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Cet ouvrage magistral du professeur Éric Marty – éditeur des oeuvres de Roland Barthes – présente de manière succincte, voire didactique, les différents visages que prend le marquis de Sade au vingtième siècle. Notons cependant que le siècle ici est presque strictement français et commence en 1947 pour se clore une trentaine d’années plus tard avec Pier Paolo Pasolini, en 1975. Dans cet ouvrage, Marty s’attache aux lectures de Sade qu’il juge les plus importantes, suggérant le plus souvent un Sade résolument aristocrate et monarchiste. Pour ce faire, il propose un parcours de l’histoire littéraire au cours duquel défilent les Klossowski, Bataille, Blanchot, Adorno et Horkheimer, Foucault, Deleuze, Lacan, Barthes, Sollers et finalement Pasolini. Toute la virtuosité de cet ouvrage tient à son approche synoptique qui nous permet d’apercevoir les variations autour de la figure de Sade. Variations qui participent de ce que Marty nomme la « mythologie sadienne » (p. 13) et qui s’érigent, faut-il le préciser, parallèlement aux différents événements qui marquèrent le vingtième siècle.

Ce véritable panorama s’ouvre en 1947, année où paraît le célèbre Sade mon prochain de Pierre Klossowski, mais aussi La littérature et le mal, où Georges Bataille consacre un chapitre entier au marquis, « La raison de Sade » de Maurice Blanchot, ainsi que le texte de Theodor Adorno et Max Horkheimer, « Juliette ou la raison morale », qui prend place dans La dialectique de la raison. Nous sommes alors aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et Sade est « pris au sérieux » puisque, comme le dit Bataille, « il n’est plus possible de plaisanter après les camps » (p. 10). Ces lectures s’inscriront en faux contre celles qu’avaient déjà proposées les surréalistes, André Breton en tête (p. 16), qui voyaient en Sade l’apologiste de la libération sexuelle. Sade sera donc peint sous les traits d’un homme intégral à visages multiples : d’abord comme celui pouvant purger le mal sociétal originel (Klossowski), puis s’édifiant contre l’homme normal dans une société où règne l’anarchie du pouvoir (Bataille), ensuite comme cette figure intégrale niant toute médiation, dans le silence des lois et l’absence de l’autre (Blanchot), pour finalement devenir cet homme intégral préfigurant le fascisme (Adorno et Horkeimer).

En 1961, l’oeuvre de Sade est reléguée à l’arrière-plan. On l’aborde désormais par mythologies interposées. Cette année-là paraît Présentation de Sacher-Masoch de Gilles Deleuze et Jacques Lacan donne son grand séminaire, L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), où « surgit la figure de Sade » (p. 24) qui occupera une partie importante des réflexions du penseur qui mèneront à la publication, en 1963, du célèbre « Kant avec Sade ». Deleuze propose de prendre une certaine distance avec l’ironie sadienne en se tournant vers l’humour de Leopold von Sacher-Masoch, tandis que Lacan interroge le rapport fantasmatique envers la plastique commune à Justine et à Antigone (p. 235). Cette même année paraît aussi Histoire de la folie de Michel Foucault, qui voit en Sade une « contestation fondamentale qui hante le langage en le brûlant » (p. 133), jouant le « jeu limite de la transgression » (p. 25). Ce que l’on questionne au fond pendant cette période, c’est le rapport de Sade à la loi et à l’excès : transgression de la loi pour Foucault, loi cruelle et vide pour Deleuze, impératif catégorique de jouissance chez Lacan.

L’année qui précède 1968 marque un troisième tournant. Sade devient sujet, « partenaire de jeu », voire complice. Cette année-là paraît le célèbre numéro de la revue Tel quel consacré à Sade, où l’on note la participation de Roland Barthes, Philippe Sollers et Klossowski (un Klossowski qui rompt avec ce qu’il évoquait en 1947 et qui vient, avec « Le philosophe scélérat », inscrire Sade au coeur d’un athéisme intégral). Nous sommes aux abords de 1968 et Sade est alors lu comme le porte-parole de la subversion qui permet de mettre au jour la morale bourgeoise.

L’année 1975 sonne le glas de la « fête sadienne » (p. 26) ; non seulement Foucault revient-il sur sa première lecture de Sade et le présente-t-il désormais comme le « Sergent du sexe » par excellence qui déploierait toute la violence que l’on sait contenue dans la société disciplinaire (p. 163), mais, au même moment, Pasolini avec son film Salò – où sont superposés le roman de Sade Les cent vingt journées de Sodome et la république fasciste de Mussolini – crée l’embarras chez toute une génération de lecteurs complices des romans de Sade. Pour Marty, Pasolini ferait ressortir chez Sade cette figure de l’anarchiste au pouvoir rappelant Héliogabale, l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud (p. 37).

La lecture de Marty s’arrête là, sur la figure d’un Sade comme l’incarnation de l’idée du crime souverain (p. 111), 1975 sonnant l’interruption, voire l’impossibilité, de penser Sade après son « travestissement » en une figure fasciste. Cependant, par un tel arrêt sur image, Marty nous semble céder à la facilité qui consiste ordinairement à associer hâtivement Sade à certains de ses personnages[1]. Marty se concentre sur une histoire littéraire qui se borne aux romans clandestins de Sade et, agissant ainsi, il laisse hors champ le travail des exégètes qui, selon nous, permettent de trouver un sens énigmatique et polyphonique dans l’oeuvre de Sade avec et après Pasolini. Marty passe donc sous silence toute l’ironie revendiquée par Sade contre ses personnages (ce qui paraîtra au lecteur averti comme une ennuyeuse tache aveugle). Sade ne se revendiquait-il pas lui-même peintre de caractères (souvent libertins criminels) (Sade 1977a : 507-515 ; Sade, 1977c : 461-468) ? On reste aussi perplexe devant l’absence absolue de toute référence aux plus grands biographes et spécialistes de Sade qui ont su ou bien entendre autrement le récit de sa vie (Lever, 1991) (Lever, 1991) ou bien déceler une certaine idée de l’a-topie chez le marquis[2]. On regrette donc que Marty taise ces lectures qui trouvent chez Sade à la fois une critique de son temps, mais aussi et surtout une ressource pour notre temps.

Ce qui reste, au terme de cette lecture, n’est-ce pas le regard qu’aurait pu avoir Emmanuel Levinas sur Sade (p. 427) ? Peut-être, au fond, le Sade de Marty, comme un portrait qui apparaîtrait au-delà de l’histoire littéraire qu’il a voulu ici nous raconter…