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Dans l’exercice de sa compétence législative sur les « Indiens et les terres des Indiens [1] », le Parlement canadien a adopté plusieurs modifications à sa première Loi des sauvages [2], toujours présumément dans leur intérêt et, récemment, dans le but officiel d’augmenter l’autonomie des communautés autochtones [3]. Pourtant, à chacune de ces réformes, d’ailleurs toutes contestées, la question se pose de savoir dans l’intérêt de qui elles ont été conçues et si elles émanent de la base, à partir des revendications des Premières Nations, ou si elles sont imposées d’en haut, pour satisfaire les besoins de la majorité canadienne. De la réponse à cette question dépend en effet la légitimité et, éventuellement, l’effectivité des mesures adoptées, car la légitimité n’est plus fondée sur la puissance intrinsèque de la norme, mais sur la recherche de l’adhésion de ceux qu’elle cherche à contraindre et du consensus qu’elle est capable de recueillir [4] : d’où la nécessité d’éclairer ce nouveau rapport entre effectivité normative [5] et légitimité morcelée dans un cadre pluraliste.

D’ailleurs, un projet de loi portant sur la gouvernance autochtone a été déposé par le gouvernement fédéral en 2002 [6]. Mort au feuilleton depuis, il était loin de rallier l’ensemble des Première Nations qui contestaient son caractère colonialiste et la validité des consultations que les autorités fédérales invoquaient à son soutien [7]. Dans ce contexte, l’analyse que nous proposons ici d’une réforme antérieure prend tout son relief.

Le 17 juin 1999, la Loi portant ratification de l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations et visant sa prise d’effet [8] recevait la sanction de la Gouverneure générale, au terme d’un chassé-croisé amorcé en 1993 entre le Parlement, le gouvernement, les tribunaux et les Premières Nations. Il s’agissait au surplus de l’aboutissement d’une réforme potentiellement importante non seulement pour la gestion des terres autochtones, mais aussi, plus largement, pour les relations de gouvernance entre les autorités canadiennes et les Premières Nations, bref d’un exemple particulièrement bien choisi pour cerner la dynamique interactive à l’oeuvre dans le processus de ce type de réforme.

Cette loi prévoit en effet la dévolution de la responsabilité de la gestion des terres autochtones aux Premières Nations qui auront adopté un code foncier applicable à leurs territoires respectifs et elle désigne les matières sur lesquelles ce code doit obligatoirement porter. Au premier abord, il semble donc s’agir d’un pouvoir réglementaire imposé et visant, au mieux, la codification forcément écrite de règles autochtones jusque-là orales ou symboliques, sinon la simple adaptation de règles de droit canadien au contexte autochtone. Mais par ailleurs, la Loi ratifie un accord-cadre, conclu après de longues négociations, auquel les conseils de bande sont libres de se rallier ou non [9]. Qu’est-ce qui est le plus important : l’Accord ou la Loi ? La question de l’origine de la réforme reste donc entière, alors que se pose, par ailleurs, celle de la qualification du droit éventuellement adopté par les conseils de bande qui auront signé l’Accord.

S’agit-il de droit canadien « local » au sens d’Étienne LeRoy et Mamadou Wane [10] apparaissant avec le développement de l’État et de son appareil administratif, caractérisé par la possibilité de réinterprétation des catégories juridiques canadiennes à la lumière des conceptions juridiques autochtones et dont les modes de formation et de légitimation sont, pour l’essentiel, déterminés par l’État, alors que ses modes de fonctionnement sont laissés plus ou moins à l’appréciation des collectivités locales autochtones ? Ou plutôt, selon la même classification, de droit « populaire » qui se forme en dehors des instances étatiques, création nouvelle, du moins en partie, où ce droit traditionnel est réinterprété dans un contexte complètement transformé ? Ou s’agit-il enfin d’une situation où cette théorie doit être reformulée pour tenir compte de la transformation postmoderne de l’État, en voie de morcellement et ainsi amené à négocier le droit avec des groupes auxquels il ne peut plus imposer hiérarchiquement ses normes ?

C’est cette dernière hypothèse que nous avons voulu vérifier dans le cadre de l’adoption de la réforme de 1999 de la gestion des terres autochtones. Il s’agit de voir comment la transformation postmoderne de l’État — désormais dépourvu non seulement du consensus que l’on prête aux sociétés autochtones d’autrefois, mais aussi de majorités parlementaires stables hors desquelles évoluent désormais les groupes, variés et variables, qui menacent sa cohésion — modifie le processus internormatif à l’oeuvre entre le droit canadien ex(?)-colonial et le droit autochtone.

Pour comprendre d’abord si la réforme venait de la base ou d’en haut, nous avons analysé le processus interactif de son adoption (I) — à partir de son histoire législative et des débats parlementaires qui l’ont entourée, de même que d’interviews du négociateur du gouvernement canadien [11], des conseillers du Lands Advisory Board qui réunit les 14 communautés signataires de l’entente [12], d’un échantillon des signataires de l’Accord [13] et des chefs de communautés ontariennes [14] et québécoises [15] non signataires — de manière à cerner d’où vient l’initiative, quelle part chacun a prise à la détermination du contenu et les raisons qui expliquent le choix des nations non participantes à l’entente.

