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La question de la continuité et du changement dans les stratégies de développement a attiré l’attention de nombreux chercheurs en sciences sociales. La présente recherche a pour objectif d’expliquer le changement des stratégies et des politiques économiques après la révolution islamique en Iran. Trois stratégies de développement appliquées par l’État sont identifiées. Premièrement, la stratégie d’industrialisation a été appliquée par le dernier chah (1960-1978). Deuxièmement, la stratégie radicale du « socialisme islamique » a été suivie par le nouvel État révolutionnaire pendant la Première République (1980-1988). Troisièmement, la stratégie libérale de développement concrétisée dans les programmes d’ajustement structurel a été adaptée par l’État islamique pendant la Deuxième République (1989-1997). La constatation de ces changements nous amène à poser quatre questions principales : 1) Quels sont les changements survenus dans les stratégies de développement ? 2) Comment peut-on expliquer le changement et la continuité dans les stratégies de développement économique ? 3) Comment peut-on expliquer le choix des politiques économiques par l’État ? 4) Quels sont les résultats de l’application de chaque stratégie ?

Cet article a pour objectif d’expliquer le changement des stratégies pendant la Première République[1] (1980-1988), en fonction du modèle explicatif formulé, inspiré des théories néo-institutionnalistes. La révolution islamique de 1979 a bouleversé les structures politiques et sociales iraniennes. La création d’un type particulier d’État islamique après la révolution résulte donc d’une lutte entre plusieurs courants politiques. L’établissement et la consolidation d’un État islamique révolutionnaire proposent des changements politiques et économiques importants, tant à l’échelle interne qu’internationale. Ces changements dans les structures politiques ont entraîné des changements radicaux des politiques étatiques, particulièrement de la stratégie de développement économique. La stratégie d’industrialisation basée sur le développement par l’intégration au capitalisme mondial est remplacée par un type particulier de stratégie socialiste. Celle-ci postule que le sous-développement est le résultat de la domination du capitalisme et de l’impérialisme mondial. L’Iran mise alors sur la rupture avec le capitalisme mondial, la fermeture, l’autosuffisance et l’autocentrisme économique. L’ancien modèle de développement basé sur le principe « d’abord la croissance et ensuite la redistribution » est remplacé par celui basé sur le principe « d’abord la redistribution et ensuite la croissance ».

Dans la première section de l’article, nous présentons un cadre théorique qui traite brièvement les éléments principaux de l’approche néo-institutionnaliste. La deuxième section apporte des précisions sur chaque facteur explicatif présenté à la section précédente, alors que la partie de la démonstration se concentre sur la période de la Première République. Mais il faut commencer par aborder de façon succincte les conditions politiques et économiques des années qui ont précédé la révolution islamique. En ce qui concerne la Première République, une grande partie de l’exposé est consacrée aux facteurs explicatifs, soit aux changements politiques après la révolution islamique. La stratégie du « socialisme islamique » est ensuite étudiée, ainsi que ses conséquences sur l’économie iranienne.

Le cadre théorique

Notre cadre théorique analytique est inspiré du « néo-institutionnalisme », une approche théorique importante en politique comparée et en relations internationales[2], qui postule que la « production » de politiques économiques est essentiellement un processus politique. La production et le choix de la stratégie de développement sont des actions des plus importantes de l’État qui ne peuvent se comprendre que dans un contexte plus général des déterminants des politiques étatiques. Conséquemment, nous traitons les institutions comme des variables indépendantes. Nous cherchons des corrélations entre les intrants (inputs) institutionnels et les extrants (outputs) politiques. Ainsi, les institutions politiques affectent directement le processus des politiques publiques. Ces institutions exercent une contrainte incontournable sur les acteurs politiques et sociaux en structurant leurs stratégies et leurs décisions.

Cependant, nous tentons de montrer que le néo-institutionnalisme possède une forte capacité à expliquer les changements de politiques publiques. La plupart des théories néo-institutionnalistes s’intéressent à la stabilité et à la continuité des politiques. Les théories comme la path dependency (dépendance au sentier), les lock-in effects (effets de contrainte) ou le social learning (apprentissage social) sont principalement concernées par la stabilité institutionnelle et politique[3]. Même quand ils traitent des changements, les réformes et les amendements sont toujours limités et s’inscrivent dans les logiques établies, alors que le changement dans les stratégies de développement économique en Iran est un changement paradigmatique, pour utiliser le terme de Thomas Kuhn, sur la révolution scientifique. Il s’agit de passer de la stratégie capitaliste d’industrialisation à celle du « socialisme islamique ». Pour expliquer ce type de changement, nous introduisons les facteurs temps et histoire dans l’analyse politique. Nous analysons non seulement les interactions des acteurs politiques, mais également l’évolution et la transformation historique des structures institutionnelles et leur modèle d’interaction.

Nous répondons donc aux questions générales que nous avons soulevées à l’aide de cette approche qui traite de la relation et de l’interaction entre le politique et l’économique. Le changement et la transformation dans les institutions politiques entraînent des changements de politiques économiques. Nous tentons de formuler l’interaction du politique et de l’économique dans le processus de production des politiques économiques en Iran. Les changements dans les stratégies de développement peuvent ainsi s’expliquer selon le modèle suivant : le changement et la continuité dans les stratégies de développement économique en Iran s’expliquent en fonction de la configuration et de l’interaction de quatre facteurs majeurs : l’État, la société civile, le système mondial et les idées. Ce qui compte, c’est l’interaction et la configuration particulière de ces quatre facteurs qui déterminent la trajectoire du développement politique et économique du pays. Cependant, le type d’interaction et d’articulation entre les facteurs varie dans le temps et l’espace. C’est la raison pour laquelle nous devons étudier chaque période choisie si nous voulons découvrir le type particulier d’articulation entre ces facteurs.

Le cadre d’analyse

Dans cette section, nous apportons des précisions sur chaque facteur présenté dans le modèle. Notre cadre d’analyse inclut les principaux éléments de chaque facteur ainsi que les relations et les interactions significatives. Ces analyses s’appuient sur des données relatives aux éléments choisis, provenant de sources multiples, primaires et secondaires. Les données publiées par les organismes gouvernementaux sont parfois incomplètes, contradictoires et inexactes. Pour en augmenter la fiabilité, la consultation des publications de sources indépendantes, tels les organismes internationaux, est nécessaire.

L’État

C’est l’État, comme acteur et ensemble d’institutions[4], qui détermine le choix de la stratégie de développement. Les caractéristiques principales de ce premier facteur, l’État, sont :

  • le rentierisme : le concept d’« État rentier » peut être considéré comme un sous-concept de l’économie rentière[5]. L’« État rentier » est un État dont les revenus viennent essentiellement de sources extérieures et non de sources de taxation locales[6] ;

  • l’islamisme : la formation d’un État basé sur les lois islamiques. Cela devient possible grâce à la fusion entre la religion et la politique, entre le pouvoir temporel et spirituel et entre le leadership religieux et politique ;

  • l’équilibre du pouvoir entre les factions. Nous nous concentrons sur le phénomène de factionnalisme et ses conséquences politiques et économiques ;

  • le degré de centralisation du pouvoir décisionnel.

Dans le processus de production des politiques économiques, l’État se situe entre deux types de forces : celles de la société civile et celles du système international. L’État possède une capacité potentielle qui lui permet non seulement d’arbitrer les contraintes internes et externes, mais aussi de modifier leurs résultats. On peut reprendre le concept du two-level game utilisé par Putnam[7] pour illustrer le rôle de l’État dans la réconciliation entre les deux niveaux de jeu.

La société civile

La question importante dans cette section porte sur la relation entre l’État et la société. De façon abrégée, nous pouvons dire qu’il y a trois approches à ces questions. La première, avec ses sous-approches pluraliste, structuro-fonctionnaliste et marxiste, présente des analyses centrées sur la société (society centric) ; la deuxième présente des analyses centrées sur l’État lui-même (state centric) et la troisième approche fait ressortir la relation mutuelle et une interaction entre l’État et la société civile. L’accent n’est pas mis sur la distinction entre l’État et la société, mais plutôt sur la façon de relier les deux. D’une part, nous pouvons montrer l’impact de la rétroaction politique sur la société et les groupes sociaux et, d’autre part, plusieurs forces sociales peuvent jouer un rôle important dans le changement des politiques publiques.

