonté de domination sur autrui conjuguée à la vanité et à l’orgueil. Dans l’état de nature, il y a une guerre de tous contre tous qui implique un néant de société. C’est la volonté de conservation de soi et la crainte d’une mort violente qui commandent la vie. Il faut donc avoir recours à une puissance artificielle et coercitive capable de régler les paramètres du vivre-ensemble afin d’assurer la coexistence pacifique des hommes et d’éviter le chaos. Voilà justement la tâche de l’État moderne, qui surplombe la société civile et assure la paix afin que les échanges et les transactions entre les hommes puissent avoir lieu.

M. Abensour voit chez E. Levinas un contre-modèle à cette lecture des origines de l’État et du lien social centré sur la proximité à autrui. Par proximité, E. Levinas entend l’ouverture originaire des hommes à l’autre, à sa détresse et à sa souffrance, ouverture proprement humaine qui se manifeste par l’appel de la responsabilité infinie pour autrui qui surgit avant les soucis du Moi. Dans la rencontre de la proximité, la mort d’autrui devient plus importante que la mort de soi : E. Levinas vise ainsi à ouvrir un accès à un « en deçà plus ancien que l’intrigue de l’égoïsme nouée dans le conatus de l’être [56] », ce qui remet en cause le point de départ de T. Hobbes.

Le contre-modèle d’E. Levinas présente aussi la nécessité du tiers. Mais ce n’est pas le tiers hobbien, l’État, qui s’interpose entre les hommes pour assurer leur coexistence monadologique et la circulation des biens économiques. Le tiers, chez E. Levinas, est « autre que le prochain » dont il faut tenir compte et qui nécessite le recours à la mesure et à la comparaison. Il atténue l’infinie responsabilité pour autrui en l’obligeant à la raison. Et si l’État n’est pas le tiers comme chez T. Hobbes, il demeure néanmoins l’instrument par lequel il devient possible de limiter l’infinie responsabilité pour l’autre. Ainsi, écrit M. Abensour, « l’univers d’E. Lévinas substitue aux évidences du sens commun — le sens commun va souvent dans le sens de Hobbes —, la révélation d’une intrigue plus ancienne, originaire, anarchique, celle de la proximité à laquelle le philosophe accède lorsqu’il pratique la réduction phénoménologique qui fait lever des paysages inconnus, réveille des significations oubliées ou occultées par le savoir du monde [57] ».

Pour E. Levinas, la question des origines de l’État et du lien social reste essentielle [58] puisqu’elle permet de distinguer entre au moins deux traditions étatiques : « l’État de César », découlant de la guerre de tous contre tous, et « l’État de David », découlant de la nécessaire limitation de l’infinie responsabilité pour autrui [59]. L’État de César (Rome) marque la fin de la guerre généralisée et l’avènement d’une paix d’empire, c’est-à-dire d’une paix politique qui reste le fruit d’un « calcul et [d’]une guerre différée [60] ». L’État de David (Jérusalem) met en place une paix éthique sous le signe de la proximité originelle du pour-autrui. Autre distinction entre les deux traditions : l’État de César, vulnérable à la corruption, trouve son centre de gravité au sein de lui-même. Il met en oeuvre une logique centripète justifiant l’extension de plus en plus importante de son champ d’activité. Né de la violence de l’état de nature, il lui manque une extériorité susceptible de limiter ses tendances hégémoniques. C’est « le règne de la Realpolitik [61] ». Comme l’écrit M. Abensour, « faute d’une extériorité par rapport au phénomène de la violence, cet État ne connaît qu’un critère pragmatique, pourrait-on dire, celui de l’efficacité [62] ». L’État de David, en revanche, trouve sa raison d’être à l’extérieur du conatus. Issu de la limitation du pour-autrui, il encourage le développement d’un espace critique, car les citoyens peuvent « se révolter contre les institutions au nom même de ce qui leur a donné naissance [63] ». C’est pourquoi M. Abensour affirme qu’E. Levinas dégage une tradition étatique rejoignant le geste politique des Anciens, à savoir la subordination de la politique à un principe qui la dépasse, comme l’excellence ou le bien commun. Ce faisant, son Contre Hobbes réussit à investir positivement la politique, à la penser dans sa dignité irréductible et dans son rapport à l’émancipation face à l’« odieux tableau [64] » de Thomas Hobbes et face à l’unidimensionalité du despotisme de la Realpolitik qui en découle.

