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Après de nombreuses décennies de silence, ou de bruit sourd, la question de l’homosexualité en Afrique a commencé à faire l’objet de recherches en sciences sociales au cours des années 1980 et 1990[1] ; celles-ci se sont ensuite multipliées durant la décennie 2000, sous la forme d’études historiques[2], de recherches qualitatives[3] et d’enquêtes comportementales ou épidémiologiques initiées dans le contexte du sida[4]. Ce développement récent est donc venu rompre une longue occultation des pratiques homosexuelles en Afrique dans la littérature scientifique. À la rareté des recherches, et comme conséquence de ce premier silence, a succédé pendant plus de vingt ans après l’apparition du sida en 1981 l’idée que le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) se transmettait exclusivement par voie hétérosexuelle en Afrique, si bien qu’il a fallu attendre les années 2000 pour voir apparaître des enquêtes visant à prendre la mesure des risques encourus par les Africains ayant des pratiques homosexuelles, dont l’existence est aujourd’hui scientifiquement reconnue. En même temps qu’elles ont été impulsées par le contexte de l’épidémie, les études sur l’homosexualité ont procédé et participé d’un renouvellement des travaux sur la sexualité en Afrique[5].

Ainsi, le voile longtemps maintenu sur les comportements homosexuels en Afrique s’est trouvé progressivement levé à partir des années 2000. Le développement des travaux de recherche s’est inscrit en effet dans un mouvement plus large de publicisation de l’homosexualité en Afrique, dont cet article se veut le reflet en même temps qu’il en est le produit. Reposant sur les résultats d’une enquête de terrain ethnographique réalisée au Mali[6], il s’intéresse à un angle mort de la réflexion sur l’homosexualité en Afrique, à savoir le lien qui associe cette question au processus de mondialisation. Il s’agit plus précisément, à partir d’une approche comparée, de contrer la tentation évolutionniste qui sous-tend souvent la conception de l’homosexualité en Afrique exprimée depuis l’extérieur du continent[7].

Homosexualités, mondialisation et tentation évolutionniste

S’appuyant sur les données disponibles dans la littérature anthropologique, certains auteurs ont cherché à catégoriser les formes de sexualité entre personnes de même sexe observées dans les pays non occidentaux. Deux grandes formes en particulier ont été mises en évidence, qui se trouvent parfois combinées (Herdt, 1997 ; Murray, 2000) : l’une se fonde sur une différenciation des genres, lorsque l’un des partenaires est associé au genre opposé à son sexe biologique ou qu’il ne s’apparente ni au masculin ni au féminin mais correspond en quelque sorte à un « troisième genre » ; l’autre sur une différenciation des âges, dans le cas de pratiques sexuelles ou d’union entre personnes de même sexe biologique mais de génération différente. Ces deux formes ont été observées en Afrique. Une troisième forme d’homosexualité, parfois dite « égalitaire », lorsque les partenaires ne présentent pas de différence d’âge ni de genre, constitue le modèle actuellement dominant dans les pays occidentaux.

Dans le prolongement des études monographiques ou comparatives sur les sexualités entre personnes de même sexe qui se sont développées depuis les années 1980 dans les pays occidentaux et non occidentaux, une nouvelle orientation de recherche est apparue au milieu des années 1990 lorsque certains auteurs ont entrepris des travaux sur les liens entre homosexualité et mondialisation, cherchant notamment à évaluer l’influence du modèle occidental sur d’autres régions du monde[8]. Si l’on a reproché aux études gaies et lesbiennes et à la théorie queer leur ethnocentrisme, les premiers écrits sur l’internationalisation de l’homosexualité ont été critiqués eux aussi car ils analysaient le phénomène en termes d’homogénéisation et d’américanisation de l’identité homosexuelle mondialisée[9]. Il reste qu’ils ont incontestablement ouvert la voie à une littérature qui s’est rapidement développée, au point qu’a pu être diagnostiqué un « tournant transnational » des études gaies et lesbiennes à la fin des années 1990 (Povinelli et Chauncey, 1999 : 439).

Afin d’éviter une approche globalisante péchant par défaut d’ancrage empirique, différents auteurs ont choisi d’analyser les effets de la mondialisation à partir d’études locales, dont la plupart portent sur des pays d’Asie (Johnson, 1998 ; Jackson, 2000, 2009 ; Johnson et al., 2000 ; Boellstorff, 2003 ; Benedicto, 2008), où la diversité de genre et de sexualité offre une visibilité plus grande qu’en Afrique. Ces recherches montrent que des identités sexuelles spécifiques à chaque pays, forgées sur la longue durée, s’articulent aujourd’hui à des formes identitaires plus proches de l’homosexualité occidentale « moderne ». En revanche, très rares sont encore les travaux qui appréhendent les liens entre homosexualité et mondialisation en terre africaine (Phillips, 2000 ; Hoad, 2007).