Le degré d’autonomie de l’État face aux groupes sociaux affecte le processus de formulation et d’application des politiques économiques. Au regard de la relation entre l’État et la société civile, nous traitons de la capacité d’influence de plusieurs types de société civile sur le processus décisionnel de l’État. Nous nous concentrons sur les groupes suivants :

  • les groupes dans la catégorie du capital. Ces groupes se subdivisent en deux : les commerçants (bazaris) traditionnels et la bourgeoisie industrielle moderne ;

  • les groupes dans la catégorie du travail, tels les ouvriers industriels ;

  • les groupes dans la catégorie de la terre : les groupes ruraux et agricoles.

En outre, plusieurs groupes de la société civile sont créés sur une base non économique et ils jouent un rôle important dans la société iranienne :

  • le clergé ;

  • la société civile moderne et ses multiples groupes sociaux.

La société civile traditionnelle comme le clergé jouaient historiquement un rôle crucial, mais, pendant le xxe siècle, la société civile moderne constituée des intellectuels prend une place de plus en plus importante.

Le système international

Par le concept de « système international », nous nous référons à deux niveaux d’analyse : le niveau macro ou celui des structures du système international et le niveau micro ou celui des unités du système international. Au premier niveau, nous élaborons sur les interactions entre l’État iranien et les structures du système international. Au deuxième, nous traitons des relations extérieures et de la diplomatie de l’État iranien et d’autres États. Dans cette optique, le système international présente diverses contraintes au processus de production et d’application des politiques économiques de l’État. Nous présentons des éclaircissements sur les diverses contraintes : politiques, militaires et économiques.

Nous abordons aussi les relations politiques et économiques conflictuelles entre l’Iran et la plupart des pays occidentaux et régionaux pour faire ressortir le changement important dans les relations internationales du pays après la révolution. Par ailleurs, afin d’exposer les contraintes politiques et économiques sur le choix des politiques économiques ainsi que sur la performance économique, nous identifions des comportements des pays de l’Ouest, particulièrement des États-Unis, par rapport au nouvel État islamique. Nous retenons les éléments suivants :

  • la crise des relations diplomatiques avec les pays européens à plusieurs reprises ;

  • la rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis ;

  • l’embargo économique des États-Unis et ses effets.

Soulignons que le conflit armé est un élément important qui a influencé l’application des politiques économiques de l’État. Les huit ans de guerre entre l’Iran et l’Irak ont causé des dommages humains, politiques et économiques considérables.

Les idées

Les élites puissantes peuvent adopter des idées, mais, pour perdurer, les idéologies doivent trouver leur place dans les institutions. En Iran, par exemple, l’idée de la « gouvernance d’un juriste islamique » (Velayat-é-fagih) développée par le leader de la révolution a été introduite dans les institutions étatiques. Cette idée exerce une influence cruciale sur le processus politique, car elle est devenue une institution. L’idéologie de l’islam politique fut introduite dans la Constitution après la révolution islamique. À partir de cette base institutionnelle, les théories de l’économie islamique sont devenues les principes importants à la base des politiques économiques.

L’idéologie islamique est un facteur structurel qui présente des contraintes sur la production des stratégies de développement[8]. Pendant la période qui suit la révolution islamique, la concurrence de deux variantes idéologiques sur l’économie islamique – l’idéologie économique libérale et l’idéologie économique radicale ou le socialisme islamique – détermine le choix des stratégies de développement économique.

L’ancien régime et la stratégie d’industrialisation (1953-1979)

Depuis longtemps, la scène politique iranienne témoigne de la formation et de la reproduction d’États absolutistes personnalisés[9]. Cette caractéristique de l’État iranien est combinée avec l’émergence d’une économie rentière surtout après 1960. L’économie pétrolière donne naissance à un État rentier qui entraîne des changements politiques, sociaux et économiques importants[10]. La rente pétrolière renforce davantage l’autonomie de l’État et affaiblit la position de la société civile. Une autonomie élevée permet à l’État du chah d’augmenter sa capacité de neutraliser les oppositions et de renforcer la position des groupes sociaux qui lui sont favorables. Ainsi, le chah tente d’éliminer les groupes considérés comme des obstacles pour la modernisation et l’industrialisation rapide du pays. Selon lui, la classe des propriétaires fonciers, la bourgeoisie traditionnelle (bazaris) et le clergé constituent des obstacles à la création d’un pays développé. Par contre, tel n’est pas le cas de la bourgeoisie moderne, car elle est un instrument nécessaire dans le processus de développement économique[11].

L’État du chah développe également une relation clientéliste avec la puissance hégémonique américaine[12]. La relation privilégiée avec les États-Unis crée des possibilités pour le chah de renforcer sa position face à la société civile et dans le système international. Cette relation clientéliste entre les États-Unis et le chah affecte non seulement les politiques étrangères du chah, mais aussi les politiques sociale et économique du gouvernement.

Étant donné les caractéristiques particulières de l’État du chah et son autonomie élevée par rapport à la société civile, celui-ci joue un rôle déterminant dans le processus du choix de la stratégie de développement. Les puissances occidentales, surtout les États-Unis, ainsi que les compagnies multinationales jouent un rôle important dans la formation et l’application d’une stratégie d’industrialisation rapide à partir de la rente énergétique. Pendant la période du chah, l’État souhaite faire « d’abord la croissance, ensuite la redistribution ». La stratégie d’industrialisation par substitution des importations est appliquée en deux phases : la première phase a pour objectif de créer et de développer des industries légères afin produire des biens de consommation, la deuxième vise à remplacer les importations massives d’équipement, de biens intermédiaires et semi-finis[13].

La stratégie de développement appliquée par le chah transforme la structure économique et sociale. Il en résulte une expansion rapide du secteur industriel, surtout de l’industrie manufacturière, mais au prix de l’effondrement du secteur agricole. La politique du chah, qui tente d’amener l’Iran en cinquième position parmi les pays industrialisés, produit des résultats contraires[14]. Vers la fin du régime, la croissance de l’industrie est suivie d’une chute rapide. Le chah laisse alors une économie dépendante des revenus pétroliers et une industrie toujours naissante.

La Première République et les changements politiques (1979-1988)

Après la révolution islamique en Iran, en 1979, le contexte politique et institutionnel change radicalement. Le pays connaît des changements importants à trois niveaux : celui de l’État, de ses relations avec la société civile et de ses relations avec le système international.

La formation de l’État islamique

Le changement structurel le plus important est la formation d’un État islamique. Comme toutes les révolutions sociales dans le monde, la révolution islamique a détruit l’ancien système politique pour le remplacer par un autre. Les révolutionnaires se réunissent pendant des années avec un seul objectif, la destruction du régime politique, mais ils luttent pour des régimes alternatifs très différents et même opposés. La création d’un type particulier d’État en Iran est le résultat d’une lutte politique intense entre plusieurs courants idéologiques et politiques. On peut les diviser selon leur idéologie politique en trois catégories distinctes : le nationalisme libéral, le marxisme, l’islamisme. Le premier courant, qui comprend des idéologies, des groupes politiques et des personnages politiques divers, peut être identifié sous le terme de nationalisme libéral[15]. La création du Front national en 1949, sous la direction du Dr M. Mossadegh, renforce les mouvements nationalistes libéraux[16]. Cependant, les deuxième et troisième fronts nationaux reprennent leurs activités, sans beaucoup de succès, en 1960 et en 1965 respectivement[17]. Le deuxième courant idéologique de la scène politique iranienne avant la révolution islamique est le marxisme-léninisme[18] et le troisième est l’islamisme. Ce sont principalement les ulémas et leurs organisations qui présentent une alternative islamique à toute autre idéologie moderne. En exil, l’ayatollah Khomeyni développe sa propre interprétation de la nature de l’État islamique : le coeur de la théorie de l’État islamique est la « gouvernance d’un juriste islamique » (Velayat-é-fagih)[19].