Pour qualifier ensuite le type de droit qui résulterait de l’adoption des codes fonciers imposés aux conseils de bande bénéficiaires de la dévolution de pouvoirs de gestion de leurs terres (II), nous avons voulu analyser le processus de leur adoption éventuelle dans trois communautés autochtones choisies pour représenter les trois alternatives qui se présentaient au moment de notre enquête : code déjà adopté (Georgina Island), code en voie d’élaboration (Nippissing) et code à venir (Mnjikaning). Nous avons aussi analysé les codes adoptés depuis et disponibles : Mississaugas de Scugog Island (Ontario) ; Lheidi T’enneh (Colombie-Britannique) ; Muskoday (Saskatchewan). Il s’agissait cette fois de cerner le rapport entre le contenu des codes adoptés et les valeurs traditionnelles ou, au contraire, néolibérales, ainsi que le degré de légitimité dont ils jouissent, tel que le révèlent leurs modalités d’adoption, de façon à qualifier le type de droit qui en résulte.

Une réforme surgie de la base ou imposée d’en haut ?

Issue d’une saga qui débute par un premier avant-projet de loi intitulé Proposal for an optional First Nations Chartered Lands’ Act, (CLA), daté du 1er février 1993 [16] et rédigé en termes de délégation de pouvoirs de la part du Parlement aux Premières Nations, cette réforme, dans sa forme originale, a soulevé chez ces dernières la crainte d’une atteinte à leur souveraineté en raison de son imposition unilatérale, de sorte qu’elle n’a même pas pu atteindre le stade du dépôt au Parlement. Pour se reprendre, le gouvernement fédéral a émis, peu après, une Déclaration de politique sur les droits inhérents des Autochtones [17], qui reste encore aujourd’hui, théoriquement, le fondement de l’action fédérale en la matière. Cette politique du ministère des Affaires indiennes, loin d’avoir l’effet escompté, a été considérée par les intéressés pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une tentative d’assimilation.

Par la suite, en 1996, une reprise des négociations avec les Premières Nations amènera la conclusion de l’Accord-cadre sur la gestion des terres des Premières Nations [18], qui renaît alors des cendres du CLA sans toutefois reprendre le langage de la délégation : il ne s’agit plus de législation mais d’un accord dont les termes laissent entendre qu’il a été conclu entre égaux, et qui n’engage par ailleurs que ceux qui s’y rallient.

Mais ce qui, au départ, devait constituer une annexe à cet Accord est devenu quelques mois plus tard le Projet de loi C-75 [19], rédigé par le ministère de la Justice, de nouveau dans des termes de délégation unilatérale de pouvoirs du Parlement aux Autochtones. Ce deuxième projet de loi est conséquemment mort au feuilleton avant la dissolution du Parlement. Pour qu’une troisième tentative réussisse, il faudra deux ans de négociations supplémentaires, reprises, nous le verrons, dans des circonstances qui éclairent les rapports de force à l’oeuvre dans ces échanges.

Voté en 1998, le Projet de loi C-49 [20] — qui reprend l’essentiel du précédent avec des ajouts concernant la division de la propriété matrimoniale lors de la dissolution du mariage et, surtout, se présente dorénavant comme un instrument de ratification nécessaire à l’aval du Canada plutôt que comme un mécanisme de délégation — recevra, en 1999, l’assentiment royal sous le titre de Loi portant ratification de l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations et visant sa prise d’effet [21].

Alors, réclamée par la base ou imposée d’en haut, cette réforme ? Il semble bien que cette dichotomie soit trop simpliste pour s’appliquer à la réalité complexe et nuancée à laquelle nous avons affaire ici, où la réforme, au terme du processus, apparaît certes n’être pas imposée unilatéralement, mais ne paraît pas non plus résulter seulement des revendications des Premières Nations, du moins pas de l’ensemble d’entre elles.

Présentée par les uns comme une action visant dès le départ une réponse adéquate de la part du ministère des Affaires indiennes à une demande émanant des Premières Nations [22] et, par les autres, comme une façon pour le gouvernement de se décharger de ses responsabilités [23], la réforme semble prendre naissance dans la convergence des intérêts de certaines Premières Nations et des autorités canadiennes.

Pour leur part, certaines nations autochtones déjà engagées dans une économie de marché, pour ne pas dire néolibérale, se sentaient gênées par les règles de gestion des terres prévues à la Loi sur les Indiens, qui en confiaient la gestion au ministère en vertu de la relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones [24]. Les autorités canadiennes, elles, se montrent intéressées à « remettre aux Autochtones ces responsabilités qu’ils réclament et qui leur reviennent [25] ». Mais les Autochtones ne sont pas pour autant prêts à reconnaître qu’il s’agit d’une délégation de pouvoirs de la Couronne et n’acceptent pas le langage de délégation dans lequel est rédigé l’avant-projet de loi, qui ne sera même pas déposé tant la réaction de ses destinataires a été négative.

La Déclaration de politique sur les droits inhérents des Autochtones [26] émise par la suite n’aura pas un meilleur sort, notamment parce qu’elle subordonnait l’abrogation de la Loi sur les Indiens [27] à la renonciation des Autochtones à leurs droits et à leur assimilation à la population canadienne.

