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Traduit par Marie-France Loranger

Le Sommet des Amériques de Québec d’avril 2001 n’a été qu’un des multiples espaces de mobilisation et d’organisation populaires du continent et d’ailleurs pour contester le modèle néolibéral d’intégration et de développement à la base de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). Cet accord de libéralisation du commerce et des investissements est toujours à l’étape des négociations, et de nombreux litiges restent à résoudre pour qu’il soit ratifié, comme prévu, d’ici 2005. Depuis la débâcle de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún, en septembre 2003, certains chefs d’État ont joint leur voix aux mouvements citoyens qui doutent que ce modèle d’intégration soit inévitable ou désirable. Le gouvernement brésilien – coprésident avec les États-Unis de la phase finale de négociations – et ses alliés du Groupe des Vingt (G-20+) créé à Cancún ont dénoncé le manque d’ouverture des dirigeants nord-américains sur les principaux enjeux des pays en développement, particulièrement au sujet des subventions massives à l’agriculture. Au lendemain du Sommet de Miami de novembre 2003, et en réponse au scepticisme croissant à l’égard du bien-fondé de la ZLÉA, il semble qu’on se dirige vers une « version allégée » de cette initiative qui serait loin de l’accord global d’abord privilégié par les négociateurs des États-Unis, du Canada, du Chili et du Mexique[1]. Les critiques légitimes de nombreux mouvements sociaux ont encouragé certains gouvernements à résister au modèle d’intégration néolibéral qui a déjà été consolidé avec la mise en oeuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). À son tour, la résistance de certains chefs d’État a encouragé un plus grand nombre de citoyens et de mouvements à s’interroger, ainsi qu’à tenter de bloquer la ratification de la ZLÉA.

Le présent article analyse l’Alliance sociale continentale (ASC ou Alliance) et son opposition à la ZLÉA. L’ASC est un « réseau transnational d’action » qui regroupe des leaders sociaux représentant des syndicats, des organisations non gouvernementales (ONG) et des mouvements sociaux locaux, nationaux, régionaux et sectoriels de tout le continent[2]. L’Alliance s’oppose à la ZLÉA et aux autres accords et institutions interétatiques, comme l’OMC et le Fonds monétaire international (FMI), parce qu’ils s’appuient sur le « consensus de Washington » et les politiques néolibérales qui ont eu des conséquences néfastes sur l’environnement et les conditions de vie de plusieurs communautés à travers le monde[3]. En examinant les stratégies, le discours et les limites de l’ASC, nous verrons en quoi cette initiative transnationale de forces sociales a ouvert des espaces de discussion et de mobilisation et a stimulé d’importants débats autour du modèle d’intégration néolibéral. Bien que les forces de résistance à la ZLÉA n’aient pas réussi à stopper la mise en oeuvre de politiques néolibérales, elles ont contribué à ébranler les principes du prétendu consensus établi ou la conception dominante du monde selon laquelle les politiques et les mécanismes de gouvernance néolibéraux seraient inévitables et souhaitables.

Cette analyse des processus de construction de réseaux transnationaux parmi les forces d’émancipation des Amériques met l’accent sur leur rôle politique en tant que lieux d’échanges et de production de connaissances, qui s’enracinent dans diverses pratiques et cultures populaires où les citoyens font l’expérience de la démocratie participative. De plus, cette étude d’un réseau spécifique de mouvements sociaux remet en question l’idée de plus en plus répandue selon laquelle on assisterait à la consolidation d’une « société civile mondiale » unifiée autour d’un projet politique commun afin de contrecarrer le capitalisme néolibéral et de rétablir le contrôle sur les « forces du marché »[4]. En étudiant comment et pourquoi les différents mouvements affiliés à l’ASC s’organisent face aux processus néolibéraux d’intégration au sein des Amériques, cet article tente de faire ressortir certains risques d’une vision trop optimiste de cette société civile mondiale, souvent juxtaposée aux notions de mondialisation et de gouvernance mondiale. Trop souvent, ce concept laisse sous-entendre le besoin ou la présence d’un mouvement de masse, démocratique, cohérent, progressiste et solidaire, auquel participeraient des militants de toutes les régions du globe, qui interagiraient sur une base régulière au-delà des frontières étatiques. Certains auteurs, comme Richard Falk et David Held, « imaginent » la société civile mondiale comme la nouvelle conscience sociale planétaire qui peut démocratiser les structures dominantes de gouvernance et de développement dans un monde d’interdépendance accrue où l’on assiste à l’érosion des capacités de l’État. Plusieurs activistes et auteurs de la gauche tendent à privilégier l’échelle « globale » et la construction d’un mouvement transnational unifié pour stopper la mondialisation néolibérale, tout comme l’ont fait les premiers participants de l’ASC[5]. Cette étude tentera de démontrer qu’il n’existe pas de société civile mondiale démocratique et unifiée qui soit distincte des forces locales ou nationales et qui soit porteuse d’un projet politique alternatif commun. Aussi, l’État n’est pas le seul lieu de luttes pour le changement, mais il demeure un lieu de pouvoir important qui influence les demandes et les stratégies des mouvements sociaux. Ces derniers sont toujours enracinés dans des milieux socioéconomiques, politiques et culturels spécifiques qui influencent également leurs stratégies et leurs priorités d’action.

Fondements théoriques : approche néo-gramscienne et études culturelles

Cette étude s’appuie sur une approche théorique construite à partir de certains éléments de l’approche néo-gramscienne dans le domaine de l’économie politique internationale. Cette approche fournit un cadre d’analyse pour étudier les possibilités de changement sociopolitique en examinant les processus macroéconomiques et les relations de pouvoir dans lesquels sont imbriquées les luttes de résistance contre l’exploitation et les inégalités socioéconomiques[6]. La conception gramscienne de la société civile est particulièrement intéressante pour analyser les mouvements sociopolitiques (MSP) contemporains pour deux raisons principales. D’abord, contrairement à la plupart des études récentes qui présentent la société civile comme un contrepoids ou comme étant en opposition aux forces du marché ou de l’État[7], l’approche gramscienne fait ressortir les interactions et les influences réciproques entre ces divers acteurs qui, souvent, se renforcent mutuellement afin de maintenir l’ordre dominant. Cette approche permet donc de mieux évaluer la capacité de diverses forces d’émancipation tout en prenant en considération les forces du marché, qui font aussi partie de la société civile, mais qui tentent de maintenir le statu quo.

En second lieu, l’approche gramscienne reconnaît l’importance des luttes culturelles et idéologiques entre les forces en concurrence à l’intérieur de la société civile, soit pour maintenir, soit pour transformer l’ordre établi. Ainsi, pour Antonio Gramsci, la société civile est le fondement éthique qui soutient le leadership de l’État dans un ordre hégémonique donné[8]. Cependant, l’hégémonie n’est jamais totale ni exempte de toute contestation[9]. Gramsci ne décrit pas la société civile comme un acteur homogène, ni nécessairement progressiste, mais plutôt comme une arène où une multitude de forces en concurrence cherchent à faire des compromis et à nouer des alliances afin de promouvoir leur projet politique respectif[10]. Cette perspective théorique permet donc d’étudier comment le programme néolibéral, ou le consensus de Washington, est à la fois soutenu et mis au défi par différentes forces sociales par le biais de ce que Gramsci appelle une « guerre de position ». Pour les forces d’émancipation, la stratégie de guerre de position est la lutte culturelle et idéologique à long terme, au sein de la société civile, qui permet de créer des alliances et de gagner l’appui d’autres forces subalternes autour d’un projet politique alternatif[11]. Cette lutte culturelle doit d’abord réussir à convaincre d’autres forces sociales du bien-fondé de leur projet politique alternatif avant de pouvoir réaliser des changements sociaux significatifs et durables.

Cet article s’appuie aussi sur les théories des mouvements sociaux et surtout sur les travaux de spécialistes des études culturelles, comme Evelina Dagnino et Sonia Alvarez, afin de mettre l’accent sur l’interaction constante entre les pratiques – activités régulières, processus décisionnels et organisationnels, mobilisation, marches, lobbying – et les modes de production de sens et de connaissances qui émergent des mouvements sociopolitiques (MSP). Nous utilisons le concept de MSP pour souligner le caractère explicitement politique de l’Alliance sociale continentale[12]. Cette notion permet aussi d’adopter une définition plus inclusive du politique qui va au-delà du domaine « officiel », réservé aux organismes et aux acteurs gouvernementaux, en reconnaissant les jeux de pouvoir qui imprègnent toute relation sociale. Comme le souligne Dagnino, c’est dans l’arène culturelle de la société civile que les relations de pouvoir sont constamment redéfinies, façonnant ainsi les processus sociaux, économiques et politiques[13].

