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Si l’implication des États dans le sport de haut niveau est une réalité qui touche de nombreux pays (Green et Oakley, 2001 ; Green et Houlihan, 2005 ; De Bosscher et al., 2007), le modèle français se caractérise par un degré élevé et des formes variées d’intervention publique (Henry, 2009). Adoptant, dès son origine, les traits du « corporatisme sectoriel à la française » (Jobert et Muller, 1987 ; Keeler, 1987), cette politique publique consacre la position dominante du ministère des Sports qui associe toutefois les fédérations sportives, délégataires de puissance publique et placées sous sa tutelle, à sa fabrication et à sa mise en oeuvre. Au point culminant du développement de l’État providence dans les années 1960, l’organisation de ce secteur est ainsi érigée au rang de mission d’intérêt général et élaborée sur un modèle intermédiaire, une troisième voie entre le sport étatisé des pays de l’Est et le sport privé du bloc anglo-américain (Defrance, 1994).

Bien qu’élaborés de façon très centralisée, plusieurs facteurs ont, depuis trois décennies, contribué à ce qu’évoluent les modes de conduite de cette politique publique et, ce faisant, à une « démonopolisation » (Roché, 2004 : 46) de l’action de l’État et des fédérations sportives. Parce que la promotion de l’excellence sportive revêt un fort pouvoir d’attractivité, elle est en effet devenue l’objet de luttes entre diverses catégories d’intervenants se déclarant légitimes aussi bien pour encadrer que pour représenter les intérêts des sportifs. L’émergence d’acteurs privés – et son corollaire, l’accélération de la « marchandisation » de certains sports –, les résistances de la part des clubs sportifs à l’égard du dispositif national, le renforcement de l’intégration européenne et la réforme de décentralisation, ont eu un impact direct sur la gouvernabilité de cette politique publique et ont amené le ministère des Sports à recomposer son intervention.

Le présent article a pour objectif d’analyser les reconfigurations d’acteurs qui se dessinent dans ce secteur d’action publique et d’apprécier les changements qu’elles induisent dans son mode de gouvernance. Ce faisant, il s’agit de participer aux débats sur les mutations de l’État (Chevallier, 2003 ; Hooghe et Marks, 2003 ; Hassenteufel, 2007), sur la place qu’il occupe et sur ses méthodes contemporaines d’intervention.

Après avoir précisé que la politique publique du sport de haut niveau en France offre un terrain fécond d’analyse des transformations de l’État, il s’agira de montrer, à partir de l’examen des échanges qu’il construit avec les organisations sportives et les collectivités territoriales pour sa mise en oeuvre, que ce processus de recomposition comporte des contradictions et des insuffisances qui rendent problématique la gouvernance de ce secteur d’action publique.

L’excellence sportive comme « analyseur » des transformations des modes de gouvernance de l’État en France

La France, au même titre que de nombreux autres pays, a connu dans les années 1970 une remise en cause de son modèle de politiques publiques (Muller, 1992) et du rôle de l’État dans sa capacité à diriger la société. La réduction des ressources financières due à la crise économique, l’apparition de nouveaux problèmes à caractère multidimensionnel, la mondialisation, le renforcement de l’intégration européenne, la décentralisation et la capacité de résistance de groupes d’intérêts aux effets de politiques publiques, ont été des facteurs à l’origine des défaillances de l’État, de sa contestation, voire de son « évidement » (Leca, 1996 : 350). Ces mouvements, par la multiplication et la diversification d’acteurs organisés dont ils sont porteurs, érodent sa capacité d’action autonome et l’incitent, de plus en plus, à agir en interaction dans un processus de construction collective de l’action publique (Duran et Thoenig, 1996 ; Hassenteufel, 2007). Ils impliquent ainsi des mécanismes d’adaptation et de transformation de l’État providence et soulèvent des enjeux de gouvernance, c’est-à-dire « de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, d’institutions pour atteindre des buts propres discutés et définis collectivement dans des environnements fragmentés, incertains » (Le Galès, 1998a : 225).

Mot-valise, la gouvernance suscite un consensus dès lors qu’il s’agit de décrire de nouveaux modes d’action publique élaborés sur le partenariat et la négociation entre une pluralité d’acteurs à la fois publics et privés (Kooiman, 1993 ; Stocker, 1998 ; Le Galès, 1998b). Plusieurs travaux révèlent néanmoins la grande diversité de ses formes dans lesquelles le rôle et la place de l’État varient entre banalisation et repositionnement favorable à ses services (Le Galès et Thatcher, 1995 ; Leresche, 2001 ; Petrella et Richez-Battesti, 2008). Cette hétérogénéité invite au développement de recherches afin d’apprécier comment se recomposent les modes d’intervention étatique dans un contexte de pluralisation de l’espace public et de nécessaire construction de relations de coopération et de coordination.

La politique publique du sport de haut niveau, secteur encore peu étudié par la science politique, constitue un terrain fécond pour appréhender ces transformations et analyser, ce faisant, les modalités complexes de structuration de l’action publique. Il n’est effectivement pas possible d’appréhender ce domaine, en France, en faisant abstraction de l’intervention de l’État en raison de sa production législative et réglementaire, des actions qu’il développe et de la diversité des moyens qu’il y consacre.

Alors que des aides de ce dernier étaient déjà accordées au début du vingtième siècle aux athlètes français participant aux Jeux olympiques (JO), c’est après ceux de Rome (1960) que s’accélère l’institutionnalisation de ce secteur comme catégorie d’intervention publique. L’échec cuisant des représentants français à ces JO[1] et la publicisation, voire la dramatisation, de ce problème faite alors par le quotidien du sport français, L’Équipe, offrent à Maurice Herzog, haut-commissaire à la jeunesse et aux sports, une fenêtre d’opportunité pour inscrire à l’agenda politique les termes du programme sportif qu’il prépare depuis sa prise de fonction en 1958. Il obtient pour cela l’appui du président de la République, Charles de Gaulle, ayant clairement mesuré les opportunités offertes par le sport de haut niveau pour forger la réputation d’une nation et flatter l’orgueil national en période de guerre froide (Martin, 1999 : 78-79). L’intervention de l’État est alors justifiée par le manque de maturité des fédérations sportives et par leur incapacité à faire face aux nombreux besoins du sport de haut niveau (Énault, 1979 : 182).

