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L’annonce de la création d’une vaste zone de coopération économique et politique s’étendant de l’Alaska à la Terre de Feu, faite la première fois par George Bush père au début des années 1990, constitue un moment clé en ce qui concerne les enjeux interaméricains. Si, pendant plus d’un siècle, et ce autant au Nord qu’au Sud, on refusait ce que la géographie semble proposer de manière naturelle, il est aujourd’hui évident qu’une nouvelle ère de coopération s’est installée dans les Amériques. Autant les sommets hémisphériques qui rassemblent les chefs d’État et de gouvernement que le développement de nouveaux espaces transnationaux par les mouvements sociaux de la région sont le produit de cette nouvelle découverte des Amériques qui reconfigure lentement l’espace politique continental. Sur le plan économique, le processus se trouve encore plus avancé compte tenu de l’importante croissance des flux de marchandises, de services et de capitaux qui s’observe dans les différentes sous-régions du continent.

Un demi-siècle après l’Allemagne, la France et leurs partenaires européens, les États-Unis prennent la voie de l’intégration et cherchent à construire de nouveaux espaces de coopération hémisphérique. Toutefois, il importe de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une idée neuve dans la région. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de pays américains choisissent la voie de la coopération régionale et suivent les traces laissées par l’Europe qui, en Amérique latine, jouit d’ailleurs de plus de crédibilité que les États-Unis. Dans les Amériques, les pays centraméricains sont les premiers à suivre cette piste. Pour accélérer le développement de la région, les cinq gouvernements d’Amérique centrale s’entendent sur la création de nouveaux espaces politiques qui ont pour objectif de faciliter l’intégration régionale. Pendant les années 1960, ce sont alors les pays andins qui choisissent une solution semblable pour venir à bout de problèmes similaires et, à la fin des années 1980, le Brésil et les pays du cône Sud forment lentement ce qui deviendra le MERCOSUR, dernière pièce de cette grande « mosaïque des Amériques », soit un ensemble d’accords de coopération sous-régionaux qui couvrent aujourd’hui la quasi-totalité des pays latino-américains[1]. L’appel lancé par George Bush père aux 33 voisins du continent au début des années 1990 ne s’adressait pas à des néophytes à qui on allait donner l’exemple[2]. Au contraire, depuis 1820, du Rio Grande jusqu’à la Terre de Feu, la coopération régionale est à l’ordre du jour. Bien que son importance ait beaucoup varié en fonction de la conjoncture, le fameux projet bolivarien n’a jamais vraiment disparu du programme politique latino-américain. Mais la nouveauté radicale en ce qui concerne le vaste projet d’intégration hémisphérique proposé par les États-Unis au début des années 1990 consiste en une rencontre prochaine de deux Amériques, depuis toujours séparées par un petit cours d’eau.

Une nouvelle ère de coopération ?

Le projet d’intégration des Amériques par la voie du libre-échange est donc une vieille idée qui n’a toutefois jamais été mise en application, et ce, pour de multiples raisons. On en retiendra trois en particulier : 1) le désintérêt des États-Unis à l’époque de la guerre froide pour une région traditionnellement instable et, d’une façon générale, considérée comme de peu d’importance, autant sur le plan économique que stratégique ; 2) le repli économique des pays d’Amérique latine à l’époque de la substitution des importations et du développement autocentré ainsi que les discours nationalistes produits par les grandes capitales de la région jusqu’au milieu des années 1980 ; 3) la méfiance des pays de l’hémisphère, au sud mais également au nord, envers une puissance surdimensionnée qui n’a jamais caché ses ambitions dominatrices, pour ne pas dire impériales, dans une région qu’elle considère comme son arrière-cour[3].

En outre, depuis le début des années 1990, les élites latino-américaines ont considérablement modifié leur attitude à l’égard des États-Unis, que l’on perçoit maintenant comme un pôle de croissance hémisphérique qui peut accélérer le développement des économies de la région, ce qui contraste avec plus d’un siècle de méfiance alimentée par des relations souvent difficiles avec la grande puissance du nord. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce regain d’intérêt, entre autres : 1) la crise de la dette, qui force les pays d’Amérique latine à rejeter définitivement le modèle de développement autocentré et, une fois les réformes économiques, politiques et institutionnelles engagées, à chercher une alternative économique viable ; 2) les évolutions rapides de l’économie mondiale et la généralisation du principe de concurrence, qui imposent de plus en plus fortement leurs contraintes sur les économies, les grandes comme les petites, d’une part en matière de compétitivité, et d’autre part en matière de croissance ; 3) le retour graduel à la démocratie libérale en Amérique latine et l’adhésion généralisée aux valeurs du marché[4].