Plusieurs chercheurs des études culturelles, comme Escobar, Alvarez et Dagnino, empruntent à Raymond Williams sa définition de la culture comme « mode de vie » qui « s’enracine dans des pratiques et des représentations » sociales, au sein desquelles il y a inégalités et relations de pouvoir. Dans la même veine, l’anthropologue Kay Warren insiste sur le fait qu’il existe une influence mutuelle entre les conditions matérielles et les enjeux culturels, et entre les pratiques et les construits discursifs. Par exemple, Warren démontre comment les revendications économiques de mouvements sociaux au Guatemala « sont en fait des construits sélectifs avec des visées politiques, communiqués dans le champ des relations sociales[14] ». Ces auteurs examinent donc les luttes culturelles (cultural politics) des MSP, c’est-à-dire les processus politiques collectifs par lesquels des « acteurs sociaux – qui sont influencés par, et qui représentent, différentes articulations discursives et pratiques culturelles – entrent en conflit les uns avec les autres »[15]. Ce faisant, les MSP produisent de nouvelles connaissances et du sens ; ils redéfinissent les conceptions dominantes du politique, de la démocratie ou du développement, par exemple. Ils peuvent ainsi reconfigurer les relations de pouvoir existantes et forger l’expérience sociale et les pratiques citoyennes[16]. Cela explique l’importance du discours et de la production de sens, sans pour autant séparer cette production des conditions matérielles et des pratiques quotidiennes des MSP. Ainsi, les MSP donnent lieu à de nouvelles luttes culturelles qui émergent des échanges entre militants, tout comme de leurs interactions avec d’autres forces sociales qui tentent de maintenir l’ordre établi. Selon leur contexte culturel et historico-politique spécifique, les forces d’émancipation adoptent différentes priorités. Elles utilisent des symboles et produisent des significations qui s’appuient sur leurs expériences particulières et sur ce qu’elles considèrent comme étant les meilleurs moyens de transformer les structures dominantes du pouvoir pour renforcer les droits démocratiques et la citoyenneté.

L’Alliance sociale continentale (ASC)

L’idée de construire une grande Alliance sociale continentale (ASC) pour faire opposition à la ZLÉA a été lancée par un petit groupe de leaders sociaux nord-américains qui se sont mobilisés depuis la fin des années 1980 afin de renforcer leur capacité respective et de résister au modèle d’intégration néolibérale que représentaient les accords canado-américain et nord-américain de libre-échange (ALÉ et ALÉNA). Les grandes fédérations syndicales et coalitions de MSP nord-américains ont ainsi créé et soutenu des réseaux d’action nationaux et transnationaux, qu’ils ont ensuite cherché à étendre à l’ensemble de l’hémisphère occidental, en réponse à l’initiative intergouvernementale de la ZLÉA. Les membres fondateurs de l’ASC ont, en conséquence, adopté une stratégie transnationale pour tenter de rassembler les grands mouvements de divers secteurs populaires et les coalitions nationales de MSP déjà existants. Cela allait leur permettre, croyaient-ils, d’être reconnus comme interlocuteurs légitimes par les gouvernements et les négociateurs de la ZLÉA, qui n’étaient pas disposés à les consulter et encore moins à inclure leurs revendications dans le programme des négociations. Parmi les organisations ouvrières affiliées à l’ASC, mentionnons la Centrale unique des travailleurs (CUT) au Brésil, l’American Federation of Labor-Council of International Organizations (AFL-CIO) aux États-Unis, le Congrès du travail du Canada (CTC) et l’Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (ORIT), à laquelle participent plusieurs autres grandes fédérations syndicales nationales. Les coalitions nord-américaines de MSP créées spécifiquement pour s’opposer à l’ALÉNA, puis à la ZLÉA, et qui ont proposé des solutions de rechange communes à ces accords depuis le début des années 1990, sont : le Réseau canadien d’action – qui a cessé ses activités depuis 1995 et dont Common Frontiers a en partie pris la relève –, le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), l’Alliance pour un commerce responsable (ART) aux États-Unis et le Réseau mexicain d’action sur le libre-échange (RMALC) au Mexique[17]. Ces coalitions nationales, dans lesquelles les syndicats jouent aussi un rôle clé, ont été les précurseurs et les membres fondateurs de l’ASC, qui a officiellement été lancée lors du premier Sommet des peuples des Amériques à Santiago, au Chili, en avril 1998. Ainsi, l’ASC rassemble autant des groupes de recherche et des ONG qui ont un nombre très limité de participants que des coalitions et des mouvements populaires qui comptent des milliers de membres, mais dont les militants n’ont habituellement que très peu de possibilités de participation.

Opposition des forces d’émancipation au « néo-constitutionnalisme » que représentent l’ALÉNA et la ZLÉA

Comment les forces sociales analysent-elles l’ALÉNA et le projet de ZLÉA et que nous enseigne leur discours quant à leurs pratiques et à leur interprétation de la démocratie ? Un énoncé très clair venant de la RMALC et repris par plusieurs autres coalitions affirme que l’ALÉNA est « le couronnement et la formalisation juridique du modèle néolibéral »[18]. Généralement, ces forces sociales soutiennent que « les accords de libre-échange ont été conçus pour les grandes firmes multinationales et constituent des gages de sécurité contre la démocratie »[19]. De tels arguments font ressortir le rôle central et l’utilisation stratégique du concept de démocratie dans le discours des MSP. Cette interprétation fait partie de leur lutte culturelle et vise à dénoncer la notion néolibérale de démocratie qu’ils jugent largement insatisfaisante et biaisée en faveur des intérêts des multinationales et du droit des individus de participer à l’économie de marché. Au-delà du manque de transparence et du non-respect du droit démocratique des citoyens à l’information et à la libre expression concernant l’intégration économique, ils soutiennent que la protection et la sécurité juridique accordées aux multinationales dans les accords de libre-échange empiètent sur les droits démocratiques des citoyens[20]. L’argumentation discursive et les pratiques des MSP repoussent les frontières de la démocratie libérale et cherchent à en redéfinir le contenu, ce qui a pour effet de remettre en question l’État en tant qu’autorité démocratique légitime, élue par le peuple et imputable à celui-ci. En général, les participants de l’ASC ne contestent pas le rôle de l’État ni son intervention sociale, mais plutôt sa forme actuelle et ses pratiques antidémocratiques qui limitent la participation citoyenne.

Comme l’ont démontré Ricardo Grinspun et Stephen Gill[21], les accords de libre-échange sont en effet un moyen de verrouiller les politiques néolibérales grâce à des instruments juridiques. L’ALÉNA, une fois ratifié, restreint le pouvoir des gouvernements de modifier les règles contenues dans l’accord et la mise en oeuvre de nouveaux programmes nationaux qui pourraient venir influencer la rentabilité des investissements et les intérêts des firmes. En témoignent les recours de certaines firmes étrangères qui ont fait appel au chapitre 11 de l’ALÉNA afin de contrecarrer des lois gouvernementales visant à assurer la protection de l’environnement ou de la santé publique[22]. Pour modifier les nouvelles règles quasi constitutionnelles de l’ALÉNA, ou ce que Stephen Gill appelle le « néo-constitutionnalisme », qui prend la forme d’une structure de gouvernance supranationale, il faudrait l’accord des trois gouvernements participants sur tout changement proposé. C’est là une des raisons principales pour lesquelles les mouvements populaires dénoncent la nature antidémocratique des accords de libre-échange, accords au sujet desquels les citoyens n’ont jamais été consultés. Ce nouvel organe réglementaire vient limiter jusqu’à la plus minimaliste conception libérale de la démocratie qui est associée à la tenue d’élections libres. En ce sens, l’ALÉNA réduit la possibilité des citoyens d’exercer des pressions et d’élire des représentants qui soient effectivement capables de modifier les politiques étatiques.

