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Partie prenante des dynamiques sociopolitiques des pays libéraux, les médias oeuvrent à l’émergence de représentations diversifiées dans l’espace public, tant par leur nature intrinsèque (écrits, audiovisuels, électroniques) que par leurs productions spécifiques (informations, divertissements artistiques, culturels ou populaires). Remettant en question un modèle des médias axé sur la spectacularisation, la simplification et la personnalisation sur fond de contrôle politique ou économique, cette analyse entend questionner les médias comme révélateurs des dynamiques sociales précédant et accompagnant la définition et la mise en oeuvre de politiques publiques. En effet, les médias de masse diffusent leurs programmes de manière continue (flux), et l’analyse de ces derniers sur le temps long permet de mieux appréhender l’émergence et les transformations dans l’espace public de questions débattues, puis mises en oeuvre sur le plan politique. Les médias apparaissent ainsi comme des metteurs en scène essentiels d’une offre d’enjeux sociaux.

La médiatisation de la lutte contre le cancer est ainsi une thématique récurrente depuis le début des années 1970 à la télévision française. Prenant en considération différent types de programmes (fiction, magazines et journaux télévisés) sur plusieurs décennies[1], cet article s’intéresse à l’émergence de la question publique du cancer en France, questionnant les enjeux des acteurs en présence (médiatiques et politiques essentiellement). Cette synthèse se fonde par ailleurs sur un ensemble de recherches antérieures sur la question de la santé, et plus précisément du cancer, dans l’espace public[2].

La lutte contre le cancer, cause légitimante puisque fondée sur l’entraide, le secours et l’empathie, est une question politique portée par des acteurs institutionnels de longue date, de même qu’une question médiatique construite sur plusieurs décennies. Cette médiatisation est variée et complexe, porteuse de stéréotypes, mais reste loin d’une simplification stratégique univoque : des fictions diverses, des programmes informatifs routiniers de même que de nouvelles émissions de société traitent assez largement du cancer depuis les années 1970. Ce sont ces types de médiatisation qui seront identifiés et présentés dans une première partie afin d’en souligner la variété.

Toutefois, le lancement en juillet 2002 par le chef de l’État, Jacques Chirac, d’un plan de lutte contre le cancer, largement repris par la télévision à l’instar des autres médias et présenté comme un chantier prioritaire, semble devoir durablement modifier la politique de lutte contre le cancer en France, de même que ses représentations. Le président de la République française, Jacques Chirac, semble dès lors s’impliquer fortement et personnellement dans cette action. Ces faits ne sont pas isolés et propres au champ politique : nous verrons comment depuis les années 1970 la télévision évoque le cancer de manière croissante dans ses programmes. La lutte contre le cancer, cause sans adversaire au sens qu’en donne Philippe Juhem[3], sera donc analysée à travers ses mises en scènes politico-médiatiques dans une deuxième partie : nous tenterons d’exposer alors comment cette cause sans adversaires devient légitimante pour le pouvoir politique. Ainsi sera posée la question de la simplification des enjeux et de l’action publique, dont les médias (presse écrite surtout mais aussi télévision) constituent des relais nécessaires, comme le souligne Erick Neveu :

En supposant même que n’existent plus ni les grands récits, ni les « grands débats » d’antan, il demeure que l’État et ses ramifications prennent de grandes décisions, qui, pour ne pas toujours obéir à l’idéal de publicité, passent cependant par des moments de débats, de concertation avec des porte-parole, de mise en scène de rituels bureaucratiques de la discussion (la commission, le rapport officiel, le colloque), et souvent même de déploiement dans l’espace public de campagnes de « communication » inspirées des procédés de la publicité et du marketing[4].

Les formes différenciées de la médiatisation du cancer par la télévision

Avant d’aborder le lancement d’un Plan Cancer en 2002, il s’agit de montrer que cette mesure politique intervient dans un contexte médiatique favorable. Depuis les années 1970, en effet, la télévision évoque de manière croissante la question du cancer, en y appliquant toutefois ses propres contraintes discursives, bien éloignées de celles du discours de la recherche et de la rationalité scientifiques, comme l’explique Igor Babou au sujet du « cerveau vu par la télévision » : la télévision, « en tant qu’institution disposant de ses propres systèmes de valeurs, et composée d’acteurs qui les assument, ne produit pas un décalque des représentations sociales. Si la rationalité fonctionne comme une matrice culturelle, elle ne structure qu’en partie le discours télévisuel : celui-ci dispose d’autonomie[5]. »

En effet, les médias et en particulier la télévision impriment leur marque aux discours produits par les différents champs sociaux, qu’il s’agisse du champ scientifique, comme le soulève Igor Babou, ou du champ politique, touché depuis une quinzaine d’années, comme l’a montré Erick Neveu, par une « psychologisation du politique », qui « progresse avec d’autant plus de vigueur qu’elle rencontre une tendance lourde de la télévision contemporaine, celle d’une contamination entre des genres télévisuels aux frontières naguère plus étanches »[6].

Des genres télévisuels hybrides touchant l’action politique (talk-shows divertissants ou émissions dévoilant l’intimité des acteurs politiques), une autonomie du discours télévisuel vis-à-vis de la rationalité scientifique : le constat dressé par ces auteurs est celui d’une marque imposée par la télévision aux discours scientifiques et politiques lorsque ces derniers sont médiatisés. Le cas particulier du cancer révèle les enjeux de la médiatisation télévisée d’une question à la confluence des champs politique et scientifique : de quelle(s) manière(s) la question du cancer est-elle traitée par le média télévisuel ? À travers quel(s) genre(s) et selon quelle(s) logique(s) à la fois médiatique(s) et sociale(s) ?

Le cancer semble bien illustrer l’existence de rapports de causalité complexes dans l’émergence des questions socialement audibles. Nous allons ainsi nous attacher à examiner comment une maladie évoquée par les médias de longue date, le cancer, devient depuis quelques années davantage audible. Pour ce faire, nous allons mettre en évidence la médiatisation croissante de cette question sur un plan quantitatif. Cette accumulation d’occurrences médiatiques sur le cancer crée une « mémoire discursive »[7], par laquelle les discours (médiatiques et politiques) deviennent tout à la fois dicibles et audibles.

Une première partie traitera d’abord de la fiction télévisée sur le cancer (sans bornes temporelles pour prendre en compte le long terme), avant de s’intéresser au cancer tel que les journaux télévisés (JT) et les magazines de télévision l’abordent. Il s’agit de montrer comment la télévision tente de définir une information de service (information destinée à apporter une ressource, une aide aux publics-citoyens dans leur vie quotidienne) en rapport avec certaines évolutions sociales majeures (notamment issues de l’épidémie de sida).

La variété des fictions abordant le thème du cancer

Reprenant le corpus d’un article consacré à la présence du cancer dans les fictions diffusées à la télévision, nous envisageons ici ces fictions comme l’une des formes de médiatisation de cette maladie. Pour ce faire, nous avons pris en compte dans ce corpus trois catégories de fictions télévisées – les films de cinéma, les films de télévision, les séries et feuilletons – diffusées sur l’une des six chaînes hertziennes françaises « historiques »[8]. Toutes ces fictions ont en commun qu’elles sont reçues par les téléspectateurs en début de soirée, en heure de grande écoute (l’anglicisme prime time étant utilisé en France), et d’être visionnées indifféremment sans que leur type ou catégorie (série télévision, téléfilm, cinéma) ait une importance déterminante : ainsi considérées, ces fictions a priori disparates constituent en réalité un type spécifique de programme. Plusieurs sources ont été mobilisées (bases de données de l’Institut national de l’Audiovisuel (INA), de Télérama, de la presse écrite quotidienne) et, au terme du recensement, 136 fictions sur le cancer diffusées à la télévision ont été répertoriées[9].

La première constatation est celle de l’émergence récente du cancer dans les fictions télédiffusées. Certes, le cinéma avait depuis quelques décennies traité du cancer, mais les fictions sur la question ne sont diffusées à la télévision qu’après 1975. Elles sont ensuite de plus en plus nombreuses et triplent ou davantage chaque décennie (1975-1985 : 8 fictions ; 1986-1995 : 32 fictions ; 1996-2006 : 96 fictions).