Devenues apparemment conscientes des périls de la voie unilatérale, les autorités fédérales s’engagent en 1996 dans des négociations qui déboucheront sur l’Accord-cadre sur la gestion des terres des Premières Nations [28]. Mais la leçon n’a pas vraiment porté, et l’intervention unilatérale refait surface à l’occasion de la ratification de cette entente par les autorités canadiennes, prévue par le Projet de loi C-75 [29] rédigé en termes de délégation, qui mourra conséquemment au feuilleton de la Chambre. Il devient alors clair que le temps n’est plus où le Parlement pouvait imposer sa volonté unilatérale par une intervention législative dont la légitimité reposait sur sa seule autorité institutionnelle. Exit l’État westphalien et la légitimité wébérienne, et vienne la postmodernité, où la légitimité, qui ne prend plus sa source dans les institutions, résulte de la coïncidence des valeurs entérinées par la loi avec celles des justiciables : désormais, cet exemple le démontre concrètement, les lois intégreront les valeurs de ceux qu’elles entendent régir, faute de quoi il leur manquera la légitimité nécessaire non seulement à leur effectivité, mais même à leur adoption, du moins en présence d’un rapport de force tel que celui dont disposent, au Canada, les Autochtones.

Pourtant, les parties reviendront à la table de négociation entraînées à la fois par leurs intérêts respectifs et par les tribunaux. Cette double incitation résulterait, selon certaines sources [30], à la fois des Musqueam et de la Cour suprême. Les Musqueam, dont les terres sont situées en Colombie-Britannique en bordure du Pacifique, voulaient renouveler au prix du marché des baux emphytéotiques échus et antérieurement conclus en leur nom — pour un prix dérisoire — avec des non-Autochtones résidant dans des chalets sur la réserve, et cela par les autorités canadiennes dans l’exercice des pouvoirs de gestion découlant de la relation de fiduciaire de la Couronne envers les Autochtones [31]. Ils avaient donc intérêt à récupérer la gestion de leurs terres dont la colonisation les avaient privés.

Par ailleurs, dans l’affaire Guérin [32], la Cour suprême avait reconnu antérieurement la justiciabilité de l’obligation de fiduciaire et condamné le ministère des Affaires indiennes à payer une indemnité de 10 millions de dollars aux Musqueam pour mauvaise administration de leurs terres, ce qui rendait nettement moins attrayante et plus risquée dans l’avenir la gestion par la Couronne, depuis Ottawa, de terres situées aux confins du pays.

C’est donc dans la conscience de leurs intérêts respectifs et des enjeux non négociables pour chacun d’entre eux que les autorités canadiennes et un groupe de nations autochtones ont repris les négociations, en 1998, pour aboutir, en 1999, à l’adoption de la réforme dans une forme qui convienne aux deux : pour les Autochtones, réappropriation des pouvoirs de gestion par les conseils de bande selon les termes de l’Accord ; mais, pour les autorités canadiennes, dépôt d’un nouveau projet de loi (C-49 [33]), qui affirme implicitement la souveraineté canadienne sur le territoire, même s’il est rédigé de façon plus acceptable pour les Premières Nations, c’est-à-dire dans un langage analogue à la ratification d’un traité entre égaux. Demeure pourtant l’obligation des nations signataires d’adopter un code foncier incluant les règles de leur choix, mais portant sur les matières indiquées dans l’Accord et reprises dans la Loi, et qui incluent, entre autres, des règles d’aliénation de droits fonciers pourtant inaliénables dans la tradition autochtone.

Instrument juridique négocié s’il en est, cet accord/loi émane donc de la rencontre des intérêts des autorités canadiennes — se délester d’une administration coûteuse qui ne leur cause que des ennuis — et de certaines nations autochtones engagées dans une économie de type néolibéral généralement reliée au tourisme : chalets, casinos, etc. [34].

En effet, sur 633 communautés autochtones réparties dans l’ensemble du territoire canadien, seulement 14 — toutes engagées dans ce type de développement économique et toutes situées à l’ouest de la frontière Ontario/Québec (sauf une au Nouveau-Brunswick) [35] — ont signé à ce jour l’Accord et seulement 5 d’entre elles ont adopté le code foncier qui leur permet effectivement d’exercer les pouvoirs de gestion prévus dans ce double instrument [36]. Certes cette adhésion restreinte est peut-être temporaire, puisque environ une centaine de communautés auraient manifesté leur intérêt, incluant les 14 signataires et une quinzaine de communautés déjà engagées dans le processus qui déboucherait présumément sur leur signature au printemps 2003. Les autorités ministérielles estiment même que certaines communautés situées au Québec feront éventuellement partie des adhérents à plus long terme [37], après la transcription de l’entente en termes de bijuridisme [38].

Mais, même en tenant compte de ces prévisions optimistes, seulement 15,7 % des communautés auraient vraisemblement signé l’entente à terme : il n’est donc pas possible de prétendre que cette réforme soit issue de la base, c’est-à-dire des Premières Nations dans leur entier. Il s’agit visiblement de revendications venues au départ de certaines communautés de l’Ouest, rejointes par d’autres pareillement engagées dans des activités reliées à une économie de marché et regroupées sous l’égide du Lands Advisory Board [39], mais que d’autres Nations ou communautés récusent, comme cela est évident non seulement au vu de la non-participation à cet Accord des communautés du Québec et de la majorité de celles des autres provinces du Canada, mais aussi des témoignages des intéressés.

En effet, nous avons pu rejoindre et interroger des représentants de huit des onze nations autochtones vivant au Québec sur les raisons pour lesquelles ils n’ont pas signé l’Accord. Dans l’ensemble, leurs réponses convergeaient entre elles et avec celles du chef d’une association regroupant huit nations vivant en Ontario, qui avaient également refusé de le signer [40]. La plupart ont indiqué qu’ils n’acceptaient pas de se faire déléguer des pouvoirs de gestion qui leur appartiennent depuis toujours intrinsèquement, puisqu’ils n’ont pas été conquis et ne se sont pas soumis au conquérant, confirmant par là le pluralisme extra-étatique dans lequel ils situent leur pouvoir politique et normatif.