Ces trois courants idéologiques constituent les trois sommets du triangle entre lesquels, à mi-chemin, se trouvent des idéologies ou des groupes. Par exemple, le Mouvement de libération de l’Iran se situe entre les deux sommets idéologiques du nationalisme et de l’islamisme[20].

Grâce au leadership charismatique de l’ayatollah Khomeyni et à l’appui massif de la population, le courant islamiste est capable de former un État selon la nouvelle théorie de l’État islamique basée sur le concept de la Velayat-é-fagih[21]. Ainsi à chaque étape du processus d’institutionnalisation du nouvel État, les islamistes pourront vaincre les autres groupes politiques[22]. Dans cette perspective, l’influence de la variable des idées est déterminante pendant la Première République. L’instauration de l’État islamique crée de nouvelles possibilités et contraintes qui influent sur la trajectoire du développement politique et économique du pays.

Trois caractéristiques principales de l’État islamique iranien déterminent la production des stratégies de développement économique. La première est la continuité de l’État rentier. Tout comme l’État du chah, l’État islamique doit être considéré comme un État rentier. Pendant la Première République, à cause de la révolution et de la guerre, la production et l’exportation du pétrole diminuent fortement. Malgré la chute des revenus pétroliers, plus de 50 % des revenus de l’État viennent directement de l’exportation pétrolière[23]. Pendant la Deuxième République, la dépendance envers les revenus pétroliers augmente même. Ces revenus constituent de 50 % à 80 % du budget national, les revenus d’imposition seulement 20 %[24]. De 75 % à 85 % de la production nationale dépend directement ou indirectement de la rente pétrolière. Plus de 80 % des devises étrangères nécessaires au fonctionnement de l’économie proviennent de l’exportation pétrolière.

La deuxième caractéristique est la desécularisation ou l’islamisation de toutes les institutions politiques, économiques et sociales[25]. La prédominance de la religion dans la vie politique et économique est reconnue par la Constitution. Le Conseil des gardiens doit contrôler les lois adoptées par le Parlement. Ce conseil est créé « afin de sauvegarder les commandements de l’islam et la Constitution contre toute divergence à leur égard de la part du Parlement ». Si une loi est considérée comme étant en « non-conformité » avec les lois islamiques ou la chari’at, elle doit être retournée à l’Assemblée pour révision.

Cependant, l’économie islamique fait l’objet d’un débat intense entre les deux courants de l’idéologie islamique[26]. Cette divergence résulte des approches différentes quant à l’interprétation de textes islamiques, influencées par de multiples facteurs sociaux, politiques, économiques et scientifiques. Le courant libéral présente une interprétation conforme à l’économie capitaliste qui prescrit le mécanisme du marché et les relations capitalistes de la production[27]. L’islam garantit le respect de la propriété individuelle et légitime l’accumulation du capital dans le contexte de principes islamiques. Dans cette économie de marché, le rôle de l’État est très limité. La redistribution du revenu et de la richesse ne fait pas partie de sa priorité économique, car le modèle capitaliste maximise le bien-être de toutes les couches sociales. Le courant opposé présente une interprétation radicale de l’économie islamique (socialisme islamique)[28]. Un élément commun de cette approche est le rejet total du modèle capitaliste d’organisation des rapports économiques entre les facteurs de production. Un autre élément commun important est l’objectif de la justice sociale et la redistribution équitable de la richesse. Selon cette approche, l’islam est une religion des opprimés qui se révoltent contre la bourgeoisie.

La vision économique du leader charismatique de la révolution islamique est particulièrement importante dans la détermination de la stratégie de développement. Celui-ci insiste sur l’économie islamique comme étant la « troisième voie » entre le capitalisme et le marxisme. Conformément à ses positions au sujet de la politique et de l’économie[29], il s’inscrit plutôt dans le deuxième courant de l’économie islamique, le socialisme islamique. Hamid Enayat range la vision économique de l’ayatollah Khomeyni dans le camp socialiste[30]. Le leader insiste sur l’antagonisme entre deux classes sociales, les mustazafin et les mustakberin, c’est-à-dire les pauvres et les riches. Il se positionne comme un défenseur des mustazafin.

Ce facteur culturel, particulièrement l’idéologie de l’économie islamique, est un élément explicatif du choix des politiques économiques en Iran, comme nous l’avons souligné dans le quatrième facteur du modèle. Il existe toutefois des faiblesses importantes dans l’approche culturelle. Premièrement, l’économie islamique n’est pas une idéologie cohérente et homogène qui préconise certaines politiques économiques plutôt que d’autres. Elle s’appuie sur l’interprétation très hétérogène et même contradictoire des textes religieux. C’est la raison pour laquelle on peut situer les différentes écoles de pensée islamique sur un continuum. À une extrémité, il y a une approche socialiste de l’économie islamique et, à l’autre, une approche semblable à celle des néoclassiques. En Iran, les stratégies contradictoires appliquées pendant la période qui a suivi la révolution se sont réclamées de l’économie islamique. Mais, comme l’expression « économie islamique » inclut toutes les approches sur le continuum, elle perd son pouvoir explicatif quant au choix des politiques économiques. Deuxièmement, l’approche culturelle n’explique pas pourquoi le gouvernement s’oblige à appliquer les principes d’un type particulier de l’économie islamique. C’est la raison pour laquelle il faut s’interroger sur le processus de formation de l’État, sur le phénomène du factionnalisme[31] et sur les relations entre l’État et la société.

La troisième caractéristique qui détermine la production des stratégies de développement économique est le factionnalisme et la multiplicité des centres de décision. Avec la victoire du courant islamique, au fur et à mesure que l’État islamique progresse, trois factions politiques apparaissent. Nous identifions trois factions dont l’ascension et le déclin influencent le processus de formation de l’État iranien et par conséquent le choix de sa stratégie de développement : la droite conservatrice, la gauche radicale et le courant pragmatiste modéré.

Pendant la Première République (1981-1988), ce sont essentiellement les deux premières factions (la droite conservatrice et la gauche radicale) qui sont en conflit direct. La troisième (les pragmatistes) se révèle graduellement et devient une force importante à partir de 1987. Pendant toute cette période, on constate un conflit permanent entre le parlement (Majlis) et le Conseil des gardiens, d’une part, et entre le président et le premier ministre, d’autre part. C’est cette rivalité à deux niveaux dans les branches législative et exécutive qui prive l’État du pouvoir de formulation et d’application de politiques publiques cohérentes, particulièrement les politiques économiques.

Pour traiter le premier niveau de conflit, il faut étudier la position et l’influence des trois factions dans les institutions législatives. Les conservateurs traditionnels ont toujours été majoritaires dans le Conseil des gardiens. Pendant la première période, cette faction exerce son influence sur les politiques de l’État par l’entremise de ce conseil législatif. Pendant la même période, par contre, le Majlis est principalement sous le contrôle de la faction radicale. Les groupes radicaux détiennent la grande majorité des sièges dans les première, deuxième et troisième Majlis, pour la période allant de 1980 à 1991.

Le deuxième niveau de conflit entre le président et le premier ministre résulte principalement de la décentralisation du pouvoir exécutif. À ce volet, le pouvoir décisionnel est partagé entre une multitude d’institutions. Le souci d’empêcher la création d’une nouvelle dictature à l’avenir amène les dirigeants révolutionnaires à insister plus sur les questions d’équilibre du pouvoir et de décentralisation que sur celles de la cohérence et de la coordination entre les multiples institutions. Le résultat de cette décentralisation est l’impuissance des institutions dans le processus de prise de décision. Si l’on ajoute la diversité des tendances factionnelles dans les institutions, on peut facilement arriver à une fragmentation du pouvoir et, en conséquence, à des difficultés considérables dans la prise de décision. Pendant cette période, les radicaux contrôlent la plupart des institutions politiques gouvernementales. À cet égard, l’appui de l’ayatollah Khomeyni aux politiques radicales sur les plans interne et externe n’est pas négligeable[32]. La vision idéologique radicale du leader peut s’interpréter comme un appui implicite à la faction radicale. La nomination d’un leader de la faction radicale, l’ayatollah Mosavi Ardebili, comme chef du pouvoir judiciaire, peut aussi démontrer l’intention factionnelle du leader.