En procédant à la « nationalisation » de ce secteur, par ailleurs, l’État définit progressivement le référentiel normatif de la politique publique du sport de haut niveau en établissant une catégorisation de ses destinataires : pour obtenir la qualité d’athlète de haut niveau, être inscrit sur les listes ministérielles et ainsi bénéficier des aides étatiques, le sportif doit être sélectionné pour participer à une compétition internationale référencée et se classer lors de celle-ci.

Outre la construction sociale de ce qu’est l’élite sportive en France, le contenu de cette politique publique prévoit la constitution d’un réseau de structures spécifiques d’entraînement des athlètes relevant de la responsabilité du ministère des Sports et des fédérations sportives. Retirant leur préparation du club sportif historiquement mobilisé en la matière, ce système développe ses propres principes de fonctionnement[2]. Au sein même de ces structures que sont désormais les Pôles France et les Pôles Espoirs[3], majoritairement situés par ailleurs au sein des établissements publics de ce ministère (l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance [INSEP], les centres d’éducation populaire et de sport [CREPS][4]), l’entraînement des athlètes est placé sous la responsabilité de cadres techniques d’État, les conseillers techniques sportifs (CTS)[5]. Cette mise à disposition de personnels auprès des fédérations s’avère essentielle pour nombre d’entre elles. L’institutionnalisation de cette politique publique a ainsi contribué à la constitution d’un corps de fonctionnaires spécifique, ce processus de professionnalisation participant également de la production des logiques d’action étatiques dans ce secteur.

La mise en oeuvre de la politique publique du sport de haut niveau élaborée au centre est, elle, territorialisée[6]. Responsabilisant les services déconcentrés (les directions régionales de la jeunesse et des sports [DRJS][7]) et les établissements publics du ministère des Sports implantés en région (les CREPS), ce processus, progressivement engagé à partir des années 1970, procède de la volonté de l’État d’assurer l’efficacité et la maîtrise de sa politique. L’échelon régional est ici le cadre où s’applique la politique nationale, il est aussi celui où doivent se construire aussi bien les partenariats avec les intervenants dont la coopération est nécessaire ou souhaitée que l’intégration des diverses initiatives locales à des fins de cohérence de l’action publique. Cette dynamique confère un rôle majeur aux agents territoriaux[8] du ministère des Sports et interroge leurs capacités à orienter le comportement des autres participants. Parmi ceux-ci, la collaboration des dirigeants de clubs sportifs s’avère essentielle au fonctionnement du dispositif national de préparation des sportifs. Par ailleurs, le concours des collectivités territoriales et des entreprises est également sollicité sans pour autant que leur soient attribuées des compétences précises dans ce secteur[9]. L’échelon régional est ainsi et surtout un lieu d’adaptation, de mobilisation et d’apprentissage de la coopération interinstitutionnelle et interorganisationnelle, autrement dit un lieu qui dispose de ses propres capacités de gouvernance. Ainsi, et parce l’exigence de coopération ne va jamais de soi, la mise en oeuvre de la politique publique du sport de haut niveau pose directement la question des instruments et des formes de régulation adoptées par les représentants de l’État local pour produire cette action coordonnée. Afin de les saisir, une enquête a été menée dans deux régions de France (Aquitaine et Midi-Pyrénées) en 2009 au moyen d’entretiens semi-directifs réalisés auprès des principaux responsables politiques et administratifs de ces deux territoires : les représentants des collectivités territoriales (les élus politiques [conseillers régionaux et généraux délégués aux sports], les directeurs des services administratifs des sports des deux régions et des treize départements[10]), ceux des services déconcentrés et des établissements publics du ministère des Sports (les directeurs régionaux et départementaux de la jeunesse et des sports [DRJS et DDJS], les directeurs des CREPS), des dirigeants du mouvement sportif local (présidents ou directeurs administratifs de clubs amateurs et professionnels, de comités sportifs départementaux, de ligues sportives) de 17 disciplines sportives au total (athlétisme, aviron, basketball, canoë-kayak, cyclisme, équitation, escrime, football, handball, judo, natation, rugby, tennis, tennis de table, tir, tir à l’arc, voile[11]).

Les guides d’entretiens étaient organisés autour de plusieurs thèmes : l’implication de chacun des acteurs dans le secteur du haut niveau, les modes de conduite de ces actions, les ressources mobilisées, les objectifs recherchés, les partenariats menés, la nature des rapports entre protagonistes, les types de contraintes rencontrés.

Les entretiens ont permis que soit livré le sens que ces acteurs accordent à leur action en matière de haut niveau et aux relations construites pour la mettre en oeuvre. Ils ont été complétés, à des fins de recoupements, par une exploitation de diverses sources documentaires ciblées sur les deux régions (archives et annexes administratives des collectivités régionales et départementales, des DRJS et des DDJS, conventions ou contrats signés, articles de presse, communications réalisées lors de cérémonies, de journées d’étude…).

Par ailleurs et afin de mieux cerner les modes de conduite de la politique publique du sport de haut niveau, une recension de la littérature et d’archives relatives au sport de haut niveau a été réalisée. Les documents administratifs et budgétaires de quatorze régions et 23 départements ont été analysés afin de connaître leur action sportive. De plus, onze rapports centrés sur des problématiques sportives réalisés par les conseils économiques et sociaux régionaux ont été étudiés. Ces données ont été complétées par d’autres sources (recherches effectuées sur ce secteur, rapports publics nationaux, débats au Parlement…). Ce corpus comprenait parfois des éléments de réflexion sur la gouvernance de la politique publique étudiée, éléments qui ont permis de renforcer l’analyse faite ici.