La deuxième constatation concerne les chaînes qui diffusent ces fictions. Présentées à 62,5 % sur les chaînes publiques (France 2, France 3 et France 5-Arte), les fictions sur le thème du cancer semblent demeurer une préoccupation de « service public ». Toutefois, les chaînes privées (TF1, Canal + et M6) connaissent une croissance de ce type de diffusion, comme l’indique le graphique 1.

Graphique 1

Nombre de fictions abordant le thème du cancer diffusées à la télévision française au cours des trois dernières décennies. Répartition chaînes publiques / chaînes privées

Nombre de fictions abordant le thème du cancer diffusées à la télévision française au cours des trois dernières décennies. Répartition chaînes publiques / chaînes privées

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Le service public domine effectivement et les chaînes privées voient une croissance très nette de la programmation de fictions touchant au cancer. Le détail de cette programmation indique que, selon les publics visés par les chaînes de télévision, deux types se dégagent en dépit du régime juridique de la chaîne :

  • Une programmation télévisuelle et sérielle : incarnée par les chaînes « grand public », TF1, M6 (privées) et France 2 (publique), elle est constituée prioritairement de produits télévisuels, avec une prédominance de séries et de feuilletons.

  • Une programmation de « création » : apanage de chaînes publiques, France 3, France 5 et Arte – dites culturelles –, dont les chiffres d’audience sont bien moindres que les autres chaînes hertziennes, TF1, M6 ou France 2. Ce type de programmation donne davantage d’importance aux oeuvres cinématographiques et aux téléfilms unitaires. Canal +, chaîne privée cryptée centrée sur les films de cinéma, entre aussi dans cette catégorie.

Cependant, le point central est la progression généralisée du nombre de fictions consacrées au cancer diffusées, toutes chaînes confondues. TF1 et M6, chaînes les plus impliquées dans la concurrence commerciale, connaissent une croissance moindre que les chaînes publiques. Mais cet élément est à relativiser du fait de la forte audience de la première chaîne française, TF1. En effet, cette chaîne a récemment introduit des problématiques liées au cancer dans certains feuilletons et séries très populaires dont les héros « récurrents » fidélisent plusieurs millions de téléspectateurs (« Une famille formidable », « Joséphine ange gardien »).

Outre cette croissance manifeste de la diffusion d’oeuvres fictionnelles télévisées sur le cancer, il convient de noter la grande variété des genres offerts aux publics. Nous avons ainsi déterminé cinq types de fictions diffusés à la télévision française depuis les années 1970, eu égard à leurs conditions de production, puisque la télédiffusion « aplanit » ces différents statuts.

Premier type, les films de cinéma classique ou d’« auteur » (catégorie de sens commun distincte des films « grand public ») diffusés par la télévision (sur des chaînes de service public) peuvent se référer à des contextes socioculturels très divers (du Japon des années 1950 à l’Italie des années 1990) et aborder le cancer aussi bien par la question de l’angoisse née du questionnement (Cléo de 5 à 7) que du traitement médical stricto sensu (Haut les coeurs !). Le cinéma hollywoodien, deuxième type, se réfère lui aussi à des formes de narration très diversifiées, qu’il s’agisse de mélodrames (Love Story, Ma meilleure ennemie) ou de récits oniriques et initiatiques (Big Fish) : quoi qu’il en soit, ce type de fiction se caractérise par de fortes audiences en raison de sa programmation sur des chaînes prédominantes. Les téléfilms connaissent eux aussi une grande variété de formes et de récits. Les téléfilms français – en fort essor ces dernières années (troisième type) – se caractérisent globalement par un point commun : il s’agit généralement de suivre un individu de manière « réaliste » dans sa vie quotidienne avec la maladie, du diagnostic à l’issue, favorable ou fatale. Ce type de schéma est également présent dans les téléfilms étrangers (quatrième type), qui en revanche introduisent parfois certaines ruptures, soit par un traitement volontairement décalé et dérangeant (Les Bourses ou la Vie), soit par la dureté des questionnements soulevés comme dans Mon combat (Bel esprit). Ce téléfilm américain de Mike Nichols consacré au cancer de l’universitaire Vivian Bearing est présenté par le magazine Télérama (no 2771, 23 février 2003) en ces termes : « Mon Dieu, je crois que je vais dégueuler mon cerveau. Mais si je dégueulais réellement mon cerveau, ce serait une grande perte pour ma discipline. Tout Vivian Bearing, universitaire respectée, est contenu dans cette phrase. » Enfin, un cinquième type, les séries télévisées toutes origines confondues, introduisent un grand nombre de récits relatifs à la maladie (notamment les séries médicales, genre qui connaît un succès croissant).

Un autre critère de la variété des fictions envisagées peut être pris en compte : les importations croissantes de programmes télévisuels. En effet, plus de la moitié des documents recensés dans le cadre de cette étude (54,4 %) ne sont pas produits en France ; 40,9 % du total sont en effet des oeuvres anglo-saxonnes. Ces importations traduisent un rapprochement des logiques télévisuelles française et nord-américaine, phénomène qui n’est pas propre à la France mais qui dénote une évolution des modes de médiatisation fictionnels du cancer.

Comme nous venons de le voir, la variété des types de fictions (par type ou origine) due à la variété des publics et des stratégies de programmation produit au final une médiatisation diversifiée des questions liées au cancer. L’information et les magazines télévisés révèlent des logiques de médiatisation du cancer elles aussi fortement différenciées, fondées sur une routinisation et une place croissante laissée aux malades.

Journaux télévisés et magazines de télévision : des discours informatifs routiniers

Le discours informatif a investi la question du cancer depuis de longues années et ce, de façons très diverses. Ce discours télévisuel sur le cancer est en constante adaptation à la fois aux évolutions sociétales (place des malades, images liées à la maladie, militantisme, etc.) et aux mutations structurelles des médias (industrialisation de l’information, développement des magazines de santé, etc.). L’analyse de l’évolution quantitative des sujets sur le cancer (analyse des JT et des magazines de télévision, spécialisés ou non, de 1995 à 2005) dénote l’existence d’un discours routinier aux thèmes variés, marqué de manière récente par l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux thèmes.

Ce discours routinier sur le cancer est appréhendé par le biais d’une évaluation quantitative de la présence du cancer à la télévision et d’une analyse de contenu. Cependant, seule une analyse sur un temps long révèle les évolutions lentes du discours et de l’image de la maladie. C’est pourquoi le deuxième point de cette partie met en perspective l’évolution de l’actualité télévisée concernant le cancer dans son ensemble, et plus particulièrement les types d’événements médiatiques associés (associations, décès de célébrités, tabac, etc.) ainsi que les acteurs qui interviennent médiatiquement.

L’écriture télévisuelle du cancer, variable selon les types de programmes considérés (JT, magazines spécialisés, magazines de société, talk-show, etc.), traduit les permanences et les glissements dans l’appréhension sociale de la maladie, qui peuvent être caractérisés par le passage d’un discours médical routinier à une certaine émergence de la parole des malades.

La croissance des discours informatifs sur le cancer

L’analyse de la médiatisation du cancer dans les actualités et les magazines souligne une présence ancienne de la maladie. Le discours de Jacques Chirac le 14 juillet 2002 et le lancement du Plan Cancer en 2003 n’ont donc pas fait émerger brusquement la thématique du cancer dans les médias français. Tout juste impriment-ils une poussée qui se manifeste dans l’existence d’un nombre accru de nouvelles, d’interviews et de reportages dans les JT. Effectivement, ce qui frappe à l’observation de la répartition par année des sujets sur le cancer à la télévision sur la décennie 1995-2005, c’est leur augmentation constante (graphique 2).

Graphique 2

Le cancer à la télévision depuis 1995 (nombre d’occurrences de JT et de magazines)

Le cancer à la télévision depuis 1995 (nombre d’occurrences de JT et de magazines)

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Une analyse plus détaillée par année des différents genres télévisuels utilisés pour parler du cancer révèle une maladie essentiellement abordée sous l’angle informatif, que ce soit dans les journaux télévisés (cf. ci-dessous) ou dans les magazines. Concernant les journaux télévisés, les brèves et les annonces sont relativement nombreuses et abordent le plus souvent la mort d’une personnalité, l’annonce d’un procès ou d’un nouveau traitement. Les reportages de fond, les enquêtes dans les hôpitaux et les laboratoires constituent le genre le plus présent. Par contre, les interviews ou les témoignages dans les journaux télévisés sont rares, exceptions faites des médecins ou des scientifiques qui annoncent des évolutions de la recherche.