Si la principale critique adressée à certains travaux sur l’internationalisation de l’identité homosexuelle est qu’ils raisonnent en termes d’homogénéisation, on leur reproche aussi parfois de souscrire à une conception évolutionniste, ce qui renvoie en même temps au débat opposant approches essentialiste et constructionniste. Au sein de la discipline anthropologique, la conception évolutionniste est aujourd’hui considérée comme dépassée depuis plus d’un siècle ; pourtant, certains auteurs ont dénoncé sa persistance (Thomas, 1998 ; Fabian, 2006). Dans la littérature en sciences sociales sur les sexualités entre personnes de même sexe, le problème est parfois posé en ces termes, notamment dans les critiques que certains auteurs adressent à d’autres[10], suggérant que le risque de la pensée évolutionniste menace encore les chercheurs qui étudient cette question dans les sociétés non occidentales. Mais la conception évolutionniste se rencontre aussi et surtout au-delà du champ scientifique, en particulier dans le domaine des mobilisations homosexuelles, liées aux droits humains ou à la santé.

S’agissant des sexualités entre personnes de même sexe en Afrique, la tentation évolutionniste ne concerne pas seulement ceux qui les conçoivent de manière lointaine et mal éclairée, mais elle peut aussi menacer ceux qui en ont une connaissance plus détaillée. Car, à y regarder de près, et pour en revenir à notre objet précis, ce à quoi ressemblent le plus les formes sociales de l’homosexualité contemporaine à Bamako, ce n’est pas tant aux formes « traditionnelles » de sexualité entre personnes de même sexe en Afrique, telles que mises en évidence par l’anthropologie, qu’au passé de l’homosexualité occidentale. En effet, la situation des hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako, comme probablement dans d’autres métropoles africaines, présente de fortes similarités avec celle des homosexuels occidentaux durant les décennies qui ont précédé les mouvements dits de « libération », pouvant laisser penser qu’ils connaîtront ou pourraient connaître un sort similaire. Ce constat invite donc à une approche comparative non seulement transculturelle, mais aussi transhistorique, s’intéressant en même temps au présent et au passé de la société étudiée et à ceux d’autres sociétés, sachant qu’au fond, les quelques connaissances que l’anthropologie « classique » nous offre sur les sexualités entre personnes de même sexe en Afrique sont aujourd’hui des données autant historiques qu’anthropologiques[11]. Le choix des contextes auxquels sera comparée la situation bamakoise n’a pas été effectué a priori, il découle d’une démarche inductive visant à mettre en regard cette situation avec les connaissances bibliographiques qui la rappellent.

Je vais tout d’abord évoquer quelques-unes des similarités entre les formes sociales de l’homosexualité contemporaine à Bamako et celles du passé dans les pays occidentaux. Dans un deuxième temps, je compléterai et relativiserai ces premières remarques en soulignant l’écueil de la pensée qui considère les Africains ayant des pratiques homosexuelles comme une espèce[12] en voie de développement. Je montrerai enfin le poids du contexte local que révèle l’histoire d’une mobilisation associative récente liée à l’homosexualité et au sida à Bamako.

Des similarités frappantes

La conception dominante du comportement homosexuel

Une première similitude concerne le modèle dominant des sexualités entre personnes de même sexe. Dans l’ouvrage Gay New York, 1890-1940, l’historien George Chauncey (2003) montre qu’une conception de l’homosexualité comme inversion de genre, opposant l’homme normal à l’homme efféminé, prévalait à New York au début du vingtième siècle, avant d’être progressivement remplacée par le modèle binaire homosexualité/hétérosexualité. À propos de la figure de la fairy (tante), il explique que « la division fondamentale des acteurs sexuels masculins dans la pensée d’une bonne partie des classes populaires au tournant du siècle ne passait […] pas entre “hétérosexuels” et “homosexuels”, mais entre les hommes conventionnellement masculins, qui étaient considérés comme des hommes, et les hommes efféminés » (id. : 67-69). Dans ce modèle, le critère de genre prime le critère de sexualité. Selon l’auteur, c’est vers les années 1930 que s’opère une transition entre système de genre et système d’orientation sexuelle.

À Bamako, si l’on se réfère aux discours et au vocabulaire, il apparaît que les relations sexuelles entre hommes répondent au modèle des relations homosexuelles fondées sur une différenciation des genres (où l’un des deux partenaires présente des attributs féminins, l’autre des attributs masculins), bien décrit dans la littérature anthropologique à propos de nombreuses sociétés, mais aussi précisément dans Gay New York. L’un des mots les plus courants pour désigner les hommes qui ont des pratiques homosexuelles révèle cette importance du critère de genre : il s’agit d’un terme emprunté au wolof, góor-jigéen, qui signifie littéralement « homme-femme ». De même, en bambara, certaines expressions permettent parfois de désigner les « homosexuels » : cεtεmùsotε, que l’on peut traduire par « ni homme, ni femme », ou cεmùsoman, « un homme comme une femme ». Le vocabulaire utilisé par les seuls intéressés est lui aussi révélateur. Souvent, dans une relation entre deux hommes, l’un est un yossi (terme également emprunté au wolof), c’est-à-dire un homme d’apparence masculine censé occuper le rôle sexuel insertif (pénétrant), tandis que l’autre est une « qualité » (terme français cette fois), homme d’apparence féminine, associé au rôle sexuel réceptif (pénétré). On peut aussi entendre un homme parler de son compagnon en disant « ma femme », expression qui traduit la façon dont une telle relation est comprise de manière plus générale. Mentionnons à titre d’exemple une anecdote relevée en 2005, montrant que les Bamakois ne catégorisent pas nécessairement les individus ayant des pratiques homosexuelles par leur orientation sexuelle, mais plutôt par leur identité de genre. Un Français vivant à Bamako entame une relation avec un Africain efféminé ; un jeune voisin malien qui lui rend fréquemment visite lui dit un jour après avoir aperçu son partenaire : « J’ai compris, le garçon-là c’est ta femme ! »