Des conflits d’intérêts permanents entre dispositif national et mouvement sportif local

De nombreuses résistances à l’égard de la politique nationale se manifestent aussi bien en amont de l’accès du sportif au plus haut niveau que lorsqu’il est appelé en sélection nationale. Les clubs tout particulièrement, laissés à la marge du dispositif des Pôles, revendiquent un droit de regard sur l’athlète qu’ils forment, accueillent ou rétribuent d’une quelconque façon. Aussi, les stratégies qu’ils élaborent vis-à-vis du système national n’ont-elles pas toutes pour objectif de le légitimer, l’enjeu étant ici de réduire les contraintes imputables à l’absence, voire à la « perte » probable, du sportif pour les clubs formateurs. Pour saisir toutes les dimensions de ces réflexes défensifs, il est nécessaire de préciser que l’unité du mouvement sportif français, principe fondamental du modèle national d’organisation du sport, masque mal l’hétérogénéité (budgétaire, statutaire, fonctionnelle) des organisations sportives qui le composent tout comme les clivages internes qui le fragilisent entre sport de haut niveau et sport professionnel, entre sport amateur et excellence sportive notamment (Defrance, 1995).

Des clubs sportifs aux stratégies oscillant entre coopération et opposition manifeste

Des formes d’opposition au dispositif national se manifestent tout d’abord de la part des clubs formateurs et dont la discipline sportive est de statut amateur. Comme souligné précédemment, l’État, en retirant la préparation des sportifs de la cellule de base du système fédéral qu’est le club, l’a dépossédé de sa « mission » technique. Le dispositif national d’excellence sportive est ainsi passé d’une logique associative à une culture de service public sans toutefois que l’intrusion de l’État n’évince totalement la première (Chifflet, 1988 : 291). Les conditions matérielles d’encadrement et les aménagements de formation scolaire ou professionnelle proposés par le réseau des Pôles confèrent à ce dernier une place privilégiée pour assurer la double préparation de l’élite. Si l’État et les instances centrales des fédérations sportives ont ainsi justifié que le club demeure dans une position périphérique vis-à-vis du dispositif national, ils doivent toutefois s’en remettre à l’assentiment et à la coopération des dirigeants sportifs locaux. Ces Pôles restant largement localisés dans les capitales régionales ou Paris (INSEP), le degré de satisfaction des dirigeants de clubs à leur égard est d’autant plus fort lorsque leur structure est située à proximité et quand il n’existe pas de concurrence entre clubs phares de la région dans un périmètre restreint. La position de « monopole » du club renforce dans ce cas la légitimation du Pôle, ce dernier constituant effectivement un vivier pour le recrutement d’athlètes de bon, voire de très bon niveau. Les Pôles permettent alors un renouvellement intéressant des effectifs pour plusieurs clubs et surtout le maintien des meilleurs sportifs dans la région pour certaines disciplines. Cette proximité géographique entre clubs et Pôle facilite incontestablement les échanges entre les acteurs et renforce le suivi de l’athlète. Les interactions construites entre les cadres techniques d’État responsables des Pôles et les entraîneurs de clubs peuvent être fréquentes et fructueuses. Aussi ces derniers prennent-ils de plus en plus l’habitude d’orienter « leurs » sportifs vers ces structures en considérant qu’elles sont les mieux à même de répondre aux exigences du haut niveau tout en accroissant les performances et la visibilité de leur association.

D’autres clubs ne bénéficient pas d’une telle proximité. Ici, l’impossibilité pour les dirigeants et les entraîneurs d’établir des liens fréquents avec les responsables de Pôles est perçue comme un risque de perdre « leurs » meilleurs éléments. Aussi vivent-ils de façon chronique et douloureuse le départ des sportifs vers ces structures qui, souvent, est effectivement accompagné de leur affiliation à un autre club, plus proche du lieu quotidien d’entraînement ou proposant aux jeunes un niveau de pratique plus intéressant. Le sportif se trouve rapidement libre de se licencier dans le club de son choix ou dans celui qui a su, mieux que les autres, le convaincre.

Dans les disciplines où les compétitions interclubs sont rares (judo, tennis de table, escrime…), par ailleurs, le sentiment de « mise à l’écart » est répandu dans la mesure où les dirigeants ne « voient » pratiquement pas « leurs » sportifs. Inversement, en sports collectifs, le problème consiste à trouver le moyen de regrouper tout l’effectif en dehors des compétitions de fin de semaine, dans un contexte de calendrier très chargé.

En réaction à ces divers éléments, la position adoptée par les dirigeants et les entraîneurs vise parfois à dissuader les athlètes d’intégrer un Pôle. Le sentiment de « dépossession » qu’ils ressentent lorsque leurs sportifs évoluent dans ces structures tend à ce que des réflexes défensifs se manifestent et à ce que des stratégies d’évitement du dispositif soient élaborées. En ce sens, la mise en place de formules d’entraînement cherchant à dupliquer le modèle des Pôles ou susceptibles de proposer des avantages similaires (entraînement et aménagements d’études) constitue des formes de mobilisation qui attestent des résistances des acteurs sportifs locaux à l’égard du système national. Si, de l’avis des dirigeants de clubs, ces dispositifs ne sont pas destinés à s’opposer à ce que les meilleurs athlètes se dirigent ensuite vers les Pôles, ils prétendent dans le même temps qu’ils ont pour objet d’asseoir leur préparation au plus près de leur lieu de vie afin de réduire les risques d’un déracinement qui pourrait leur porter préjudice. C’est la désocialisation progressive (Callède, 1992 : 92 ; Bertrand, 2008) des sportifs qu’il s’agit alors d’éviter. S’ils bénéficient dans leur club d’un système qui leur apporte aussi bien une formation sportive qu’un épanouissement personnel, les athlètes n’auront pas intérêt à se diriger vers un Pôle.

