Corps de l’article

Comme beaucoup de livres sur l’Argentine, le présent essai porte sur l’« énigme » de son déclin. L’auteur, un sociologue de l’UQAM né en Argentine, se demande à son tour : « Comment peut-on ruiner un pays qui est si riche, autant sur le plan économique que social et culturel ? » L’Argentine, nous rappelle-t-il, « est peut-être le seul pays en Occident qui a parcouru le chemin inverse du développement » (p. 11). Pays dit « développé » au début du siècle, présentant un revenu moyen par habitant supérieur à ceux de la France et de l’Angleterre, l’Argentine est un pays d’abondance aussi bien en ressources alimentaires (pas en minéraux cependant) qu’en ressources humaines. Pays cultivé et urbain, qui a produit de nombreux grands écrivains (que l’on pense à Jorge Luis Borges, à Julio Cortazar, à Ernesto Sabato, à Roberto Arlt, à Manuel Puig et, avant eux, à Leopoldo Lugones et à plusieurs autres), il est souvent présenté comme un pays « de classe moyenne » à la population « européenne » (lire blanche), qu’une erreur de l’histoire et de la géographie a égaré dans le continent indio de l’exclusion, de la pauvreté et des inégalités.

De nos jours, avec son instabilité politique, sa paupérisation absolue des masses, sa dette externe impayable et ses inégalités croissantes, l’Argentine est plus « latino-américaine » que jamais. Même en relativisant tant les succès du début (comme l’ont montré plusieurs travaux de qualité, le ver du sous-développement était déjà dans le fruit quand « l’Argentine était en fête ») que les déboires des dernières décennies, il est légitime de conclure, avec Victor Armony, que l’Argentine remporte la palme de « l’échec national le plus retentissant de l’histoire moderne » (p. 11).

Si le but ultime du livre est d’expliquer l’énigme argentine, l’objectif est plus modeste : il s’agit en effet « d’offrir au lecteur qui sait peu ou rien de l’Argentine un portrait accessible, sans pour autant simplifier les choses outre mesure » (p. 8). Le titre et le sous-titre de l’ouvrage en circonscrivent bien la portée. V. Armony juxtapose des portraits historiques et sociologiques (les « images » du sous-titre), tant « macro » que « micro », en espérant que du tout se dégagent des enseignements pour résoudre la fameuse énigme. Il n’applique pas de cadre théorique. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu, il s’agit plutôt d’« un de ces ouvrages où la théorie, parce qu‘elle est comme l’air que l’on respire, est partout et nulle part, au détour d’une note, dans le commentaire d’un texte ancien, dans la structure même du discours interprétatif » (Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 250 [nous citons]).

Outre l’introduction et la conclusion, l’ouvrage aligne cinq chapitres, soit un premier sur les assises historiques du malaise argentin suivi de quatre autres sur les splendeurs et les misères de la transition démocratique des vingt dernières années. Dans le premier chapitre, intitulé « Le rêve argentin », l’auteur déploie une analyse de classe traditionnelle pour expliquer l’invention de l’Argentine. Il va ainsi de la « mise en place de l’État-nation » au dix-neuvième siècle à « l’ère des dictatures » au vingtième, en passant par les périodes déterminantes de l’immigration massive (pour laquelle on cherchera en vain une référence aux travaux du grand sociologue argentin Gino Germani) et de l’aventure péroniste. V. Armony conclut ce chapitre en revenant sur la question qui le tracasse du début jusqu’à la fin de l’ouvrage : « le mythe du destin » de l’Argentine, source permanente de frustration relative dans le pays de l’ego national (Carlos Fuentes définit l’ego comme « ce petit Argentin que nous portons tous en chacun de nous ») et du tango (le désespoir, les promesses non tenues, les désillusions). Ainsi, le caractère improbable de la réalité constatée (« comment peut-on aller si mal quand les conditions sont si bonnes ? ») engendre un sentiment de profonde frustration, mais aussi une chasse aux sorcières toujours renouvelée (« ça doit être la faute à tel groupe ») et un besoin constant de s’accrocher à la croyance dans le potentiel extraordinaire du pays (« l’Argentine est promise à un destin grandiose »). Ironiquement, ce mécanisme de surcompensation (« c’est justement parce que notre pays est richissime que l’on veut nous dépouiller, nous dominer, nous mettre à genoux ») a souvent contribué à ce que la société argentine demeure « bloquée » (p. 12). V. Armony cite aussi les travaux du politologue iconoclaste Carlos Escudé sur « le dogme de la supériorité argentine », inculqué « par le biais du système scolaire » (p. 54).