Tableau 1

Le cancer dans les journaux télévisés français pendant la période 1995-2004, en nombre d’occurrences[10]

Le cancer dans les journaux télévisés français pendant la période 1995-2004, en nombre d’occurrences10

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Ces observations chiffrées montrent que la médiatisation du cancer dans les programmes d’information télévisés existe depuis longtemps, sous une forme bien établie, caractérisée par des informations brèves dont les caractéristiques sont la plupart du temps techniques ou médicales. Ce discours est ainsi typique du discours traditionnel des sujets scientifiques dans les médias, tournés sur l’explication et la traduction[11].

Autre enseignement, le graphique de l’évolution quantitative du nombre de sujets dans les journaux télévisés de 1995 à 2004 (graphique 2) consacrés au cancer révèle que la mise à l’antenne de la santé a partie liée avec l’actualité politique comme tout autre sujet. Ainsi, un pic en 1996 (que nous n’avons pas retranscrit dans le graphique car il introduit un biais) correspond conjointement au scandale de l’ARC (Association de Recherche contre le Cancer), à la mort de François Mitterrand, au livre de son médecin et aux dix ans de Tchernobyl. Fait essentiel, il apparaît que la hausse de la thématique « cancer » à la télévision est continue est régulière.

Les magazines télévisés : « les malades », de nouveaux acteurs

Hors journaux télévisés, les programmes le plus fréquemment consacrés au cancer depuis 1995 restent les magazines de santé, tous diffusés sur les chaînes de service public. Jusqu’aux années 2000, et suivant en cela une évolution générale de ce média, la parole des malades dans les magazines – une parole non scientifique – tend à se développer : « Il semble difficile désormais d’aborder une question sociale, d’évoquer une controverse médicale sans que le discours profane en soit invoqué aux côtés, ou parfois contre, le verbe expert[12]. » Depuis 2000, leur présence s’équilibre avec celle des médecins et leur temps de parole s’étend.

Cette présence plus importante des malades semble toutefois être uniquement la résultante d’une stratégie fondée sur une vision plus quantitative que qualitative : les malades sont effectivement plus nombreux sur les plateaux de télévision, mais leur temps de parole a peu évolué et l’utilisation de celle-ci vient encore souvent à l’appui des propos d’un autre. Ils sont en effet invités à participer aux émissions, mais ils sont quasiment relégués à un statut de figurants. Ils sont présents, mais souvent privés de parole et de moyens d’expression. Le malade n’a pas encore la pleine et entière utilisation de la parole et du discours qui le concerne. D’autres continuent à parler pour lui.

Ainsi, l’analyse des temps de parole du « Magazine de la santé » du 26 avril 2003 intitulé « Quand les femmes font face au cancer », le révèle nettement. Dans cette émission, les journalistes ont eu la parole 26,6 % du temps total de l’émission. La sphère médicale a occupé le temps de parole pendant 13,4 % de l’émission en seulement sept interventions, donc avec un temps de parole beaucoup plus long, propre à l’explication, parole experte à laquelle il faut ajouter 26 % de temps de parole à un sociologue. Les malades ont disposé de 15,8 % du temps total en quinze interventions, soit des interventions deux fois moins longues que celles des médecins pour un nombre de malades deux fois supérieur. Le statut de la parole a donc bien une valeur différente selon les intervenants. La parole des malades est alors simplement illustrative, venant confirmer ou rendre plus clair ce qu’un médecin aura dit quelques minutes auparavant[13].

Depuis 2003[14], le rôle de ces témoignages a évolué avec une parole plus libre et réellement argumentative. Cette évolution va de pair avec l’effacement des médecins et l’arrivée de journalistes non-spécialistes (par exemple Sophie Davant) ou d’animateurs (comme Jean-Luc Delarue). En effet, les médias ont connu un vaste mouvement de transformations aux cours des années 1980 : après le triomphe des animateurs et des animateurs-producteurs dans les années 1980, la télévision française s’est trouvé de nouveaux « héros » avec la présence d’individus ordinaires venant témoigner à côté puis bientôt à la place des experts et des scientifiques. Les Français se racontent à la télévision par l’intermédiaire des talk-shows, puis des reality shows, mais aussi de plus en plus dans les émissions de santé. Dans la même période, les animateurs plus enclins à recueillir des témoignages de malades font leurs apparitions à côté, puis à la place des journalistes spécialisés davantage portés vers les scientifiques et les experts.

Des thématiques diversifiées

Les façons dont on parle du cancer à la télévision semblent également bien établies. Dans les journaux télévisés, le cancer est abordé pour évoquer soit la mort d’une personnalité, soit un aspect judiciaire (ARC, amiante, tabac). L’évocation de l’aspect médical reste marginale, ou s’impose s’il s’agit d’une innovation majeure, sur un mode explicatif. La télévision est confrontée ici à une difficulté qui n’est pas propre au cancer : comment aborder les sujets scientifiques dans le format très court du journal télévisé ?

Une analyse thématique des différents reportages et des angles choisis par la télévision pour évoquer le cancer entre 1995 et 2004 permet de dissocier deux types d’informations :

  • Les actions contre la maladie et en faveur du dépistage et de la prévention : à partir de 2001, ces thèmes s’affirment plus fortement dans les sujets télévisés et par le lancement de grandes campagnes de prévention, le tabagisme revient sur le devant de la scène, couplé à l’alcoolisme. En devenant un problème public, au sens fort du terme, c’est-à-dire porté par l’État et en l’occurrence le législateur, le discours devient responsabilisant et se pose à l’appui d’un discours de prévention[15], élément traditionnel du rôle tutélaire de l’État.

  • Les issues de la maladie : la mort est toujours évoquée, mais en fin de période, ce n’est donc plus la même image de la mort ; il ne s’agit plus de comptabiliser des décès, mais d’évoquer l’accompagnement des malades. Pour les années 2001-2003, les reportages abordant la rémission et la guérison sont plus nombreux, allant de pair avec le développement des témoignages d’anciens malades et avec les premières campagnes de communication du Plan Cancer.

Tout semble indiquer qu’après le choc des affaires sanitaires liées au sang contaminé, à l’amiante et à l’épidémie de sida, les médias humanisent leurs discours et l’élargissent encore, le complétant et diffusant désormais des informations très diverses.

La médiatisation du cancer à la télévision : vers l’« humanisation » de la maladie ?

Dans les médias, les discours relatifs aux interactions entre science et société se sont caractérisés par l’émergence de la parole des malades, le développement et la légitimité de la parole ordinaire. Le patient devient un des axes privilégiés des émissions de télévision abordant le thème du cancer après 2002 : émotion et raison ne s’excluent donc plus l’une l’autre. « Discours journalistique, discours experts et discours profanes s’interpénètrent : les témoignages deviennent les matériaux avec lesquels se construisent des énoncés discursifs, qui privilégient certains modes de recueil à la frontière entre sphère professionnelle et privée, et de traitement de l’information[16]. »

De cette rencontre entre raison (rôle dévolu au champ médical) et émotion (qui serait plutôt l’apanage des patients) naissent de nouvelles thématiques médiatiques autour de l’« humanisation » du cancer. Dans cette voie, les médias s’attachent désormais à un nouveau thème, celui de la vie avec le cancer ; le bien-être des malades est devenu le coeur des magazines de télévision et certains programmes télévisés vont jusqu’à remettre en question l’autorité médicale.

La vie avec le cancer : un nouveau thème

Depuis les années 1990, la fiction (notamment les téléfilms français) a produit maints discours sur le thème du « vivre avec ». Un téléfilm de 1996 adapté d’un roman à succès évoque ainsi la vie au quotidien d’une femme quinquagénaire luttant contre un cancer des poumons ; son titre, Le crabe sur la banquette arrière, illustre parfaitement cette présence incontrôlable et dérangeante. Ce téléfilm – parmi bien d’autres – contribue de manière progressive mais réelle à une socialisation du thème du cancer dans la vie quotidienne, qui finira par irriguer les autres programmes télévisuels.