Une privatisation de l’excellence sportive aux effets ambivalents sur l’action et la légitimité de l’État

D’autres formes de résistance à la politique nationale se manifestent lorsque le sportif a atteint l’élite. Celles-ci sont directement le corollaire de changements externes tels que l’intégration européenne et la commercialisation croissante du spectacle sportif. Ces mouvements, liés à l’avènement d’un référentiel global de marché (Muller, 2000), ont contribué à ce que se développe un mode de financement et de gestion de l’excellence sportive par des opérateurs privés. Exposant les athlètes et les organisations sportives à une double injonction – étatique et économique – en bien des points contradictoire, cette logique marchande menace directement le contrôle exclusif de l’élite sportive par l’État et les fédérations (Fleuriel, 2004 : 25). Elle accentue, en effet, les stratégies divergentes des clubs et des athlètes à l’égard du dispositif national. Outre les sélections pour faire partie de l’équipe de France, les sportifs participent également aux championnats de clubs ou à des compétitions à titre privé, la cohabitation entre ces deux logiques pouvant être source de conflits d’intérêts (Bayle et Durand, 2000).

Bien que les chercheurs s’opposent quant aux effets réels de l’intégration européenne sur les États-membres (affaiblissement ou renforcement), ce processus a néanmoins complexifié l’espace public et entraîné un effritement de la capacité de contrôle direct de l’État sur plusieurs acteurs (Le Galès, 1998a : 212), effritement observé également dans le domaine sportif. Le développement considérable des activités économiques et commerciales liées au sport spectacle, en effet, a fait basculer des pans entiers de l’action des fédérations et des clubs dans le droit communautaire. Ce processus a été à la fois subi et voulu par les dirigeants de clubs professionnels français. Voulu car l’intégration européenne leur a fourni une structure d’opportunité (Richardson, 2000 ; Grossman et Saurugger, 2004 : 528) pour contester la réglementation nationale et faire entendre leurs intérêts auprès de la Commission européenne quant à la possible diversification des modes de financement des sociétés sportives (appel à l’épargne publique, paris sportifs…)[12], alors que le financement des collectivités territoriales se voyait limité. Subi, car les dispositions consacrées par l’arrêt Bosman[13] ont fait qu’ils n’ont pu retenir les meilleurs joueurs (les internationaux) dans le championnat national, les clubs étrangers leur offrant des rémunérations sensiblement plus élevées (Besson, 2008). Dans les sports collectifs, l’intensification du marché des transferts que cet arrêt a induite a eu pour principal corollaire l’inflation de la masse salariale dans le budget des clubs. Cette dernière tient aussi à une autre évolution, l’accélération, ces trente dernières années, de la privatisation du financement des organisations et des manifestations sportives. Se traduisant notamment par une prise de pouvoir formelle d’un opérateur extérieur (groupe télévisuel, grande firme industrielle), elle s’accompagne d’une accentuation de la pression exercée sur un club (ou un athlète), ce mode de mobilisation pouvant en effet s’avérer très versatile car conditionné aux performances sportives et à la conjoncture économique.

Ces deux processus (intégration européenne et commercialisation du sport) et les enjeux dont ils sont porteurs expliquent que les clubs revendiquent régulièrement une meilleure prise en compte de leurs préoccupations économiques et sportives et que des conflits d’intérêts surviennent entre les principes de fonctionnement du sport professionnel et ceux du sport de haut niveau. En ce sens, alors que les compétitions entre clubs se multiplient afin de leur assurer un revenu financier substantiel, les impératifs du système national peuvent les priver de leurs sportifs pour des stages, des regroupements ou des compétitions avec l’équipe nationale. Si les dirigeants fédéraux et ceux des sociétés sportives cherchent à assurer la complémentarité entre les diverses compétitions (harmonisation des calendriers, règles pour indemniser le club dans lequel le sportif est sous contrat lorsqu’il est convoqué en équipe de France…), mettre un joueur à la disposition d’une équipe nationale peut être source de fatigue ou de blessure et, conséquemment, d’importants préjudices sportifs et économiques pour le club. Les athlètes sous contrat, que ce soit avec un club français ou étranger, ont ainsi parfois des difficultés à être libérés au profit du sélectionneur national (Watrin, 1998 : 22). De tels conflits d’intérêts s’observent également sur le plan de la participation des sportifs aux compétitions entre nations dans les sports individuels. Des refus de concourir pour son pays demeurent malgré, là encore, diverses stratégies fédérales visant à les éviter (menaces de sanctions, primes d’intéressement…). La participation aux circuits professionnels est en effet perçue comme plus valorisante sur les plans tant sportif que lucratif. Plus généralement et dans certains sports (tennis, athlétisme…), des conflits de légitimité d’encadrement des sportifs ont pu survenir entre leur entraîneur personnel et celui de l’équipe de France lors des compétitions internationales.

