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Les Canadiens ont longtemps souffert, par rapport à leurs voisins américains, d’un complexe théorique. Aux premiers, il a semblé que le Dominion du Canada était issu d’un arrangement concocté à la hâte par des politiciens pragmatiques rétifs aux idées abstraites. L’union de 1867 n’avait assurément pas la stature philosophique que la constitution américaine s’était acquise sous le magistère intellectuel de Jay, Madison et Hamilton. C’est un peu pour corriger cette impression d’une fondation sans épaisseur, ainsi que pour rendre accessible à un large public des textes dispersés connus seulement des historiens, que William D. Gairdner, Janet Ajzenstat, Paul Romney et Ian Gentles ont entrepris, à l’hiver 1996-1997, de constituer une anthologie commentée des débats sur la fondation du Canada. Forte de la publication de ces débats oubliés, Janet Ajzenstat a proposé, dans un essai récent, une lecture originale de la tradition politique canadienne. Ces deux ouvrages ont remis à l’avant-scène intellectuelle une série de questions sur les origines de cette tradition et appellent une interrogation sur ce qu’elle est advenue.

Aux origines intellectuelles du Dominion canadien

Le projet de publier les débats sur la fondation du Canada a procédé de la volonté de présenter les pères fondateurs comme des penseurs politiques ancrés dans une tradition en faisant ressortir, comme l’indique Ajzenstat, « l’esprit des Montesquieu, Rousseau, Burke, Locke et autres » sur des textes où paraissaient « les fascinants conflits entre les opinions politiques, constitutionnelles, économiques et sociales qui étaient le lot quotidien des fondateurs du pays ».

Le projet a abouti dans sa version anglaise en 1999, et Stéphane Kelly et Guy Laforest ont mené à terme sa version française. L’ouvrage frappe par son étendue ; il rassemble des extraits des débats qui ont eu lieu sur la « Confédération » dans les parlements coloniaux du Canada-Uni, de l’île du Prince-Édouard, de Terre-Neuve, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et à l’assemblée constituante de la rivière Rouge de 1864 à 1873. Les éditeurs ont choisi d’y inclure tous les partis, toutes les convictions, si bien qu’y figurent conservateurs et libéraux, les partisans de l’union et ses opposants. L’ouvrage vient accompagné d’un appareillage de notes explicatives, dans lesquelles les éditeurs, chacun à leur tour, y vont de leurs commentaires sur les aspects politique, philosophique ou historique des débats pour satisfaire tant le profane que l’érudit. Au fil du texte sont intercalées des notices biographiques, des reproductions de documents ou d’images de l’époque, et, dans les marges du texte, sont mises en exergue les citations que les éditeurs jugent les plus significatives. Tout cela donne un ouvrage de consultation aisée et de lecture agréable, quoique la matière et le ton des débats puissent rebuter le profane.

Plutôt que de présenter à tour de rôle les débats propres à chaque assemblée, les éditeurs ont préféré les unir sous cinq grands thèmes, soit la liberté, la prospérité, l’identité, le fédéralisme et les droits des minorités, ainsi que l’élaboration d’une constitution. De cette façon, chacune des cinq parties offre un panorama des échanges sur un même thème dans l’ensemble des assemblées. De toute évidence, les éditeurs ont voulu extraire de ces débats les passages qui leur semblaient contenir la plus grande consistance philosophique ou littéraire, ce qui explique qu’ils n’en aient retenu parfois que des bribes ciselées.