Ceux-ci, en effet, ne traitaient guère de la vie quotidienne des malades du cancer ou de leur entourage, ou encore des aides psychologiques disponibles. Jusqu’en 2003, aucun sujet de fond n’aborde directement dans les journaux télévisés ou les magazines la thématique comment « vivre avec le cancer aujourd’hui », qui pourrait médiatiser les malades eux-mêmes. Depuis 2004, et certainement faut-il y voir davantage une évolution structurelle du média qu’une avancée dans le discours sur la maladie, les magazines s’attachent à décrire ce qu’est la vie des malades au quotidien, comment ils ont appris leur maladie, comment se passent les soins, etc. Les témoignages se multiplient, avec deux tendances nettes : d’une part, c’est une information de service qui se développe, c’est-à-dire des émissions multipliant les conseils pratiques ; d’autre part, les malades ne parlent pas directement, mais le font avec l’animateur ou le médecin.

Un double mouvement s’opère : une présence attestée du malade par le biais de témoignages qui se multiplient, et dans le même temps des intermédiaires qui vont réagir à partir de ce témoignage pour finir par parler à la place des malades eux-mêmes.

Le bien-être des patients au coeur des magazines spécialisés

Il convient parmi les magazines de télévision de différencier les magazines spécialisés (« Savoir Plus Santé » par exemple) des magazines de société (« ça se discute »), non spécialisés dans les thématiques de santé. Longtemps différents sur le fond et sur la forme, ces deux types d’émissions tendent à se ressembler de plus en plus depuis les années 1990, par l’intégration des malades et de leurs témoignages, comme nous l’avons montré récemment dans un article intitulé « La santé à la télévision : émergence d’une question sociale »[17]. Cette intégration du témoignage par les émissions spécialisées, alors que c’était jusque-là l’apanage des émissions de société, entretient la confusion puisque les deux types d’émissions coexistent. Il ne faut pas pour autant conclure à la disparition des caractéristiques des émissions de vulgarisation et à la disparition de l’information médicale à la télévision. Si les émissions spécialisées ont intégré un élément émergeant dans le débat public (et important en termes d’audience), elles n’en gardent pas moins leurs propres spécificités et notamment leur objectif informatif et vulgarisateur. Ainsi, les experts médicaux sont toujours aussi présents dans les émissions spécialisées et le matériel médical atteste d’une médecine en train de se faire et des progrès de celle-ci. Cette force de la médecine et cette image triomphante sont souvent accompagnées de titres positifs : « Cancer : nouvelles victoires », par exemple, pour « Savoir Plus Santé » du 4 septembre 2004. Les émissions spécialisées continuent à appuyer ou à faire légitimer leurs propos par de nombreux spécialistes. Dans le « Magazine de la santé » du 17 janvier 2004, ce ne sont pas moins de sept représentants du corps médical qui sont cités ou interviewés.

Si les témoignages de malades ont été effectivement introduits, ils sont optimistes ou positifs sur leurs expériences : « j’ai été extrêmement bien pris en charge et je me suis retrouvé dans un centre ultra-performant[18]« . Les malades viennent témoigner de leur guérison, de leur prise en charge à temps, de leur joie de vivre, de leur confiance en la médecine, etc. L’émotion est certes mise en scène[19], cependant, la plupart du temps, il s’agit d’un témoignage illustration, qui n’a pas valeur d’argument. Les malades viennent illustrer l’argument donné par un autre, journaliste ou médecin. Leurs propos sont noyés dans les images matérielles et les déclarations des médecins et autres professeurs, contraste singulier avec les témoignages des émissions non spécialisées mettant la douleur en avant. Le statut du témoignage y est donc différent. Bien que les malades soient sélectionnés pour venir s’exprimer sur les plateaux, cela n’explique pas un tel écart de tonalité. En revanche, la ligne éditoriale de ces émissions peut l’expliquer.

La mise en question de l’autorité médicale (magazines de société et fictions)

Les magazines de société, en s’appuyant sur des témoignages, ont développé un ton relativement polémique. Le spectateur qui s’exprime sur le plateau, sur un forum ou par téléphone est conscient de savoir quelque chose. Il peut lui arriver de mettre en doute les capacités des généralistes, de souligner leurs hésitations et leurs erreurs, avec l’appui bienveillant de l’animateur. Ainsi, dans « C’est au programme », Sophie Davant coupe la parole à un médecin et déclare : « Vous dites qu’il ne veut pas entendre la vérité, ce n’est pas vrai… vous [montrant un témoin sur le plateau] vous avez dit tout à l’heure que vous souhaitiez entendre la vérité… ».

Dans les histoires véhiculées par les fictions, les professionnels de la médecine sont au même titre que les patients mis à l’épreuve. Ces souffrances mises en scène relèvent de procédés de « fictionnalisation » bien analysés, notamment par Roger Odin[20]. La fiction repose en effet sur un processus de « mise en phase » : « Familièrement, on désigne ce processus en disant que l’on a ‘marché’ »[21]. À la télévision, industrie culturelle basée sur l’audience qui doit rester pérenne et maximale, la recherche de la mise en phase – ensemble de procédés permettant au téléspectateur d’entrer progressivement dans la fiction au point de s’identifier aux personnages – est essentielle. Il faut donc éviter les effets de déphasage qui déroutent le téléspectateur[22], d’autant plus lorsque le risque de rejet augmente, ce qui est le cas avec la difficile thématique du cancer.

Les fictions télévisées sur le cancer ont toutes pour point commun de présenter une série de moyens produisant cette mise en phase, notamment les compensations de rôle par lesquelles les téléspectateurs obtiennent une récompense par un renversement jubilatoire des rôles : malade heureux, médecin malheureux ou, plus encore, médecin lui-même malade. L’exemple-type est la figure du médecin malade. Deux variantes existent : le médecin est lui-même malade ou une personne qui lui est chère tombe malade. Ce dernier cas est récurrent dans les séries, avec par exemple des enfants de médecin largement touchés (« Urgences », « L’espoir au bout du chemin »), de même que leurs meilleurs amis. Nous pouvons d’ailleurs nous interroger sur la nécessité pour un « médecin » de série télévisée d’avoir connu un drame personnel lié à la maladie pour le rendre plus humain, le rapprocher du téléspectateur : par exemple les héros d’« Urgences », Mark Greene et John Carter, ont perdu des êtres chers, père pour l’un (cancer du poumon) et frère pour l’autre (leucémie) ; idem pour les médecins héros de France 3, le Docteur Sylvestre, et son successeur en prime time, Fabien Cosma (des séries du même nom).

Plus appuyée encore, la figure du médecin malade relève de la même logique d’humanisation du médecin par sa maladie (« Une Famille Formidable », « Docteur Françoise Gailland »). Là encore, la série télévisée « Urgences » offre un cas d’étude intéressant. L’un des héros centraux, le docteur Mark Greene, après avoir perdu son père (cf. précédemment), va à son tour succomber à une tumeur au cerveau.

Les fictions comme les magazines télévisés dénotent par conséquent une volonté d’humanisation de la maladie par le biais de ces divers procédés, ce qui tend à faire du cancer une question médiatique (presque) comme une autre. Le cancer ainsi médiatisé doit s’accommoder des normes de présentation suivantes : il sera tour à tour traité comme une question d’intérêt général (fictions, information de service), comme un sujet d’actualité (décès, procès) ou tout simplement comme une maladie avec laquelle les individus doivent vivre. La douleur est proche, mais suffisamment mise à distance pour créer des « cancers télégéniques »[23].

Sujet douloureux et grave, a priori aux antipodes de la programmation en majeure partie divertissante de la télévision de masse, le cancer fait pourtant l’objet d’une médiatisation différenciée et variée par ce média. Par les divers programmes et procédés analysés précédemment, la télévision a contribué à développer sur le moyen terme (en deux à trois décennies) des discours variés impliquant le grand public sur le cancer, sur lesquels, à partir des années 2000, le champ politique – et certains de ses représentants – va s’appuyer pour produire ses propres actions et communications.