D’autres termes non spécifiques, avec lesquels les hommes ayant des pratiques homosexuelles peuvent s’apostropher ironiquement, permettent encore de désigner les hommes selon leur rôle sexuel et leur identité de genre : soungourouba, qui signifie « pute » au sens de fille facile, peut servir à qualifier l’individu connu pour jouer sexuellement le rôle réceptif, tandis que kamelemba, qui signifie « coureur de jupons », servira à qualifier celui associé au rôle insertif. Enfin, le principal terme péjoratif employé pour désigner les « homosexuels » en bambara, , signifie « serpent », en référence (selon certains informateurs) au mouvement ondulatoire de l’animal qui rappelle un geste féminin ; ce mot ne se rapporte donc pas au registre sexuel, mais à celui du genre, et il est utilisé plus largement pour dénigrer un homme qui ne se montre pas suffisamment viril. Plus que l’« homosexuel », ce terme désigne celui qui trouble les catégories de genre. Dans un tel contexte, les hommes conformément masculins peuvent dans une certaine mesure s’adonner à des pratiques homosexuelles sans craindre de se voir assimilés à ce statut stigmatisé.

La différenciation genrée n’est pas le seul aspect de la conception dominante de l’homosexualité que l’on retrouve à la fois à New York au début du vingtième siècle et à Bamako au début du vingt et unième ; il apparaît en second lieu une similitude concernant les pratiques homosexuelles qui reposent sur une différenciation d’âge. À New York, tandis que le trade est un homme conforme aux normes de la masculinité qui a des relations avec des fairies, le wolf est un homme de type masculin qui a des relations avec des partenaires plus jeunes, les punks. À Bamako, la différenciation générationnelle structure aussi une partie importante des pratiques ou relations homosexuelles, à commencer par les situations d’initiation qui, sans parler de celles que connaissent provisoirement nombre d’adolescents entre eux, voient souvent un jeune s’accoupler avec un homme d’âge adulte, souvent issu de l’entourage proche, voire de la famille (Broqua, 2010).

Ainsi, la double différenciation genrée et générationnelle structurant les modèles dominants de l’homosexualité constitue une première similarité forte, et même frappante, entre le passé new-yorkais et le présent bamakois des hommes ayant des pratiques homosexuelles.

Compositions avec les normes dominantes

Une autre série de ressemblances marquantes réside dans la logique de composition avec les normes dominantes qui, sans être contestées, sont détournées de manière à faire exister un monde « homosexuel » au sein du monde normal.

Dans Gay New York, Chauncey insiste beaucoup sur la capacité des hommes concernés à inventer un monde parallèle, fondu dans le monde ordinaire mais invisible au plus grand nombre, en recourant à la notion de « tactique » développée par Michel de Certeau (1990 : xl) pour qualifier ces « procédures populaires » qui « jouent avec les mécanismes de la discipline et ne s’y conforment que pour les tourner ». On retrouve également cet aspect dans le cas des relations entre femmes dans l’Angleterre victorienne, analysé par Sharon Marcus (2006 : 33-34), qui recourt pour sa part à l’expression « jeu du système » pour

conceptualiser la résistance et l’élasticité existant à l’intérieur des systèmes. Le jeu signifie l’élasticité des systèmes, leur capacité à être distendus sans altération permanente de leur taille ou de leur forme ; il diffère en cela de la plasticité, référence à la malléabilité qui permet au système ou à la structure d’acquérir une nouvelle forme et de connaître des changements permanents sans fracture ni rupture.

À Bamako, ces « tactiques » ou « jeux du système » se manifestent de nombreuses manières. Par exemple, de même que les amitiés féminines permettaient aux femmes de l’Angleterre victorienne de connaître des liaisons plus intimes, la pratique qui consiste pour deux jeunes hommes (ou deux hommes non mariés) à dormir ensemble dans un même lit sans que cela n’éveille le moindre soupçon permet à certains de développer une intimité sexuelle.