Suivant l’approche néo-gramscienne, nous pouvons constater l’interaction constante et les relations de pouvoir entre les acteurs de la société civile et les représentants des États qui défendent divers projets et objectifs politiques. L’ASC cherche ainsi à unir les forces d’émancipation de la société civile à travers le continent pour mieux résister à la ZLÉA, une initiative gouvernementale soutenue par d’autres forces de la société civile, telles que les membres de l’Americas Business Forum. Ces derniers ont promu l’ALÉNA et la ZLÉA comme moyens de consolider les politiques néolibérales et de garantir une certaine « stabilité » économique aux investisseurs. En établissant des règles claires pour le commerce international, on prétend répondre aux besoins des forces du marché – les entreprises privées et les institutions financières – qui peuvent ainsi évaluer et prédire les retombées économiques – le profit – de leurs investissements. Le discours de l’ASC souligne donc comment les objectifs recherchés par les accords commerciaux sont orientés en faveur des grandes firmes, sans tenir compte des besoins des travailleurs ou des répercussions environnementales et sociales des « investissements profitables ».

Stratégie transnationale et enracinement local des acteurs

C’est dans un tel contexte que différents MSP ont senti le besoin de tisser des liens entre eux, au-delà des frontières étatiques, afin de défendre leurs droits et leurs intérêts respectifs. Les réseaux transnationaux et les coalitions intersectorielles ont été créés ou renforcés par nécessité, pour répondre à des problèmes précis vécus dans différentes régions[23]. Pour l’Alliance sociale continentale, le « réseautage transnational » entre les MSP est un moyen d’échanger de l’information et de coopérer afin de s’opposer conjointement aux processus macroéconomiques qui limitent leurs capacités respectives d’influencer les politiques de leur gouvernement et de développer ou de maintenir leur culture ainsi que de nouvelles stratégies de développement. À partir d’expériences et d’objectifs différents, les participants de l’ASC convergent tout de même autour de demandes spécifiques, mais très générales. Selon eux, le commerce ne constitue qu’un moyen et non une fin en soi. Et la fin dont ils font tous la promotion place le bien-être des peuples plutôt que le profit au premier plan. Ces mouvements proposent un projet d’intégration alternatif qui privilégie les besoins de la majorité des citoyens, la justice sociale et le développement durable. Ils soutiennent cependant que ces objectifs ne peuvent être atteints par l’homogénéisation de l’économie de marché et la « marchandisation » de la vie et de la nature. Ils revendiquent plutôt la « mondialisation des droits », « l’intégration et la mondialisation des différences et des espoirs de nos peuples », un modèle d’intégration construit « à partir de la base et à partir de chaque projet national »[24]. Telle est la tension que nous voulons explorer par le biais de l’expérience de l’ASC : comment les participants ont-ils adopté une stratégie transnationale fondée sur la coopération et des actions transfrontalières communes et durables tout en restant fermement ancrés et fidèles à leurs contextes culturel, socioéconomique et politique spécifiques, contextes qui continuent d’influencer leurs objectifs, leurs analyses et leurs projets politiques respectifs ?

Comme le soutient Mary Louise Pratt, cet appel à l’intégration et à la mondialisation des différences et des espoirs est une façon d’élargir la définition de la démocratie et de la citoyenneté[25]. La plupart des partisans de l’ASC et des autres mouvements altermondialistes qui militent pour la justice sociale et la démocratie participative ne prônent pas davantage de fragmentation et d’exclusion. Plusieurs désirent plutôt être inclus comme citoyens à part entière, qui ont le droit à la différence et le droit d’exprimer et de vivre leurs différences. Ce désir se traduit souvent par des demandes d’inclusion et de pleine reconnaissance de différents besoins, identités et modes de vie, ainsi que de différents projets politiques. Lorsque les divers MSP luttent pour répondre en priorité aux besoins et aux intérêts des citoyens, ils recherchent donc souvent des solutions particulières qui sont adaptées au milieu dans lequel chaque mouvement évolue.

Cela ne signifie toutefois pas que les militants engagés dans les luttes culturelles au sein de leur communauté ont une conception romantique des questions locales ou souhaitent se dissocier des processus de mondialisation et de régionalisation. Plusieurs d’entre eux soulignent au contraire le besoin d’une participation accrue afin de faire reconnaître et d’inclure leurs besoins et leurs espoirs légitimes, lesquels, défendent-ils, sont incompatibles avec les priorités du département des Affaires étrangères des États-Unis ou avec celles des institutions financières internationales. L’atteinte des objectifs poursuivis par de nombreux MSP qui rejettent la ZLÉA ou le Plan Puebla Panama (PPP), par exemple, nécessiterait un modèle d’intégration radicalement différent. Lors du troisième Forum mésoaméricain sur le PPP, qui s’est tenu au Nicaragua en juillet 2002, plus de mille participants – dont des représentants de groupes paysans, environnementaux, autochtones, de jeunes, de femmes et de travailleurs migrants ou provenant des maquiladoras[26] issus de plus de 350 organisations de la région touchée par le PPP – ont d’un commun accord déclaré leur opposition totale au PPP, à la ZLÉA et à l’ALÉNA. Ils ne demandaient toutefois pas un repli vers les enjeux locaux, mais plutôt une « intégration populaire ». Le discours sur l’intégration populaire de ces mouvements qui s’opposent au PPP et qui, pour la plupart, appuient l’ASC, renvoie aux notions de souveraineté alimentaire des peuples, de droits fondamentaux au travail et à l’éducation, à la dignité, ainsi qu’à l’autonomie municipale et régionale. Ils prônent donc un modèle d’intégration différent, lequel s’appuie sur la solidarité et la complémentarité entre les peuples de la région – peuples avec ou sans État – et défend un développement durable et populaire qui préserverait la diversité biologique tout en reconnaissant le « droit sacré à la terre » des peuples autochtones[27].

D’un côté, ces acteurs sont ouverts à un modèle d’intégration populaire qui prendrait racine dans la satisfaction des besoins et des espoirs de la majorité des citoyens mésoaméricains, ce qu’ils appellent una economia social y popular, évitant ainsi une vision trop romantique du local. D’un autre côté, leurs demandes pour la reconnaissance des différences et pour la pleine participation ne peuvent s’additionner pour former un seul mouvement transnational ou un seul programme politique commun, lequel reposerait sur une même structure de gouvernance et de développement à l’échelle de la région mésoamérique ou du continent. Certains participants favorisent certes l’adoption d’un minimum de règles et de mécanismes de sanctions entre États afin d’arrêter ou de limiter l’harmonisation à la baisse des droits du travail, des salaires et des normes environnementales. Cependant, leurs objectifs, leurs besoins et leurs espoirs particuliers ne peuvent facilement être fusionnés en un seul et même programme politique. Aujourd’hui, malgré les tensions et les luttes de pouvoir entre eux, de nombreux mouvements altermondialistes ont explicitement exprimé cette réalité en refusant de produire des déclarations communes autour de revendications précises et en refusant de mettre sur pied un organe représentatif qui parlerait au nom de l’ensemble des mouvements[28]. Cette position est au coeur de la lutte culturelle de plusieurs MSP qui tentent de redéfinir les pratiques et le discours de la démocratie. C’est un défi de taille pour les intellectuels et les activistes de gauche, dont les partis politiques et les syndicats, qui croient en la nécessité d’une unité au plus haut palier possible, souvent autour du mouvement ouvrier, afin de combattre les inégalités et l’injustice sociales.

Quelles sont les pratiques et les stratégies adoptées par les participants de l’ASC, en particulier, et que nous enseignent-elles en ce qui a trait à la démocratie ? D’après la vision des accords de libre-échange que nous avons vue précédemment, ces accords limitent le contrôle des citoyens sur l’élaboration des politiques économiques et accordent un pouvoir sans cesse plus grand à des organes interétatiques qui ne sont ni élus, ni imputables aux citoyens. Devant cette situation, les forces sociales au sein de l’ASC remettent en question la conception très limitée de la démocratie libérale. Elles soulignent comment, particulièrement en Amérique latine, l’application de la démocratie électorale se fait au même moment où les principales normes et politiques qui organisent les relations sociales et qui affectent la vie quotidienne des gens échappent de plus en plus au contrôle des citoyens et de leurs élus.