Pendant cette période, on constate donc des tensions quasi permanentes entre le président et le premier ministre, entre le président et le parlement et entre le parlement et le Conseil des gardiens[33]. Cependant, l’atmosphère révolutionnaire, le combat contre l’impérialisme, l’état de guerre, la prédominance des intellectuels radicaux dans la société et la position du leader de la révolution favorisent la domination de la faction radicale dans le gouvernement et le Majlis qui prescrit l’application du « socialisme islamique ». C’est ainsi que les changements politiques, y compris la formation du nouvel État, transforment le trajet du développement du pays.

L’État et la société civile

Deux types de sociétés civiles se sont développés dans la société iranienne avant la révolution et joueront un rôle crucial après la révolution islamique. Le premier type est la société civile traditionnelle qui a des racines historiques dans la société[34]. La classe des propriétaires fonciers est affaiblie par les réformes agricoles pendant les années 1960[35]. Il faut accorder une importance particulière au clergé et aux bazaris (les commerçants traditionnels), deux composantes importantes de la société civile traditionnelle[36]. Le deuxième type est la société civile moderne, qui s’est principalement développée pendant la dynastie Pahlavi[37]. La victoire de la révolution dépend en grande partie de l’alliance informelle entre les sociétés civiles traditionnelle et moderne.

La révolution islamique change également la nature des relations entre l’État et la société civile. Peu après la révolution islamique, l’alliance entre les sociétés civiles traditionnelle et moderne se transforme en une rivalité entre la société civile islamique et la société civile non islamique[38]. Après la consolidation du pouvoir, l’État islamique se dirige vers la réforme de la société civile. Le développement d’un type de société civile islamique est donc encouragé. La société civile non islamique n’a pas d’influence ni sur la société ni sur l’État. Les groupes islamiques sont dépendants de l’une ou l’autre faction de l’État.

Au niveau de la société civile économique, les propriétaires fonciers affaiblis par les réformes économiques du chah subissent encore plus de pression après la révolution islamique. Dans une atmosphère révolutionnaire et même avant la décision des dirigeants étatiques sur les réformes agraires, les conflits entre les paysans et les propriétaires fonciers sont déjà commencés. Les paysans saisissent et distribuent de grandes propriétés foncières[39]. La plupart des dirigeants révolutionnaires, y compris le leader de la révolution, défendent le droit des paysans contre la classe féodale. Avec la réforme agraire effectuée après la révolution, le reste de la classe féodale est pratiquement détruit. Ainsi, l’influence de cette classe sur les politiques de développement est négligeable.

La bourgeoisie industrielle dépendant du chah est également détruite, avec le démantèlement du régime du chah, et remplacée par le capitalisme d’État[40]. La plupart des membres de cette classe, environ mille familles, doivent quitter le pays pour s’installer en Europe ou aux États-Unis. L’affaiblissement de la bourgeoisie industrielle laisse une grande marge de manoeuvre aux conseils ouvriers. Cependant, ces conseils sont transformés par l’État islamique dans le but de mieux contrôler les entreprises et les ouvriers[41]. La plupart des nouveaux dirigeants islamiques, qui s’inscrivent dans la classe moyenne, ont des idéaux révolutionnaires et la justice sociale est au centre de leurs revendications. Toute tentative d’accumulation de la richesse ou de possession de capital est a priori condamnée. Les mots capital et capitaliste sont les mots les plus détestés dans cette société révolutionnaire. Personne n’ose parler de l’importance du capital ou de l’existence d’un secteur privé fort pour la relance de l’économie. C’est dans cette atmosphère révolutionnaire, idéologique et émotive que la plupart des industries sont nationalisées ou confisquées. Jusqu’en 1982, plus de 230 des plus riches entreprises capitalistes sont nationalisées, ce qui représente plus de 80 % du secteur privé[42]. Un capitalisme étatique remplace ainsi le secteur privé.

Avec l’affaiblissement des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie traditionnelle devient une force sociale importante. L’antagonisme entre la bourgeoisie commerciale et le capitalisme d’État marque l’histoire de l’économie politique de la Première République. La victoire de la révolution offre l’occasion exceptionnelle à l’alliance clergé-bazar de renforcer ses positions dans la société iranienne. Cependant, le sentiment révolutionnaire et la prédominance des groupes radicaux de gauche après la révolution ne permettent pas à cette alliance de dicter les politiques publiques du gouvernement. L’alliance clergé-bazar et la bourgeoisie commerciale tentent de résister aux forces révolutionnaires et radicales afin de protéger leurs intérêts politiques, économiques et culturels. Ainsi, la Première République est marquée par l’antagonisme constant entre ces types de forces sociales pour influer sur les politiques étatiques à travers des factions étatiques.

L’État et les relations internationales : la tension et l’isolement

La nature des relations entre l’État islamique et le système international change considérablement après la révolution islamique. L’application de la nouvelle stratégie de développement est conditionnée par les relations conflictuelles entre le nouvel État et le monde extérieur. Pendant la Première République, les relations entre l’État islamique et le monde sont principalement influencées par deux éléments importants : la révolution et la guerre.

La révolution bouleverse l’ancien ordre des relations extérieures et établit un nouvel ordre basé essentiellement sur l’idéologie de l’islam révolutionnaire[43]. Elle remet en question l’ordre politique et économique mondial établi par les grandes puissances et tente de créer un nouvel ordre selon les prémisses de l’idéologie révolutionnaire. La lutte contre l’Estekbar, l’impérialisme et ses alliés, la défense de tous les déshérités (Mostazafin), le soutien des groupes révolutionnaires, l’exportation de la révolution islamique, le soutien des groupes islamiques sont des tentatives pour changer l’ordre mondial et régional[44].

Les grands acteurs internationaux réagissent rapidement, d’abord pour maîtriser la révolution islamique, ensuite pour démolir le nouvel État islamique[45]. Dès la victoire de la révolution, le nouveau régime se perçoit dans un monde hostile[46]. Avec l’intention de renverser le régime islamique, les grandes puissances lancent une bataille sur plusieurs fronts où figurent, entre autres : le soutien aux groupes contre-révolutionnaires, la provocation de troubles dans certaines régions du pays, la tentative d’infiltration dans les institutions comme l’armée, le déclenchement d’une campagne de propagande à travers les médias à l’échelle mondiale, le blocus économique et, plus important, le soutien à Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran.

La relation de l’État révolutionnaire en Iran avec les grandes puissances, surtout les États-Unis, a connu des tensions et des conflits perpétuels[47]. Le renversement du régime du chah, un allié stratégique des États-Unis, a choqué les dirigeants américains qui ont admis l’échec de la CIA (Central Intelligence Agency) dans sa lutte pour neutraliser le mouvement révolutionnaire en Iran[48]. Les relations diplomatiques entre l’Iran et les États-Unis entrent dans une crise totale après l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran[49]. C’est le début d’une « guerre froide[50] » entre les deux pays, qui dure encore vingt-six ans après cet événement.

La relation entre la République islamique et les pays de la région est conditionnée par deux éléments principaux : l’impact de la révolution islamique et la guerre entre l’Iran et l’Irak. Ces deux éléments créent un climat de méfiance et d’hostilité entre l’Iran et les pays de la région pendant la Première République. D’une part, les États de la région se sentent menacés par l’expansion de l’idéologie de l’islam révolutionnaire et par la remise en question du statu quo régional ; d’autre part, le nouvel État islamique, lui aussi, se sent menacé par des voisins hostiles à la révolution islamique[51]. Cette atmosphère de méfiance engendre la tension et l’instabilité régionale[52].

Ces environnements international et régional particuliers présentent des contraintes pour le développement économique du pays. Dans ce contexte, l’État cherche, en priorité, à neutraliser les contraintes politiques et militaires. La survie de l’État exige que toutes les forces se concentrent sur les domaines de la sécurité et de la stratégie. La question du développement économique et la position du pays dans l’économie globale passent alors au deuxième plan dans les priorités de l’État. Le gouvernement doit donc envisager une stratégie radicale du développement axée sur la survie économique, sur l’indépendance et l’autosuffisance. L’application de la nouvelle stratégie, en s’appuyant sur les exportations pétrolières, garantit le fonctionnement minimal de l’économie pendant la Première République.