Plus largement, les personnes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako s’emploient à tirer profit des logiques sociales dominantes à même de garantir leur relative liberté d’action, pour peu qu’elles en aient la maîtrise et détiennent ainsi l’art de les déjouer. Comme dans Gay New York, la principale tactique réside ici dans les usages stratégiques du secret, du silence et de la figure langagière du double entendre, c’est-à-dire d’un langage à double sens dont seuls les initiés comprennent le second (Weeks, 1977 ; Chauncey, 2003). À l’utilisation du terme gay à New York au début du siècle (avant que sa signification ne se spécialise) correspond celui des termes « branché » ou « milieu » à Bamako, qui sont à la fois non explicites et non spécifiques. Pour les personnes qui ont des pratiques homosexuelles, ces tactiques (langagières ou autres) sont la condition première de leur rassemblement, sous des formes conventionnelles, dans des lieux ou espaces sociaux ordinaires (rues, bars, discothèques, groupes de pairs réunis autour du thé, etc.), leur permettant de développer une sociabilité spécifique souvent sans que l’entourage direct n’ait conscience du lien qui les unit. Ces tactiques s’imposent dans un contexte où l’intimité est très limitée et où le contrôle social s’exerce sans relâche, sachant que la majorité des individus ne vivent jamais seuls, mais dans leur famille, jusqu’au mariage. Pour prendre un exemple extrême mais parlant, des simulacres de mariage entre hommes sont parfois organisés, dont une partie de la célébration peut se dérouler en public, mais sans que les personnes non initiées ne s’en rendent compte, moyennant un savant mensonge sur le motif des réjouissances.

Cette logique de composition avec les normes dominantes apparaît également dans le fait qu’à Bamako, comme dans Gay New York, le principe de la « double vie » prévaut chez les personnes ayant des pratiques homosexuelles[13]. Tout d’abord parce que les pratiques homosexuelles sont souvent transitoires. Ensuite, et surtout, parce qu’elles sont presque toujours parallèles à des pratiques ou des unions hétérosexuelles. La conformation à la conjugalité hétérosexuelle est ici non seulement une obligation sociale à laquelle il est difficile d’échapper, mais elle est aussi du même coup le moyen de se livrer à des pratiques homosexuelles sans que pèsent trop fortement sur soi les jugements négatifs ou les soupçons dont les célibataires sont généralement l’objet à partir d’un certain âge. La pratique hétérosexuelle est une condition de possibilité cruciale de la pratique homosexuelle.

D’autres tactiques similaires à celles décrites dans Gay New York consistent encore par exemple à investir des espaces sociaux (cultes de possession, etc.) ou professionnels (teinturier, coiffeur, etc.) où l’acceptation, voire la reconnaissance, des personnes ayant des pratiques homosexuelles est possible, ou encore à jongler avec les identités en modulant son comportement ou son habillement selon les règles des différents mondes sociaux auxquels les individus concernés appartiennent ou qu’ils traversent.

Risques sociaux et risques juridiques

Enfin, la dernière similitude que l’on peut évoquer est la préoccupation constante relative aux risques de dévoilement imposé, de chantage ou encore, pour plus de la moitié des pays d’Afrique, aux menaces légales qui planent sur les hommes ayant des pratiques homosexuelles. En France, en Angleterre ou aux États-Unis, par exemple, le chantage a été une pratique courante au milieu du vingtième siècle. Au Mali, la question des pratiques homosexuelles n’apparaît nulle part dans la loi et elles ne sont donc pas illégales. Toutefois, s’il n’entraîne pas de risque juridique, le dévoilement imposé peut exposer à des risques sociaux de stigmatisation ou de rejet que chacune des personnes concernées s’emploie à prévenir.

À Bamako, cette crainte du dévoilement pousse de nombreuses personnes ayant des pratiques homosexuelles à dénigrer l’existence de ceux qui font montre de leur orientation sexuelle par leurs manières ou leurs tenues, jugés trop « déclarés » selon le terme utilisé pour les désigner, et à fuir leur compagnie, exactement comme cela se passait à Montréal dans les années 1950 si l’on en croit l’un des premiers articles sociologiques sur l’homosexualité en Amérique du Nord, qui montrait la forte hostilité mêlée de crainte développée par les homosexuels secrets à l’égard des homosexuels dévoilés (Leznoff et Westley, 2011).

L’écueil évolutionniste

Parmi les observateurs occidentaux, ces similarités nourrissent parfois l’idée que la situation des Africains ayant des pratiques homosexuelles pourra connaître un sort comparable à celui des homosexuels des pays occidentaux (implicitement positionnés au sommet d’une hiérarchie du développement socio-sexuel), conduisant à l’adoption d’une lecture évolutionniste, qui menace également certaines approches scientifiques. Une critique adressée par Neville Hoad à un extrait du premier ouvrage de Jeffrey Weeks (1977) résume bien la conception évolutionniste des sexualités entre personnes de même sexe en Afrique :

the rest of the world is understood as equivalent to the past of the now dominant form of male homosexuality in the western metropolis : we were like them, but have developed, they are like we were and have yet to develop. Space is temporalised and difference hierarchised, with the modern male homosexual taking the place of the normative white male heterosexual in an uninterrogated replication of the old evolutionary narrative. (Hoad, 2000 : 148)

La question qui se pose presque classiquement est donc : comment penser les effets de la mondialisation sur l’évolution des formes sociales de l’homosexualité en Afrique en évitant le double écueil d’une conception évolutionniste et d’une lecture en termes d’homogénéisation des cultures sexuelles ? Je préciserai donc à présent les raisons pour lesquelles la conception évolutionniste ne me semble pas justifiée, en montrant que les similitudes évoquées plus haut s’accompagnent aussi de différences importantes.