Au Mexique, par exemple, c’est après que le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) ait été pour la première fois de son histoire sérieusement menacé par un parti d’opposition, en 1988, que le gouvernement de Salinas de Gortari – appuyé par des alliés nationaux et internationaux de la société civile – a précipité la mise en oeuvre de réformes en vue d’assurer la poursuite du programme néolibéral, peu importe les intentions des futurs gouvernements élus. Depuis des années, les Mexicains revendiquaient une démocratie accrue qui respecterait la libre expression, la dissidence politique et la liberté d’association. Les citoyens se sont opposés aux pratiques corrompues de l’État, pratiques enracinées dans de solides structures clientélistes et corporatistes, de même qu’aux caciques et aux grands propriétaires terriens. Selon Neil Harvey, dans le cas du Mexique, les luttes des mouvements populaires pour la démocratie et les droits humains ne renvoient pas à un quelconque modèle universel de démocratie libérale et de droits individuels. Elles font référence à des droits spécifiques qui ont été poursuivis à la suite de longues années d’organisation et de contestation des pouvoirs établis. Plusieurs activistes continuent de faire allusion à la sanglante révolution sociale et politique qui a conduit à l’adoption de la Constitution mexicaine de 1917, bien que l’application de cette dernière demeure limitée[29]. Les idéaux de la révolution, incarnés dans la Constitution mexicaine, incluent les droits à la syndicalisation et à l’éducation publique gratuite, ainsi que le contrôle public et collectif des ressources naturelles et de la distribution des terres. Ces symboles demeurent extrêmement puissants pour mobiliser les citoyens et pour promouvoir divers objectifs politiques[30].

Toutefois, depuis la ratification de l’ALÉNA et d’autres accords interétatiques du même genre, de nouveaux instruments juridiques, qui se situent au-delà des champs d’intervention des États et hors du contrôle d’un seul gouvernement, sont en train de régir les relations sociales. Salinas a effectivement modifié de nombreux aspects de la Constitution dans le but de garantir la poursuite des politiques néolibérales au Mexique, en utilisant l’ALÉNA comme instrument de consolidation de ces réformes au-delà des pouvoirs du PRI et de tout autre gouvernement dans l’avenir. Plusieurs MSP avancent cet argument à la grandeur des Amériques pour justifier leur rejet de la ZLÉA. S’appuyant sur l’expérience acquise sous l’ALÉNA, ils prétendent que la ZLÉA viendrait protéger encore davantage les intérêts des grandes firmes tout en limitant le contrôle démocratique des citoyens et des travailleurs sur l’élaboration de politiques économiques qui les affectent au quotidien. Au Brésil, au Canada, au Mexique ou en El Salvador, cette analyse conduit des groupes de citoyens à lutter pour la dignité et la souveraineté nationale, ce qui se traduit généralement par un rejet de la propension impérialiste des États-Unis à vouloir imposer leur propre programme économique au reste du continent.

Au sein de l’ASC, il y a de nombreux intérêts et visions dont la divergence crée des tensions et des désaccords quant aux objectifs à poursuivre et aux stratégies à mettre de l’avant. Pourtant, malgré les tensions entre, par exemple, les MSP du Nord et ceux du Sud, entre les mouvements ruraux et les mouvements urbains, entre les mouvements de masse et les ONG, un nombre croissant de forces sociales sont en train de combiner leurs efforts. Elles font parfois des compromis et s’entendent sur des moyens et des objectifs communs pour coopérer et chercher ensemble à bloquer, ou du moins à dénoncer, le modèle d’intégration néolibéral. Il y a cependant une différence importante par rapport aux tentatives antérieures de former des coalitions entre des mouvements de la gauche : plusieurs de ces mouvements acceptent désormais qu’ils ne partagent pas tous la même culture, la même idéologie et les mêmes priorités politiques. Les Sommets des peuples des Amériques et la Campagne continentale contre la ZLÉA en sont des exemples éloquents. Les deux dernières sections du texte examinent ces initiatives de grande visibilité des acteurs de la société civile afin de mieux comprendre comment ces processus complexes ont été mis en oeuvre et quels sont leur signification politique et leur impact culturel.

Le deuxième Sommet des peuples des Amériques : Québec 2001

Quelque mille représentants de la société civile et activistes ont pris part au premier Sommet des peuples des Amériques à Santiago, au Chili, en 1998. C’est au cours de cet événement qu’on a proposé la création de l’Alliance sociale continentale parmi les opposants aux négociations officielles de la ZLÉA. Les fondateurs ont alors commencé à mobiliser des organisations et des leaders sociaux présents au Sommet parallèle, mais aussi au-delà de ces participants, afin de mieux représenter les différentes régions du continent. La construction d’une alliance d’une telle envergure demande beaucoup de temps, surtout compte tenu du peu de ressources et du nombre limité d’individus qui y consacrent leurs efforts. Jusqu’au deuxième Sommet des peuples des Amériques d’avril 2001 à Québec, seul un petit groupe de leaders sociaux, environ une centaine, a participé de façon régulière à la planification, à la prise de décision et au processus de construction de l’ASC. Le Sommet de Québec a été un point tournant puisqu’il a permis à de multiples activistes et mouvements sociopolitiques (MSP) d’échanger, de débattre et de discuter leurs différents points de vue, de protester et de planifier des activités et des stratégies communes et complémentaires pour informer les gens sur ce qu’est et ce qu’impliquerait la ZLÉA. Ils ont cherché ensemble des moyens de combattre ce modèle d’intégration néolibéral.

Comme l’ont noté beaucoup d’analystes et de médias, au Sommet de Québec, une multitude d’acteurs sociaux ont discuté de nombreux sujets et thèmes. Il y avait des syndicats, des groupes communautaires, des militants anarchistes, environnementalistes et féministes, des ONG, des étudiants, des individus de tous horizons, de nombreux Canadiens, mais aussi d’importantes délégations de tout le continent des Amériques. Pour la première fois, ce Sommet des peuples a été organisé directement par le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC) et Common Frontiers, les représentants québécois et canadiens de l’ASC, ce qui a accru la visibilité de l’Alliance. Néanmoins, le Sommet des peuples n’était qu’un des lieux de rencontre parmi d’autres, à Québec, où il était possible de discuter et d’analyser les négociations et l’impact prévisible de la ZLÉA[31]. De plus, l’ASC était loin d’avoir développé des mécanismes adéquats pour assurer un processus de prise de décision parmi tous les participants au Sommet parallèle. Le comité organisateur s’attendait à ce que les Sommets des peuples fonctionnent comme l’Assemblée générale de l’Alliance, où les décisions et les stratégies principales seraient débattues et adoptées pour ensuite être mises en oeuvre par le Comité organisateur. Or, l’ASC n’a ni les mécanismes ni les ressources nécessaires pour appliquer de telles pratiques démocratiques. À Québec, environ 5000 personnes se sont inscrites au Sommet des peuples, dont la moitié provenait de l’extérieur de la région de Québec et plus de 600 étaient des délégués étrangers[32]. Pour plusieurs de ces personnes, il s’agissait d’une première participation à un événement organisé par l’ASC et où ils avaient l’occasion d’en apprendre davantage sur ses activités et ses analyses en matière d’intégration régionale – c’est-à-dire la production de connaissances et de sens de l’ASC autour de laquelle ce réseau transnational tente de créer des alliances pour contrecarrer le discours sur le bien-fondé des politiques néolibérales (guerre de position) et promouvoir un modèle alternatif d’intégration. Cette situation aide à comprendre certaines des difficultés concrètes lorsqu’il est question d’établir des pratiques démocratiques pour l’ensemble des MSP et des militants réunis à Québec, sans compter les absents qui sont affiliés à l’ASC. Ces difficultés ne remettent toutefois pas en question le fait que de telles initiatives représentent des espaces importants où de nombreux groupes et activistes peuvent participer et contribuer à redéfinir ce que sont la démocratie et la participation politique.

Au-delà du Sommet des peuples, les manifestations dans les rues de Québec ont aussi été l’occasion de rencontres et ont certainement été l’aspect le plus visible des mouvements de résistance. Des différences et des tensions importantes ont surgi entre les deux types d’organisation sociopolitique[33]. Cela dit, il y a eu de nombreux moments de coopération, d’échanges et d’enrichissement mutuel entre les deux, non seulement durant la semaine d’activités, mais aussi durant l’année qui l’a précédée. Cette coopération a permis de planifier les événements « différents » de Québec et les manifestations de masse entre des groupes issus de tendances idéologiques et de cultures militantes différentes, qui ont souvent partagé le même espace au cours de multiples réunions, marches et manifestations. Il y a eu des efforts explicites pour favoriser la convergence par la mise sur pied de la Table de convergence, par exemple, qui était un espace de coordination créé par et pour les organisations non violentes afin de partager leurs opinions, de s’informer des projets des uns et des autres, tout en cherchant des compromis et une meilleure compréhension mutuelle. La Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) n’a pas participé à cet espace collectif bien qu’elle ait travaillé avec certains groupes par l’entremise de réseaux « alternatifs ». La solidarité entre les différentes tendances s’est particulièrement exprimée lorsque les délégués du Forum syndical, un des volets du Sommet des peuples, ont quitté en masse ce forum le vendredi après-midi pour se joindre à la marche « illégale » jusqu’au « mur de la honte », marche organisée par de jeunes militants et anarchistes qui privilégiaient le recours à des tactiques d’action directe et de désobéissance civile.