Ils estimaient de plus que la réforme, conçue avec et pour les communautés faisant la location de terres et de chalets, ne répondait pas à un besoin dans leurs communautés [41] ; l’une d’elles jouissait déjà d’une entente particulière répondant à ses besoins spécifiques de transfert de terres entre Autochtones [42]. Certains ont aussi souligné que l’exiguïté de leur réserve rendait cet Accord inutile [43], alors que d’autres n’avaient même pas été contactés [44]. Interrogée sur le même sujet, la responsable de la gestion foncière à Kahnawake [45] a ajouté qu’une telle délégation était impossible tant que les autorités fédérales n’auraient pas réparé les dommages causés par leur gestion antérieure.

Mais il ne s’agit pas non plus d’un Accord auquel toute la population non autochtone du Canada adhérerait : dans l’Ouest canadien, les populations non autochtones ont fait état de leurs inquiétudes au sujet des effets potentiels de cette dévolution des pouvoirs de gestion des terres aux Premières Nations, notamment de leurs craintes d’être expropriées en vertu des nouveaux codes fonciers. C’est, en tout cas, ce qui se dégage des débats parlementaires tenus à l’occasion de l’adoption du Projet de loi C-49.

On y repère en effet deux courants. Le premier, favorable à la réforme, porté par les députés de la majorité libérale et certains membres du Nouveau Parti démocratique, se fonde principalement sur les quatre objectifs du gouvernement fédéral mentionnés dans son plan d’action et, à l’occasion, sur des déclarations de certains chefs autochtones signataires de l’entente [46]. Le second, formé exclusivement du Parti réformiste du Canada, qui constituait alors l’opposition officielle, invoque, outre des arguments reliés à la protection de la propriété privée, une conception très particulière de l’égalité et de la responsabilité.

Des quatre objectifs cités dans le plan d’action fédéral — renouveler les partenariats, renforcer l’exercice des pouvoirs autochtones, concevoir une nouvelle relation financière et investir dans les communautés, les gens, les économies — et invoqués par les intervenants au soutien de la réforme [47], c’est de loin le deuxième qui revient le plus souvent. Ce qui ne saurait étonner compte tenu de son pouvoir idéologique : qui avouera s’opposer à l’idée de renforcer les pouvoirs des Autochtones ? Selon les intervenants les plus nombreux, l’intérêt du projet de loi vient donc du fait qu’il éliminerait le pouvoir discrétionnaire du ministre sur la gestion des terres [48], car il permet aux Autochtones de décider eux-mêmes des règles régissant la gestion des terres et des ressources [49], de même que la disposition des biens matrimoniaux en cas d’échec du mariage [50] et ce, en fonction de leur propre culture : tradition, consensus, souci des générations futures [51]. Il s’agirait là d’un droit fondamental des Autochtones [52], d’un droit inhérent de vivre au Canada [53], d’un premier pas vers l’autonomie gouvernementale [54], voire de la reconnaissance de leur souveraineté [55].

Quant aux trois autres objectifs, qui laissent davantage transparaître les intérêts majoritaires dominants qu’ils confortent, ils viennent loin derrière, comme s’ils étaient moins avouables, et ne recueillent pas ensemble le nombre de mentions du premier. En effet, alors que dix interventions concernaient le renforcement des pouvoirs des Autochtones, trois seulement touchaient la conception de nouveaux partenariats entre les Autochtones et les non-Autochtones, tant du secteur public que privé [56], impliquant une décentralisation des pouvoirs qui devrait s’appliquer aux Autochtones comme aux municipalités (sic[57]. L’établissement d’une nouvelle relation financière, qui ne modifierait pas fondamentalement la relation fiduciaire tout en réduisant sa portée [58] et permettrait le désengagement de l’État (re-sic[59], ne provoque que deux interventions, de même que l’investissement dans les communautés, les gens, les économies, qui permettrait le développement économique [60] par la mise en oeuvre d’un processus communautaire [61]. Les opposants au projet, pour leur part, appartiennent tous au Parti réformiste du Canada, un parti de droite dont les appuis se trouvent surtout dans l’Ouest où sont également situées la plupart des communautés autochtones signataires de l’Accord. Ce sont donc les intérêts privés de la base de ce parti qui risquent d’être affectés si les Autochtones deviennent gestionnaires de leurs propres terres et peuvent conséquemment hausser les loyers des baux emphytéotiques sur lesquels des non-Autochtones ont construit des chalets.

Ces enjeux se reflètent conséquemment dans les motifs sur lesquels ils s’appuient pour s’opposer à cette réforme de la gestion des terres autochtones. Bien sûr, ils ne se privent pas non plus d’arguments idéologiques et invoquent certains intérêts autochtones au soutien de leur opposition : l’absence de consultation valable des membres des communautés autochtones [62], qui risque de se reproduire lors de l’adoption des codes fonciers [63], et le fait que la réforme continue de refuser aux Autochtones la propriété privée de leurs terres [64]. Mais leurs arguments principaux sont surtout reliés aux valeurs libérales du principe d’égalité et de la protection de la propriété privée des non-Autochtones. Selon eux, les détenteurs de baux sur les réserves ont le droit d’être protégés contre les pouvoirs d’expropriation des conseils de bande [65], exorbitants en comparaison de ceux des autres collectivités locales [66] et qui auront au surplus des effets néfastes sur les non-Autochtones, notamment en faisant chuter la valeur de leurs propriétés [67] et en créant des droits différents d’une réserve à l’autre en fonction de codes fonciers disparates qui vont susciter un chaos [68]. En conséquence, le projet de loi devrait tenir compte des relations entre les communautés autochtones et non autochtones, en prévoyant une consultation obligatoire des propriétaires avoisinant les réserves lors de l’élaboration de projets spécifiques de développement et un mécanisme de règlement des différends qui pourraient surgir entre elles [69].