Certes, les effets de la chute du mur de Berlin ont été ressentis partout dans l’hémisphère, et on s’entend pour y voir le principal moteur de la rencontre des deux Amériques. Malgré tout, les spécialistes de la question alimentent un important débat quant à l’origine de ce qu’on appelle maintenant le Projet des Amériques. Pour certains, le processus qui a conduit les 34 pays de l’hémisphère aux tables de négociation constitue la réponse apportée par les États-Unis aux nombreuses propositions commerciales provenant des capitales latino-américaines. Par conséquent, les voisins latino-américains auraient finalement réussi à convaincre Washington de la pertinence d’un grand projet hémisphérique qui entraînerait le recentrage des marchés et des sociétés de région[5]. Pour d’autres, le libre-échange dans les Amériques ferait partie d’une stratégie globale visant à rétablir la position des États-Unis au sein de l’économie mondiale, car il constitue lui-même le point culminant et la consolidation de plusieurs initiatives, certaines réussies et d’autres non, que les États-Unis avaient préalablement lancées en direction du continent depuis le début des années 1980[6]. La première de ces initiatives, l’Initiative pour le bassin des Caraïbes, annoncée en mai 1982, a débouché sur une loi qui octroie un statut commercial préférentiel aux pays des Caraïbes à certaines conditions : que ces pays soient démocratiques, que soient mises en oeuvre des réformes orientées vers le marché et le libre-échange, et qu’une protection soit octroyée aux investisseurs étatsuniens. Toutefois, le grand tournant vient du Nord, avec la signature en 1988 d’un accord de libre-échange entre les États-Unis et leur premier partenaire commercial, le Canada. Cette initiative majeure est immédiatement suivie d’une troisième, en direction du Mexique. Officiellement annoncées au début du mois de juin 1990, soit un an et demi à peine après l’entrée en vigueur de l’accord Canada – États-Unis, les négociations sont rapidement élargies pour y inclure le Mexique et aboutissent, à la fin de 1992, à la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain, qui entre comme prévu en vigueur le 1er janvier 1994. L’annonce de l’ALÉNA est suivie, deux semaines plus tard, du lancement par le président Bush père de l’Initiative pour les Amériques, dont l’objectif est d’étendre les négociations commerciales à l’ensemble du continent.

Mais ce n’est qu’en décembre 1994 que les États-Unis parviennent à réunir 33 chefs d’État et de gouvernement à Miami pour un premier Sommet des Amériques. De ce sommet, le premier à se tenir depuis longue date, sort un ambitieux plan d’action qui annonce déjà la création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Il y a eu trois autres sommets après celui de Miami : à Santiago au Chili en avril 1998, à Québec au Canada en avril 2001 et à Monterrey au Mexique en février 2004. Le Sommet de Santiago lance officiellement les négociations commerciales. Celui de Québec, tenu dans un climat de violentes manifestations, est l’occasion de présenter un premier avant-projet d’accord commercial, d’entériner une charte démocratique interaméricaine et de renouveler les engagements pris à Miami sept ans auparavant. Enfin, le Sommet de Monterrey, mis au programme à la suite des pressions faites par le Canada, qui craignait que le processus ne s’enlise encore davantage, permet aux participants de réaffirmer leurs bonnes intentions, mais rien de nouveau n’en émerge, la rencontre ministérielle de novembre 2003 ayant considérablement transformé les enjeux et les stratégies des principaux acteurs[7].

Même si la proposition que les États-Unis ont adressée aux 33 autres pays de l’hémisphère au début des années 1990 n’était pas aussi novatrice qu’on le laisse souvent entendre, compte tenu de la longue expérience que partagent les pays latino-américains en matière d’intégration et de coopération régionale, il reste que le fait de regrouper autour d’un même projet la quasi-totalité des pays de l’hémisphère occidental constitue en soi pour les États-Unis un très grand succès, en grande partie attribuable aux processus de démocratisation et de libéralisation économique que traverseront la majorité des pays latino-américains à partir du début des années 1980.