L’encadrement étatique de la lutte contre le cancer

Le champ politique, longtemps marginal dans ses représentations médiatiques liées au cancer, va à partir de la période 2000-2002 faire irruption sur cette question dans les médias, soit directement (intervention du 14 juillet 2002 de Jacques Chirac, émission du ministre de la Santé sur France 5), soit par l’imposition d’une série de focalisations : tabac, alcool, thématiques autour du cancer et des femmes (cancer du sein, cancer de l’utérus), etc. Malgré cette série de focalisations, le cancer ne connaît pourtant aucun emballement médiatique, contrairement aux cas d’autres maladies graves telles que le sida, ou encore les pathologies liées à l’amiante qui ont submergé l’actualité française dans les années 1980 et 1990. Ancrée socialement de longue date, la maladie bénéficie en effet d’un discours médiatique varié, comme nous l’avons exposé ci-dessus. À partir de 2002, en revanche, se produit en ce domaine un recentrage opéré par les acteurs politiques. Il s’agit donc de comprendre comment et pourquoi certains acteurs politiques – au premier rang le chef de l’État – se saisissent du cancer et en font une nouvelle question politico-médiatique.

La reconstitution de la construction médiatique de la question politique du cancer permet de comprendre cette irruption. Parallèlement, il s’agit d’éclairer les logiques du chef de l’État faisant du cancer un « grand chantier » présidentiel et s’appropriant le thème. Pour terminer, nous tenterons d’avancer quelques hypothèses explicatives de ce recentrage politique du cancer, doublé d’une personnalisation liée au chef de l’État.

La construction médiatique de la question politique du cancer

Nombreux sont les médias qui ces dernières années présentent en France le cancer comme le « grand chantier » de Jacques Chirac. En effet, une date apparaît comme centrale : le 14 juillet 2002, date de l’allocution télévisée du président lors de la fête nationale. Cet entretien durant lequel Jacques Chirac présente la lutte contre le cancer comme un grand chantier (de même que la lutte contre l’insécurité routière et la celle pour l’insertion des personnes handicapées) doit déclencher tout un processus de communication et un plan de lutte du gouvernement.

Aussi, pour bien comprendre cette cristallisation politique sur le problème du cancer, nous avons tenté de reconstituer la construction médiatique de la question politique du cancer.

Le premier élément à noter est l’absence de préoccupations du président de la République à propos du cancer avant l’année 2000, en tout cas exprimée dans les médias. Les cinq occurrences retrouvées dans le corpus des JT et des magazines de télévision où le cancer est associé au nom de Jacques Chirac sont liées au débat sur la publication de bulletins de santé du président de la République, sur les procès de l’amiante et sur le risque du nucléaire.

En effet, Jacques Chirac n’intervient que fin janvier-début février 2000, période à laquelle il préside le 10e Congrès international sur les traitements anticancéreux, dans la foulée duquel il signe une Charte contre le cancer avec Koichiro Matsuura, président général de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). C’est à ce même congrès que Dominique Gillot, alors secrétaire d’État à la Santé, annonce un plan anti-cancer, doté de 700 millions de francs sur cinq ans. C’est ce plan, revêtu du vernis de « grand chantier présidentiel », qui inaugurera le second mandat de Jacques Chirac et l’intervention des acteurs politiques de premier plan sur la question. Une chronologie synthétique des événements politiques médiatisés sur la question du cancer illustre cette rapide médiatisation : nous l’avons schématisée sous la forme de deux tableaux, l’un pour la période 1988-1995, l’autre pour 1995-2006[24].

Tableau 2

Les interventions médiatiques des acteurs politiques de l’État sur le cancer, sous les mandats de François Mitterrand et de Jacques Chirac (1988-2006)

Les interventions médiatiques des acteurs politiques de l’État sur le cancer, sous les mandats de François Mitterrand et de Jacques Chirac (1988-2006)

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Cette chronologie amène le constat d’un recentrage politique : en faisant du cancer une « grande cause nationale », Jacques Chirac produit un effet médiatique de resserrement des interventions autour de sa personne, ainsi que de celle du premier ministre et des ministres concernés (Santé et Recherche essentiellement). Une répartition des rôles médiatiques s’ensuit : le dépistage – partie la plus complexe du Plan Cancer – est laissé aux ministres, tandis que l’annonce du plan et les grandes orientations sont l’apanage du président, voire du premier ministre, intervenant à deux reprises dans le sillage du président.

Logiquement, les médias ont suivi cette imposition d’un ordre politique, comme Éric Darras l’a montré en menant ce type d’investigation sur les magazines politiques de télévision. En étudiant les « logiques du recrutement des invités des émissions politiques », ce dernier a ainsi pu mettre en évidence que « la structuration de l’ordre politique s’impose aux magazines politiques : les invitations respectent la hiérarchie politique »[25].

Cette structuration de l’ordre politique, présente dans l’information politique et sociale, s’impose également aux magazines non politiques traitant des sujets de santé. Ainsi, s’il paraît relativement logique de voir Jean-François Mattei, ministre de la Santé, expliquer la politique de santé publique du gouvernement sur le plateau de « 100 Minutes pour convaincre » le 22 octobre 2002, il est beaucoup plus inattendu de le voir expliquer les objectifs du Plan Cancer dans le « Magazine de la Santé » du 29 mars 2003, comme unique invité de cette émission. C’est en effet, pour ce magazine spécialisé, le seul invité politique que nous ayons retrouvé entre 2000 et 2005. Là encore, le poids du porteur du projet, la plus haute personnalité de l’État, a manifestement pesé sur la programmation télévisuelle, y compris pour les émissions non politiques.

L’irruption médiatique de la question politique du cancer est également avérée dans la presse quotidienne d’information générale. Ainsi, le nombre de « unes » consacrées au cancer dans trois grands quotidiens nationaux, Libération, le Monde et le Figaro, est multiplié par deux entre 2002 et 2003, c’est-à-dire après l’intervention présidentielle[26]. De la même façon, après 2002, les sujets consacrés au cancer dans la rubrique Sciences diminuent, alors que la part des sujets sur le cancer dans la rubrique Société–Politique augmente. Donc, non seulement l’intervention politique marque traditionnellement le discours médiatique en termes d’« agenda », mais le statut du président de la République et son investissement personnel font glisser dans la presse, comme à la télévision, les sujets de santé de la sphère scientifique à la sphère publique au sens fort du terme, voire à la sphère politique, au sens étroit du terme.

Les modalités de l’appropriation présidentielle du cancer

Thème devenu audible et dicible, médiatisé de manière croissante et variée, désormais intégré à la sphère politique, le cancer va devenir une action majeure du président Jacques Chirac. Toutefois, en dépit de son appropriation médiatico-présidentielle, la politique en matière de lutte contre le cancer a été menée en France depuis plusieurs décennies par les acteurs publics et associatifs :

La lutte contre le cancer en France est ancienne, portée essentiellement par des acteurs associatifs de plus en plus nombreux, rejoints depuis la fin des années 1970 par des collectivités territoriales, notamment départements et communes. La santé est également un champ d’action à part entière des pouvoirs publics. L’État participe à ce titre à la lutte contre le cancer comme le prouvent les quatre Plans Cancer successifs, portés par les Ministres de la Santé, lancés depuis le début des années 1990[27].

Une action politique ancienne devenue chantier présidentiel

Auteur d’une « Histoire de la lutte contre le cancer[28] », Patrice Pinell montre que ce mouvement est ancien. Étudiant l’émergence de la cancérologie en France, il retrace le processus de reconnaissance sociale de la maladie au cours du xxe siècle. Sa recherche révèle un intérêt croissant du corps médical pour la maladie, avec notamment dès 1906 le Congrès international contre le cancer et la création de l’Association française pour l’étude du cancer et en 1918 la naissance de la Ligue contre le cancer. Patrice Pinell évoque aussi « la création, en France, des premières structures de soins anticancéreuses […] contemporaine de la fin de la Première Guerre mondiale »[29]. Dès lors, médecins et associations (en l’occurrence la Ligue) vont s’intégrer dans un dispositif national initié par le pouvoir politique : « en 1922, la mise en place d’une Commission du cancer auprès du ministère de l’Hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociale élève la lutte contre le cancer au rang des causes nationales »[30].