Dans la première partie, où il est question de liberté politique, députés et délégués débattent de l’excellence du système parlementaire britannique, du gouvernement responsable, de la vocation et du mode de sélection de la Chambre haute, d’égalité de représentation, voire de démocratie directe. La deuxième partie traite du lien entre institutions politiques et ambition individuelle. On se dispute sur la capacité du régime parlementaire de modérer les ambitions et sur les bienfaits d’une union politique qui détournera les forces vives des colonies vers un centre inaccessible. Dans la troisième partie, on débat des conséquences de l’union sur les liens d’allégeance des habitants des colonies à l’égard de leur mère patrie et des États-Unis. De même, on s’interroge sur la nouvelle « nationalité » promise par l’union à venir. La quatrième partie pose le débat sur la nature du Dominion canadien – est-ce une union fédérale ou législative ? – et sur les garanties qu’il procurera aux minorités linguistiques et religieuses. Enfin, dans la cinquième partie sont campés les débats relatifs à la manière dont la nouvelle constitution devrait être rédigée puis approuvée. S’y affrontent avec passion les défenseurs du gouvernement représentatif et les tenants des droits du peuple, qui réclament une ratification populaire de la constitution.

Si l’ambition première des éditeurs était d’exhumer des débats oubliés pour nous convaincre de leur valeur, ils ont atteint leur but. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut qu’être étonné de l’élévation et de la vivacité qui traversent souvent ces débats, comme des allusions et des renvois à de grands penseurs politiques, à des oeuvres littéraires et à la Bible. Les États-Unis sont omniprésents dans les débats, quoique les orateurs s’aventurent aussi en Europe et en Océanie et voyagent dans l’histoire. Il est toutefois clair que conservateurs et libéraux, francophones et anglophones, se réclament tous de la tradition britannique du libéralisme politique. Burke, Locke et Mill sont leurs maîtres à penser.

Quelques constats généraux s’imposent à la lecture de l’ouvrage. Tout d’abord, malgré les différences notables entre la pensée des révolutionnaires américains et celle des pères fondateurs canadiens, les constituants des deux pays ont voulu mettre le nouveau régime à l’abri de la démocratie radicale. Les premiers s’en protègent par une stricte séparation des pouvoirs, par la représentation et par l’invention du fédéralisme, qui dilue l’emprise des factions dans un ensemble politique élargi. Croyant que la constitution américaine n’avait pu réfréner les excès de la démocratie radicale, les constituants canadiens ont préféré la voie du gouvernement mixte à l’anglaise. Par leur choix de textes, les éditeurs ont tenté de montrer que les pères fondateurs étaient moins des conservateurs attachés au primat du collectif sur l’individu que des libéraux persuadés que la monarchie constitutionnelle, fondée sur le gouvernement par la discussion et l’interpénétration des pouvoirs, protégerait mieux la propriété, les libertés et les minorités. En somme, les pères fondateurs n’étaient peut-être pas moins individualistes et libéraux que les révolutionnaires américains. Les fondateurs américains et canadiens étaient, au fond, d’accord sur les fins du gouvernement, mais point sur les moyens de garantir la liberté, sur ce que Benjamin Constant appelait les termes intermédiaires.

De la même manière que le discours antifédéraliste aux États-Unis a fait partie du débat sur le sens de la fédération américaine, le discours d’opposition à la fondation canadienne a aussi fait partie du débat au Canada. Les tenants du gouvernement mixte parlementaire ont eu à se justifier devant les défenseurs d’une démocratie directe, épurée des contrepoids aristocratiques et des formes anciennes qui mettaient le pouvoir à distance du peuple. Dans ce débat a retenti l’écho du grand schisme idéologique qui avait divisé whigs et tories en Grande-Bretagne en 1688, et qui avait mené au clivage entre le Court Whig et le Country Party : dans les protestations des parlementaires coloniaux contre la dépossession de leur pouvoir au profit d’un centre lointain flattant les ambitions, on entend les accents outragés du countryman anglais en butte à une Couronne corrompue[1].

Les Américains ont tablé sur le fédéralisme pour conjurer les périls des factions ; les Canadiens y ont surtout vu un compromis qui servait à accommoder le Canada français et à rassurer les colonies fondatrices sur la continuité de leur existence. En effet, dans les colonies des Maritimes et du Pacifique, la crainte était grande que l’union promise dégénère en union législative et qu’elles perdent, partant, l’autonomie et les libertés que le gouvernement responsable venait de leur accorder. Les promoteurs de l’union nouvelle et ses opposants ne savaient d’ailleurs pas vraiment distinguer les deux formes d’union en jeu – législative ou fédérale –, au point que John A. MacDonald a donné l’union forcée des deux Canada après 1840 comme exemple de régime fédéral déguisé. L’ambiguïté sur la nature du régime canadien, quasi unitaire ou fédéral, est donc consubstantielle à sa fondation. Il demeure qu’autant le Canada britannique que le Canada français avaient des raisons d’instaurer une union qui ne soit pas unitaire.