Des Amériques plurielles

Les Amériques, qui ont pris la voie de l’intégration hémisphérique au milieu des années 1990, regroupent des sociétés plus diverses et plus hétérogènes qu’on ne le croit. Cette opposition trop souvent établie entre une Amérique anglo-saxonne et une autre, latine, cache une pluralité et une richesse que les négociations hémisphériques commencent lentement à révéler aux yeux des observateurs nord-américains. Pour certains, cette référence à l’Amérique latine n’est valide qu’en opposition aux États-Unis, ou encore n’existe que de l’extérieur[8]. Cette pluralité s’exprime autant sur les plans culturel, social et politique que sur le plan de l’économie, où les réformes apportées au modèle de développement autocentré à partir du début des années 1980 ont introduit une diversité accrue dans les stratégies de croissance et d’intervention sociale.

Il convient également de prendre la mesure des réalités économiques régionales, beaucoup plus complexes qu’elles ne le paraissent au premier abord. En effet, on peut tracer trois cercles dans les relations hémisphériques : le premier cercle est constitué du Canada et du Mexique, deux pays dont l’économie est de plus en plus profondément intégrée à celle des États-Unis ; le deuxième cercle, des pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, commercialement très dépendants des États-Unis mais de peu d’importance pour leur économie, sauf en ce qui concerne le tourisme, les paradis fiscaux et les zones franches ; le troisième cercle, le plus périphérique, des pays d’Amérique du Sud, plus indépendants des États-Unis tant sur le plan économique que commercial, mais potentiellement très prometteurs en raison de la taille de leur marché et de l’importance de leurs ressources, énergétiques notamment.

Après une décennie de négociations complexes et souvent imprévisibles, et après quatre sommets hémisphériques, le continent américain reste encore très fragmenté, et le processus d’intégration des Amériques se développe à des rythmes inégaux et dans des conditions différentes selon que les pays se trouvent dans l’un ou l’autre des trois cercles géographiques[9]. Pour les pays du premier cercle, soit le Canada et le Mexique, les processus se trouvent à un stade avancé, au point de toucher désormais des questions aussi sensibles que l’énergie, la monnaie, les normes administratives ou encore les flux migratoires. Pour les pays du deuxième cercle, il faut plutôt parler de satellisation que d’intégration, car l’économie de ces petits pays est pratiquement inféodée à celle des États-Unis et une situation de forte dépendance politique réduit presque à néant leur marge de manoeuvre à l’égard de Washington[10]. Quant à ceux qui forment le troisième cercle, moins dépendants des États-Unis et relativement plus intégrés entre eux que les autres, la question consiste à trouver le point d’arbitrage optimal entre trois types de contraintes : le maintien de l’autonomie, la poursuite des intégrations sous-régionales en cours et une intégration hémisphérique qui réponde aux préoccupations nord-américaines. Dans ce troisième cercle, on trouve les marchés les plus importants et les économies les plus dynamiques ; c’est également là que s’organise l’opposition à un projet que l’on considère répondre aux intérêts stratégiques nord-américains et donc peu utile pour la poursuite du développement de l’Amérique du Sud. C’est autour du Brésil que s’est lentement organisée l’opposition au « libre-échange venu du Nord » et qu’un projet alternatif rassemblant les douze pays sud-américains a été lancé à l’automne 2004 afin de diminuer, dans la mesure du possible, l’immense poids politique qu’ont les États-Unis aux tables de négociations.

Si les 34 partenaires de l’hémisphère ont entamé la dernière ligne droite d’un grand mouvement lancé dix ans plus tôt, il est toutefois impossible à l’heure actuelle de connaître la forme et l’étendue de cette future zone de libre-échange des Amériques. À Washington, on considère maintenant que la coopération politique est beaucoup plus difficile à établir dans la région, alors qu’à Brasilia, on semble surpris des succès qui s’accumulent depuis le Sommet de Québec d’avril 2001. Chose certaine, l’Amérique sortira profondément transformée d’un vaste processus qui aura des implications économiques, bien sûr, mais aussi politiques, sociales et culturelles. Les auteurs qui participent à ce numéro spécial ont été invités à réfléchir à différents aspects associés à l’intégration des Amériques et à offrir des lectures originales qui confèrent à ce projet collectif une grande pertinence compte tenu de l’entrée en vigueur prochaine des nouvelles institutions américaines.