Quatre-vingts ans plus tard, quelques semaines après sa réélection à la présidence de la République, Jacques Chirac déclare lors de sa traditionnelle intervention télévisée du 14 juillet, vouloir marquer son nouveau mandat par « trois grands chantiers, mais qui ne sont pas de pierre » : l’insécurité routière, le cancer et les handicapés. Si les « grands chantiers » de François Mitterrand étaient des chantiers au sens propre et par conséquent « montrables » car matériels, ceux du chef de l’État devaient alors, pour se construire, user de toutes les ressources communicationnelles disponibles, au risque de dessaisir des malades qui avaient pris la parole au cours des états généraux de la Ligue contre le cancer dès 1998. De fait, ces trois « grands chantiers » sont éminemment consensuels et incarnent un choix délibéré de l’autorité politique, à un moment où le chef de l’État voulait placer son action sous le signe d’une « nouvelle impulsion » à destination de la France et des Français. Il s’agit ici de la réactualisation de la « politisation des causes »[31], appliquée aux thématiques de santé.

« Nouvelle impulsion », « chantier », « gouvernement de mission », les termes employés par le président de la République soulignent clairement sa reprise en main des affaires de la société française. Les questions de santé publique et de sécurité semblent dès lors devenir une prérogative de Jacques Chirac lui-même, a fortiori lorsque interrogé sur la marge de manoeuvre de son premier ministre, où il déclare : « il n’y a pas de domaine réservé ». Du point de vue institutionnel, le président se place ainsi en acteur majeur du pouvoir réglementaire et par là même des politiques de santé et de sécurité. La question du cancer semble dès lors devenir une prérogative de Jacques Chirac lui-même ; c’est en cela qu’il est possible de parler de personnalisation, ce dernier occupant par cette intervention le premier plan de la scène publique de la lutte contre le cancer.

La rhétorique de l’engagement personnel comme thème consensuel

Le point particulier du Plan Cancer impulsé en 2002 est qu’il est porté par la plus haute personnalité de l’État français. Il y a donc un « engagement » politique personnel du président de la République, mais cet engagement est avant tout rhétorique. Ainsi, dans son discours du 24 mars 2003, le président Chirac déclare : « J’ai souhaité qu’une mobilisation nationale soit lancée contre le cancer et j’ai décidé de m’y engager personnellement […] J’ai fait de la lutte contre ce fléau un des grands chantiers de mon mandat, pour que tout soit mis en oeuvre. J’en rendrai compte devant les Français. » Il va de soi qu’aucune mesure de responsabilité politique du chef de l’État devant ses concitoyens n’a été prévue par le dispositif… Ainsi, la lutte contre le cancer devient un « enjeu personnel » pour le président de la République, mais surtout un enjeu de valorisation dans un contexte politique difficile : après avoir été élu confortablement d’un point de vue mathématique en 2002, mais par défaut pour bon nombre de Français en raison de la présence au second tour de l’élection présidentielle du leader d’extrême-droite Jean-Marie Le Pen, Jacques Chirac trouve ici un thème consensuel pour regagner la confiance des Français.

En 1990, Annie Collovald désignait Jacques Chirac comme « un leader sans ressources », c’est-à-dire comme un leader « malgré tout », dans un parti miné par des dissensions et des marges de manoeuvre particulièrement étroites. En 2002, Jacques Chirac est redevenu chef de l’État, mais il a été réélu par défaut, sa carrière de président se situant dans la lignée de sa carrière atypique : « Détenteur d’un capital politique tout à fait spécifique, marqué du sceau du provisoire et du conflit, c’est à une course pour la vie politique incessante à laquelle est destiné J. Chirac […] J. Chirac prend la figure d’un ‘homme sans position’ à l’image de sa réalité de dirigeant dont la position est toujours à prendre, à conquérir[32]. » En tant que dirigeant élu, ce dernier doit faire ses preuves après cinq ans de cohabitation et une élection qui n’est pas un choix réel de la population. Il est toujours un « homme sans position », aussi doit-il construire un combat crédible qui lui procurera des soutiens. Pendant les cinq années de son mandat, le président de la République n’hésitera donc pas à venir rendre compte des avancées de ce Plan Cancer. Chaque fois ce sera l’occasion de souligner les bienfaits de cette politique, les progrès et donc le succès personnel de cet engagement. Ainsi, après avoir présenté « ce qui a déjà changé »[33] en avril 2005, le président annonce que « la machine s’est mise en route » un an plus tard, en 2006. Le 27 mars 2007, enfin, les avancées évoquées concernent les droits des malades : « les retards étaient immenses. Ils étaient inacceptables. Les progrès sont considérables[34]. »

Il s’agit par conséquent d’une véritable personnalisation de l’action et du discours de lutte contre le cancer devenant un outil politique. La santé fait l’objet de débats appelant des réflexions d’ordre éthique qui sont autant de référents dépolitisés, reconnus comme nobles et favorisant les bénéfices d’image. Car, au-delà des dispositifs d’une politique publique, c’est une trace que veut laisser le chef de l’État, à l’image de son prédécesseur. Le 27 mars 2007, Jacques Chirac conclut son discours en ces termes : « Vous le savez, dans quelques semaines, le moment sera venu pour moi de vous servir autrement. Et je veux vous dire toute la fierté qui est la mienne d’avoir contribué à vos côtés à faire avancer ce magnifique combat pour la vie […] je demeurerai mobilisé à vos côtés pour que demain, très vite, le plus vite possible, ensemble, le cancer soit vaincu. »

Les raisons de la présidentialisation de la lutte contre le cancer

Jacques Chirac a présenté la lutte contre le cancer comme un enjeu personnel, une priorité d’action politique (discours, mise en place de la commission cancer, création de l’INCa avec une dotation financière importante, réorganisation de la recherche, etc.), alors que ses prédécesseurs à l’Élysée avaient laissé ce thème aux associations. Trois causes explicatives principales ayant partie liée peuvent être avancées pour éclairer la présidentialisation du cancer par Jacques Chirac : la première centrée sur l’institution présidentielle et ses logiques de rôle, la deuxième sur les enjeux étatiques d’une recentrage de la santé (au sens de reprise en main et de contrôle accru par le pouvoir exécutif, au premier chef le président) et la troisième sur la question de l’existence d’un gouvernement sanitaire, c’est-à-dire la prise en charge croissante par l’État et les citoyens des questions sanitaires (hygiène, santé publique, responsabilité de chacun).

Logiques du rôle présidentiel

Le président jouit sous la Ve République française d’un rôle éminent, garanti par la constitution au point que de nombreux acteurs politiques entendent redonner un rôle au Parlement, écrasé par les prérogatives laissées à l’exécutif. Une littérature abondante sur l’institution de « Président de la République » montre bien l’Élysée et son occupant comme des lieux de pouvoir, dont les symboles s’imposent avec force. Ce point de vue appelle à considérer la télévision comme un moyen supplémentaire pour la représentation politique – et ses élites – de se perpétuer, et non comme une remise en cause de ce mode d’exercice du pouvoir politique. Ainsi que le souligne Éric Darras, « Si la délégation politique ‘classique’ est contrainte de se renouveler et de faire face à de nouvelles formes de représentations concurrentes, notamment celles des instituts de sondages, au profit de la ‘représentativité du journaliste’, la télévision n’a pas pour autant fondamentalement modifié les conditions d’accès au débat politique[35]. » Au contraire et en l’espèce, c’est plutôt la fonction du chef de l’État qui a un impact sur les médias. Certains journalistes eux-mêmes confient que le statut du président de la République a une incidence sur leurs pratiques. Ainsi, la journaliste Sophie Aurenche déclare : « Le statut du Président de la République a sans doute changé des choses au niveau de notre façon [les journalistes] d’aborder ce sujet-là. » Paul Benkimoun, journaliste au Monde, précise à propos de l’engagement personnel de Jacques Chirac, que « c’est un choix d’affirmation politique de la place de la santé publique dans la vie politique au sens large[36] ».