Par ailleurs, c’est l’égalité individuelle, par opposition à l’égalité collective entre peuples ou nations, qu’invoquent avec le plus d’instance les députés du Parti réformiste du Canada au soutien de leur opposition. Selon eux, les Autochtones ne devraient pas avoir des pouvoirs plus importants, uniques ou différents de ceux des autres Canadiens, tous égaux devant la loi et la Constitution [70], alors que le projet de loi leur accorde un traitement préférentiel [71]. Il en résulte un « Canada à deux vitesses », dans un pays où le gouvernement fédéral a pourtant l’obligation de représenter tous les Canadiens [72].

Se dégage donc l’image non pas d’une entente entre les Canadiens et les Premières Nations, mais entre, d’une part, une minorité de communautés autochtones majoritairement situées dans l’Ouest où elles offrent à louer des terres et des chalets dans le contexte d’une économie de marché et, d’autre part, un gouvernement dont la majorité recueille ses appuis principalement à l’est des Prairies, où la population qui l’appuie est moins affectée par la réforme projetée que la base électorale du parti d’opposition, au demeurant issu de l’Alberta et de la Colombie-Britannique où sont situées la plupart des communautés autochtones signataires de l’Accord.

Les oppositions au projet de loi C-49 viennent par ailleurs de quartiers fort différents : on constate une alliance objective — pour des raisons opposées — entre un parti de droite qui défend les intérêts économiques régionaux de sa base électorale et la majorité des communautés autochtones moins liées au marché immobilier et inquiètes de reconnaître à la Couronne des pouvoirs qu’elles lui contestent en échange de pouvoirs dont elles n’ont pas besoin.

Il ne s’agit donc pas d’une réforme imposée d’en haut par un législateur représentant une population unanime derrière lui, à l’ensemble des Premières Nations qui y seraient également unanimement opposées. Il ne s’agit pas davantage d’une réforme réclamée unanimement par la base autochtone à une population canadienne qui la lui aurait consentie à reculons. Et cela, même si la volonté unilatérale du Parlement de même que la résistance des Autochtones se sont longtemps manifestées avant que ne prenne forme un accord entre une minorité autochtone et une majorité canadienne, en dépit de l’opposition de la majorité des Premières Nations et de la minorité canadienne…

L’entente aurait donc été scellée entre, d’une part, des groupes d’Autochtones engagés dans l’économie de marché et, d’autre part, des autorités fédérales à la fois portées au désengagement de l’État par le néolibéralisme ambiant et liées à une majorité dominante dont les intérêts fonciers, situés dans l’ensemble en dehors des communautés signataires, n’étaient pas en jeu en l’instance. Bref, un pont étroit entre des groupes issus des deux sociétés, encore fragilisé par une opposition également divisée, aux intérêts divergents : le morcellement postmoderne se situerait donc dans les deux sociétés…

Comment s’étonner, dans ces circonstances, que seulement quatorze communautés autochtones se soient portées signataires de l’entente à ce jour et que seulement cinq d’entre elles aient réussi l’adoption de leur code foncier ? Il nous reste à analyser le type de droit qui résulte de ces codes pour mieux éclairer encore de quel type d’alliance il s’agit.

Les codes fonciers : du droit « local », « populaire » ou « mutant » ?

Adoptés par les communautés au terme d’un processus marqué au coin d’une démocratie « atténuée », les codes fonciers actuellement complétés sont rédigés dans une langue conceptuelle et technique empruntée au common law ; ils présentent une grande similarité, malgré quelques différences mineures. On y retrouve la trace d’un modèle élaboré par le Lands Advisory Board, un organisme mis sur pied par les 14 communautés signataires de l’Accord pour les aider dans cette tâche dès l’étape des négociations préalables à l’adoption de la Loi.

Les codes en question présentent donc la même ambiguïté que la réforme elle-même, puisqu’ils sont marqués à la fois par le droit foncier des provinces anglophones canadiennes et par les valeurs contemporaines des Autochtones signataires. Pour qualifier le droit qui en résulte, il faut donc s’arrêter aux spécificités des communautés qui les ont adoptés et à leurs motifs [73], avant d’analyser le processus d’adoption et le contenu des règles que comportent ces codes [74].

Au commencement, donc, était la Loi des Indiens [75], instrument de domination coloniale, d’où semble venir tout le mal. Le régime foncier prévu à son article 2.1 réserve en effet la propriété des terres autochtones à la Couronne, c’est-à-dire en pratique au gouvernement canadien. De fait, ce dernier les administre à distance par le truchement du ministère des Affaires indiennes et il peut non seulement assurer leur gestion normale, mais aussi vendre celles qui sont validement « cédées à titre absolu » à des non-Autochtones et louer à très long terme celles qui sont validement « désignées [76] ». Il s’agit d’un pouvoir dont il s’est abondamment prévalu dans le passé en cédant à vil prix, par baux emphytéotiques, des terrains situés dans des sites touristiques enviables, notamment dans des centres de villégiature en Ontario, en Colombie-Britannique et dans d’autres provinces de l’Ouest, ce qui lui a valu d’ailleurs de longs procès et une condamnation à des dommages intérêts de 10 millions $ lorsque la Cour suprême a affirmé la justiciabilité de l’obligation de fiduciaire  [77].