Les divisions et les tensions entre les divers types d’acteurs sociaux, parmi lesquels on trouve aussi de multiples tendances qui s’entrecroisent, doivent constamment être discutées et surmontées par les individus et les mouvements qui choisissent de s’engager dans les deux sphères d’action. Dans plusieurs cas, la multiplication des sphères d’action et l’adoption d’une diversité de stratégies et de tactiques représentent effectivement des choix réfléchis des forces sociales qui tentent ainsi d’augmenter leur capacité de mobiliser les citoyens, de forger des alliances et d’engendrer des changements sociaux[34]. Puisqu’il n’y a aucune certitude quant à la façon la plus efficace de faire dérailler le projet néolibéral, nombreux sont ceux qui préfèrent utiliser différentes stratégies et tactiques en même temps. Ainsi, des militants syndicaux et des « professionnels » du développement au sein d’ONG se sont joints aux différentes initiatives d’action directe, aux côtés de jeunes anarchistes et de paysans sans terre, pour dénoncer les politiques de la Banque mondiale, de l’OMC et de l’éventuelle ZLÉA. Ces mêmes militants ou d’autres membres issus des mêmes organisations ont également pris part à des forums dont le but était de proposer d’autres modèles d’intégration ou de formuler des propositions de réformes à l’OMC. Les efforts de lobbying auprès d’institutions (inter)étatiques cherchent à réduire l’effet négatif d’accords comme l’ALÉNA et à s’assurer qu’au moins certaines de leurs revendications soient prises en considération. Cependant, après des années d’efforts de lobbying auprès des négociateurs des processus d’intégration et des prétendues consultations publiques qui n’ont donné aucun résultat satisfaisant, de plus en plus d’activistes sont prêts à adopter des tactiques radicales (désobéissance civile, squat et occupation de terres). L’absence d’imputabilité et de prise en considération des demandes des MSP – qui sont dans certains cas actifs depuis le milieu des années 1980 – par les gouvernements a conduit un nombre croissant d’activistes à se tourner vers d’autres options alors que plusieurs continuent de privilégier une stratégie de lobbying par l’intermédiaire des voies politiques officielles.

C’est pourquoi plusieurs militants ont pris part à la fois aux réunions structurées du Sommet des peuples et aux manifestations dans les rues lors du troisième Sommet des Amériques de Québec. Le Sommet des peuples proposait des forums sur des thèmes précis (environnement, droits humains, peuples autochtones, rôle de l’État, etc.), où les participants partageaient leurs expériences, analysaient les répercussions potentielles de la ZLÉA et cherchaient à élaborer des façons de promouvoir un développement durable et une intégration sociale à l’échelle continentale. L’organisation des forums était décentralisée, de sorte que différents groupes étaient responsables de trouver des fonds, d’inviter les gens à participer, de décider du nombre de participants et du fonctionnement du forum. Il est donc difficile de tirer des conclusions générales à propos de ces forums. Cependant, en règle générale, ils réunissaient des leaders sociaux et militants de différentes régions des Amériques qui ouvraient le débat, partageaient leurs expériences et soulevaient des problèmes et des enjeux afin de stimuler et d’orienter le débat. Par exemple, étaient présentes des représentantes de l’organisation argentine Madres de la Plaza de Mayo, qui luttent pour la promotion des droits humains ; José Bové, de France, et Emilio Lopez, du Mexique, qui ont participé au forum sur l’agriculture ; ainsi que Kjel Jakobson, de la CUT brésilienne, et John Sweeney, de l’ALF-CIO (États-Unis), qui ont tous deux pris la parole lors du forum syndical. Ces invités internationaux n’ont pas seulement pris part au Sommet des peuples ; ils ont également participé aux différentes manifestations dans les rues. Plusieurs d’entre eux étaient aussi invités à partager leurs expériences lors de forums informels organisés par Opération Québec Printemps 2001 (OQP), un comité de citoyens de Québec. Les gens qui ont manifesté dans les rues, tout comme ceux qui se sont inscrits au Sommet des peuples, ont pris part aux rassemblements et aux événements informels, tenus en plusieurs endroits de la ville. Il y a d’ailleurs eu un effort de coordination essentiel entre le secrétariat du Sommet des peuples et l’OQP pour s’assurer que les participants internationaux puissent assister à leurs rencontres respectives à différents moments et puissent circuler d’un site de rencontre à l’autre.

Bien que de nombreux « activistes de la rue » aient critiqué et dénoncé la cooptation de l’ASC et du Sommet des peuples, pour avoir accepté des subventions gouvernementales et pour avoir réclamé des frais d’inscription à l’avance, les organisateurs des manifestations dans les rues ont tout de même bénéficié de la présence de personnalités internationales. Celles-ci ont attiré l’attention des médias et de nombreux citoyens de la région qui se sont joints aux diverses activités. La convergence de tant de personnes issues de différentes organisations et régions du continent – quelque 50 000 personnes ont participé aux divers événements « alternatifs » qui se sont tenus à l’extérieur des barricades – a également contribué à la création de réseaux de coopération et de solidarité. Sans la mise en place d’un forum structuré comme le Sommet des peuples, de nombreux participants n’auraient sans doute pas réussi à obtenir les ressources nécessaires pour participer à un tel événement (transport, hébergement, repas, etc.). C’est souvent grâce au financement fourni par les syndicats, les ONG nationales et internationales, les organismes et les fondations pour le développement que plusieurs ont pu assister au Sommet de Québec. Ce fut particulièrement le cas pour les participants d’Amérique centrale et d’Amérique latine et les délégués provenant d’organisations dont les ressources matérielles sont limitées.

Certes, les sources de financement ont pu avoir une plus ou moins grande influence sur l’organisation des forums du Sommet des peuples et le choix des participants. Il n’en demeure pas moins qu’un tel Sommet alternatif et tous les événements des MSP qui se sont tenus parallèlement au troisième Sommet des chefs d’États et de gouvernements des Amériques sont l’occasion de débats fructueux et ne correspondent pas à l’image de summit hopping ou de grands carnavals que leur accolent les médias de masse et les gouvernements. Ces grands rassemblements permettent la politisation de nouvelles questions et des communautés, spécialement celles qui sont près des lieux de manifestations. Ils facilitent également la création de nouvelles alliances et la planification de stratégies et d’initiatives conjointes autour d’enjeux communs. En raison du nombre de personnes et d’organisations diverses qui participent aux protestations de masse et aux ateliers de toutes sortes tenus en marge des sommets officiels, il y a une myriade d’échanges, d’apprentissages et d’influences mutuelles, qui transcendent les frontières étatiques, culturelles et linguistiques, ainsi que les barrières qui séparent souvent les sexes, les organisations de diverses classes sociales et ethnies, les organisations rurales et urbaines, et celles qui divisent les ONG et les mouvements populaires, du Nord et du Sud. De tels événements permettent parfois aux divers participants de mieux connaître et de respecter leurs positions respectives et les contextes socioéconomiques et culturels desquels ces positions émergent.

Ainsi, par exemple, de plus en plus de militants affiliés aux grandes centrales syndicales et à l’ASC – qui ont longtemps privilégié la négociation et le lobbying auprès des instances (inter)gouvernementales et qui ont ouvertement dénoncé les tactiques de désobéissance civile et d’affrontements directs des forces de l’ordre et des grandes firmes multinationales – ont reconnu que ce sont les grandes manifestations et la présence d’actes de violence qui ont attiré l’attention des médias et d’un plus grand nombre de citoyens. On peut certes reprocher à ces médias de ne couvrir que le « sensationnel » et de ne laisser que peu de place aux idées et aux revendications des divers groupes militants. Il demeure que c’est principalement depuis Seattle, et en raison des affrontements directs entre militants et forces de l’ordre, qu’un nombre croissant de gens ont pris connaissance de l’existence de forces de résistance et d’au moins certains des enjeux qu’elles soulèvent.