On peut savoir gré aux éditeurs d’avoir hissé à la dignité intellectuelle des débats négligés par plusieurs générations d’historiens et de politologues. L’ouvrage fera date : il contribuera à raviver l’étude de l’histoire, des idées et des traditions politiques au Canada. Cet ouvrage n’est toutefois pas exempt de défauts. Dans le choix des textes, les éditeurs ont parfois sacrifié la profondeur et la pertinence à un souci d’équilibre régional. Des textes, ils auraient pu en choisir de moins nombreux et de plus amples plutôt que de garnir un album de citations fragmentaires qui composent une belle mosaïque, ce qui fait que la cohérence de l’ouvrage, présente dans l’ensemble, n’apparaît pas toujours dans le détail. Il allait de soi que les éditeurs fassent la part belle aux discours des pères fondateurs ; l’anthologie souffre toutefois d’offrir un aperçu trop restreint des thèses des opposants au projet « confédératif ». Un connaisseur des débats de 1865 au parlement de la province du Canada-Uni n’y retrouvera pas les longues envolées inspirées que Dorion et d’autres ont faites contre le projet.

Le découpage thématique proposé par les auteurs ne tombe pas toujours sous le sens. La première partie – la liberté – et la dernière – l’élaboration d’une constitution – se chevauchent souvent. Le plus contestable dans ce découpage demeure la distinction faite entre les débats sur l’identité et ceux liés à la nationalité, lesquels incluent le fédéralisme et la protection des minorités. Sous la catégorie de l’identité sont subsumées deux grandes alternatives existentielles : « Qui sommes-nous ? Britanniques ou Américains ? Britanniques ou Canadiens ? » Par contre, la question du statut du Canada français et de ses rapports avec le Canada est reléguée à la problématique des minorités, mêlée à celle de la liberté religieuse, comme si la nationalité française au Canada ne pouvait peser sur la définition de l’identité du Dominion. Encore une fois, le Canada français est vu en surplomb, pensé comme un résidu particulier qui détonne sur la grande démocratie libérale et monochrome qui raccorde le Canada à l’universel britannique.

Les commentaires que les éditeurs greffent aux débats, pour judicieux et éclairants qu’ils soient en général, ont parfois tendance à trop vouloir enjoliver le propos du texte ou à lui superposer les préoccupations du commentateur. Plutôt secs ou hostiles à l’égard du républicanisme civique des opposants à la « Confédération », les commentaires deviennent prolixes sur Locke et Burke et n’évitent pas, parfois, de tomber dans le piège de la rectitude politique. Au chapitre de la prospérité et de l’ambition individuelle, les éditeurs n’insistent pas assez sur l’influence d’Adam Smith sur la genèse du régime canadien. J. Ajzenstat note certes que Lord Durham, en préconisant une arène politique élargie qui puisse canaliser l’ambition des politiciens coloniaux, s’appuie sur l’auteur de La richesse des nations. Toutefois, comme l’a souligné Peter J. Smith, les propositions d’union politique faites avant 1867 découlaient du plan que A. Smith avait esquissé pour retenir les colonies américaines dans une union impériale britannique. Cette union possédait les éléments requis pour l’expansion d’un État commercial : la création d’un exécutif fort et stable, capable d’offrir aux ambitions assez de postes et de distinctions pour tempérer l’esprit de faction et de parti ; l’accroissement de la dépense publique grâce à l’élargissement de l’assiette fiscale[2]. Enfin, on se demande pourquoi les éditeurs n’ont pas intégré dans leur ouvrage des discours ou des écrits que les protagonistes de ces débats commirent en dehors de l’enceinte parlementaire. Après tout, le célèbre Fédéraliste n’est-il pas un recueil d’articles de journal ?