L’existence d’un modèle de référence : l’homosexualité occidentale

Il existe une différence principale entre la situation occidentale du début du vingtième siècle et la situation actuelle à Bamako : pour toute personne ayant des pratiques homosexuelles dans cette ville, comme plus généralement pour tout homme ou toute femme, un modèle de référence (positive ou négative) est disponible, qui n’existait pas pour les homosexuels occidentaux des décennies antérieures aux mouvements de « libération », c’est précisément le modèle occidental de l’homosexualité dite « moderne ».

Ce modèle fonctionne comme une référence négative pour la grande majorité des Maliens qui le considèrent comme le symptôme de la décadence des pays occidentaux. Mais il peut fonctionner aussi comme une référence positive pour de nombreuses personnes ayant des pratiques homosexuelles sur le plan de la construction de leur identité sexuelle, même si la majorité d’entre elles ne souhaitent pas l’imiter dans le contexte malien. L’existence de ce modèle de référence rend donc impossible l’étude anthropologique des formes sociales de l’homosexualité à Bamako, comme plus généralement dans les zones urbaines des pays africains, indépendamment de ce qu’on appelle la mondialisation culturelle, par laquelle la connaissance des modes de vie « autres » est rendue possible.

Cependant, ce processus n’est pas nouveau car les représentations de l’homosexualité occidentale ont percé depuis longtemps les frontières des pays africains, expliquant d’ailleurs l’hostilité si vive qu’elle peut y inspirer. Cette hostilité est en effet en quelque sorte une importation occidentale : durant la période coloniale, les pays occidentaux ont insufflé à leurs colonies leur conception de l’homosexualité (Bleys, 1995), notamment par la répression des pratiques sexuelles jugées amorales puis l’instauration de dispositifs légaux, dont les lois qui interdisent l’homosexualité dans divers pays d’Afrique (mais aussi ailleurs dans le monde) sont souvent l’héritage direct. Le paradoxe est que, dans bien des cas, ces lois sont conservées et défendues précisément dans le but de maintenir l’Afrique à l’abri de l’influence, jugée néfaste, des pays occidentaux en la matière. Plus tard, face aux évolutions consécutives aux mouvements de « libération » dans ces pays, l’homosexualité visible et revendiquée qui s’y est développée a pu apparaître comme une spécificité occidentale et renforcer l’hostilité de nombreux Africains à l’égard de ce modèle. Ce constat, également fait dans d’autres régions du monde, a conduit certains auteurs à écrire que l’internationalisation de l’homophobie a connu à ce jour un plus grand succès que celle de l’identité homosexuelle (Binnie, 2004 : 77).

Ainsi, après avoir imposé aux Africains leur jugement négatif sur l’homosexualité, les anciennes puissances coloniales offrent aujourd’hui à leurs dépens l’image de sociétés laxistes, voire décadentes, en matière de moeurs. L’hostilité à l’égard de l’homosexualité dans les pays africains a donc ceci de particulier qu’elle ne s’est pas construite contre une catégorie sociale endogène, puisque cette catégorie n’existait pas et que, de surcroît, souvent, ceux qui avaient des pratiques homosexuelles n’étaient pas visibles aux yeux des autres, mais contre une catégorie de comportements considérés comme spécifiques aux pays occidentaux.

Dans de nombreux pays africains, l’homosexualité est progressivement devenue le symbole de l’Occident. Aussi est-elle désormais l’objet de discours publics ou privés qui tendent souvent à faire valoir une opposition entre, d’un côté, l’Afrique (ou l’Islam pour les contextes musulmans) et, de l’autre, le monde occidental (qui l’aurait exportée). De ce point de vue, la conception et le traitement de l’homosexualité en Afrique apparaissent souvent comme un avatar du rapport aux pays anciennement colonisateurs.

Aujourd’hui, la connaissance qu’ont les Maliens du modèle occidental de l’homosexualité relève non seulement de cette histoire, mais aussi des échanges entre pays africains et pays européens ou américains, notamment par le biais des phénomènes de migration. De plus, la télévision et Internet contribuent largement à la diffusion des représentations de l’homosexualité occidentale en Afrique et notamment au Mali où, par exemple, beaucoup ont suivi l’actualité relative à la reconnaissance légale des couples de même sexe en France. Cette diffusion des représentations occidentales peut en même temps continuer d’alimenter l’hostilité à l’égard de ce qui se donne à voir comme un mode de vie désormais public en ce qu’il est institué par la loi, là où les pratiques sexuelles entre hommes ou entre femmes au Mali, comme dans d’autres pays africains, restent souvent du domaine de l’intimité et surtout du non-dit.