De l’utopie [65]

Le Contre Hobbes, notamment celui d’E. Levinas, peut être dit « utopique ». Et ce qualificatif, plutôt que de le discréditer, rend évidente la dimension émancipatrice d’une telle lecture des origines de l’État et du lien social. Car l’utopie, pour M. Abensour, demeure un élément incontournable de la poursuite de l’émancipation humaine. À contre-courant d’un certain air du temps antiutopique, il montre en quoi l’utopie ne peut être réduite au totalitarisme. Plus encore, il dévoile le travail de ce qu’il appelle le « nouvel esprit utopique », travail de « sauvetage par transfert » de l’utopie. Enfin, M. Abensour présente le double rapport existant entre utopie et émancipation ainsi qu’entre utopie et démocratie.

À ceux qui souhaitent faire le « procès des maîtres rêveurs [66] » en pensant l’utopie du côté de la domination totalitaire, M. Abensour oppose une lecture plus nuancée et plus complexe des traditions utopiques, mettant l’accent sur l’hétérogénéité des utopies et donc sur la difficulté de poser un jugement unilatéral et tranché. Ramener l’utopie au totalitarisme fait abstraction des combats menés par les régimes totalitaires contre l’utopie, surtout contre ses manifestations pratiques. M. Abensour rappelle, par exemple, que « l’arrivée de Staline au pouvoir a entraîné aussitôt la liquidation définitive de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une expérience utopique née dans le sillage de la révolution soviétique [67] ». De plus, l’expérience totalitaire reste marquée par une étatisation homogénéisante du social et par l’omniprésence du parti unique. Pour que les utopies soient des entreprises totalitaires, il faudrait alors y retrouver de telles tendances. Or, dans la pluralité des traditions utopiques, il existe une mouvance (celle de Joseph Déjacque [68] et de William Morris [69]) qui est résolument contre l’idée de parti politique, tout autant qu’elle est anti-étatique. Elle vise plutôt à « ouvrir un nouvel espace horizontal d’expérimentation sociale sous le signe de l’utopie. C’est de la société qu’elle part, des multiples foyers de socialisation qu’elle porte en son sein pour inviter à recréer, à partir de la différence des pratiques, une nouvelle société, pour laisser advenir un nouvel être social [70] ». Aucune des caractéristiques du totalitarisme ne se retrouve dans cette tradition utopique. Bien au contraire, M. Abensour soutient qu’» une société sans utopie [ou] privée d’utopie est très exactement une société totalitaire, prise dans l’illusion de l’accomplissement, du retour chez soi ou de l’utopie réalisée [71] ».

Pour l’auteur, nous l’avons vu, la domination totalitaire vise à créer l’image d’une société sans division, unie dans l’image du corps de l’Égocrate. Cette volonté de se sentir Un et donc d’effacer l’indétermination inhérente aux régimes démocratiques est au coeur du projet totalitaire. C’est pourquoi M. Abensour, à l’écart aussi bien du préjugé favorable que du préjugé hostile aux utopies, propose d’analyser la place du désir d’une société réconciliée dans les traditions utopiques. Plutôt que de poser platement la question « l’utopie est-elle totalitaire ? », il propose d’explorer comment les utopies peuvent être en proie au mythe de l’Un.

Dans un important article qui reprend des développements contenus dans sa thèse de doctorat d’État sur les formes de l’utopie socialiste-communiste, M. Abensour propose une typologie des formes modernes de l’utopie, à savoir : le « socialisme utopique », le « néo-utopisme » et le « nouvel esprit utopique [72] ». Le socialisme utopique « correspond à ce que Pierre Leroux appelle “l’Aurore du socialisme” […] incarnée par les trois grands affranchisseurs, Saint-Simon, Fourier, Owen [73] ». Il est animé par une volonté de bonheur et s’affirme comme une philosophie nouvelle de la vie. Le socialisme utopique se caractérise aussi par un appel au dépassement des limites du possible ainsi qu’un éloge de l’émancipation des carcans qui contraignent la pensée et l’action. Le « néo-utopisme », en revanche, tente de ramener l’utopie au réel en proposant des modèles à réaliser. Il est mû par un désir d’accomplir les utopies et donc de mettre en place des organisations qui seraient utopiques. Or, le prix à payer pour une telle volonté de concrétisation est « une déperdition du contenu originel, […] [puisque] l’utopie gagne en extension sociale ce qu’elle perd en intensité utopique [74] ». Le néo-utopisme marque, selon M. Abensour, une régression dans le mouvement utopique ; régression qui a néanmoins le mérite de faire advenir la dernière et la plus importante des formes utopiques, c’est-à-dire le « nouvel esprit utopique ».