Au surplus, même si le Gouverneur général en conseil était depuis longtemps autorisé à procéder discrétionnairement à des délégations à la carte de pouvoirs plus étendus à certains conseils de bande dont les communautés avaient amorcé un développement économique exigeant des pouvoirs de gestion accrus [78], ces pouvoirs délégués, attribués à la discrétion du gouvernement, pouvaient être retirés de la même manière en tout temps [79] mais, surtout, les terres visées restaient insaisissables [80], ce qui empêchait les conseils de bande de contracter des hypothèques ou autres sûretés sur leurs terres, un inconvénient que la Couronne tentait d’atténuer en offrant dans certains cas une garantie gouvernementale sur les prêts bancaires contractés.

Les 14 communautés signataires de l’Accord, même si elles faisaient partie de celles qui bénéficiaient des délégations prévues à l’article 60(1) de la Loi sur les Indiens, se trouvaient donc privées de l’un des plus importants instruments de développement économique, lequel restait ainsi à la merci d’un ministère au surplus trop lointain et trop lent dans ses autorisations pour les besoins des transactions normales de l’économie de marché [81].

À l’étroit dans le régime « 53/60 » découlant de ces articles de la Loi sur les Indiens, ces communautés voulaient adopter des codes fonciers pour reprendre contrôle de leurs terres [82], afin de se dégager de la gestion fédérale [83] et particulièrement du système des « certificats de possession » comme instruments d’attribution des terres sur les réserves [84], de manière à promouvoir le développement économique [85]. Certaines d’entre elles voulaient également se prémunir contre la pollution générée par les chalets [86] ou même créer un registre foncier [87], alors que d’autres voyaient des effets symboliques à l’adoption des codes : faire prendre conscience aux locataires qu’ils n’habitent pas la terre du gouvernement canadien, mais celle des Autochtones, et à ces derniers du fait que ces terres leur « appartiennent », bref stimuler la réflexion sur la gestion des terres et l’autodétermination dans la communauté [88].

C’est donc dans ce contexte que s’inscrit l’adoption des codes fonciers préalablement nécessaire à la délégation des pouvoirs de gestion foncière prévus à la Loi portant ratification de l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres des premières nations et visant sa prise d’effet [89], selon un processus convenu à l’Accord et entériné par la Loi, et à partir d’un modèle de base proposé par le Lands Advisory Board.

Ces procédures impliquent, après l’avis de conformité du code proposé à la Loi, une consultation populaire au cours de laquelle tous les membres majeurs de la Première Nation, y compris ceux qui habitent hors réserve, doivent être informés de leur droit de vote et de ses modalités, de même que de la teneur de l’Accord, de la Loi et du projet de code foncier. Il est également prévu qu’un comité de rédaction du code soit formé dans chaque communauté et, au moment de notre enquête, le code de Georgina Island, déjà adopté, avait été rédigé par un comité comprenant un membre de chaque famille avec le concours du chef de la nation, du responsable de l’environnement dans la communauté et de deux conseillers [90], alors qu’ à Mnijikaning, un comité de huit personnes avait été formé, qui fut dissout après la rédaction de la huitième version d’un code qui n’est pas encore adopté [91], et qu’à Nipissing, le comité n’était pas encore formé.

L’adoption des codes se fait soit à la majorité des voix exprimées ou des électeurs enregistrés, soit selon d’« autres modalités dont conviennent la Première Nation et le Ministre », mais dont le seuil ne peut se situer en deçà de 25 % d’électeurs favorables [92]. Bref, on ne peut pas dire que le législateur ait mis la barre démocratique très haute en ce qui concerne l’adoption de ces codes fonciers autochtones. Sans doute faut-il voir dans ce processus démocratique « atténué » l’intérêt des autorités fédérales à assurer le contrôle, au moins interne, de ces délégations de pouvoirs auxquelles elles tenaient au point d’avoir voulu les imposer unilatéralement au moins à deux reprises avant la signature de l’Accord.

Quant à savoir comment ces consultations se sont produites dans l’échantillon des communautés où nous avons enquêté, nous n’avons pu obtenir de données que dans le cas de Mnijikaning où l’apport de la communauté semble avoir été très important, huit versions successives du projet de code ayant été rédigées selon les changements que la communauté avait requis lors de consultations extensives auprès des membres par le comité de rédaction [93]. Mais (conséquemment ?) le code n’y a pas encore été adopté à ce jour, non plus qu’à Nipissing où le processus, pourtant amorcé plus tôt, a été retardé notamment par les élections au Conseil survenues entre-temps. À Georgina Island, le Code, adopté en 1997, avant même que la Loi n’ait été votée, n’a pas été légalement soumis à cette procédure.

Par ailleurs, l’un des éléments les plus contraignants pour les communautés à l’égard de ces codes vient du fait que les matières sur lesquelles ils doivent minimalement porter ont été convenues à l’Accord et sont conséquemment maintenant prévues par la Loi. Il s’agit, dans l’ordre de l’énoncé, des règles et procédures concernant l’usage et l’occupation des terres et l’aliénation de certains droits fonciers partiels [94] de la Première Nation concernée de même que les revenus échéant des ressources naturelles, la gestion des revenus fonciers, la publication de ses « lois », les conflits d’intérêts, la résolution des conflits, l’expropriation, la sous-délégation de la gestion foncière, la modification du code foncier et les échanges de terres [95].