Les quatre chapitres suivants couvrent une période plus courte, celle de la transition démocratique, amorcée au début des années 1980 avec la déroute de la guerre des Malouines, suivie de la chute de la dictature militaire et de l’extraordinaire élection d’un non-péroniste à la présidence : le « radical » (au sens argentin) Raúl Alfonsin. Dans cette partie, l’auteur s’attarde davantage aux acteurs (groupes et dirigeants) et à leurs discours, ceux-ci n’ayant pas encore été cimentés par l’Histoire (« avec sa grande hache », comme disait George Pérec). V. Armony porte une attention toute spéciale aux nouveaux groupes d’opposition issus de la crise des années 1990, en particulier les fameux chômeurs piqueteros (surgis en juin 1996 [p. 120] ou en 1997 [p. 150]). On trouve encore des allusions à la frustration relative et au mythe du destin : « […] nous avancerons l’hypothèse que beaucoup d’Argentins de classe moyenne se sentent trahis par les politiciens, mais que leur colère émane aussi d’un malaise plus profond : c’est une certaine image d’eux-mêmes et de l’Argentine qui a été radicalement mise en cause » (p. 152).

V. Armony se penche sur la personnalité et les discours des présidents successifs de cette période, puisant dans ses travaux précédents, en particulier Représenter la nation : le discours présidentiel de la transition démocratique en Argentine (1983-1993) (Montréal, Balzac, 2000). Il ne cache pas ses penchants personnels à leur sujet : il répudie tant le style de Carlos Menem (1989-1999) que ses politiques néolibérales, venant près de qualifier l’attrait qu’ils ont exercé sur la population comme un indicateur de pathologie sociale. En revanche, la contribution de Raúl Alfonsin (1983-1989) mérite son respect, alors que celle du président actuel (en juillet 2004), le péroniste Néstor Kirchner (2003-) le remplit d’un enthousiasme qui pourra étonner le lecteur. Les Argentins semblent être d’accord avec lui : en octobre 2003, trois Argentins sur quatre se disaient optimistes quant à l’avenir, pendant que « 70 % des citoyens de Buenos Aires confieraient à Kirchner, comme individu, leur argent pour faire un paiement » (p. 178).

Tout ouvrage comporte des omissions et des lacunes. Dans ce cas-ci, on pourrait souhaiter une approche plus intégrée de la crise argentine, conjuguant les différents éléments de la crise politique (institutions, gouvernance, culture politique, acteurs) et de la crise économique et financière. V. Armony aime mettre le modèle néolibéral au banc des accusés, mais il traite la question des finances publiques de manière fort superficielle dans ce livre. Or, elle est au centre de la crise actuelle. En outre, l’auteur tombe parfois dans le piège des études sur l’Argentine : il la traite comme si elle était si unique qu’on peut oublier tout ce qu’elle doit au contexte régional et international. Par exemple, il passe sous silence la vague antilibérale et fascisante en Amérique latine et en Europe durant la montée du péronisme. Il mentionne la vague de démocratisation en Amérique latine dans les années 1980, mais ne l’intègre guère à son analyse. Sa discussion sur la montée du populisme néolibéral corrige le tir avec profit. Autre point de nature conceptuelle : parlant de l’attitude des Argentins au cours des dernières années, V. Armony confond (et semble condamner) individualisme et « repli » sur le privé, tout empressé qu’il est de célébrer l’action collective et la « société mobilisée ». On peut déceler là les traces d’un sociologisme, voire d’une tendance idéologique, qui limite les possibilités de comprendre les différentes dispositions et stratégies d’acteurs persécutés, mais aussi exténués par la dislocation politique. Enfin, objection de portée secondaire, les notes, trop abondantes et souvent inutiles auraient pu être élaguées.

Ces objections n’enlèvent rien aux mérites de cet ouvrage. L’énigme argentine, image d’une société en crise, constitue en effet une contribution importante, en langue française, sur un sujet brûlant d’actualité.