Ainsi, la conception de l’homosexualité à Bamako, chez ceux qui la pratiquent comme chez les autres, est fortement dépendante du phénomène de mondialisation culturelle, en même temps que de l’histoire qui lie ce pays à la France. De ce constat découlent les arguments qui suivent.

Combinaison de différents modèles d’homosexualité

Nous avons vu que l’une des principales similarités observables entre le Bamako d’aujourd’hui et le New York d’hier concerne la conception dominante de l’homosexualité comme inversion de genre. Toutefois, à Bamako, si le modèle de l’homosexualité basée sur une différenciation genrée paraît hégémonique dans le discours de bien des hommes concernés, il s’avère que les rôles sexuels théoriquement associés aux catégories que ce modèle suppose sont en fait très variables et plutôt déterminés, par exemple, par le sens des transactions financières associées à la sexualité ordinaire à Bamako[14].

Un examen détaillé de l’organisation sociale des sexualités entre hommes montre qu’elles sont en réalité constituées par une combinaison des trois principaux modèles décrits à travers les cultures et l’histoire, c’est-à-dire non seulement les modèles basés sur une différenciation genrée et sur une différenciation générationnelle, mais aussi le modèle d’homosexualité dite « égalitaire », qui domine dans les pays occidentaux.

En outre, à Bamako, et c’est valable plus fortement encore pour d’autres capitales africaines, la sexualité entre hommes est parfois associée à un sentiment d’identité homosexuelle, qui se développe notamment en référence au modèle occidental, même si personne ou presque ne souhaite en imiter les manifestations. Un nouveau détour par le langage permet de le comprendre : une partie des hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako (mais c’est aussi le cas dans d’autres villes africaines) utilisent le terme « milieu » pour désigner non pas tant les lieux où ils se regroupent (car il existe certains bars ou discothèques qu’ils fréquentent de manière privilégiée), comme on le fait en France, que la population qu’ils forment. Aussi bien, le langage à la fois crée le sentiment – et en atteste – d’appartenir à une catégorie lorsque les mêmes personnes s’auto-désignent par le terme « branché ». Il existe donc à Bamako un « milieu » composé de « branchés », c’est-à-dire ni plus ni moins des individus considérant partager un trait commun lié à leur sexualité et former en cela une « communauté », même si la visibilité, et surtout le désir de visibilité, sont très faibles.

À partir de là, on pourrait penser qu’une transition est en train de s’opérer entre système de genre et système d’orientation sexuelle, à l’image de celle décrite dans Gay New York. Mais il ne serait sans doute pas justifié de voir les choses ainsi. Dans une interview publiée dix ans après cet ouvrage, Chauncey (2004) explique que la transition qu’il avait pensé repérer à partir des années 1940 ne s’est sans doute pas entièrement produite :

Je ne crois plus que le binarisme hétéro-homosexuel se soit imposé jusqu’à devenir universel, à New York et dans toute la société américaine. Je suis de plus en plus frappé par les variations considérables des modèles, non seulement selon les classes sociales, mais aussi selon les communautés raciales ou ethniques.

C’est plutôt dans cette optique que les comportements homosexuels à Bamako me semblent devoir être envisagés, c’est-à-dire sous la forme d’une pluralité de modèles combinés. Différents systèmes de normes coexistent et s’articulent, renvoyant en même temps à des formes « traditionnelles » et à des formes plus proches de l’homosexualité occidentale contemporaine.

On peut aujourd’hui considérer que le processus de mondialisation culturelle, plutôt qu’il ne produit l’uniformisation de l’homosexualité par l’imposition du modèle américain ou occidental, favorise sa diversification dans de nombreuses régions du monde. Ce processus est observable aussi bien dans les pays occidentaux que non occidentaux, pour peu que l’on tienne compte des échanges qui s’opèrent par les migrations, le tourisme ou les nouveaux moyens de communications, et de la diversité des expériences homosexuelles en fonction notamment du critère « racial », comme Chauncey semble considérer ne pas l’avoir suffisamment fait dans Gay New York. Cette mise en garde contre le risque de négliger la diversité des modèles de l’homosexualité dans les villes du Nord rejoint l’un des principaux reproches adressés aux études gaies et lesbiennes et à la théorie queer, à savoir l’ethnocentrisme, qui se manifeste ici sous la forme d’un ethnocentrisme de l’intérieur ; en effet, ce n’est que récemment qu’ont été entreprises en Amérique du Nord des recherches sur les homosexuels appartenant aux minorités « raciales » (Hawkeswood, 1996 ; Manalansan, 2003 ; Roy, 2010) ou que des rapprochements ont été tentés entre théorie queer et études postcoloniales (Hawley, 2001).

Dire que l’on trouve partout, au Nord comme au Sud, une pluralité de modèles ne revient pas à dire que les formes sociales de l’homosexualité sont devenues partout les mêmes, car elles répondent à des agencements différenciés qui dépendent fortement des contextes sociaux, politiques ou culturels. Je l’illustrerai en soulignant certaines spécificités locales à Bamako, qui concernent les relations entre la sexualité et l’argent, les usages sociaux du silence et la dissociation entre sexualité et reproduction.