La version française de Canada’s Founding Debates a l’avantage d’offrir en surplus une introduction rédigée par S. Kelly et G. Laforest, ainsi qu’un appendice, rédigé par ces mêmes auteurs, qui fait état de la tradition d’interprétation que la fondation du Canada a suscitée au Québec et au Canada français depuis 1867. Les quatre éditeurs, soutiennent S. Kelly et G. Laforest dans leur introduction, n’ont pas rendu compte de cette tradition, alors que leur ouvrage reflète les nouveaux courants de l’historiographie politique au Canada anglais. L’appendice apporte une synthèse utile qui insiste sur la renaissance récente au Québec de l’étude de la genèse du régime canadien et de sa tradition politique. Délaissée depuis les années 1940 par une génération d’historiens plus soucieux de montrer la normalité du Québec par l’enquête socioéconomique, l’étude a repris de la vigueur avec l’apparition de trois nouvelles écoles d’interprétation depuis 1987, que S. Kelly et G. Laforest identifient comme la républicaine, la communautarienne et conservatrice, et la canadianiste. L’appendice viendra toutefois combler imparfaitement une des lacunes de la version originale anglaise puisqu’elle s’adresse au public francophone : elle ne fera guère le pont souhaité avec le public anglophone. Quoi qu’il en soit, si grand encore demeure le fossé entre les traditions d’interprétation anglophone et francophone, on constate dans l’une et dans l’autre un retour à l’histoire politique et une volonté de prendre au sérieux la compréhension de la genèse intellectuelle du régime politique canadien. La constitution n’est plus une simple superstructure légale déterminée par l’économie ou la société, mais une véritable matrice idéologique qui façonne la culture politique.

La démocratie libérale canadienne selon Janet Ajzenstat

La redécouverte des débats fondateurs illustre combien les pères fondateurs étaient les héritiers du libéralisme politique né au dix-septième siècle britannique. Si cette filiation est avérée, que faut-il en conclure ? Dans son essai, The Once and Future Canadian Democracy, J. Ajzenstat remet en question plusieurs idées reçues sur la tradition politique canadienne, entre autres à la lumière d’une connaissance approfondie des débats fondateurs. Elle invite les politologues à abandonner le schéma qu’ils s’étaient forgé de la culture politique canadienne : suivant une progression historique linéaire, elle serait passée par trois stades, soit le conservatisme, le libéralisme et le socialisme. Il s’agit de la thèse du fragment, avancée par Louis Hartz et Gad Horowitz[3], qui postule que les colons américains et loyalistes auraient transporté avec eux tout le spectre idéologique de la vieille Europe. Les loyalistes canadiens auraient fui l’individualisme libéral des révolutionnaires américains pour reproduire une société encore acquise aux atavismes d’un conservatisme féodal. C’est ce fragment conservateur qui expliquerait le penchant des Canadiens pour une société très ordonnée et la redistribution d’État. J. Ajzenstat substitue à ce tableau en triptyque la dialectique suscitée par l’opposition, qui aurait traversé l’histoire politique canadienne, du classicisme au romantisme. Empruntant cette distinction au philosophe Isaiah Berlin et à l’Américaine Judith Shklar, elle fait du libéralisme une forme de classicisme politique qui tire ses principes des philosophes des Lumières, en particulier de John Locke et de ses successeurs. Sous sa plume, le romantisme apparaît toutefois comme un méli-mélo idéologique qui comprend tout et son contraire, progressistes et réactionnaires, communautariens et individualistes. Alors que les libéraux chérissent la liberté et la justice par le gouvernement représentatif modéré, les romantiques aspirent à une démocratie forte gouvernée par le consensus, perçue à la fois comme accomplissement de soi et expression de l’identité collective.