Le modèle de base de code foncier fourni par le Lands Advisory Board reprend toutes ces matières à partir de concepts et d’un langage inspirés du common law où l’on sent l’héritage de la Loi sur les Indiens et l’influence de conseillers économiques et financiers formés au droit et à l’économie occidentale contemporaine. Rien dans ces textes ne nous permet de croire qu’il s’agirait vraiment de droit « populaire » au sens d’É. LeRoy et M. Wane [96], formé en dehors des instances étatiques et qui serait une création nouvelle, du moins en partie, où le droit traditionnel est réinterprété dans un contexte complètement transformé. On pourrait plutôt croire, à première vue, que l’on est en face d’une variété particulièrement contraignante de droit « local », selon la même classification, c’est-à-dire de règles du colonisateur adaptées par les autorités locales, ici autochtones, aux circonstances particulières qui les confrontent. Il y est en effet question notamment de création de droits fonciers partiels (interests, au sens du common law [97]), de leur enregistrement [98], d’hypothèques et de procédures de saisies [99], et même d’expropriation [100], toutes institutions juridiques caractéristiques du droit occidental moderne créé à partir du xixe siècle pour favoriser le développement du capitalisme.

Au surplus, ces règles ne peuvent enfreindre d’autres dispositions de la Loi sur les Indiens avec lesquelles elles restent imbriquées, sans compter l’obligation d’adopter des règles imposant des contrôles aux conseils dans leur gestion financière et visant, notamment, les conflits d’intérêts, une exigence difficile à réconcilier avec des rapports de gouvernement à gouvernement, même si elle n’est incluse que dans l’Accord [101] et non dans la Loi.

Il semble en effet que le gouvernement canadien ne transfère aux Premières Nations la responsabilité de la gestion de leurs terres que si elles se sont engagées à se donner des règles de contrôle financier dont la portée n’a pas toujours de lien direct avec la gestion des terres et qui font partie d’un comportement que les autorités canadiennes veulent leur imposer depuis toujours et qu’elles viennent de reprendre encore sous un mode unilatéral, dans le dernier projet de loi sur la gouvernance [102].

Mais, encore une fois, tout n’est pas si simple, et la marque de la culture autochtone, traditionnelle et contemporaine, s’est imprimée dans ces codes aussi bien au plan symbolique — dans les préambules et dans la source imputée au fondement de l’autorité — qu’au plan concret — dans le contenu de règles particulières.

Au plan symbolique, tout d’abord, les préambules affirment plusieurs valeurs autochtones, traditionnelles et contemporaines : la relation particulière des Peuples autochtones à la terre, inscrite dans sa valeur spirituelle ; la relation de gouvernement à gouvernement entre les Premières Nations et le Canada ; l’option de contrôler leurs propres terres au bénéfice de leurs membres plutôt que d’en laisser la gestion aux autorités canadiennes ; la fierté et l’autosuffisance ; la qualité de vie ; et la culture [103]. Les sources explicitement citées pour fonder l’autorité des Autochtones signataires sont également porteuses de la culture autochtone. Elles sont plus traditionnelles à Georgina Island, Scugog Island et Muskoday — et vont alors du créateur au peuple de la Première Nation, et de celui-ci vers son conseil [104] — et également, à Muskoday, vers son chef, selon la coutume et la loi [105], alors qu’elles sont plus politiques et techniques à Lheidli T’enneh où l’autorité est conçue comme provenant du titre autochtone et du droit inhérent à l’auto-gouvernement, mais doit néanmoins s’exercer selon la culture, les traditions et les coutumes de la Première Nation [106].

Au plan concret, ensuite, le contenu du droit adopté, malgré les concepts et le langage du common law, véhicule également des valeurs autochtones, notamment la dimension collective de son rapport politique à la terre. C’est sur le plan des modes d’attribution et de transmission des droits fonciers, de même que de la création de sûretés immobilières, que se manifestent les particularités des codes fonciers autochtones. Ainsi, pour ce qui est de l’attribution et du transfert des droits fonciers, dans les codes que nous avons analysés, l’attribution originale des terres disponibles et des ressources naturelles est une décision collective qui relève des pouvoirs du conseil [107] et, dans certaines communautés, ne peut être consentie qu’en faveur des membres de la communauté [108], alors qu’ailleurs le consentement du conseil est nécessaire pour les non-membres seulement [109].

Pourtant, même dans les communautés où l’attribution de terres aux non-membres est prohibée par le code foncier, il reste possible d’engager ces droits fonciers en garantie de prêts selon une formule analogue aux hypothèques. À cet égard, on note une autre trace de la culture autochtone qui conçoit la terre comme un bien collectif : à Lheidli T’enneh, la création de telles sûretés immobilières n’est permise qu’en faveur de la Première Nation [110], alors qu’ailleurs, lorsque le prêteur n’est pas membre de la communauté, ces transactions sont assujetties à une décision du conseil [111], qui garde la possibilité de racheter la sûreté ainsi consentie en cas de défaut de paiement de la dette garantie  [112].