Si la privatisation du sport d’élite se manifeste par des formes variées de participation des entreprises (sponsoring de clubs et d’athlètes, mécénat, commercialisation de produits dérivés, médiatisation des spectacles sportifs, organisations d’évènements…), certaines initiatives, directement inspirées du principe des académies sportives américaines, ont innové en France. Afin de diversifier ses activités, un dirigeant d’entreprises (A. Lagardère) a mis à la disposition de plusieurs sportifs, le plus souvent à forte notoriété, des entraîneurs particuliers, parfois recrutés parmi les cadres techniques de l’État, ainsi qu’une « plate-forme technologique », afin d’optimiser leurs conditions de préparation (Issert, 2007). La duplication du modèle national a été poussée à l’extrême puisque ce dirigeant s’est également impliqué dans ce qui est affiché comme l’une des priorités du ministère des Sports, l’organisation de la double formation sportive et sociale des athlètes de haut niveau. Au moyen d’un partenariat construit avec Sciences Po Paris, la possibilité a été offerte à ces athlètes de préparer leur avenir professionnel grâce à une formation pluridisciplinaire tout au long de leur carrière sportive. Mal accueillie par des responsables fédéraux et étatiques l’estimant « emblématique » (Sergent, 2009 : 10)[14] de la concurrence au dispositif national, cette initiative a au contraire été perçue par certains observateurs comme une alternative à ce dernier. Elle consacrerait en effet la progressive privatisation de la préparation olympique française considérée comme indispensable afin d’endiguer l’inefficacité de la politique nationale (Loret, 2008)[15]. Elle a également suscité des velléités d’autonomisation de la part de quelques fédérations olympiques s’interrogeant sur la possibilité de développer, selon ce modèle, leur propre structure de formation et d’entraînement comme l’ont déjà fait celles de football et de rugby.

Cette forme de libéralisme perturbe le contrôle de l’élite par l’État et les fédérations sportives. Il entraîne par ailleurs un décalage croissant entre les ressources et le territoire d’intervention de ces acteurs et ceux, globalisés, des acteurs économiques (stratégies internationales des firmes dont des équipementiers, européanisation voire mondialisation du marché du travail des sportifs professionnels…).

Contestant la prééminence étatique, la « marchandisation » du sport n’en entraîne pas pour autant son dépérissement ou son retrait. D’abord, le développement de ce processus ne saurait être surestimé. Catégorie administrative produite par l’action publique à partir de variables d’âge et de performances sportives, les sportifs de haut niveau ne constituent pas une population homogène, mais bien au contraire marquée par une grande diversité de trajectoires, de revenus, de rapports à l’emploi et d’intérêts, diversité expliquant que leurs attentes et leur rapport à l’action étatique soient différents. Ainsi, si les montants de transferts ou de salaires de sportifs défraient souvent la chronique, cette dynamique concerne avant tout les sports professionnels et médiatisés. La mobilisation étatique demeure encore massive et déterminante pour nombre d’appareils fédéraux et d’athlètes en insécurité permanente (Fleuriel et Schotté, 2008). Parce que ces derniers doivent, dans de très nombreux sports, concilier études ou emploi et préparation des plus grandes échéances afin de s’assurer des revenus et de sécuriser leur parcours, leurs revendications pour que soit amélioré le statut de sportif de haut niveau sont fréquentes[16]. Les mécanismes du marché, à travers les modes de distribution des revenus qu’ils consacrent, creusent ainsi les inégalités entre organisations et sportifs, inégalités se manifestant aussi bien entre disciplines sportives qu’au sein de chacune d’entre elles (Benhahmias, 2002).

Cette privatisation du sport, ensuite, à l’origine d’une déréglementation partielle et souvent forcée du sport professionnel en France, a également fourni à l’État l’opportunité d’accentuer son rôle de « protecteur des sportifs » contre les dérives (corruption, dopage…) du marché. Bien que la lutte contre ces dernières soit de plus en plus régulée dans un espace européen, voire international, l’activité législative et réglementaire de l’État français demeure extrêmement active ces dernières années, ce volontarisme se voulant d’ailleurs exemplaire dans certains secteurs (lutte contre le dopage et protection de la santé des sportifs).

À ces initiatives privées qui se déploient à la marge du dispositif national sans toujours revêtir un caractère partenarial et complémentaire, s’ajoutent celles des collectivités territoriales et de l’État local lui-même.

L’introuvable intégration territoriale des initiatives gouvernementales

Acteurs secondaires aux côtés de l’État et des fédérations sportives dans la mesure où elles sont invitées à apporter leur concours à la politique nationale sans toutefois disposer de compétence en la matière, les collectivités territoriales ont profité de l’occasion offerte par la décentralisation pour s’impliquer dans ce secteur. Outre leur intervention, des stratégies collusives apparaissent également entre conseils généraux et DDJS, alors que le processus de déconcentration n’a pas concerné cet échelon de services de l’État. Avec l’accroissement du nombre d’acteurs, la gouvernance de la politique publique du sport de haut niveau va se heurter à tout un ensemble de stratégies institutionnelles devenues difficiles à maîtriser, à anticiper et à coordonner malgré la présence d’instruments de concertation.

Des collectivités territoriales aux stratégies de distanciation

En ayant ouvert « le chantier de la symbolique territoriale » (Faure, 1994 : 464), la réforme de décentralisation a accéléré l’instrumentalisation du sport de haut niveau à des fins d’identification au territoire et de « mise en sens » des collectivités. Le soutien à l’excellence sportive est alors rapidement devenu le dénominateur commun des politiques sportives territoriales (Charrier, 2001 ; Honta, 2010). Ainsi, des aides aux structures de préparation (Pôles Espoirs ou France), ainsi qu’aux athlètes de haut niveau représentatifs du territoire sur les plans national et international, sont fréquemment proposées par les divers niveaux de gouvernement local. Le mimétisme avec les modalités d’intervention de l’État s’observe ici aussi, même s’il arrive que ces acteurs transforment la définition ministérielle du sport de haut niveau le plus souvent par l’élargissement de son contenu. Les collectivités n’hésitent pas en effet à intégrer sous cette dénomination le soutien aux clubs professionnels, aux clubs et aux sportifs « de bon ou de très bon niveau » ne figurant pas sur les listes ministérielles (Honta, 2002 : 229-238).