Présentation des textes

Dans le cadre d’une réflexion nourrie par une longue recherche sur le terrain, Marie-Josée Massicotte analyse le développement d’un réseau transnational d’opposition au libre-échange et aux politiques néo-libérales qui y sont intimement associées dans les Amériques. À partir d’une approche néo-gramscienne, l’auteure démontre qu’il n’existe aucun projet alternatif commun aux différents mouvements sociaux qui se sont engagés dans la lutte contre le libre-échange à l’échelle hémisphérique. En privilégiant trois grands moments où ces mouvements sociaux ont clairement exprimé leur opposition, soit le Sommet des Amériques de Québec, la campagne continentale contre la ZLÉA et le plébiscite brésilien contre le Projet des Amériques, Marie-Josée Massicotte démontre que les différentes organisations associées à l’Alliance sociale continentale sont encore profondément enracinées dans leur milieu socioéconomique d’origine, ce qui rend très difficile la convergence de leurs stratégies et de leurs intérêts sur le plan continental. Toutefois, l’auteure remarque que les expériences de ces mouvements sociopolitiques favorisent le développement d’une démocratie participative qui s’installe lentement dans différentes régions du continent.

La création d’une zone de libre-échange dans les Amériques aura inévitablement de nombreux effets sur le plan culturel dans l’ensemble des régions du continent. Pour certains, l’unification des marchés américains risque de réduire la diversité culturelle, car, soumises aux pressions produites par la puissante industrie de la culture des États-Unis dans un marché libéralisé, beaucoup de cultures locales risquent de disparaître à court ou à moyen terme.

Tirant profit de l’expérience du Québec au sein d’une Amérique du Nord qui a choisi la voie de l’intégration à la fin des années 1980, Gilbert Gagné discute de la politique culturelle québécoise et propose une réflexion originale qui s’articule autour de l’américanité du Québec, concept qui fait référence au sentiment d’appartenance continentale et qu’il oppose à un processus d’américanisation qui, lui, fait appel à l’influence culturelle des États-Unis dans la région. L’auteur conclut en soulignant que le Québec, qui fusionne des éléments en provenance des univers culturels anglo-saxon et latin, compte sans doute parmi les sociétés qui auront le plus de facilité à exprimer leur américanité dans le cadre de cet espace hémisphérique.

Les questions associées à la sécurité des États sont inévitables lorsqu’il s’agit d’ouvrir les frontières afin de faciliter les flux de commerce et d’investissement et, en la matière, les Amériques ne font pas exception. D’ailleurs, plusieurs événements récents ont donné une importance déterminante au contrôle des flux migratoires dans les programmes de sécurité des pays hôtes. Delphine Nakache analyse la politique migratoire étatsunienne à l’heure du Projet des Amériques et jette un éclairage fort instructif sur les interactions complexes entre la politique commerciale des États-Unis et le blocage de l’immigration illégale. À partir d’une analyse alimentée par les expériences centraméricaine et caraïbe, l’auteure montre que la lutte contre l’immigration illégale fait partie de la nouvelle doctrine de sécurité de la Maison-Blanche. Dans une seconde partie, elle discute des limites intrinsèques de toute politique migratoire qui ne tient pas compte des situations et des problèmes à l’origine des mouvements de population et qui n’est pas menée conjointement avec les pays de départ.

Le dernier article, signé André Marenco dos Santos, porte sur les modèles de recrutement législatif au Brésil. L’auteur s’interroge sur la manière de devenir député dans ce pays, sur les trajectoires à parcourir pour conquérir un siège à la Chambre des députés, sur la valeur de l’expérience politique et sur le contrôle des organisations partisanes. On a depuis longtemps fait grand cas de la présence marquante de traits oligarchiques dans le profil de la classe politique brésilienne : cercles restreints de politiciens marqués par la longévité des carrières politiques, concurrence réduite et contrôle sur les machines et les réseaux de loyauté électorale. L’auteur prend le contre-pied de cette thèse et tente de démontrer que depuis cinq décennies, et ce pour la totalité des partis, il y a un haut niveau de circulation parlementaire qui permet à des individus possédant un faible capital politique de se tailler une place parmi les représentants du peuple. Très bien structuré, l’article d’André Marenco dos Santos nous rappelle que la plupart des partenaires des Amériques sont des sociétés toujours engagées sur la voie de la démocratisation et que, en conséquence, la consolidation des institutions politiques des jeunes démocraties de l’hémisphère Sud demeure à l’ordre du jour.