Spécificités locales

Les spécificités que j’évoquerai ici ne renvoient pas à des traits culturels exclusifs des pratiques homosexuelles bamakoises, qui rendraient impossible, comme par essence, leur transformation, mais à des tactiques qui dépendent du contexte social et culturel (comme, par définition, toute tactique). Il s’agit là d’un aspect fondamental de l’argumentation développée dans cet article, qui vise non pas à décrire des modèles culturels de la sexualité figés, mais à montrer que le geste, sans doute universel, en tout cas commun à toutes les sociétés où l’homosexualité existe comme catégorie de représentation stigmatisée, consistant à mettre en oeuvre des tactiques pour déjouer l’hostilité, ne peut se déployer qu’en fonction d’un cadre culturel donné. Autrement dit, il n’existe pas de forme culturelle spécifique de sexualité entre personnes de même sexe, mais des processus d’adaptation aux contraintes et aux risques de stigmatisation locaux, à la fois universels et toujours modelés par un contexte culturel spécifique.

Au Mali, comme dans de nombreux pays africains, la sexualité est très souvent associée à des rétributions financières ou matérielles. Les logiques de cette « sexualité transactionnelle » sont généralement analysées à travers le prisme des relations de genre, sur la base du postulat selon lequel la sexualité des femmes est une marchandise qui s’échange ou s’achète par les hommes. Or, les rétributions de la sexualité s’observent également dans le cas des pratiques homosexuelles (Broqua, 2009). Cela constitue donc une différence avec les formes sociales de l’homosexualité dans les pays occidentaux (même si les rétributions de la sexualité étaient présentes dans le New York gai du début du vingtième siècle et qu’elles le sont encore aujourd’hui dans divers pays occidentaux mais sous des formes bien moins reconnues). Cette monétarisation des pratiques homosexuelles contribue à les rendre conformes au modèle dominant, c’est-à-dire non seulement celui des relations hétérosexuelles, mais aussi celui des conventions sociales ordinaires qui supposent que tout service mérite salaire. Introduire de l’argent dans les relations sexuelles entre hommes, c’est leur conférer un sens qui s’insère dans l’économie générale des rapports sociaux à Bamako, où les relations sexuelles procèdent des logiques d’échange faisant intervenir argent ou cadeaux, qui conditionnent l’ensemble des rapports sociaux. C’est également un moyen de réduire la portée transgressive d’une sexualité socialement prohibée dont l’exercice serait motivé par le seul désir. La sexualité transactionnelle est donc une forme spécifique de tactique de composition avec l’ordre dominant modelée par la culture locale des sexualités et des relations sociales.

Par ailleurs, à Bamako, les pratiques homosexuelles sont marquées du sceau du secret (Broqua, 2010). Le vocabulaire le plus couramment employé par les personnes concernées pour désigner tout ce qui se rapporte aux sexualités entre personnes de même sexe révèle cette volonté de camouflage, puisqu’il est à la fois non explicite (il n’évoque l’homosexualité qu’aux initiés) et non spécifique (il est employé pour désigner d’autres appartenances de groupe) : « milieu » et « branché » pour désigner les « homosexuels », « contre » pour dire « homophobe ». Certains remplacent même ce lexique par d’autres termes, ajoutant un second niveau de « codage » ; par exemple, l’un de mes informateurs utilise le mot « truc » pour désigner les « homosexuels »[15]. Ces tactiques de verbalisation non explicite s’opposent donc au principe de visibilité prôné par les militants homosexuels dans les pays du Nord, ainsi que dans certains pays africains, principe qui est généralement au fondement des mobilisations collectives dans ce domaine. Mais le silence honteux auquel ce principe cherche à s’opposer, afin de faire progresser l’acceptation, n’est pas le silence que les « branchés » de Bamako respectent, en tant que celui-ci peut être précisément pour eux la condition de l’acceptation. L’organisation et la signification sociales de l’homosexualité à Bamako, comme partout ailleurs, sont ainsi profondément enracinées dans leur contexte : ici, la révélation « publique » de l’orientation sexuelle est rarement considérée comme une voie d’accomplissement nécessaire, en conformité avec un contexte où la force performative du langage, et surtout du silence, est cruciale[16]. On mesure donc toute la distance qui existe entre ce modèle et les expériences ou les politiques de l’homosexualité dans les pays occidentaux, qui font de la révélation ou de la publicisation un moment clé du parcours de socialisation ou de mobilisation homosexuelle.