Le « nouvel esprit utopique » prend forme grâce à un travail d’autocritique de l’utopie sur elle-même, notamment par rapport au néo-utopisme. Ce « nouvel esprit » se donne alors pour tâche de repérer les points aveugles des utopies susceptibles d’alimenter le phantasme de la société réconciliée. Ce travail de repérage permet de conserver l’impulsion émancipatrice à l’origine des utopies. Par « nouvel esprit utopique », M. Abensour entend le renouvellement des utopies après l’échec de 1848 et suite au long travail du mouvement social sur lui-même effectué entre 1848 et 1871 [75]. Il affirme que la Commune de Paris de 1871 « représente une plaque tournante dans l’histoire de l’utopie [76] » autour de laquelle apparaît un foisonnement utopique à l’origine de cette nouvelle mouvance. Mais le nouvel esprit utopique perdure par-delà la Commune, autant Walter Benjamin qu’Ernst Bloch y participant.

Le nouvel esprit utopique effectue un « sauvetage par transfert » de l’utopie en la mesurant aux hypothèses « qui lui sont le plus défavorables, aux hypothèses par excellence anti-utopiques […] en l’occurrence, prendre au sérieux l’hypothèse de la répétition dans l’histoire, l’hypothèse de la catastrophe », car « seule une pensée de l’utopie qui se fait violence à elle-même, qui inclut dans son mouvement la critique de l’utopie, a la dureté nécessaire à la destruction des mythes qui minent l’utopie [77] ». Autrement dit, il s’agit pour le nouvel esprit utopique de purger l’utopie de ses points aveugles afin de redonner vie à son énergie libératrice.

Suivant M. Abensour, cette démarche n’est pas sans rapport avec l’idée d’une « dialectique de l’émancipation », c’est-à-dire du retournement paradoxal de l’émancipation en son contraire. Et la confrontation de l’utopie à ce retournement ouvre la voie à deux directions potentiellement fécondes pour le renouvellement des utopies, soit l’élargissement de la raison utopique, soit sa critique. En procédant de cette façon, le nouvel esprit utopique réussit à frayer « des passages vers un ailleurs inexploré […] [ou il] se lance à l’assaut de ce qui lui est le plus contraire [78] ».

Ainsi, en libérant les utopies des mythes qui l’habitent, le nouvel esprit utopique permet d’entrevoir le rapport des utopies à l’émancipation. Pour M. Abensour, ce rapport est d’une importance capitale puisqu’il reste le propre de l’utopie dans sa visée première. Car il ne saurait y avoir d’utopie sans rapport à l’émancipation. Suivant P. Leroux [79], philosophe politique du xixe siècle, l’utopie est la troisième vague d’émancipation du genre humain, qui tente d’organiser l’être-ensemble sous le signe non plus de la hiérarchie mais de l’association. On trouve donc chez cet auteur une traduction de l’utopie en catégories politiques.

M. Abensour perçoit dans la pensée de P. Leroux « une convergence possible entre « l’effervescence utopique et la révolution démocratique [80] ». D’un rapport évident à l’émancipation humaine découlerait un rapport moins évident à la démocratie, puisque certaines utopies se présentent comme le dépassement de la politique. Ce point aveugle des utopies a été repéré par P. Leroux, qui s’attache à penser le lien social à l’écart de l’autoritarisme, dans un mouvement d’attraction réciproque des êtres humains. Ainsi, « à l’instar de la démocratie, l’attraction repose sur une expérience d’humanité, la reconnaissance du semblable par le semblable [81] ». Dès lors, l’utopie n’est pas le refus de la politique mais bien la réponse possible à l’une des questions politiques les plus importantes, celle portant sur la nature du lien humain.