L’intensification des liens et des réseaux d’action transnationaux et entre secteurs populaires ne constitue toutefois pas la preuve qu’il y a consolidation d’une société civile homogène à l’échelle mondiale qui serait distincte de ses expressions locales, régionales ou nationales. Comme nous l’avons déjà souligné, il subsiste de nombreuses tensions et différences, même au sein de l’Alliance sociale continentale. En fait, depuis le deuxième Sommet des peuples, un nombre croissant d’ONG et de mouvements populaires ont rejoint les rangs de l’ASC et cherchent à y jouer un rôle actif. L’élargissement géographique et l’inclusion d’un nombre croissant de groupes populaires rendent encore plus difficile l’atteinte de consensus sur le fonctionnement interne et les stratégies de l’Alliance et sur ce qui a constitué l’essentiel de ses activités depuis sa fondation, c’est-à-dire la production du document Des alternatives pour les Amériques[35]. C’est là la principale production de connaissances de l’ASC qui alimente la lutte culturelle pour déstabiliser les projets d’intégration néolibéraux. Ce document est constamment révisé afin que soient pris en compte les différents points de vue et analyses sur le libre-échange et que soit proposé un autre modèle d’intégration et de développement qui réponde aux besoins et aux aspirations de la majorité des citoyens du continent. Cependant, pour maintenir la coopération du plus grand nombre de MSP, qui ont chacun leurs propres besoins et objectifs prioritaires, le document de l’ASC demeure très général et offre très peu de propositions précises pour remplacer le modèle néolibéral, et ce, pour éviter de contrarier certains membres, surtout les plus « influents » comme l’ORIT[36]. Bien que les organisations affiliées à l’ASC aient adopté une stratégie transnationale et s’opposent tous à la ZLÉA et au néolibéralisme, elles n’ont pas pu se mettre d’accord sur l’adoption d’un programme politique commun détaillé. Cela s’explique en bonne partie par la diversité de leurs besoins et de leurs espoirs respectifs qui sont toujours enracinés dans des contextes socioéconomiques et culturels bien différents et qui continuent d’influencer les luttes culturelles des forces d’émancipation à travers les Amériques[37]. Comme nous allons maintenant le voir avec la campagne continentale contre la ZLÉA, c’est en fait la participation accrue de groupes populaires du sud des États-Unis ainsi que la visibilité et les positions radicales des militants altermondialistes de tous horizons, surtout depuis les grandes manifestations de Seattle de novembre 1999, qui ont transformé l’ASC. Cette dernière ne s’est clairement prononcée contre la ZLÉA qu’au Sommet de Québec de 2001, moment à partir duquel l’ASC collaborera de façon étroite avec plusieurs réseaux et organisations altermondialistes.

Ainsi, on retiendra du Sommet de Québec la présence de divers groupes de citoyens et forces d’émancipation, ainsi que les échanges multiples entre eux, groupes et forces qui, tous, rejettent au moins certains aspects du programme néolibéral promu par la ratification d’accords de libéralisation du commerce et de la finance. Les activités en marge du Sommet officiel ont aussi donné lieu à des luttes de pouvoir et à des luttes culturelles entre mouvements qui tentent de convaincre les citoyens et autres militants de la nécessité de changements sociaux et d’une extension substantielle des droits démocratiques. Toute la planification et la tenue des événements populaires à Québec ont certes créé des tensions et des différends, mais elles ont aussi créé des espaces de démocratie participative. Elles ont permis à de nombreux militants et citoyens d’être plus informés, politisés et conscientisés relativement à l’effet des politiques néolibérales sur différentes communautés rurales et urbaines, au Nord comme au Sud. Ceux et celles qui se sont impliqués ont participé à des assemblées ; ils ont pris la parole et négocié des compromis entre les divers groupes participants. Ainsi, malgré la couverture des médias qui n’a reproduit à peu près que les « confrontations aux barricades » et, d’ailleurs, très peu de ce qui s’est réellement négocié ou non entre les 34 chefs d’État et de gouvernement, la participation citoyenne a été fort importante. Les manifestations ont aussi convaincu certaines personnes du besoin de consulter les médias « alternatifs » pour avoir une meilleure idée du contenu des négociations commerciales et de ce qu’elles pourraient entraîner pour les citoyens des divers pays signataires.

La Campagne continentale contre la ZLÉA

La Campagne continentale contre la ZLÉA était une stratégie commune appuyée et mise en oeuvre par de nombreux mouvements et coalitions de tout le continent, mais qui a pris diverses formes selon les régions. Les organisations fondatrices de l’ASC ont joué un rôle central dans la promotion et la coordination de cette campagne, qui a eu lieu de septembre 2002 à novembre 2003. Cependant, de nombreux autres mouvements, dont certains ne sont pas associés à l’ASC, ont participé activement à l’organisation de cette consultation populaire dans différentes régions. À la suite du Sommet de Québec, il y avait un large consensus sur le fait que la résistance à la ZLÉA ne pouvait se limiter à organiser de grands sommets alternatifs transnationaux. Les mouvements devaient développer et mettre en oeuvre des initiatives spécifiques, au sein de chaque pays et de chaque région, pour remédier au manque d’information et de connaissances sur la ZLÉA et ses conséquences possibles[38]. Plus de 800 délégués issus d’organisations de presque tous les pays du continent se sont donc réunis à La Havane, en novembre 2001, pour la première d’une série de rencontres continentales de lutte contre la ZLÉA. Ils ont alors élaboré le consensus de La Havane, par opposition au consensus de Washington, dans lequel ils demandent à toutes les organisations populaires de mobiliser le plus grand nombre possible de citoyens des Amériques en vue de combattre le projet de la ZLÉA, qui permettrait de consolider les réformes néolibérales. Pour atteindre leur objectif commun, ils ont aussi adopté un plan d’action qui comprend le renforcement et l’élargissement de l’ASC et d’autres MSP et coalitions opposés à la ZLÉA, l’extension des réseaux de solidarité, et la réalisation d’une « campagne d’information et de formation » sur les enjeux de la ZLÉA à l’échelle continentale[39].

Ces objectifs de création de coalitions, d’information et de formation sont des éléments essentiels pour bien évaluer l’importance et les répercussions politiques des forces sociales, ainsi que pour comprendre comment ces dernières définissent et tentent de mettre en pratique la démocratie participative. Ces objectifs ont été précisés en mai 2002 à Quito, en Équateur, lors d’une réunion de délégués d’organisations et de coalitions nationales et régionales qui visait à finaliser la préparation et la coordination de la Campagne continentale anti-ZLÉA. Le rapport de la réunion fait clairement état d’un consensus autour de trois objectifs communs afin que la préparation, l’organisation et l’exécution de la campagne et de la consultation soient des outils efficaces pour :

  1. combler l’absence d’information de qualité, de diffusion et d’éducation sur la ZLÉA et ses conséquences pour la population en général, en commençant par les propres bases des organisations participantes ;

  2. améliorer les conditions d’organisation et de mobilisation des peuples des Amériques contre le projet néolibéral de libre-échange qu’est la ZLÉA ;

  3. créer un mécanisme qui permette la participation directe de millions de personnes de tout le continent pour faire entendre leur voix et ainsi renforcer la capacité, la légitimité et la représentativité sociale afin de faire dérailler la ZLÉA.

Les participants se sont accordés pour dire que toute méthode ou tactique employée est valable pourvu qu’elle contribue à l’atteinte des objectifs communs et ont insisté sur le fait qu’un des principaux objectifs de cette consultation était de « [les] obliger à informer, à éduquer et à organiser autant que possible [leurs] populations respectives »[40].

Ainsi, les objectifs communs dénotaient clairement le caractère central de la stratégie de la « guerre de position », c’est-à-dire le besoin de diffuser à grande échelle de l’information différente afin de mettre en lumière les problèmes et les contradictions contenus dans le discours néolibéral et dans son programme pour le développement et l’intégration. Cette stratégie de diffusion d’information et d’éducation populaire visait à ébranler le discours dominant pour la promotion du projet néolibéral. Cet instrument avait été créé pour mieux atteindre, mobiliser et organiser les mouvements populaires et les citoyens en général. La campagne prônait explicitement la participation directe du plus grand nombre de citoyens possible, et ce, afin de renforcer les différents mouvements tout en augmentant leur légitimité et leur représentation sociale. Ce sont là des aspects essentiels de la démocratie, telle qu’elle est définie et mise en oeuvre au sein des coalitions de MSP. Cependant, ces composantes de la démocratie ne sont ni universelles, ni partagées également par tous les participants a priori. Même entre les organisations de l’ASC, il y a eu de nombreux débats quant à la meilleure stratégie à adopter. Et, bien que l’éducation populaire et la participation de masse aient toujours été reconnues comme des éléments clés pour promouvoir un changement social démocratique, ce n’est que récemment, grâce à une participation accrue et à l’insistance de nombreuses organisations populaires, que ces deux éléments ont été intégrés aux objectifs principaux de l’ASC[41].