J. Ajzenstat reproche aux historiens et aux philosophes qui ont épousé la thèse du fragment d’avoir voulu faire entrer de force leur objet dans le moule de la vulgate marxiste. Elle ne manque pas de rappeler que l’un des défenseurs canadiens de cette thèse, C.B. Macpherson, a célébré l’Union soviétique comme modèle de démocratie populaire. À une vision historiciste du progrès en politique, J. Ajzenstat oppose une lecture de l’histoire politique canadienne faite d’un débat cyclique entre libéraux et romantiques. Les critiques marxistes ou gauchistes de l’histoire politique canadienne ont à tort distingué libéralisme et démocratie libérale. À leurs dires, libéral à ses débuts, le Canada aurait tardé à prendre la voie de la démocratie véritable parce que le parlementarisme introduit au dix-neuvième siècle aurait failli à réaliser l’égalité matérielle et sociale associée au projet démocratique.

À l’encontre de cette lecture, J. Ajzenstat s’emploie à montrer que les promoteurs de l’union canadienne étaient des libéraux démocrates convaincus que la représentation politique, le gouvernement mixte et le débat parlementaire constituaient les meilleurs moyens de garantir la liberté, la justice et l’égalité politique des citoyens. Leur libéralisme reposait sur une conception de la démocratie qui mettait le pouvoir à distance des passions et des radicalismes populaires. Selon eux, le gouvernement responsable avait de bon qu’il introduisait un principe de séparation des pouvoirs qui divisait les élites et les empêchait de former une majorité s’exprimant au nom du peuple. Les débats fondateurs ont donc opposé des démocrates libéraux à des démocrates radicaux, et non des conservateurs à des libéraux radicaux[4].

J. Ajzenstat rejette également l’argument selon lequel le Canada aurait connu une fondation antidémocratique, puisque le projet d’union n’a pas été avalisé par le peuple. Elle montre comment les tenants d’une ratification des résolutions de Québec par voie parlementaire plutôt que par voie populaire n’étaient pas moins démocrates que leurs opposants. Seulement, à la différence de ces derniers, qui voyaient dans le projet d’union une révolution en rupture avec le contrat social, les tenants de la voie parlementaire estimaient que le débat en assemblée offrait un cadre plus propice à l’expression d’une décision collective éclairée, à l’abri de la tyrannie de la majorité.

J. Ajzenstat excelle à mettre au jour les faiblesses d’une théorie vieillissante sans parvenir toutefois à convaincre du bien-fondé de sa vision cyclique et binaire de la politique au Canada. On peut même se demander si elle n’enfonce pas une porte ouverte, dans la mesure où la théorie du fragment ne jouit plus de la faveur qu’elle a déjà connue et que se sont multipliées les interprétations de l’histoire politique canadienne qui se dispensent de la téléologie hégélienne empruntée au marxisme[5]. Il est certes séduisant pour l’esprit de concevoir la tradition politique canadienne comme le fruit d’un débat incessant entre deux partis, mais, de même que J. Ajzenstat considère le spectre gauche-droite comme un manteau serré plutôt gênant, on peut se demander si le romantisme n’est pas un manteau trop lâche, un fourre-tout sans valeur heuristique. Ainsi, parmi les romantiques, J. Ajzenstat range les Patriotes de 1837-1838, les Rouges de la fin du dix-neuvième siècle, le CCF[6], l’Alliance canadienne et ses avatars, les groupes chartistes opposés à l’accord de Charlottetown et les mouvements altermondialistes. Et, parlant des despotes démocrates qui ont marqué l’histoire, elle met Louis-Joseph Papineau et William Lyon Mackenzie à côté de Robespierre, de Staline, de Mao et de Pol Pot… La difficulté soulevée par la distinction entre libéraux et romantiques est qu’elle oppose une idéologie à une sensibilité. Ce faisant, J. Ajzenstat a beau jeu de présenter les libéraux comme des cartésiens de la politique commis à des principes rationnels et les romantiques comme des âmes divisées qui flirtent avec l’irrationnel. Mais le goût des libéraux pour les débats feutrés en assemblée et leur peur bleue des débordements populaires ne sont-ils pas aussi la marque d’une sensibilité ? Il n’est pas sûr non plus que cette distinction soit de nature à éclairer les débats du dix-neuvième siècle. J. Ajzenstat peint Mackenzie et Papineau comme des radicaux avides d’en découdre avec le libéralisme. Bien qu’elle reconnaisse que le républicanisme civique les ait inspirés, elle ne voit pas qu’ils n’ont pas cessé pour autant d’être des libéraux et que l’admiration de Papineau pour la république américaine doit plus à la modernité de ses aspirations démocratiques qu’à un quelconque refus de toute médiation politique. Par ailleurs, elle admet d’entrée de jeu les limites de sa schématisation, en ce qu’elle éclaire les débats sur la citoyenneté et la démocratie, mais point d’autres questions – comme la question sociale – pour lesquelles la distinction entre la gauche et la droite garde encore sa pertinence.