La nouvelle stratégie de développement : le socialisme islamique

La transformation de la structure de l’État iranien, à la suite de la révolution islamique, suivie du changement radical dans les politiques de relations internationales ainsi que dans les relations entre l’État et la société civile, entraîne des changements dans la stratégie de développement. Conformément aux caractéristiques particulières du nouvel État islamique et aux réalités politiques internes et externes, la nouvelle stratégie de développement se développe graduellement. L’atmosphère révolutionnaire, l’État islamique, la guerre, les conflits internationaux et la domination des groupes radicaux dans la société amènent le gouvernement à adopter une nouvelle stratégie de développement, le « socialisme islamique »[53].

Les principes de la nouvelle stratégie

Le rejet total de la stratégie appliquée par l’ancien régime[54] amène l’État à adopter une stratégie opposée appuyée sur « d’abord la redistribution et ensuite la croissance ». Les principes importants de cette stratégie appliquée pendant presque une décennie sont les suivants : rupture avec le capitalisme mondial, autosuffisance et autocentrage économique ; étatisme extrême dans toutes les activités économiques ; satisfaction des besoins fondamentaux et bien-être social ; redistribution équitable des revenus et de la richesse.

Le nouvel État révolutionnaire envisage un développement économique par la rupture graduelle avec le capitalisme et l’impérialisme mondial, ces derniers étant, selon lui, à l’origine du sous-développement dans les pays du tiers-monde. La méfiance à l’égard du système économique mondial figure dans la nouvelle Constitution islamique : le VIe chapitre met des obstacles infranchissables à l’intégration de l’économie nationale dans l’économie mondiale[55]. Cette vision sur l’économie mondiale amène le gouvernement à modifier les politiques de relations économiques internationales[56]. Les politiques pétrolières subissent des changements importants dans le but d’arriver à créer graduellement une « économie sans pétrole ». La modification du choix des partenaires commerciaux devient nécessaire pour se conformer aux priorités politiques. Les échanges avec les pays du Sud ont la préférence sur ceux avec les pays capitalistes du Nord. La thèse de la coopération Sud-Sud est plus acceptable que jamais. La participation des capitaux étrangers et surtout l’investissement direct dans l’économie nationale sont des sujets tabous. L’hostilité envers les compagnies multinationales et l’investissement étranger sont à l’ordre du jour[57]. Dans la pratique, la part de l’investissement étranger dans le développement économique du pays est nulle. Malgré des difficultés économiques considérables, le gouvernement n’a pas recours à l’endettement extérieur. En fait, la richesse pétrolière permet à l’État de suivre sa stratégie radicale de développement.

Le second élément de la stratégie prescrite est l’autosuffisance et l’autocentrage économiques qui complètent le premier élément. Puisque l’ancien modèle du développement a conduit l’économie à la dépendance, la nouvelle stratégie a pour objectif la transition vers un modèle autocentré de développement économique[58]. Contrairement à l’ancien modèle, l’agriculture devient l’axe du développement économique, car le gouvernement doit assurer l’autosuffisance alimentaire, particulièrement en matière de céréales[59]. L’industrie, à son tour, doit être mise au service de l’agriculture et de la production pour le marché interne[60]. Selon les articles 81-82 de la Constitution islamique, le gouvernement est responsable, entre autres, du déploiement de tous les efforts possibles pour atteindre l’autosuffisance dans tous les domaines économiques[61].

La nouvelle stratégie de développement accorde un rôle crucial et unique à l’État dans toutes les activités économiques[62]. La période révolutionnaire, la conviction idéologique, les conflits extérieurs et l’économie rentière, tout accentue le rôle dominant de l’État dans la vie sociale et économique. Il en émerge un système de capitalisme d’État semblable à celui de certains pays du tiers-monde pendant les années 1970, notamment le Brésil, le Mexique, l’Inde et l’Indonésie[63]. Dans un tel système, l’État devient un grand patron qui produit et distribue la plupart des biens et des services[64]. Il régularise et contrôle également toutes les activités économiques, de la production et du commerce extérieur jusqu’à la distribution et la consommation finale. Il impose un système de contrôle des prix et des salaires, procède au rationnement des biens essentiels, détermine le taux de change et le taux d’intérêt et possède tout le système financier et bancaire[65]. L’article 44 de la nouvelle Constitution prévoit trois secteurs dans l’économie : le secteur public, le secteur privé et le secteur coopératif. Il accorde cependant un rôle déterminant et dominant au secteur public, un rôle très marginal au privé et un rôle négligeable au secteur coopératif dans l’économie.

Contrairement à l’ancienne stratégie, la satisfaction des besoins essentiels de la population devient une priorité importante dans la nouvelle stratégie[66]. Cette composante met en valeur la nécessité et l’obligation de satisfaire les besoins – qu’ils soient individuels ou sociaux – de la majeure partie de la population. La Constitution prévoit un système de bien-être des plus ambitieux pour tous les citoyens du pays. Les articles 28 et 31 demandent au gouvernement de fournir à la population l’éducation gratuite ainsi que tous les besoins essentiels comme l’alimentation, l’habillement, l’assurance maladie, le logement, l’emploi, l’assistance sociale pour les retraités, les chômeurs, les personnes âgées, etc.[67].

Afin de remédier à l’inégalité grandissante entre les différentes couches sociales, l’État islamique insiste sur le principe « d’abord la redistribution et ensuite la croissance »[68]. Ce principe est particulièrement important dans les pays pétroliers comme l’Iran, car la moindre distorsion dans la redistribution équitable de la richesse pétrolière entraîne des effets sociaux et économiques majeurs. Les politiques adoptées visant à réaliser le principe de la redistribution équitable peuvent être classées en deux catégories : la première est le transfert direct ou indirect du capital financier. Pour cela, plusieurs centres et institutions révolutionnaires sont créés dans le but de diminuer les écarts entre les riches et les pauvres. Le ministère de la Reconstruction (Jihad-e Sazandegi) s’occupe essentiellement de fournir à la population rurale des services de base comme l’électricité, le transport, les communications et l’irrigation. La fondation des déshérités (Bonyad-e Mostazafan) et le bureau d’aide de l’Imam Khomeini (Komité Emdad) fournissent des services aux pauvres ruraux et urbains. La fondation du logement (Bonyad-e Maskan) aide à construire des logements. Le système gouvernemental du bien-être social oeuvre également à cette fin. La seconde catégorie est la redistribution de moyens de production. À cet effet, l’État prescrit les politiques de nationalisation massive des entreprises privées ou étrangères ainsi que la réforme agraire.

Les politiques économiques 

Les politiques pétrolières

Conformément à la stratégie du « socialisme islamique », l’État tente de minimiser la dépendance pétrolière en réduisant considérablement la production du pétrole[69]. Il vise de cette manière à réaliser l’objectif révolutionnaire de rupture avec l’économie capitaliste mondiale ainsi que la conservation des ressources pétrolières. L’État révolutionnaire aspire à réaliser graduellement le long rêve d’une « économie sans pétrole ». La production pétrolière chute donc de 5,7 millions de barils par jour en 1977 à 1,4 million en 1979. Le gouvernement diminue l’exportation du pétrole à son minimum, 770 000 barils par jour en 1980[70]. Pendant toute la période de la Première République, la production pétrolière totale ne dépasse pas trois millions de baril par jour. Cependant, le prix de pétrole triple après la révolution, jusqu’à atteindre presque 40 dollars le baril.

Cette réduction draconienne de la production du pétrole a également d’autres causes politiques et économiques. La grève massive des employés de l’industrie pétrolière, qui avait paralysé le régime du chah, se poursuit plusieurs mois après la victoire de la révolution[71]. De plus, pour mettre fin à la domination des compagnies étrangères sur l’industrie pétrolière, l’État résilie unilatéralement tous les accords avec l’ancien consortium[72]. Il renvoie même quelque 18 000 personnes employées dans les compagnies pétrolières étrangères. (C’est ce consortium étranger qui contrôlait la production, l’exportation et le marketing du pétrole iranien.) À tous ces éléments s’ajoutent l’embargo pétrolier des États-Unis et de leurs alliés européens, les dommages considérables causés à l’industrie pétrolière par l’invasion irakienne, ainsi que le manque d’investissement dans le secteur.