C’est dans ce contexte de pluralisation et de fragmentation de l’espace public local encouragé par l’État lui-même que le ministère des Sports a enclenché, à partir de 1988, un processus de régionalisation administrative de cette politique publique. Il consiste à confier aux DRJS la mission de construire et d’animer un réseau d’interlocuteurs, ces directions étant à la fois chargées de relayer l’action du ministère et de se situer à l’interface des initiatives décentralisées qu’elles doivent « catalyser au maximum »[17]. L’objectif est ici de faire de l’État déconcentré l’acteur de la synthèse et de la coordination des initiatives locales[18] afin d’éviter les chevauchements et les jeux de concurrence dans la gestion publique de ce secteur et, par le fait même, l’accentuation des inégalités dans le soutien aux athlètes de haut niveau soulignée précédemment.

Il relève de la responsabilité du directeur régional d’engager un « partenariat constructif » avec tous les protagonistes concernés. Pour ce faire, il dispose d’un instrument qu’il peut mettre en place en fonction des besoins constatés : la Commission régionale du sport de haut niveau (CRSHN)[19]. Alors que sa création est ensuite devenue une obligation[20], les directeurs régionaux de la jeunesse et des sports éprouvent localement des difficultés pour asseoir la légitimité de cette structure et de sa mission d’intégration des diverses initiatives. Si les chevauchements, voire les stratégies concurrentielles entre collectivités, auraient pu, en effet, constituer une opportunité pour que l’État renforce son rôle de coordination (Nay, 2002), il n’en est rien ici. Ce domaine d’intervention se révèle doublement précieux pour les élus locaux : il permet à l’ensemble des collectivités territoriales la production de ces politiques « emblématiques » propices à la communication politique (Nay, 1994) sans toutefois les contraindre à articuler leur action. Les territoires observés ici ont permis de constater la diversité des configurations territoriales. Jean-François Mirigay (1994), à partir de l’exemple d’un conseil général, a clairement montré lui aussi comment l’excellence sportive a été instrumentalisée au profit d’une stratégie d’affirmation et de territorialisation concurrentielle visant à produire une représentation de la collectivité en interne (la faire exister distinctement de la région), mais aussi à la positionner vis-à-vis des autres départements. En Aquitaine, c’est initialement dans une stratégie de contournement de l’État local que s’est institutionnalisée la politique du Conseil régional. Dès sa mobilisation, en 1990, la collectivité a pris de vitesse la DRJS en décidant de mettre en place sa propre CRSHN avec, à sa tête, le président de région et non le directeur régional. La composition de cette organisation par ailleurs révèle un filtrage des interlocuteurs, puisque ni les DDJS ni les cinq conseils généraux aquitains, dont trois d’abord puis quatre désormais s’impliquent en la matière, ne figurent au titre des acteurs représentés. Ce sont également ces disparités d’intervention et ces stratégies d’évitement et de cloisonnement entre acteurs publics qui caractérisent la configuration en Midi-Pyrénées comme d’autres configurations régionales encore à la lecture de divers rapports produits par les conseils économiques et sociaux régionaux sur les politiques sportives menées en région.

Le passage d’un pluralisme institutionnel à une politique territoriale coordonnée demeure ainsi complexe à réaliser. Si cette difficulté s’explique dans certains secteurs par une lutte entre acteurs pour définir l’autorité légitime devant assurer cette gouvernance négociée (Bartoli et Mériaux, 2007 : 36), les collectivités territoriales, dans les territoires observés, ne revendiquent pas ce rôle dans le champ du sport de haut niveau, mais l’indépendance en matière de prise de décision. En sollicitant leur concours, l’État souhaitait encourager le développement de politiques d’accompagnement du dispositif national ; or, ce sont manifestement des stratégies de distanciation locale qui dominent ici, la régionalisation administrative ne pouvant tempérer cette émancipation et autonomisation des exécutifs locaux. La mobilisation financière des collectivités territoriales représente, par ailleurs, des moyens supplémentaires pour la politique publique du sport de haut niveau qu’il serait déplacé, pour l’État, de contester quand bien même il entend demeurer maître du jeu en la matière. Le ministère des Sports, malgré de nombreuses années d’existence, demeure effectivement une administration fragile, très faiblement dotée budgétairement. Les DRJS sont, à ce titre, placées dans une situation doublement embarrassante. Contrairement à ce que prévoient d’autres politiques publiques, les formes d’intéressement financières permettant d’appâter ces acteurs que sont les collectivités territoriales tout en orientant leur participation sont ici inexistantes. De plus, ces services, à travers les études qu’ils réalisent sur le financement des Pôles France et Espoirs, soulignent régulièrement toute l’importance du soutien des collectivités territoriales pour le bon fonctionnement des Pôles situés hors CREPS plus particulièrement, bon fonctionnement qui dépend (DRJS de Provence – Alpes – Côte d’Azur, 2007 : 8) fortement des équipements sportifs mis à disposition par les municipalités et des conditions d’hébergement des sportifs dans les établissements scolaires étant la propriété, là encore, des autorités décentralisées.

Des partenariats sont certes énoncés et traduits en actes. Ainsi, des instruments traditionnels tels que les contrats de plan et désormais de projets État – région (CPER) comportent de plus en plus fréquemment un chapitre relatif au sport de haut niveau. Cependant et outre les ambiguïtés classiques que revêt ce type de contractualisation où l’État fait cofinancer des actions qui relèvent avant tout de sa responsabilité sans toujours respecter ses propres engagements comme ce fut le cas en Aquitaine (Loustau-Carrère, 1998), les divers acteurs en présence n’adoptent pas de vision partagée de ce que pourrait être le « bien commun territorial » (Lascoumes et Le Bourhis, 1998) en matière d’excellence sportive. Si la réussite du partenariat suppose que les participants s’entendent sur les priorités, les enjeux et les problèmes à identifier (Nay, 2001), le sens et le contenu de l’action conjointe ne sont que rarement discutés. Ainsi et alors que se déploient de façon cloisonnée les initiatives des collectivités, les instruments de coordination que sont la CRSHN ou le CPER ne peuvent avoir qu’une effectivité limitée pour construire des modes négociés de gouvernance locale.