D’un côté, l’ASC a toujours cherché à créer et maintenir les coalitions, et à bâtir une plus grande unité entre les diverses forces d’émancipation du continent. De l’autre côté, le nombre croissant de participants nécessite une plus grande flexibilité et une décentralisation au sein de l’ASC. La flexibilité et la décentralisation sont par contre souvent perçues comme des « outils de cooptation », utilisés par les partisans du néolibéralisme pour « amadouer » les forces dissidentes et faciliter leur intégration à l’économie de marché. Il demeure pourtant essentiel de vérifier cet argument en analysant les intentions, le sens et les objectifs, tels qu’ils sont définis par les forces d’émancipation elles-mêmes lorsqu’elles prônent la flexibilité et la décentralisation. Dans le cas de la campagne anti-ZLÉA, ces deux concepts visent des objectifs bien différents de ceux véhiculés et promus par les partisans du néolibéralisme. Bien que les participants de l’ASC s’entendent pour rejeter le projet de la ZLÉA et les politiques néolibérales, ils jugent nécessaire de décentraliser et d’adapter leurs activités et leurs stratégies communes pour prendre en compte les réalités sociopolitiques, économiques et culturelles des différentes communautés dans lesquelles ils sont impliqués. Ils ont affirmé, par exemple, que :

La campagne continentale contre la ZLÉA doit s’accompagner d’un effort décentralisé de diffusion d’information et d’éducation publique. Cet effort s’appuie sur les ressources et les initiatives de chaque pays, conformément à leurs besoins, réalités, symboles et langues locales…

La campagne a défini des symboles continentaux communs, le slogan « Oui à la vie. Non à la ZLÉA. Une autre Amérique est possible », un logo en quatre langues et une affiche pour les Journées de résistance qui peut être reproduite dans chaque pays.

Afin de faciliter la promotion et la diffusion d’information concernant la campagne, l’ASC a développé des outils d’appui (noalca@movimientos.org) au niveau continental[42].

Cette citation démontre clairement que la demande de flexibilité et de décentralisation dans l’organisation de la campagne continentale découle de la diversité des mouvements concernés, qui sont actifs dans des contextes de lutte très différents les uns des autres. L’élargissement de l’ASC s’est donc traduit ici par un besoin croissant de flexibilité quant aux moyens et aux échéanciers appropriés pour réaliser la consultation populaire dans chaque pays[43]. Le consensus sur le besoin de flexibilité est riche d’enseignements en ce qui a trait aux pratiques de ces forces sociales et à la manière dont les décisions sont prises. Il révèle l’existence de divergences d’opinions quant à la façon la plus efficace d’organiser la campagne pour atteindre les citoyens. Les délégués ne s’entendaient probablement pas sur les moyens et les options disponibles de sorte que, au bout du compte, ils sont parvenus à une entente sur ce besoin de flexibilité pour réaliser leurs objectifs communs. Ils tenaient à une prise de décision « consensuelle », mais le consensus indique des variations notables entre les divers mouvements du continent qui exigent une grande flexibilité. Celle-ci a permis à chaque organisation et à chaque coalition d’adapter la campagne selon les spécificités et les besoins des forces populaires de leur région respective. Ainsi, bien que ces mouvements aient adopté une stratégie transnationale et qu’ils cherchent à renforcer la coopération entre les différents secteurs populaires et entre les frontières par l’entremise de l’ASC, leur diversité et leurs spécificités continuent d’influencer leurs revendications et leurs objectifs.

Le plébiscite brésilien sur la ZLÉA et la base militaire d’Alcántara

La campagne continentale a maintenant pris fin et les résultats varient grandement d’une région à l’autre, suivant le timing de la campagne, ainsi que les capacités et l’enracinement local des groupes qui ont participé dans chaque région. Au Mexique, par exemple, la participation a été de beaucoup inférieure à ce qu’on espérait, en partie parce que plusieurs organisations étaient débordées par la préparation des événements qui ont eu lieu lors de la réunion de l’OMC à Cancún en septembre 2003. Par contre, la campagne a été beaucoup plus efficace pour atteindre les citoyens dans l’État du Chiapas, où de nombreuses organisations populaires et ONG sont très présentes, bien organisées et bien enracinées dans les communautés locales. Il en est de même au Québec, où de nombreux militants et leaders sociaux ont sillonné le territoire et organisé de multiples ateliers et forums de discussions qui ont permis à plusieurs citoyens de mieux comprendre les enjeux liés à l’intégration continentale[44]. Si l’on considère les trois objectifs que s’étaient fixés les organisateurs de la campagne anti-ZLÉA, la première consultation nationale, qui s’est tenue au Brésil en 2002, demeure le succès le plus remarquable. Le plébiscite brésilien sur la ZLÉA et la base militaire d’Alcántara restera probablement l’un des processus participatifs les plus importants du continent. En effet, ce plébiscite a eu lieu dans tous les États de la fédération, dans près de 4000 villes, et a nécessité plus de 150 000 bénévoles, qui se sont ainsi familiarisés avec certains éléments des processus d’intégration néolibéraux compris dans le projet de la ZLÉA[45]. La Centrale unique des travailleurs du Brésil (CUT) et le Réseau brésilien pour l’intégration des peuples (REBRIP), deux membres brésiliens de l’ASC, ont joué un rôle clé dans la coordination de cette initiative populaire. Cependant, d’autres mouvements de base, des ONG et des partis politiques qui ne participent pas à l’ASC ont joué un rôle tout aussi important en informant et en mobilisant les citoyens, en suscitant des débats et en convainquant plus de 10 millions de personnes de se rendre voter à l’un des 41 758 bureaux de scrutin[46]. Parmi ces MSP, mentionnons le Mouvement des sans-terre, mieux connu sous son acronyme portugais MST, ainsi que la section brésilienne de Jubilé Sud, qui a fait circuler, en septembre 2002, un rapport complet sur le plébiscite. Plusieurs éléments de ce rapport soulignent le besoin de flexibilité ainsi que la pérennité de « l’enracinement » et de la « spécificité » des mouvements qui méritent d’être analysés davantage.

En effet, le plébiscite brésilien s’est tenu du 1er au 7 septembre 2002, lors de la Semaine de la patrie. C’était là un choix stratégique et symbolique de la part des organisateurs brésiliens de lier les sentiments patriotiques et nationalistes à la lutte contre le modèle néolibéral d’intégration auquel est associée la ZLÉA. Comme pour la plupart des autres campagnes nationales anti-ZLÉA à travers les Amériques, les militants brésiliens ont aussi voulu faire ressortir les conflits potentiels entre la défense de la souveraineté nationale et la mise en oeuvre de la ZLÉA. Par exemple, la troisième question du plébiscite brésilien demandait si le gouvernement « devait céder une partie du territoire brésilien, soit la base militaire d’Alcántara », aux États-Unis, question à laquelle 98,59 % des participants ont répondu non. L’impérialisme ou le néocolonialisme étatsunien demeure un symbole très présent et efficace pour mobiliser les citoyens et les groupes de résistance au Brésil, mais aussi dans plusieurs autres pays, comme en ont attesté les nombreuses manifestations contre l’intervention militaire des États-Unis en Irak.

De plus, les activistes brésiliens ont clairement fait référence aux limites juridiques que la ZLÉA imposerait aux lois et aux constitutions des États. Au cours des quelque huit mois d’éducation populaire, de débats publics et de diffusion d’information alternative sur la ZLÉA qui ont précédé la tenue du plébiscite, plusieurs organisations ont souligné le pouvoir contraignant de la ZLÉA sur la souveraineté des futurs États membres. Les leaders de Jubilé Sud Brésil soutenaient que la ratification de la ZLÉA contournerait le pouvoir des « constitutions des pays signataires » et que la ZLÉA s’insérait dans la stratégie des États-Unis qui cherchent à s’imposer par un « contrôle économique, politique et militaire sur tout le continent » pour devenir « le nouvel empire mondial »[47]. Selon eux, le rejet sans équivoque par plus de 10 millions de Brésiliens de la ZLÉA et de la participation de leur gouvernement aux négociations :

[…] révèle la plus profonde aspiration de la société brésilienne à la construction d’une nation véritablement libre et souveraine, où tous les citoyens seraient maîtres de leur destin. Une nation où il n’y aurait ni exclusion sociale, ni injustice, ni faim, ni misère. Une nation capable de promouvoir une autre forme d’intégration, fondée sur le respect de la diversité culturelle et de la souveraineté des pays membres, sur des relations commerciales équitables et sur la solidarité entre les peuples. La société brésilienne refuse le projet des États-Unis de recolonisation économique, commerciale et militaire, et aspire à un projet de développement national qui lui soit propre[48].