La politique de l’Iran change également du côté de l’OPEP (Organisation des pays producteurs de pétrole). Pendant la Première République, l’Iran misait sur « la limitation de la production et l’augmentation du prix », mais il n’arrive jamais à convaincre la majorité des membres de l’OPEP de suivre cette politique[73]. La guerre pétrolière entre les États arabes du golfe Persique et l’Iran s’ajoute à la guerre Irak-Iran et à la tension entre l’Iran et l’Ouest[74]. Alors que la part de l’Iran dans la production de l’OPEP chute de 17 % en 1978 à 6 % en 1981, celle de l’Arabie saoudite grimpe de 28 % à 44 %[75].

À partir de l’hiver 1982, l’État islamique est forcé de réviser sa politique pétrolière, qui ne répond plus aux besoins urgents de l’économie[76]. Les dépenses du gouvernement augmentent considérablement alors que ses revenus diminuent. Après 1982, la guerre entre dans une nouvelle phase offensive et, au fur et à mesure que la guerre avance, les dépenses augmentent. L’expansion sans précédent du secteur public et la création de plusieurs fondations révolutionnaires ajoutent au fardeau financier considérable du gouvernement. Conséquemment, le seul espoir consiste à retourner à l’ancienne politique économique pétrolière. Encore une fois dans l’histoire iranienne, l’État se dote de l’arme du pétrole pour surmonter sa crise politique et économique et pour garantir sa survie dans une région turbulente. Ainsi, le principe de l’économie sans pétrole perd pratiquement son sens. Désormais, la « première priorité » de l’État est l’augmentation de la production du pétrole par tous les moyens possibles.

Les politiques agricoles

Après la révolution, l’État islamique tente de corriger les erreurs du passé et accorde la priorité la plus élevée à l’agriculture. Ce secteur devient l’axe du développement économique, car une grande partie de la population totale (soit 52 %) vit encore dans les campagnes. Puisque ce secteur est devenu le pôle de la stratégie de développement, d’autres secteurs doivent s’ajuster aux besoins du secteur agricole. L’industrie, elle aussi, doit servir les besoins technologiques de l’agriculture et y répondre. L’objectif est d’atteindre l’autosuffisance en matière agricole, précisément dans la production des céréales, et ce, sur une période de dix ans. Cet objectif est explicitement écrit dans le plan quinquennal du gouvernement en 1982[77].

Pour atteindre cet objectif, l’État préconise les politiques suivantes : le changement de la structure institutionnelle, la création des nouveaux organismes, l’amélioration des infrastructures rurales, la réforme du système d’éducation, l’investissement dans la recherche, l’investissement dans l’irrigation et l’expansion de la mécanisation[78].

Les changements institutionnels préconisés par l’État ont pour objectif la justice sociale ainsi que la croissance accélérée de l’agriculture. Selon les groupes révolutionnaires, la terre est inégalement répartie entre un petit groupe de grands propriétaires et un vaste groupe de paysans. En plus, une partie des paysans ne possèdent pas de terre et travaillent comme ouvriers agricoles. En 1980, l’État prescrit des réformes agraires pour effectuer de grandes transformations institutionnelles[79]. Les buts visés sont : détruire la puissance économique et politique des grands propriétaires fonciers, créer une société rurale plus égalitaire, accélérer la création des coopératives agricoles, accroître les investissements, en conséquence augmenter la production agricole[80]. Selon la Commission de sept membres, jusqu’en 1990, 1,25 million d’hectares de terre sont distribués à 220 000 familles paysannes et 850 000 hectares sont temporairement distribués aux paysans pour exploitation temporaire. De ce transfert temporaire, 130 000 hectares sont concédés de façon permanente à 20 000 familles rurales jusqu’en 1990. Cela démontre la réussite limitée des réformes agraires[81]. En 1987-1988, le nombre de coopératives de services atteint 3117 et leurs membres 4,1 millions, avec un capital total de 57 milliards de rials. En 1991, toutes les organisations coopératives passent sous le contrôle du nouveau ministère, le ministère des Coopératives.

Quelques ministères et organismes existaient déjà pour s’occuper des affaires agricoles [82]. Cependant, une nouvelle institution parallèle appelée « le ministère du Jihad-e Sazandegi » est créée en 1979. C’est une institution révolutionnaire sur une base volontaire dont le champ d’action est essentiellement les zones rurales et dont les objectifs sont d’améliorer le standard de vie des paysans, de construire et de maintenir des infrastructures dans les régions rurales. Elle fournit également de l’eau, de l’électricité et une aide aux services de santé. Elle améliore les réseaux traditionnels d’irrigation et déploie beaucoup d’efforts pour amener l’électricité en zone rurale. Le nombre de villages qui ont accès à l’électricité augmente ainsi de 4500 en 1978 à plus de 9000 en 1983, pour ensuite dépasser 12 000 en 1993[83]. Graduellement, elle étend ses activités à d’autres domaines comme la recherche, l’industrie rurale et la construction. Cette institution, la plus grande responsable du développement dans les zones rurales, compte quelque 55 000 employés, comparativement au ministère de l’Agriculture qui en a 74 000[84].

Les politiques d’industrialisation

La critique intense de la stratégie d’industrialisation adoptée par l’ancien régime amène l’État islamique à apporter certaines modifications à sa stratégie d’industrialisation. L’application de la version du socialisme islamique accorde la priorité à l’autosuffisance industrielle et à la création d’une industrie endogène[85]. Selon cette vision, les différentes étapes de l’industrialisation par substitution des importations (ISI) doivent se réaliser de façon parallèle. Les produits de consommation importés, mais également les biens intermédiaires et les capitaux, doivent être remplacés par des produits locaux.

Cependant, cette stratégie demande des investissements plus grands dans le secteur industriel. La stratégie ISI elle-même exige l’implication des pays développés et des compagnies multinationales dans le processus d’industrialisation, parce que l’industrie dépend de la technologie, du capital et du savoir-faire des grandes compagnies internationales. D’une part, l’État met plusieurs obstacles insurmontables à la participation de l’investissement direct étranger. D’autre part, la révolution, l’instabilité politique, les multiples conflits internes et externes découragent les investisseurs étrangers. Le risque élevé et le rendement prévu à long terme découragent également le secteur privé de contribuer à ces investissements. À l’intérieur de cette stratégie, le moteur de l’industrialisation est donc l’investissement public des entreprises d’État.

L’expansion extraordinaire du secteur public se concrétise par deux méthodes complémentaires après la révolution : la confiscation et la nationalisation[86]. À la suite de la décision du Conseil de la révolution concernant « la protection et le développement des industries », presque toutes les grandes entreprises privées associées aux élites industrielles et commerciales de l’ancien régime sont confisquées ou nationalisées. Cette décision permet à l’État de prendre le contrôle de centaines d’entreprises agro-industrielles, manufacturières, minières, de transport, de construction, des bureaux d’études et d’ingénieurs-conseils, d’assurances et des banques. Après la nationalisation des entreprises industrielles, la part de l’État dans ce secteur passe de 39,5 % à 70,7 % du capital, tandis que la part du secteur privé tombe de 44,6 % à 13,4 %. Le centre statistique de l’Iran révèle que, après la révolution, parmi 4502 grandes compagnies, 4074 appartiennent au secteur public[87].

L’industrie du pays bénéficie des multiples politiques protectionnistes de l’État. Elle est lourdement protégée par des politiques commerciales basées sur des barrières tarifaires et non tarifaires. Le pays applique des tarifs douaniers élevés, interdit totalement l’importation de certains produits et applique des restrictions quantitatives sur l’importation des produits autorisés[88]. L’État accorde des subventions massives aux industries par différents moyens. La manipulation des taux de change surévalués est un moyen d’encourager l’importation de biens intermédiaires et de capitaux[89]. L’industrie profite de l’allocation de devises étrangères au taux officiel ainsi que de matières premières et de l’énergie à prix réduit. Ces politiques protectionnistes sont accompagnées de politiques financières et monétaires qui garantissent l’accès des industries au capital de financement. Selon cette politique, les banques spécialisées doivent fournir du capital aux industries. Puisque le système bancaire a été nationalisé, cela signifie que le gouvernement fournit directement des fonds aux entreprises industrielles. Les banques deviennent des créditeurs d’entreprises en faillite.