Toutefois, suivant M. Abensour, l’entreprise leroussienne qui souhaite penser la synthèse de l’utopie et de la démocratie ne peut être reprise par nous qui pensons après la tentative totalitaire de destruction de la politique. Néanmoins, il reste que la réflexion de P. Leroux indique la direction vers laquelle une pensée soucieuse du rapport entre utopie et démocratie doit s’orienter : « l’élément humain [82] ». Voilà qui sera le travail des penseurs du nouvel esprit utopique du xxe siècle, notamment Martin Buber et E. Levinas, qui penseront l’utopie « du côté de la socialité [83] », c’est-à-dire du côté du rapport inter-humain.

Pour creuser davantage ce rapport entre utopie et démocratie, il importe au préalable de présenter la vision que propose M. Abensour de la démocratie, vision commandée par le « retour des choses politiques [84] » suite à l’effondrement du totalitarisme. Cette conceptualisation de la démocratie participe aussi, nous le verrons, au projet de la pensée de l’émancipation présent dans l’oeuvre de M. Abensour.

La démocratie « sauvage »

Contre les penseurs du consensus autant que ceux de la modération démocratiques, M. Abensour place l’agitation conflictuelle au coeur de la révolution démocratique moderne. Par « démocratie sauvage », il ne se réfère pas à une quelconque politique des sociétés « sauvages » ou primitives, ni à l’état de nature hobbien. Bien au contraire, la démocratie sauvage tente de saisir l’étrangeté de cette « expérience politique [moderne], qui se déployant dans la durée et l’effectivité, se donne des institutions politiques, mais qui, dans le même mouvement, ne cesse de se dresser contre l’État [85] ». La substance de la démocratie sauvage pour M. Abensour prend forme dans les travaux de C. Lefort, à partir de sa compréhension de l’institution politique du social.

Nous l’avons vu, pour C. Lefort, lecteur de Machiavel, toute cité s’ordonne autour d’une division originaire du social, entre les désirs de domination et de liberté. Cette division fait que le social vit sous la menace perpétuelle de sa dissolution, étant exposé en permanence à la division. C. Lefort nous présente ainsi une « nouvelle intelligibilité du politique : tout système de pouvoir serait considéré comme une réponse à l’interrogation ouverte par l’avènement du social et son exposition à la dissolution, comme une position ou une prise de position par rapport à la division [86] ».

Selon C. Lefort, le totalitarisme doit alors se comprendre comme une tentative de nier et de recouvrir la division originaire du social en donnant corps au social (à travers l’Égocrate). Inversement, on peut comprendre la démocratie comme étant une institution politique du social qui accepte d’exposer au grand jour cette division originaire. Les démocraties reconnaissent même la motricité du conflit par rapport à la liberté. Autrement dit, ce serait grâce au conflit découlant de la division que la liberté connaît une extension de plus en plus importante au sein des démocraties modernes. La démocratie sauvage renvoie aussi à l’idée selon laquelle la révolution démocratique inaugure une « dissolution des repères de la certitude [87] » impliquant une indétermination ultime quant aux fondements du pouvoir, de la loi et du savoir dans les sociétés démocratiques. Le telos de l’action politique n’est autre que la liberté puisque nous nous sommes émancipés « de tout schéma finaliste, [et] à l’égard de toute finalité dernière qui prescrirait de l’extérieur des buts à la démocratie [88] ». La démocratie sauvage participe donc au foisonnement discursif portant sur l’énigme de l’être-ensemble contemporain. « Division originaire du social, de surcroît irréductible, identité énigmatique du social, expérience de l’immaîtrisable qui laisse se conjoindre l’écartèlement du social et son indétermination : tel est l’horizon conceptuel à l’intérieur duquel approcher l’idée de la démocratie sauvage [89] », selon M. Abensour.

Plus précisément, il faut entendre par « sauvage » une action politique spontanée et anarchique, car guidée par aucun principe régulateur. Cette action ne se limite pas aux cadres formels (telle une assemblée législative) et tend à faire fi des règles qui régissent les fonctionnements institutionnels. M. Abensour prend comme exemple la grève sauvage pour illustrer ce phénomène. Une grève est dite « sauvage » lorsqu’elle est déclenchée en dépit des règles et des procédures de la convention collective (qui, elle, est établie dans le cadre d’une négociation formelle entre le patronat et le syndicat). La démocratie sauvage serait donc semblable à une grève sauvage, car elle « s’avère […] immaîtrisable [90] » par les règles et par les institutions en place. Ni « ensemble de procédures », ni « formule institutionnelle [91] », la démocratie dans sa nature sauvage reste tumultueuse et non domestiquée, voire non domesticable.