Cette citation condense plusieurs des symboles clés utilisés et diffusés par les mouvements sociopolitiques brésiliens qui s’opposent à la ZLÉA. Elle démontre que la souveraineté nationale continue de mobiliser les citoyens, s’appuyant sur les événements historiques et la mémoire collective liés aux tendances impérialistes des États-Unis sur tout le continent. Plusieurs des mouvements qui refusent l’initiative de la ZLÉA revendiquent également le droit de poursuivre un projet de développement national qui répondrait aux besoins et aux aspirations de la majorité des citoyens tout en proposant un modèle d’intégration différent, un modèle qui respecterait la diversité culturelle, la dignité et la souveraineté des peuples du continent. La campagne continentale anti-ZLÉA a été un instrument privilégié de la guerre de position des forces sociales du continent afin de contester le discours dominant sur les bienfaits et la nécessité d’une intégration économique qui mise d’abord et avant tout sur la rentabilité et la concurrence sur les marchés mondiaux. Cette campagne a permis d’informer et de diffuser des analyses différentes qui dénoncent l’effet négatif qu’ont déjà eu des accords commerciaux comme l’ALÉNA. Elle a aussi permis la création de nouvelles alliances et la coopération entre divers secteurs populaires. Par contre, cette campagne ne confirme pas la création d’une société civile unifiée à l’échelle du continent. Au contraire, elle semble avoir permis aux différents groupes et communautés qui y ont participé de mieux saisir l’ampleur et la diversité des problèmes actuels, qui demandent souvent des solutions adaptées aux divers contextes socioéconomiques et culturels.

Conclusion

Pour conclure, il faut mettre en lumière certains points importants permettant d’évaluer les répercussions et l’importance politiques des mouvements sociopolitiques (MSP) et de leurs pratiques liées à la démocratie participative. Premièrement, comme l’illustre la campagne anti-ZLÉA, les trois objectifs communs des organisateurs – objectifs qui animent aussi l’organisation de grandes manifestations et sommets alternatifs tels que les Sommets des peuples des Amériques ou le Forum social mondial – ne visaient pas avant toute chose à faire pression sur les gouvernements pour empêcher l’adoption de politiques néolibérales. Il s’agit là d’un changement important pour les leaders de l’ASC, qui ont d’abord privilégié une stratégie de lobbying, changement qui s’est produit après le Sommet de Québec et la participation accrue de MSP au sud de la frontière étatsunienne. Cette fois, la campagne continentale a plutôt été conçue comme un outil d’information et de mobilisation des citoyens autour des effets négatifs du néolibéralisme et du projet de la ZLÉA. Elle a été au coeur de la lutte culturelle, qui cherche à long terme à contester la conception dominante du monde et l’ordre néolibéral qui privilégient les intérêts des grandes firmes et institutions financières, au détriment de l’environnement et du bien-être de la majorité de la population. C’est donc sur cette base qu’on doit évaluer l’effet des MSP et de leurs luttes culturelles sur les politiques des États, mais aussi sur la vision des participants en ce qui a trait aux choix et aux changements possibles et souhaitables, évitant ainsi de disqualifier trop tôt ces forces sociales sous prétexte qu’elles sont marginales. Les mouvements étudiés ici ne sont pas parvenus à stopper la mise en oeuvre des politiques néolibérales ni à apporter des changements structurels. Cependant, leur « guerre de position », comme Gramsci l’appellerait, pourrait éventuellement donner lieu à d’importants changements[49]. L’influence des mouvements altermondialistes et la coopération accrue de mouvements populaires avec l’ASC ont, quant à elles, déjà modifié le fonctionnement, les stratégies et le discours politiques de l’Alliance.

Deuxièmement, il faut prendre en considération la façon dont les coalitions de MSP tentent de mettre en oeuvre et privilégient ou non des pratiques de démocratie participative lorsqu’il est question de mobilisation et d’organisation des citoyens. Ce choix et l’insistance sur la « guerre de position » au sein de la société civile – au lieu d’une lutte qui privilégierait uniquement l’interaction avec les institutions officielles des États – présentent certains défis importants en ce qui concerne les stratégies et les priorités que plusieurs mouvements intellectuels et partis politiques de gauche ont longtemps privilégiées[50]. Bien qu’il subsiste de nombreuses tensions et luttes de pouvoir à l’intérieur d’un réseau transnational aussi vaste et diversifié que l’ASC, plusieurs participants s’opposent à ce que les grandes centrales syndicales ou tout autre mouvement soient désignés comme l’acteur principal le plus efficace pour promouvoir un changement qui puisse favoriser la justice sociale à l’échelle mondiale. Certains rejettent aussi la hiérarchie au sein des mouvements et entre ceux-ci en prônant plutôt une interaction horizontale, sur une base plus équitable, afin que le plus grand nombre possible de militants puisse participer au processus de prise de décision et aux différentes initiatives de l’Alliance. Ce sont là d’importants défis que l’ASC doit surmonter si elle désire continuer à nouer des alliances et à encourager la démocratie participative dans ses propres rangs. Ces nouvelles façons de comprendre la démocratie et la participation sociopolitique – surtout au sein de mouvements altermondialistes comme ceux qui participent au Forum social mondial – remettent en question la vision libérale dominante de la démocratie de marché, qui se limite essentiellement à la tenue d’élections libres et à la compétition entre divers partis politiques. Plusieurs activistes considèrent que les pratiques de la démocratie doivent s’étendre à l’ensemble des relations sociales puisque le pouvoir s’infiltre dans toutes les sphères de la société civile. Ainsi, les chercheurs des études culturelles insistent sur le besoin d’élargir les programmes de recherche pour y inclure les luttes culturelles comme source potentielle de changement sur le plan des relations sociopolitiques et de la conception dominante du monde. Une telle redéfinition de la démocratie rend compte du besoin d’égalité et de respect des différences entre divers groupes sociaux tels que les mouvements paysans, ouvriers, écologistes ou féministes. Les trois objectifs clés de la campagne continentale contre la ZLÉA illustrent aussi que la diffusion de l’information, l’éducation ainsi que la participation active du plus grand nombre de personnes possible sont considérées comme des éléments cruciaux de la démocratie.

Grâce à leur « guerre de position », les forces d’émancipation ont réussi à remettre en question les fondements de l’ordre mondial néolibéral et l’idéologie qui le sous-tend sans toutefois ébranler sérieusement cet ordre comme tel. Rien ne garantit que leurs actions conduiront à d’importants changements sociopolitiques, et il est encore moins certain que de tels changements seraient plus démocratiques que ce qui est actuellement en vigueur, ou assureraient la mise en place d’un modèle de développement et de gouvernance plus juste et équitable. En outre, si ces mouvements ont déstabilisé le prétendu consensus néolibéral, cela ne revient pas à dire qu’il y a consolidation d’une société civile mondiale unifiée. Il s’agit plutôt, comme le soutient Kay Warren, d’un sain enrichissement mutuel, ou hybridation, entre les activistes de différents milieux et organisations, qui contribue à redéfinir de diverses façons la démocratie et, parfois, à en repousser les frontières[51]. À ce point de vue, il semble que les leaders de l’ASC ont au moins autant appris des organisations populaires avec lesquelles ils ont travaillé que ces organisations ont bénéficié des analyses de l’Alliance sur les répercussions des processus de libéralisation du commerce et de la finance. Il est donc essentiel d’étudier les mouvements populaires contemporains afin de saisir pourquoi ils privilégient certains objectifs et stratégies, et comment leurs discours et leurs pratiques pourraient ou non mener à des changements importants dans divers contextes de lutte. C’est par l’étude de mouvements spécifiques que l’on peut arriver à mieux comprendre, par exemple, quels sont les moyens et les symboles utilisés pour mobiliser les citoyens et quelles sont les difficultés auxquelles se heurtent les forces d’émancipation.