Ces stratégies de distanciation, voire d’appropriation parfois des résultats de sportifs, font que les agents de l’État se plaignent régulièrement des formes de mobilisation de ces acteurs. Les propos tenus par un directeur d’établissement public du ministère des Sports reflètent bien ces tensions, même ces luttes de légitimité :

J’ai, M. le Vice-Président du Conseil régional, admiré votre intervention pour expliciter la position des collectivités territoriales : soit il y a obligation légale (pour), soit il y a intérêt et volontarisme de la collectivité territoriale. Je trouve que vous vous en sortez bien, car j’ai vu de quelle manière des collectivités territoriales (je n’ai pas dit toutes) s’approprient complètement des « résultats »… J’ai vécu de nombreuses expériences dans lesquelles des régions ont su exploiter l’image du sportif sans beaucoup associer alors l’État qui, depuis des années, soutient environ 6000 sportifs pendant huit ou dix ans pour faire en sorte que 500 d’entre eux participent aux compétitions de référence. Sans compter le nombre de conseillers techniques sportifs… et les efforts des établissements nationaux… Il n’y a, alors, parfois plus beaucoup de place pour le dialogue… pas un mot de retour à (sur) l’État pour se féliciter que, dans nos régions, on peut être champion olympique et… que l’État a bien travaillé…

Charré, 2006 : 95

Des contradictions internes à l’appareil étatique

Ces stratégies aussi bien d’émancipation que d’évitement entre collectivités territoriales que la DRJS ne peut arbitrer ne sauraient suffire à expliquer l’introuvable gouvernance territoriale de ce secteur d’action publique. Elles se déploient dans un espace public régional où se développent, simultanément, des construits d’action collective entre institutions départementales. En ce sens, la DRJS est également devant une certaine forme de fragmentation de l’État lui-même. En effet, si les principes organisant la déconcentration de la politique du sport de haut niveau pouvaient laisser supposer qu’ils ne seraient pas de nature à déclencher de phénomène de « départementalisation », dans les faits, il en est tout autrement. Usant du droit comme ressource (Lascoumes, 1990) et ainsi de la marge de liberté laissée par les textes réglementaires, les DDJS ont su tisser des liens parfois étroits et des arrangements pragmatiques avec les départements. Elles accompagnent les actions menées par les conseils généraux ou sensibilisent ces derniers « à la cause » des athlètes de haut niveau. La proximité fonctionnelle des DDJS, en prise directe avec les sportifs, permet en effet ces stratégies de captation de l’environnement (Duran et Hérault, 1992 : 13) qui répondent à la spécificité des situations rencontrées. Leur action est sur ce point révélatrice de leur capacité à mobiliser les ressources nécessaires au traitement des besoins des athlètes par les collectivités. Leurs formes de mobilisation dépendent surtout de l’influence que leurs agents ont pu ou su prendre dans les réseaux d’acteurs locaux. Plus généralement, l’accompagnement de l’action des conseils généraux doit être désormais compris comme une volonté de conserver un rôle dans le concert des politiques sportives locales et de renforcer la position institutionnelle de ces services. Parce que ces derniers ont été fortement fragilisés à la suite de la réforme de décentralisation, il est permis d’envisager leur mobilisation comme l’occasion de retrouver une capacité, sinon de conduite, du moins d’inflexion de l’action publique qu’ils ont passablement perdue. Toutefois, cette territorialisation « à la carte », si elle témoigne de l’adaptation des acteurs étatiques, cloisonne le jeu dans un cadre départemental. Les répertoires d’action élaborés par les DDJS sont ainsi à l’origine d’alliances ou de compromis qu’aucune stratégie régionale ou centrale ne vient canaliser. En ce sens et bien que la DRJS soit chargée, par l’intermédiaire de la CRSHN, d’inciter les collectivités territoriales à élaborer une politique partenariale et intégrée à celle de l’État, celui-ci n’est pas en mesure de fournir, lui-même, une réponse d’ensemble sur la mise en oeuvre, en région, de la politique publique du sport de haut niveau.