La démocratie sauvage est indissociable d’une « idée libertaire » de la démocratie, exigeant une perspective qui ne peut se réduire aux idéologies et aux catégories d’analyses traditionnelles. La voix libertaire est celle « qui ose parler quand tout le monde se tait […] [c’est le] contradicteur public qui ose rompre le silence pour faire entendre la voix intempestive de la liberté [92] ». Et c’est dans un monde marqué par l’indétermination, c’est-à-dire dans un monde démocratique, que cette voix intempestive peut le plus aisément prendre place.

Si M. Abensour insiste pour qualifier de « sauvage » sa vision de la démocratie, c’est parce qu’il refuse de la réduire aux institutions qui forment l’État moderne [93], ce qui revient à dire que la démocratie, « tel un fleuve impétueux qui déborde sans cesse hors de son lit, ne saurait ‘rentrer à la maison’, se soumettre à l’ordre étatique [94] ». Et la désincoporation du pouvoir de l’État dans la société démocratique fait surgir sur la place publique un nouvel outil de contestation « sauvage », le droit. Car la révolution démocratique, en coupant la tête du roi, effectue une disjonction entre le pouvoir et la loi. Le droit acquiert son autonomie propre, ce qui permet sa transformation en outil conflictuel face au pouvoir. En d’autres termes, le droit passe d’un instrument de conservation à un instrument de contestation permanente du pouvoir. La lutte pour la conservation et l’extension des droits devient une lutte pour la conservation et l’extension de la liberté. Mais, pour M. Abensour, « ce tourbillon de droits […] porte l’État démocratique au-delà des limites traditionnelles de l’État de droit [95] ».

Le droit établit ainsi un nouveau foyer de contestation permanente au sein des démocraties. Et la lutte pour le droit assure le maintien d’une dynamique sociale qui rejette le statu quo et renforce les possibilités de changement. Le droit devient un centre important du déploiement perpétuel des discours sur l’être-ensemble démocratique. Il est l’outil par lequel les citoyens peuvent se dire, se redire et se contredire, assurant ainsi la visibilité de la division sociale, donc la préservation et la promotion de la liberté.

L’avènement des droits de l’homme inaugure un nouveau lien social. D’après C. Lefort, ils « rendent possible une véritable socialisation de la société [96] » et aussi du conflit. Comme la démocratie repose sur une indétermination première, les citoyens tissent des liens entre eux fondés sur la pluralité des interrogations et des conflits qui en découlent. Étrangement peut-être, il est possible d’affirmer que le lien social se nourrit de la division et du conflit entre les opinions sur les orientations possibles du vivre-ensemble. Nous avons là un « lien de la division » démocratique qui dévoile comment le lien social ne peut se passer de la pluralité toujours conflictuelle du genre humain, et, plus encore, comment l’émancipation renvoie non pas à une société harmonieuse et consensuelle mais bien à une société où les tumultes et les antagonismes ont droit de cité. « La démocratie, aussi paradoxal que cela puisse paraître, s’interroge M. Abensour, n’est-elle pas cette forme de société qui institue un lien humain à travers la lutte des hommes et qui, dans cette institution même, renoue avec l’origine toujours à redécouvrir de la liberté [97] ? »

Ici se trouve, dans la pensée de M. Abensour, un rapport possible entre utopie et démocratie. La démocratie institue un lien social de la division où la pluralité et le conflit peuvent prendre place. L’utopie, du moins chez E. Levinas, qui tente de la penser « autrement [98] », est dans la proximité de la rencontre avec autrui. Mais cette proximité n’annule pas pour autant l’altérité de l’autre et donc la pluralité humaine, car E. Levinas suppose une dissymétrie absolue de la responsabilité du moi envers l’autre. Ainsi, « dans le registre de la non-coïncidence, chacun de [ces] deux pôles tend à désigner une forme de communauté non fusionnelle et qui se constitue paradoxalement dans et à travers l’épreuve de la séparation [99] ». Mais il ne s’agit pas ici de résoudre l’énigme des utopies ou de la démocratie. Bien au contraire, M. Abensour souhaite seulement montrer comment l’utopie et la démocratie sont travaillées par — et se nourrissent de — l’indétermination. Des êtres humains ni tout à fait ensemble ni tout à fait séparés : notre philosophe nous enseigne peut-être ici l’une des vérités incontournables de l’émancipation humaine, à savoir que l’éclosion de la pluralité et de la liberté nécessite une séparation liante entre les hommes, c’est-à-dire un lien de la division.