La crise du secteur industriel

Dans l’ensemble du secteur économique, c’est le secteur industriel qui enregistre la pire performance pendant la Première République. C’est la raison principale du déclin annuel de 0,7 % du PIB (produit intérieur brut) en termes réels pendant toute cette période. Le président Rafsanjani annonce en 1989 que l’industrie a fonctionné à 40 % de sa capacité en moyenne pendant huit ans[90]. Du côté du secteur manufacturier, la crise est encore plus profonde. L’utilisation de la capacité du secteur diminue graduellement, dans certains cas, jusqu’à moins de 25 % de la capacité totale. Selon le centre statistique de l’Iran, les grandes entreprises industrielles ne fonctionnent jamais à plus de 70 % de leur capacité, certaines fonctionnant même à moins de 11 %. Quatre catégories d’industries (le papier, le textile et les outils de machinerie, les produits chimiques et les aliments et boissons) fonctionnent à 60 %-64 % de leur capacité. L’industrie du métal de base fonctionne à 70 % et l’industrie lourde subit des pertes annuelles considérables[91].

La faible performance de l’industrie et surtout des entreprises manufacturières s’explique par différents facteurs politiques et économiques. Le plus important est la chute de la production et de l’exportation du pétrole après la révolution, ce qui cause directement la chute de la production industrielle. En général, la dépendance de l’économie envers les importations augmente. En moyenne, 57 % des matières premières utilisées par les unités industrielles viennent de l’extérieur ; cette proportion atteint 85 % dans des industries comme la pulpe et le papier (qui sont à la merci de l’importation des matières premières et des équipements), alors que pour la machinerie, les machines-outils et les produits métallurgiques, cette dépendance est de 76 % ; par ailleurs, elle est respectivement de 30 % et de 62 % pour l’industrie des aliments et boissons et pour les équipements. L’économie iranienne étant une économie pétrolière, les coûts d’importation des biens intermédiaires et des capitaux sont entièrement financés par l’exportation du pétrole. La performance du secteur industriel, comme toute l’économie, est donc affectée par la fluctuation constante du marché pétrolier.

Malgré la diminution importante de la production dans les entreprises industrielles de l’État, l’emploi dans ce secteur ne diminue pas pour autant[92]. En plus, il n’existe pas une relation positive entre la productivité et les salaires. Ce ne sont pas les considérations économiques et le calcul de coût/bénéfice, mais plutôt les considérations politiques et sociales qui déterminent le niveau du salaire. Il faut noter que les salaires ont déjà augmenté vers la fin de l’ancien régime dans un effort de mettre fin aux grèves généralisées dans les industries. Sous la pression des mouvements révolutionnaires, les salaires des ouvriers augmentent malgré le déclin de leur productivité. Par conséquent, la part de salaire dans la valeur ajoutée du secteur manufacturier augmente de 23 % pour la période 1967-1975, pour atteindre 54 % pour la période 1980-1985 et ensuite diminuer à 45 % pour la période 1987-1990[93]. Ce déséquilibre entre la productivité et les salaires réduit les fonds disponibles pour l’investissement et la rénovation des équipements, ce qui met en danger la survie des entreprises en déficit. Les déficits des entreprises de l’État constituent la principale source des déficits budgétaires chroniques.

La diminution de la production industrielle et la crise des entreprises d’État sont des causes majeures de déséquilibre économique. Les politiques d’industrialisation non seulement n’allègent pas les problèmes de balance des paiements, mais elles les aggravent. Les pertes des entreprises publiques sont couvertes par le budget général de l’État. Le déficit de ces entreprises signifie le déficit de tout le secteur public. Dans ce cas, la contribution du secteur public à l’épargne nationale est négative. Le rôle de la rente pétrolière pour surmonter la crise et pour sauver le secteur public devient vital, mais insuffisant. C’est ainsi que l’accumulation annuelle des déficits budgétaires du gouvernement provoque la crise économique.

Le commerce extérieur

Le système d’échanges évolue dans le contexte de la stratégie globale. On établit plusieurs principes dans le choix des politiques commerciales. Ces dernières doivent viser l’objectif de réduire au minimum la dépendance et la vulnérabilité du pays face aux pays capitalistes avancés. La diversité des partenaires commerciaux est un moyen d’atteindre cet objectif. Les restrictions quantitatives sont envisagées à la lumière des revenus pétroliers et des politiques de protection de l’industrie nationale. L’interdiction d’importer des produits de luxe est préconisée pour combattre la culture occidentale de consommation.

L’exportation

Le commerce extérieur de l’Iran est entièrement déterminé par l’exportation du pétrole [94]. Malgré la diminution considérable des exportations pétrolières après la révolution, leur valeur atteint 20 milliards de dollars en 1983, grâce à l’augmentation des prix. Mais, avec la chute des prix du pétrole, les revenus pétroliers tombent à 6 milliards de dollars en 1986, pour remonter à 10,7 milliards de dollars en 1987. Contrairement à l’objectif fixé, la part du pétrole dans la valeur totale de l’exportation augmente pendant la Première République, fournissant plus de 95 % des devises étrangères.

Pendant la Première République, les exportations non pétrolières sont très faibles[95]. La part des exportations non pétrolières varie de 1,5 % à 12,8 % de la valeur totale des exportations[96]. Pendant les années 1979-1985, la part de l’exportation non pétrolière est en moyenne de 3 %. La valeur de ces exportations diminue de 25 % pendant cette période. Elles se redressent ensuite durant les années 1986-1988. C’est en 1987 que ce type d’exportation arrive à son point culminant après la révolution, soit 1161 millions de dollars. La chute des revenus pétroliers et la crise économique ne laissent pas d’autre choix au gouvernement que d’augmenter les exportations non pétrolières. Certaines initiatives comme l’instauration d’un taux de change préférentiel sont prises afin de promouvoir ces exportations. Cependant, les termes de l’échange les défavorisent. Malgré l’augmentation du volume des exportations, leur valeur n’augmente pas pour autant parce qu’une partie importante de ces exportations est constituée de matières premières dont le cours est en baisse sur le marché global.

Les exportations non pétrolières se divisent en trois grandes catégories : les produits agricoles et traditionnels, les produits industriels et les minéraux. Les produits traditionnels et agricoles constituent la part la plus importante des exportations. Ils comptent pour 70 % des exportations non pétrolières en 1976, 90 % en 1983, 80 % en 1985 et 85 % en 1986. Dans cette catégorie, les exportations de tapis représentent 28,5 % du total en 1973, 30,3 % en 1978, 27,9 % en 1983 et 30,4 % en 1985[97]. Les pistaches et le caviar sont de la première catégorie. Les biens minéraux ne comptent que pour 2 % du total en 1976 et 3 % en 1987[98].

La structure des exportations non pétrolières change au détriment des produits industriels. Selon les statistiques, l’exportation des produits manufacturés est la plus faible composante des exportations non pétrolières. Les statistiques officielles montrent une diminution importante de la part de l’exportation des produits industriels après la révolution islamique. Cette part est de 28 % en 1976, de 4 % en 1980-1981, de 7,3 % en 1984, de 7,6 % en 1985 et de 12 % en 1986. Les composantes de cette catégorie sont le textile avec 35 % en 1973 et 45 % en 1981, les produits chimiques avec 15 % en 1974 et 27 % en 1979[99].

On peut conclure qu’un changement important dans la structure des exportations non pétrolières s’est produit après la révolution. Les exportations de produits agricoles et traditionnels représentent la partie la plus importante parmi les exportations non pétrolières, alors que l’exportation de produits industriels et manufacturés est en chute libre.