Certes, on imagine mal un code foncier non autochtone où l’achat d’un terrain, sa transmission ou son assujettissement à une garantie hypothécaire relèveraient de l’autorité politique, fut-elle locale, et il faut convenir que ces éléments de contenu des codes fonciers analysés ici, de même que leurs préambules, reflètent les valeurs des Autochtones qui les ont adoptés. Il est par ailleurs tout aussi évident qu’il ne s’agit pas là des règles traditionnelles orales et souvent implicites par lesquelles ils géraient leurs terres avant et même jusqu’à une certaine époque après l’arrivée du colonisateur. On peut pourtant considérer que ce nouveau régime marque un certain retour au droit autochtone antérieur à celui qu’avait instauré la Loi des sauvages [113], perpétué ensuite par la Loi sur les Indiens [114]. Il y avait en effet longtemps que les règles applicables à la gestion des terres dans les communautés n’étaient plus des règles autochtones [115], et que le ministère des Affaires indiennes réglait tout  [116], même si des règles informelles beaucoup mieux adaptées à la tradition orale s’étaient développées à côté du droit officiel [117]. Mais, même s’il s’agissait de se débarrasser de ce régime colonial et de revenir à l’esprit, sinon à la lettre, du rapport spécifique des Autochtones à la terre, il ne faut pas conclure que les nouvelles règles qui allaient être insérées dans les codes reprendraient intégralement le contenu des règles traditionnelles antérieures. La chose est évidemment impossible étant donné l’évolution depuis lors de la société, autochtone comme non autochtone, et de l’économie, de même que du rôle qu’y jouent les immeubles.

Ces nouvelles règles sont donc inspirées des pratiques informelles déjà en place, auxquelles viendront s’ajouter celles qui résulteront de ce que les communautés souhaitent maintenant à cet égard [118] en vue de protéger leurs intérêts, en particulier leurs enfants et les générations futures [119]. Elles empruntent également à d’autres codes : le modèle du Lands Advisory Board, ceux des autres communautés plus avancées dans leur rédaction (Scugog et Georgina), de même que d’autres exemples en provenance des provinces [120]. Ce qui compte, c’est que, désormais, le contenu des règles sera décidé par la communauté [121].

Mais tel est-il vraiment le cas ? D’une part, on peut en douter, dans la mesure où ces règles sont en grande partie dictées par les banques qui consentent les prêts dont les Premières Nations ont besoin pour leur développement économique. Ces banques ne voulaient pas se satisfaire du régime prévu à la Loi sur les Indiens, faute de garanties hypothécaires sur les terres autochtones, et cherchaient un nouveau régime foncier qui réponde aux exigences de l’économie capitaliste de marché où la terre est une marchandise comme une autre et non cette mère nourricière chère à la culture autochtone. D’autre part, le développement économique n’a pas été imposé aux Premières Nations ; celles qui s’y sont engagées l’ont choisi volontairement, conformément à leurs valeurs contemporaines, un choix qui leur appartient et que les non-Autochtones seraient particulièrement malvenus de leur reprocher.

* * *

Quoiqu’il en soit, et même si les communautés concernées sont responsables de leurs choix économiques et ont adopté ces codes fonciers en pleine connaissance de cause, il semble qu’une double contrainte pèse sur le processus, surdéterminé à la fois par les exigences des autorités canadiennes en matière de style de gestion et par celles des banques en matière de garanties financières. Cette constatation ouvre une piste de réflexion sur laquelle conclure.

Une même instrumentalité traverse en effet ces deux surdéterminations : la « réglementation par contrat [122] » de droit privé en ce qui concerne les banques qui exigent des garanties hypothécaires et, dans le cas du gouvernement canadien, sa transposition en droit public sous une forme analogue au « pouvoir de dépenser [123] », en vertu duquel le gouvernement tente d’assujettir sa reconnaissance des droits autochtones sur le territoire à des conditions normatives de son choix. Dans les deux cas, il s’agit d’une imposition unilatérale maquillée en entente bilatérale. Le procédé de droit public n’est pas nouveau dans la fédération canadienne, ni dans plusieurs autres [124], mais il présente ici une particularité importante, celle de viser des nations autochtones qui ne sont pas partie intégrante du Canada. Quant au procédé de droit privé, on l’a vu à l’oeuvre depuis que les multinationales existent, mais son internationalisation s’accentue en même temps que son envahissement du secteur public, notamment à travers la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce dont les prêts aux pays en voie de développement sont consentis selon des exigences qui présentent une ressemblance troublante avec celles que les banques canadiennes imposent aux Autochtones par l’intermédiaire du gouvernement et du Parlement.

Dans ces circonstances où la réforme prend sa source dans la rencontre d’une minorité de la société colonisée et d’une majorité de la société dominante, et où le droit adopté reflète non pas tant les valeurs de l’une ou de l’autre mais celles des agents privés d’une économie néolibérale qui déploie par ailleurs son rapport de forces dans le champ internationalisé du développement, il n’est pas facile de qualifier les codes fonciers exigés par l’accord/loi sur la gestion des terres des Premières Nations. Ils ne se rangent en effet d’emblée ni dans le droit « local » canadien, ni dans le droit « populaire » autochtone, mais semblent appartenir à une espèce mutante, aspirée dans une sphère supranationale où la distinction privé/public, déjà estompée dans la contraction accords/lois, se reflète dans celle des traités désormais supraconstitutionnels  [125], entraînant à sa suite une porosité des frontières entre le droit constitutionnel et le droit international. Comme s’il s’agissait de l’harmonisation des effets d’un rapport de forces désormais global, dans un cadre où les forces économiques assument maintenant plus ouvertement une colonisation jusque-là occultée qu’elles continuent pourtant de transmettre en partie par la courroie étatique.