J. Ajzenstat présente assurément l’une des défenses les plus fines de la démocratie parlementaire qu’on ait faites au Canada, en reprenant à son compte la thèse classique de l’excellence du gouvernement mixte, fondé sur le mariage supposé heureux de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie[7]. Or, selon l’auteure, le gouvernement mixte à l’anglaise est l’équivalent de la séparation fonctionnelle des pouvoirs à l’américaine. Le gouvernement mixte moderne, dit-elle, opère sans distinction de talents, de fortune ou d’origine sociale. Pourtant, dans sa version ancienne, le gouvernement mixte supposait une stratification sociale reflétée dans les institutions. On peut objecter à J. Ajzenstat que le discours des pères fondateurs était loin d’exclure que les institutions reproduisent une telle stratification qui, sans être celle de la société britannique, distingue une oligarchie gouvernante d’une population administrée. De plus, Bernard Manin a montré que le gouvernement représentatif moderne est inséparable d’un principe de distinction qui porte de facto au pouvoir une aristocratie des talents[8]. On conviendra facilement avec J. Ajzenstat que la démocratie libérale s’appuie, en principe, sur l’égalité politique formelle des citoyens dans l’accès au pouvoir. Mais qu’en est-il du fonctionnement réel de cette démocratie, si elle doit encore intégrer des éléments monarchiques et aristocratiques dans son fonctionnement ? Tout à la défense du gouvernement mixte posé en 1867, l’auteure omet de s’interroger sur les transformations qu’il a pu connaître depuis.

Le Canada dépeint par J. Ajzenstat apparaît curieusement exempt de toute passion nationale ou collective. Fidèle à son atomisme libéral, elle voit dans l’idée de nation ou de volonté collective une chimère qui flatte l’imaginaire romantique. Le peuple souverain n’a pas de consistance en dehors de la constitution qui le définit. Si cela est vrai, il s’ensuit que la nation est un pur construit et que l’État a le beau rôle dans sa définition. C’est une position que n’aurait d’ailleurs pas reniée Pierre-Elliott Trudeau et qui a trouvé au Canada sa première expression chez Lord Durham, que J. Ajzenstat a voulu d’ailleurs ériger dans ses travaux en penseur du libéralisme politique canadien[9]. Tout compte fait, l’auteure n’aboutit-elle pas au péril tant redouté par les libéraux ? En faisant de la souveraineté populaire un concept creux impossible à exprimer, contre lequel les institutions doivent se préserver, son libéralisme ne risque-t-il pas de livrer le pouvoir aux minorités agissantes capables de cohérence dans l’action et le discours ?