Conclusion – Vers une gouvernance par la performance et le contrat

L’objectif était ici d’examiner les reconfigurations d’acteurs qui se déploient dans la conduite de la politique publique d’excellence sportive en France en rendant opératoire la notion de gouvernance. Dans la perspective proposée notamment par Patrick Le Galès (1998a), l’enjeu était d’aller au-delà des problèmes de coordination qu’elle suggère afin de participer, à partir d’une analyse partant des territoires, aux débats sur la restructuration de l’État. À ce titre, le diagnostic posé par Jan Kooiman (1993), lorsqu’il définit la gouvernance, peut être appliqué au secteur du sport de haut niveau en ce sens qu’elle traduit un changement dans les relations entre État, marché et société, changement attribué à l’apparition de problèmes ne pouvant être résolus ni par la planification étatique du sommet vers la base ni par l’anarchie médiatisée par le marché. Par là même, et dans le cas de la France notamment[21], la notion de gouvernance renvoie aux limites du concept de gouvernement marqué par l’imposition de principes d’action par une autorité politique centrale. Ce changement de statut de l’État, dans le domaine analysé ici comme dans d’autres (Roché, 2004), n’entraîne pas pour autant son déclin, comme les approches classiques sur la gouvernance le laissent entendre (Hooghe et Marks, 2003). L’hypothèse de son dépérissement est ici démentie empiriquement, la conduite de cette politique publique ne s’accompagnant pas d’un retrait de l’État comparable à ce qui peut s’observer dans d’autres secteurs marqués par de profondes évolutions. S’il est un acteur parmi d’autres, son influence, en raison des moyens qu’il déploie et des dispositifs qu’il promeut, demeure forte. L’examen de son positionnement atteste par contre de la transformation de ses modes d’intervention dans la mesure où il cherche à jouer de la pluralisation de l’espace public pour réaliser ses objectifs par « l’institutionnalisation de l’action collective » (Duran et Thoenig, 1996). La nouvelle donne provoquée par la décentralisation, l’européanisation et la privatisation de l’excellence sportive a en effet contribué à ce que soient revisités le référentiel sectoriel et la méthodologie de cette politique publique en tentant d’associer certains acteurs jusque-là ignorés. Toutefois, et alors que le concours souhaité d’intervenants non étatiques consiste à produire avec eux des coopérations horizontales et concertées, la capacité des agents administratifs à orienter leur comportement se révèle faible à l’analyse. La forte différenciation des réseaux d’action publique, en fonction des relations qui s’instaurent entre acteurs, de la diversité de leurs intérêts, des ressources et contraintes qui conditionnent leurs stratégies respectives, rend la gouvernance de ce secteur problématique et entretient le risque d’une autonomisation de ces réseaux à l’égard de la politique nationale. Ainsi et alors que la figure d’un « État creux » (Rhodes, 1997) n’est guère pertinente pour caractériser son rôle dans la régulation de ce secteur, c’est toutefois celle d’un « arroseur arrosé » (Moquay, 2005) qui prévaut, c’est-à-dire d’un acteur éprouvant des difficultés à redéfinir sa place dans une dynamique qu’il a, pourtant et pour partie, lui-même engagée. Les agents du ministère des Sports sont ainsi partagés entre la position traditionnelle d’opérateurs qu’ils exercent toujours fortement dans la politique publique analysée ici et la recherche de modes d’action leur permettant de sensibiliser des acteurs pour les amener à adopter des pratiques d’accompagnement. Le recours au partenariat nécessite un changement de leur rôle, mais ce processus, tel qu’il a été conçu dans ce secteur, comporte ses propres contradictions et insuffisances. Pour organiser cette gouvernance, il aurait fallu que les acteurs les plus directement concernés (les clubs sportifs, les collectivités territoriales, les entreprises) trouvent un intérêt à cet enrôlement. Or, et principalement parce que les « dispositifs d’intéressement » (Akrich et al., 1988) subordonnant la participation (financière notamment) de l’État aux cadres qu’il a définis sont ici introuvables, la possibilité de domestiquer les diverses parties en présence lui est régulièrement refusée. Si cela atteste des faiblesses de l’État, ces acteurs ne se substituent pas toutefois à lui tant leur mobilisation n’est ni uniforme ni systématique.

L’ensemble des constats soulignés (fragmentation des initiatives et comportements de concurrence, érosion de l’efficacité de la politique du sport de haut niveau manifestée par le recul de la France au classement des meilleures nations, évocation d’un modèle alternatif privatisé), ainsi que le contexte de restriction de la dépense publique marqué par le lancement de la Révision générale des politiques publiques[22], ont justifié une nouvelle réforme[23] de cette politique afin que la France revienne parmi les cinq premières nations sportives sur la scène internationale. Aussi bien les discours de justification de cette réforme que les textes officiels renforcent désormais les méthodes d’intervention d’un État stratège, méthodes que l’application de la Loi organique relative à la loi de finances (LOLF)[24], notamment, a déjà initiées. Inspirée des principes du nouveau management public, cette logique d’action vise à réactiver et à renforcer la légitimité et la capacité de pilotage de l’État au moyen d’une gouvernance par les dispositifs contractuels et la performance. L’accentuation du contrôle centralisé des systèmes de production et de formation au haut niveau se manifeste tout d’abord par le plan de la modernisation des infrastructures de l’INSEP garantissant aux fédérations et aux athlètes des conditions d’entraînement « de pointe » et le resserrement du nombre de CREPS afin de cibler les moyens étatiques sur ceux qui développent une politique du haut niveau (Lozach, 2010). L’ensemble de ces établissements est lié à la Direction des sports par un contrat de performance. Il appartient ensuite et désormais au directeur technique national (DTN) de chaque fédération de construire et de présenter un projet de préparation des sportifs (le Parcours de l’excellence sportive) qui privilégie la cohérence des actions menées aux niveaux national et territorial[25] et la complémentarité des structures de préparation au haut niveau. Il est question ici de reconnaître officiellement les autres dispositifs afin de combler les espaces laissés vides par la régionalisation de la préparation des sportifs sous réserve qu’ils respectent un cahier des charges fixé, là encore, par l’État. Les DTN sont à ce titre responsabilisés afin « d’estimer la capacité » des structures ou des procédures d’accompagnement (équipes nationales, groupes élites, Pôles, groupes privés, clubs, centres de formation de clubs professionnels agréés, cellules familiales…), à concourir au projet fédéral de haut niveau. En conditionnant par ailleurs, par le biais de la négociation des conventions d’objectifs, l’attribution de ses aides aux fédérations à la pertinence de leur action évaluée au moyen d’indicateurs de performance, l’État les invite par là même à adopter une nouvelle rationalité qu’est la recherche de l’efficience. Ce mode de régulation politique accentue ainsi l’introduction d’un référentiel de marché au sein d’un système fédéral qui, encore aujourd’hui, a très inégalement engagé le processus de professionnalisation de son encadrement. Plus généralement et ainsi conçu, il concerne avant tout les établissements publics du ministère des Sports et les fédérations sportives placées sous sa tutelle, acteurs et opérateurs dont l’État peut orienter l’intervention. Ainsi et alors que les instruments (CRSHN, CPER) susceptibles d’asseoir une action concertée avec les collectivités territoriales et les entreprises ont une effectivité limitée, c’est un certain renoncement aux modes de gouvernance négociée avec ces participants que le processus de réforme engagé semble également révéler.