La performance économique

La révolution islamique ne change pas la place du pays dans la division internationale du travail. Malgré les hauts et les bas d’exportation du pétrole, l’économie reste entièrement dépendante de ce produit et l’exportation pétrolière constitue, avec 90 % des revenus d’exportation, la source majeure de devises étrangères. Cependant, l’État a un contrôle très limité sur la production, l’exportation et le prix de son pétrole[100]. Le choc pétrolier et les fluctuations du marché mettent le sort de l’économie à la merci des forces internationales. Comme toujours, la croissance économique et les cycles des variables macroéconomiques suivent la croissance et la fluctuation des revenus pétroliers[101]. Une simple comparaison entre le cycle du PNB et la fluctuation des revenus pétroliers le démontre[102]. Cela signifie que l’économie pétrolière est un trait incontournable de l’économie iranienne et que l’État rentier est également un trait fondamental de l’État islamique. Cette constatation annonce l’échec du programme de l’État islamique qui vise à changer la structure profonde de l’économie.

Après presque une décennie de l’application de la nouvelle stratégie, l’économie iranienne fait face à de multiples crises chroniques à la fin de la Première République. La crise la plus importante est la chute de la production qui a entraîné un déséquilibre constant de la demande et de l’offre. Le déséquilibre entre les dépenses et les revenus de l’État entraîne des déficits budgétaires grandissants tout au long de la période. Le taux de chômage élevé conjugué au taux d’inflation élevé crée également une stagflation continue.

Dans le cas de l’Iran comme pays pétrolier, le changement structurel de l’économie est le facteur le plus important dans l’évaluation de politiques économiques adoptées par l’État. Ce changement structurel doit viser à diminuer le rôle du pétrole comme la seule source de devises étrangères. Malgré les hauts et les bas d’exportation du pétrole, l’économie reste entièrement dépendante du pétrole et l’exportation pétrolière constitue, avec 90 % des revenus d’exportation, la seule source majeure de devises étrangères[103]. Ainsi, la place du pays dans la division internationale du travail ne change pas après la révolution islamique.

Comme toujours, la croissance économique et les cycles des variables macroéconomiques suivent la croissance et la fluctuation des revenus pétroliers[104]. La production des biens et des services diminue considérablement après la révolution. Pendant la Première République, le PIB est pratiquement en stagnation. Le PIB réel (au prix constant de 1997-1998) régresse de 219 187 milliards de rials en 1979 à 180 820 milliards de rials en 1988, le même que seize ans auparavant[105]. En 1989, le PIB est inférieur de 11 % par rapport à celui de 1977.[106] De 1979 à 1987, le PIB par habitant diminue de 47 % (au prix de 1974), une diminution annuelle moyenne de 5,2 %, pour s’établir à 54 000 rials (au prix de 1974), le même prix que vingt ans plus tôt. Il s’agit d’une chute de 50 % par rapport au PIB par habitant en 1976. Il faut noter que le taux annuel moyen de croissance de la population est de 3,5 % pour la période allant de 1979 à 1988[107].

Malgré les problèmes économiques des années 1980, le secteur agricole connaît la performance la plus importante par rapport aux autres secteurs économiques[108]. Il enregistre une croissance continue moyenne de 4,7 % par an pendant cette période [109]. La part de l’agriculture dans le PIB augmente aussi : elle passe de 9,5 % en 1977-1978 à 23,8 % en 1988-1989, en partie à cause de la diminution globale du PIB, mais aussi grâce à la croissance continue de la production agricole. La part du secteur industriel dans le PIB ne change pas beaucoup. Elle est de 19,4 % en 1977-1978 et de 17,2 % en 1988[110]. Même cette part du secteur dans le PIB est due au déclin du pétrole et non à l’augmentation de la valeur ajoutée de l’industrie. Dans l’ensemble du secteur économique, c’est le secteur industriel qui enregistre la pire performance pendant la Première République. L’utilisation de la capacité du secteur fluctue de 40 % à 70 %. Certaines industries fonctionnent même à moins de 11 % de leur capacité. Le taux de croissance moyen annuel du secteur est de 0,06 % pendant cette période, comparé à 6,6 % de 1976 à 1978.

Selon les sources officielles, le taux moyen annuel d’inflation est de 16,8 %. L’indice des prix du gros augmente à 25,1 % et celui des prix au détail à 23,7 % en 1986. Ils augmentent à 27,7 % et à 29,7 % respectivement en 1987[111]. Toutes les statistiques confirment l’augmentation de taux de chômage pendant les années 1980[112]. Toujours selon les sources officielles, le taux de chômage en 1979-1980 est de 11 % et en 1988-1989 de 16 %[113]. Les forces du travail sont de 12,8 millions, dont 1,8 million de chômeurs. Par contre, selon les sources privées, le taux de chômage est de 28,6 % en 1986-1987, soit 3,8 millions de chômeurs[114].

Conclusion

Nous avons constaté que différentes stratégies de développement ont été appliquées avant et après la révolution islamique en Iran. La stratégie d’industrialisation a été appliquée par le dernier chah de 1960 à 1978, alors que le nouvel État islamique a instauré une stratégie radicale de « socialisme islamique » pendant la Première République, de 1979 à 1988. Nous avons tenté d’expliquer ces changements dans les stratégies de développement en fonction du modèle présenté dans le cadre théorique. Nous inspirant de l’approche néo-institutionnaliste, nous avons examiné le changement dans les stratégies de développement économique à la suite de changements dans les facteurs politiques. Nous avons démontré que ces changements dans les stratégies de développement peuvent s’expliquer par les changements et la transformation dans les institutions politiques, particulièrement l’État.

Nous avons aussi démontré que l’interaction et la configuration particulière de quatre facteurs – l’État, la société civile, le système mondial et les idées – déterminent le choix et le changement des stratégies de développement. La révolution islamique a changé la structure politique de l’Iran en 1979. L’État a connu des bouleversements dans ses structures ainsi que dans ses relations avec la société civile et avec le système international. La continuité de l’État rentier, le factionnalisme, la multiplication des centres décisionnels et la désécularisation ou l’islamisation de toutes les institutions politiques, économiques et sociales sont des éléments importants de l’État islamique qui déterminent la trajectoire du développement politique et économique du pays. Pendant la Première République, l’atmosphère révolutionnaire, l’état de guerre, la prédominance des intellectuels radicaux dans la société et la position du leader de la révolution ont favorisé la domination de la faction radicale dans l’État et la société. Les relations internationales de l’État islamique sont principalement conditionnées par la révolution et la guerre. Cela a provoqué des relations conflictuelles entre l’Iran et la plupart des pays dans le monde, ainsi que son isolement.

Conformément à la nature et aux caractéristiques particulières de l’État islamique et au contexte politique interne et externe, une nouvelle stratégie de développement a été appliquée pendant la Première République : la stratégie du « socialisme islamique » a été prescrite comme une stratégie alternative pour remédier à tous les problèmes sociaux économiques créés par l’ancienne stratégie de développement.

Après avoir eu recours à cette nouvelle stratégie pendant presque une décennie, l’économie iranienne a fait face à de multiples crises chroniques à la fin de la Première République. La crise la plus importante a été la chute de la production, qui a entraîné un déséquilibre constant de la demande et de l’offre. Le déséquilibre entre les dépenses et les recettes de l’État a laissé des déficits budgétaires grandissants tout au long de la période. Le taux de chômage important conjugué au taux d’inflation élevé a créé une stagflation continue. Cependant, malgré la guerre et l’embargo américain, en dépit aussi de la chute des revenus pétroliers et du refus de recourir à l’emprunt extérieur, le gouvernement a réussi à subvenir aux besoins essentiels de la population.

En étudiant le cas iranien, comme un cas exemplaire, nous avons tenté de démontrer que le néo-institutionnalisme possède la capacité d’expliquer non seulement la continuité et la permanence, mais également le changement et la transformation des politiques publiques. Afin de renforcer cette idée, nous effectuerons une autre recherche sur le changement dans la stratégie de développement pendant la Deuxième République, de 1989 à 1997. Nous appuyant sur le même modèle explicatif, nous tenterons d’expliquer l’application de la stratégie libérale de développement concrétisée dans les programmes d’ajustement structurel pendant la Deuxième République.