En effet, lorsque le président de la République impose à l’agenda médiatique sa propre définition des urgences politiques et sociales, c’est d’abord en raison de la réalité d’une « subordination structurale du champ journalistique par rapport au champ politique » au sens où l’a définie Daniel Gaxie : « Les hiérarchies, les problèmes, les urgences et les sanctions propres au second s’imposent, dans l’ensemble, au premier […] La respectabilité d’un organe de presse dépend d’ailleurs du degré auquel il est considéré comme journal officiel par les milieux politiques[37]. » Dans le cas de la lutte contre le cancer, le président s’exprime en fonction du rôle qui est le sien et prononce, à cet effet, ce que Pierre Bourdieu a défini comme un discours d’autorité : « la spécificité du discours d’autorité […] réside dans le fait qu’il n’exerce son effet qu’à condition d’être reconnu comme tel »[38].

Autrement dit, ce discours est prononcé par la personne légitimée à le prononcer (en l’occurrence le chef de l’État élu), dans une situation légitime (l’urgence à trouver un remède à une maladie mortelle), c’est-à-dire devant les récepteurs légitimes (des malades et leurs proches), et enfin il est énoncé dans les formes légitimes (allocution ou déclaration, voire entretien). À cet égard, la déclaration du chef de l’État le 14 juillet 2002 se déroule à l’occasion de la rituelle garden party de l’Élysée organisée le jour de la fête nationale. Jacques Chirac a manifestement soigneusement préparé cette déclaration sur la lutte contre le cancer, choisissant le moment de l’annonce : le 14 juillet, jour de fête nationale, comme a su le faire le général de Gaulle en son temps. Jacques Chirac est alors interrogé par trois journalistes présentateurs de principaux journaux télévisés français. La tonalité de l’entretien dénote le soin apporté par le président dans la mise en place des questions, devant aboutir à la présentation des chantiers :

— Question : Et est-ce qu’il y aura des chantiers concrets, par exemple, qui pourraient marquer le quinquennat ?
— Le Président : Qu’est-ce que vous appelez des chantiers ?
— Question : Des grands chantiers que vous pourriez décider de lancer ?
— Question : Par exemple, la décentralisation ?
— Le Président : Quand on parle des grands chantiers, en général, on pensait aux grandes réalisations architecturales qui ont marqué chacun des septennats précédents. Si c’est à cela que vous faites allusion, oui, je voudrais marquer ce quinquennat par trois grands chantiers mais qui ne sont pas de pierre.

À l’évidence, cet entretien était préparé pour permettre à Jacques Chirac d’annoncer des « chantiers » au sens figuré : l’exemple de la décentralisation donné par un journaliste permet à Jacques Chirac de présenter ses chantiers, dont la lutte contre le cancer. Cet exemple permet de mieux comprendre la manière dont, après sa réélection problématique de 2002, Jacques Chirac mobilise les ressources offertes par son rôle dans le but de donner un nouveau sens à son action. Jacques Chevallier a bien décrit ce phénomène : « les ‘conjonctures critiques’ qui ébranlent les certitudes institutionnelles et sont le moment privilégié de redéfinition des rôles institutionnels, supposent la mobilisation d’acteurs politiques et sociaux multiples ; et si l’institution présidentielle peut en sortir, en fin de compte, renforcée, ce n’est pas par la magie du droit mais par les ressources que détient son titulaire »[39]. Le « titulaire » de l’institution présidentielle, en l’occurrence le président de la République, mobilise ainsi en premier lieu les ressources médiatiques dont il dispose.

Le président dispose aussi de ressources « compassionnelles », puisque ses trois chantiers sont « trois chantiers sociétaux et empathiques »[40]. À ce titre, la fonction présidentielle évolue et doit prendre en compte une dimension psychologique, comme l’explique Erick Neveu : « cette psychologisation du politique progresse avec d’autant plus de vigueur qu’elle rencontre une tendance lourde de la télévision contemporaine, celle d’une contamination entre des genres télévisuels aux frontières naguère plus étanches »[41]. Même si Erick Neveu traitait d’un « dévoilement psychologique » dans certaines émissions pouvant contribuer à la « dévaluation symbolique du personnel politique » au début des années 1990, sa remarque reste pertinente eu égard aux évolutions notables du rôle présidentiel sur ce point. Car, en effet, la politique mise en avant par Jacques Chirac ce 14 juillet 2002 n’est ni libérale ni sociale, elle s’adresse à la population pour que cessent les souffrances liées au cancer, aux handicaps et aux accidents de la route : la dimension « psychologique » au sens de « compassion » et d’« empathie » devient centrale.

Le recentrage des questions de santé par l’exécutif présidentiel

Au-delà du cas précis de la « présidentialisation du cancer », il est frappant de constater à quel point la lutte contre le cancer entretient en France des liens étroits avec l’État. Par deux fois, à un siècle d’écart, la résurgence du débat sur la lutte contre le cancer rencontre les intérêts politiques qui facilitent sa mise en visibilité et, par là même, ceux des personnages politiques les portant. Comme l’a montré Patrice Pinell et comme nous l’avons déjà souligné dans la partie traitant de l’ancienneté de l’action politique sur le cancer, celui-ci prend une première fois une dimension collective et politique au début du xxe siècle : pendant la Première Guerre mondiale, la mobilisation massive de soldats soumis dès lors à un examen médical a permis de dévoiler l’ampleur du développement de la maladie. Ces résultats ont incité le gouvernement à créer les premiers centres anticancéreux, animés par des volontaires, ceux-là même qui créèrent ensuite la Ligue contre le cancer en 1918. En outre, pendant un demi-siècle, la Ligue et le ministère de la Santé (même s’il ne s’est appelé comme cela que tardivement) sont dirigés par les mêmes personnes, attestant d’une réelle proximité entre le pouvoir et la Ligue contre le cancer.

L’engagement du chef de l’État consiste en définitive en un renforcement de la proximité entre acteurs de la santé et pouvoir politique, dans un double objectif. D’une part, il s’agit d’opérer une rationalisation de l’action politique dictée par l’augmentation du coût des traitements et autres prises en charges liées aux cancers (par l’État, les assureurs, les employeurs, etc.). D’autre part, le but est de contrôler les institutions de recherche médicale et de soins, dont l’autonomisation favorisée par la décentralisation politique (rôle des pouvoirs locaux, départements et régions) et les investissements privés pourraient devenir problématiques. Jean-François Mattei, ministre de la Santé, déclarait ainsi dans le magazine politique « 100 Minutes pour convaincre » (émission du 22 octobre 2002 sur France 2) : « je crois qu’au moment où on parle de décentralisation, il faut savoir recentraliser. La santé publique c’est de la responsabilité de l’État. C’est l’État qui doit décider de ce qu’il convient de faire et les opérateurs sur le terrain le feront. »

Ce recentrage peut être expliqué en faisant référence à Erick Neveu, soulignant l’idée selon laquelle les administrations étatiques sont confrontées à la gestion d’une société de plus en plus fragmentée :

les logiques sectorielles (celle de l’agriculture, de la santé publique…) que traduisent les « politiques publiques » […] deviennent de plus en plus déterminantes face à une vision territoriale (liée aux divisions du territoire physique). La substitution des « secteurs » aux provinces ou pays de l’ancien régime comme unités de pilotage administratif de la collectivité accroît potentiellement les difficultés de la coordination sociale. Elle risque en effet d’aboutir au fait que ce que les dirigeants de l’État présentent comme une Politique ne soit qu’une agrégation confuse de décisions négociées sectoriellement[42].

Aussi, pour rendre une lisibilité à des politiques qui ont tendance à s’autonomiser sectoriellement, l’État a dû se doter de moyens, dont Erick Neveu donne une série d’exemples, résidant entre autres dans le travail symbolique des ministres et des personnages politiques, dans les campagnes de communication ou encore dans les commémorations officielles (de la fête nationale aux différentes journées d’action).

Le recentrage de la politique de lutte contre le cancer s’inscrit par conséquent dans une logique plus vaste de recomposition symbolique de l’action de l’État, qui pour ce faire se dote de nouvelles structures destinées à incarner cette action. Dans le cas du cancer, l’action de Jacques Chirac aboutira d’abord au lancement en 2004 du Groupe d’intérêt public préfigurant l’Institut national du cancer qui voit le jour en mai 2005 ; celui-ci est dès lors largement impliqué dans de multiples opérations communicationnelles de sensibilisation et doté d’un logotype alliant les couleurs de la République française à une image symbolisant l’entraide, l’empathie et la solidarité avec les malades.