Le déclin de la démocratie parlementaire canadienne

Dans leur introduction, S. Kelly et G. Laforest attirent l’attention sur l’un des paradoxes de l’histoire contemporaine canadienne : une sensibilité historiographique favorable au fédéralisme autonomiste est apparue au Canada anglais au moment même où, après l’échec de l’accord du lac Meech, les milieux intellectuel et politique au Québec se désintéressaient du Canada. Le plus étonnant, toutefois, est le contraste que S. Kelly et G. Laforest établissent entre le moment fondateur de 1864-1867 et celui de 1981-1992 : en effet, lors de la réforme constitutionnelle de 1982, aucune des neuf assemblées législatives des États provinciaux anglophones n’a cru bon d’exprimer son assentiment à la réforme par un débat en bonne et due forme. Ce silence étonnant soulève le problème général de l’évolution de la démocratie parlementaire au Canada. J. Ajzenstat pointe du doigt plusieurs facteurs ayant contribué à la défaveur progressive dont a été frappée la démocratie parlementaire depuis 1867. Elle accuse notamment les intellectuels et les hommes politiques de lui avoir administré trois coups fatals. Les historiens ont assené le premier, en délaissant l’histoire politique pour l’histoire sociale. La genèse des institutions politiques cessant de les passionner, la chaîne de la transmission s’est rompue. Ensuite, les philosophes, soudain pris d’un vif intérêt pour la constitution du pays, se sont ingéniés à lui trouver des failles. J. Ajzenstat n’est pas tendre à l’égard de George Grant, en qui elle voit un romantique en habit de conservateur qui s’est désolé de la disparition d’un pays n’ayant existé que dans son imagination. Elle épingle au passage des philosophes contemporains, tel Charles Taylor, un ambivalent qui promeut tantôt la différence québécoise, tantôt l’embrigade dans le bataillon du libéralisme classique. Les critiques des philosophes ont ainsi accrédité l’idée selon laquelle les institutions libérales ne peuvent à elles seules garantir l’épanouissement de la diversité et des aspirations humaines. Enfin, les politiciens, prenant acte des déficiences reprochées à la constitution, l’ont amendée en 1982 pour garantir les droits individuels et le pluralisme. Cette réforme a eu comme résultat paradoxal d’américaniser la vie politique canadienne, alors même qu’elle devait exprimer la spécificité canadienne. Et, au surplus, elle a ouvert la voie à l’expression d’un profond mécontentement à l’égard de la démocratie parlementaire, comme l’a illustré le rejet de l’accord de Charlottetown en 1992.

En guise de conclusion, J. Ajzenstat se plaît à souligner l’ironie de la situation où se trouvait alors le pays : tandis qu’en Europe de l’Est, on venait à peine de renverser le communisme pour se donner des gouvernements responsables élus, les Canadiens prêtaient l’oreille aux avocats de l’abolition des partis et des assemblées législatives.

C’est toutefois accorder trop de poids aux idées que d’attribuer à la seule influence des historiens et des philosophes, quelque grand que soit leur rayonnement, le déclin apparent de la démocratie parlementaire au Canada. Une étude approfondie de la question requerrait que l’on se penche sur les facteurs sociaux, technologiques et culturels de la métamorphose du gouvernement représentatif au Canada et que l’on fasse un peu de sociologie politique pour s’enquérir des origines et des horizons intellectuels de l’élite politique canadienne. J. Ajzenstat évoque une transformation de la culture politique canadienne : à partir d’un certain moment – qu’elle ne précise toutefois pas –, les Canadiens se sont persuadés que les corps élus ne pouvaient plus garantir les libertés et qu’il fallait désormais s’en remettre au juge, seul capable d’arbitrer entre le bien commun et les droits, désormais envisagés comme des termes opposés. Son constat rejoint celui, plus élaboré, qu’ont tiré Frederick Morton et Rainer Knopff de l’effet de la Charte canadienne sur le gouvernement représentatif. Ils écrivent : « De même que la moralité des droits chasse la moralité du consentement, la politique de la coercition remplace la politique de la persuasion. La politique en sort ainsi plus envenimée, et les opposants politiques inclinent moins à se traiter comme des concitoyens, c’est-à-dire comme membres d’un peuple souverain[10]. » La question qui se pose est de savoir pourquoi le Canada, société de libertés dès avant 1982, en est venu à penser qu’il ne pouvait plus protéger celles-ci autrement que par le contrôle judiciaire. Pour répondre à cette question, on ne pourra désormais plus se garder de remonter aux débats à l’origine du pays.