***

Dans un long article publié pour la première fois quelques mois avant sa retraite de l’Éducation nationale, M. Abensour plaide pour l’avènement d’une « philosophie politique critique [100] ». Pour lui, l’actuelle restauration de la philosophie politique française implique trop souvent un oubli des questions politiques au profit d’une histoire de la philosophie réduite à sa dimension strictement académique. À cela, nous l’avons vu, il oppose un retour des choses politiques né d’un « besoin de l’humanité [101] » dans sa phase posttotalitaire. La spécificité de ce retour est son refus de concevoir la politique comme une simple gestion du conflit par le biais d’un agir communicationnel tendant à renforcer l’ordre établi. Et ce refus passe par un renouvellement de la question de l’émancipation « ici et maintenant » de manière à tenir compte de la complication de l’émancipation suite aux expériences politiques du xxe siècle. C’est en quelque sorte ce que tente de faire M. Abensour dans sa formulation d’un Contre Hobbes, ainsi que pour la question de l’utopie et de la démocratie sauvage.

Le retour aux choses politiques ou l’élaboration d’une philosophie politique critique implique également une mise à distance de deux écueils qui guettent la pensée aujourd’hui. D’une part, une critique de la domination qui ne conçoit pas d’extériorité et qui, du coup, confond domination et politique. D’autre part, une pensée de la politique qui ne saurait repérer les instances de domination ou les possibles dégénérescences du régime politique libre. Une philosophie politique critique se doit de penser ensemble la critique de la domination et la pensée de la politique. C’est même à partir du paradigme de la domination qu’une pensée de la politique peut prendre forme.

Nous l’avons vu, la spécificité de l’oeuvre de M. Abensour réside justement dans la volonté de penser à la fois la domination et l’émancipation. Exemplaires d’une philosophie politique critique effectuée sous le signe de l’inquiétude et de la vigilance, les écrits de M. Abensour rejoignent ceux des penseurs qui refusent aussi bien le catastrophisme d’une domination sans extériorité que l’irénisme d’une vision apaisante de la politique. Ainsi participe-t-il à ce courant hétérogène qui rassemble, en notre temps, H. Arendt, C. Lefort et Jacques Rancière.

Mais l’article « Pour une philosophie politique critique ? » semble plaider pour l’ouverture d’un chantier de recherche à peine exploré dans son oeuvre [102]. Afin d’« assouplir la dialectique entre démocratie et totalitarisme [103] », M. Abensour introduit la triple distinction élaborée par Franz Neumann entre État totalitaire, État autoritaire et État démocratique [104]. L’existence d’un intermédiaire entre totalitarisme et démocratie, l’État autoritaire, permet de penser une dégénérescence éventuelle de la démocratie qui ne se transforme pourtant pas en domination totalitaire. La critique de la domination autoritaire au sein des régimes démocratiques actuels est donc une des tâches du retour des choses politiques. Dans cette optique, nous avons besoin d’une « critique de la domination autoritaire » qui permet de réinvestir le « principe politique » du régime libre. Car, affirme M. Abensour, « si la démocratie est cette forme de société qui se caractérise de faire accueil au conflit, le conflit majeur, premier, n’est-il pas d’abord celui qui porte sur son existence et sur sa teneur [105] ? ».

Il faut par conséquent se tourner vers la politique hic et nunc afin de repérer les formes nouvelles d’autoritarisme présentes dans les régimes politiques libres. Mais, en même temps, il importe aussi d’analyser les pratiques politiques critiques qui remettent en cause la domination autoritaire et tentent d’instaurer un pouvoir non coercitif, c’est-à-dire un pouvoir qui émerge grâce à l’action concertée des citoyens. La tâche d’un philosophe politique critique aujourd’hui reste donc le repérage des nouvelles formes d’autoritarisme et la reconstitution des mouvements sociaux qui mettent la liberté et non la domination au coeur de leurs projets politiques. Bref, un philosophe politique critique se doit d’être un « guetteur » aussi bien qu’un « pêcheur de perles [106] ». Telle est peut-être la leçon, ô combien précieuse, de l’oeuvre de ce philosophe politique de notre temps, Miguel Abensour.