Mais, comme le note Geneviève Paicheler, généralisant son analyse sur le cas du sida aux questions sanitaires dans leur ensemble, ce recentrage ne doit pas masquer les véritables enjeux, ceux des pressions multiples et contradictoires s’exerçant sur les pouvoirs publics :

Les problèmes sanitaires deviennent si complexes, éclatés, enchevêtrés, incertains, qu’en dernier ressort, la décision qui incombe au personnel politique ne fait que s’alourdir et ne peut s’appuyer sur une expertise incontestable, définitive. La science ou la technique ne règlent pas les problèmes politiques. Elles les multiplient. La transposition des connaissances dans l’action publique ne peut être directe. Aussi la décision véritablement politique revient-elle au premier plan et les pouvoirs publics sont encore plus soumis aux rapports de force et aux pressions lorsqu’ils s’appuient sur de nombreuses expertises. Face à cette situation, le risque politique prend de l’ampleur, d’autant qu’il ne concerne pas tant les conséquences des décisions prises que les réactions suscitées dans le public[43].

Logotypes de l’Institut national du cancer et de la République française

Logotypes de l’Institut national du cancer et de la République française

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Car, en effet, le public est demandeur et attend de l’État une prise en charge des problèmes de santé publique.

La question d’un gouvernement sanitaire

Les affaires sanitaires produisent un enchaînement médiatique et politique : la santé étant liée aux peurs de chacun, il faut prendre des décisions pour rassurer l’opinion. Les peurs étant un des leviers de l’actualité médiatique, « médias, santé et politique se croisent et s’influencent »[44]. Cet impératif d’une réponse apportée aux peurs en matière de santé crée une demande sociale de protection diffuse et croissante, en France comme dans la plupart des pays occidentaux. Ce phénomène, qualifié par Robert Castel d’« extension des protections », est un « processus historique de longue durée, qui va largement de pair avec le déploiement de l’État et les exigences de la démocratie, et [qui] n’a sans doute jamais été aussi omniprésent qu’aujourd’hui »[45]. Si le président de la République érige la lutte contre le cancer en priorité nationale, au-delà des intérêts politiques, c’est aussi pour cette raison particulière.

En matière de santé, cet impératif de protection et son corollaire – la notion de risque – sont particulièrement prégnants dans les médias. Ainsi, 23,58 % en moyenne des articles du journal Le Monde qui abordent le cancer entre 2000 et 2005 le font en évoquant la notion de risque, question centrale, bien que rarement définie, dès lors que le public est visé. Désormais, ce n’est plus de l’extérieur mais de l’intérieur que les risques inquiètent ; ils sont produits, « manufacturés » par la société[46]. Cette notion de risque, comme les expressions de prévention ou de principe de précaution, sont autant d’éléments qui renforcent l’attente sociale sur les discours de santé. Par sa présence croissante dans la vie sociale, la santé publique apparaît donc comme l’un des domaines privilégiés d’expression du politique, et ce, d’autant plus qu’une maladie lorsqu’elle fait beaucoup de morts produit des effets politiques. Or, le cancer est responsable, d’après l’Institut national du cancer, de 150 000 morts chaque année, en France. Il s’agit donc aussi de produire des réponses pour l’opinion publique : c’est le rôle de la prévention, que l’État a pour devoir d’assurer.

Le champ politique semble donc nécessairement impliqué dans les questions de santé, d’autant que, comme le note Didier Fassin,

l’inefficacité et le silence des autorités sanitaires participent de l’affaiblissement de l’État, en laissant le champ libre à d’autres instances de pouvoir qui paraissent à la fois plus efficientes et plus éloquentes en cette matière […] En France, dans l’affaire dite « du sang contaminé », qui a abouti à la mise en cause de deux anciens ministres et d’un chef de gouvernement, pour leur inefficacité tout autant que pour leur silence, c’est bien le procès de l’État qui a été instruit[47].

En définitive, tout se passe comme si le cancer devenant une maladie curable (les cas de rémission progressent au point que l’on peut aujourd’hui parler de guérison dans certains cas), l’État devait désormais s’en charger, ce qu’il fait de manière de plus en plus visible (recentrages opérés par les plans successifs). L’intervention de Jacques Chirac suit cette tendance, mais ne se confond pas avec cette logique de recentrage. Il s’agit plutôt d’une personnalisation conjoncturelle.

Cette intervention du chef de l’État sur la question du cancer s’insère de ce fait dans un contexte historique de mise en place de « l’ordre sanitaire » tel qu’il a été défini par Didier Fassin. En effet, un élément intéressant traité par cet auteur est la question de l’hygiène publique. La légitimité de cette hygiène diminue dans les milieux médicaux tout au long du xixe siècle, mais elle va bénéficier d’une forme de reconnaissance en pénétrant dans le monde social : « Ce qu’elle perd en crédit comme savoir, elle le gagne en influence comme culture. Ce qui l’affaiblit comme discipline la renforce comme idéologie[48]. » Le xixe siècle avait débuté sous le signe de l’hygiénisme médical et il se termine sous le signe de la clinique, mais il va aussi se terminer dans le triomphe de ce que l’on pourrait appeler l’hygiénisme universel. Le domaine de la santé publique s’étend et s’impose comme une activité civique. De ce fait, les individus développent leurs propres formes d’expertise (ils peuvent échanger par le biais de forums et s’informer en ligne en consultant des articles médicaux auparavant inaccessibles) et se rapprochent sinon de la médecine, tout au moins de la maladie et de la souffrance), tandis que les médecins se voient sommés d’intégrer les demandes sociales (en se rapprochant de leurs patients, comme l’impose la loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades). Il existe dès lors une sorte d’obligation sanitaire pour tout un chacun dont la télévision, média populaire, se fait largement l’écho.

Conclusion

L’action de communication médiatique menée par le chef de l’État et son gouvernement sur la lutte contre le cancer relève du domaine de la communication publique, qui se définit par la légitimité de l’intérêt général : orientée vers le bien-être individuel et collectif, inscrite dans la culture commune comme préoccupation majeure, la lutte contre le cancer est éminemment un champ d’action des pouvoirs publics. Mais le poids accru des médias rend poreuse la frontière entre communication publique et communication politique[49] : le lancement et l’évaluation d’une politique vont de pair avec des effets d’annonces plus ou moins maîtrisées qui font, eux-mêmes, l’objet d’usages politiques variés[50]. Toute la question du cancer comme « grand chantier présidentiel » réside dans cette ambiguïté.

Sur ce thème précis du cancer, le discours politique s’appuie sur la variété des discours médiatiques proposés, jouant de l’empathie et de la prise de parole des malades. En développant récemment une communication sur la lutte contre le cancer, le chef de l’État et son gouvernement ont abouti à un recentrage certain, doublé d’une forte personnalisation liée à Jacques Chirac.

Ce recentrage s’explique parce que l’objectif politique n’est ni l’explication, ni l’information, ni le divertissement sous ses différentes formes, contrairement aux médias. Par la mise en place d’une politique par essence normative de prévention et de dépistage (désignation de bons et mauvais comportements), par l’amélioration des soins et de la recherche qui entraînent la réorganisation du secteur médical, l’État entend assurer son rôle public. Ce faisant – et là se situe certainement l’un des enjeux les plus importants du « nouvel ordre sanitaire » précédemment entrevu –, les acteurs politiques ont en matière de santé et de manière croissante partie liée avec le champ médiatique. Les ressources communicationnelles sont désormais une dimension nécessaire et incontournable des politiques de santé, axées sur la responsabilisation individuelle qu’entendait promouvoir en 2002 le ministre de la Santé Jean-François Mattei : « on a privilégié le curatif pendant longtemps et on a totalement délaissé le préventif […] Nous devons responsabiliser les gens[51]. »

Mais en personnalisant la lutte contre le cancer, en se servant de cette cause consensuelle comme d’un outil de communication politique, le chef de l’État risque de produire un trouble chez ses concitoyens. Cause légitimante pour les médias depuis plusieurs décennies, la question du cancer le devient désormais pour un chef d’État, au risque de confondre davantage encore impératifs de communication publique et stratégies conjoncturelles de communication politique.