Enfin, si, dans la capitale malienne, les marges de manoeuvre individuelles sont plus larges qu’en milieu rural, il reste difficile de ne pas se plier à un certain nombre d’exigences sociales, dont en premier lieu le fait de se marier et d’avoir des enfants, quand bien même on observe un recul progressif de l’âge au premier mariage. En raison du fait qu’il est souvent impossible en la matière de résister à la pression sociale, les hommes ont pour habitude d’organiser leur vie sexuelle en grande partie parallèlement à la conjugalité reproductive, sachant que le Mali est un pays très majoritairement musulman et que la polygamie y est très répandue. Sur ce point également, on peut observer l’adaptation des normes de l’homosexualité aux spécificités du contexte culturel. Chez les hommes qu’il concerne, le comportement homosexuel, y compris dans le cas de ceux qui témoignent d’un sentiment d’identité homosexuelle, n’est pas considéré comme s’opposant à la conception dominante de la parenté et de la reproduction. La plupart des hommes ayant des pratiques homosexuelles se marient et ont des enfants de manière à la fois obligatoire et souvent largement consentie, mais sans nécessairement cesser leurs activités ou même leurs relations de couple homosexuelles. Cette logique de « double vie » n’est pas seulement le produit d’une volonté de camoufler les pratiques homosexuelles sous la couverture de la conjugalité hétérosexuelle, mais repose sur une dissociation forte, chez un même individu, entre conjugalité reproductive et sexualité récréative. À l’inverse des homosexuels occidentaux revendiquant l’homoparentalité, les Maliens s’emploient à séparer la fonction reproductive de la sexualité de sa fonction liée au plaisir, voire aux sentiments, considérant qu’il est possible de construire des identités sexuelles minoritaires tout en respectant l’ordre dominant de la parenté et de la reproduction.

Plus largement, la socialisation secondaire « homosexuelle », lorsqu’elle existe, n’est pas censée s’accompagner d’une rupture biographique comme c’est souvent le cas dans les pays occidentaux. De ce point de vue, chez la majorité des hommes concernés, la volonté (autant que les opportunités contextuelles) de mettre en avant une identité homosexuelle sous la forme par exemple de revendications publiques fait largement défaut, bien que des mobilisations associatives ont émergé récemment au Mali (et plus généralement sur le continent africain), comme nous le verrons à présent.

Mobilisations homosexuelles, lutte contre le sida et échanges transnationaux

Des organisations homosexuelles existent aujourd’hui dans la plupart des pays d’Afrique, cependant plus nombreuses dans les pays anglophones que francophones. Les plus anciennes sont apparues en Afrique du Sud au début des années 1980. Mais c’est surtout dans les années 1990 qu’elles se sont développées dans certains pays anglophones (Palmberg, 1999), puis durant les années 2000 dans le monde francophone, principalement dans le contexte de l’épidémie de sida – en même temps d’ailleurs que se multipliaient des controverses liées à l’homosexualité dans différents pays (Broqua, 2012).

La lutte contre le sida comme facteur de mobilisation homosexuelle

Les mobilisations homosexuelles en Afrique bénéficient depuis le début des années 2000 du contexte de la lutte contre le sida ; c’est en effet autour de cette question qu’ont émergé une partie des organisations spécifiques qui existent aujourd’hui sur le continent. Dans les pays occidentaux, au cours des deux dernières décennies, la lutte contre l’épidémie a joué un rôle fondamental dans l’évolution du statut social de l’homosexualité en obligeant à repenser sa place dans la société. De même, dans beaucoup d’autres régions du monde, l’intérêt stratégique de l’engagement contre le sida pour soutenir la cause des minorités sexuelles a été bien compris et parfois mis à profit (Roberts, 1995).

En Afrique, ce processus ne s’est enclenché que récemment, en raison du déni de la transmission homosexuelle du VIH sur ce continent qui a prévalu pendant plus de vingt ans, aussi bien chez les Africains que les Occidentaux. Depuis quelques années, la situation des hommes ayant des pratiques homosexuelles face aux risques liés au sida y devient l’objet d’une préoccupation croissante, parfois même prioritaire, de la part de différentes organisations occidentales ou internationales. Ainsi, dans de nombreux pays, y compris d’Afrique de l’Ouest, des mobilisations collectives homosexuelles apparaissent en grande partie à la faveur des possibilités offertes par le contexte de la lutte contre l’épidémie et du soutien fourni dans ce cadre par des bailleurs de fonds. Cela permet dans certains cas la création d’associations spécifiques ou d’actions en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles, dans d’autres cas le renforcement d’associations ou d’actions existantes.

La situation malienne est exemplaire du processus récent de mobilisation articulant la question de l’homosexualité à celle du sida en Afrique. À Bamako, où aucune organisation homosexuelle n’a jamais existé, une mobilisation sociale a émergé à l’occasion des actions menées en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles par la principale association locale de lutte contre le sida, ARCAD-SIDA (Association de recherche, de communication et d’accompagnement à domicile de personnes vivant avec le VIH/sida), avec le soutien financier de plusieurs organisations étrangères ou internationales.

Son action ciblée a démarré en 2005 par la réalisation d’une enquête qualitative auprès d’une trentaine d’hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako (Sylla et al., 2007), à la demande et avec le soutien financier d’Onusida. Puis l’association a été chargée par le Population Council de coordonner une enquête quantitative (ARCAD-SIDA, Population Council et USAID, 2008) sur le modèle de celle effectuée quelques années plus tôt à Dakar (Niang et al., 2003), afin de permettre les comparaisons internationales. En même temps, dès la première enquête, elle a entrepris des actions en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles, en mettant en place une consultation spécifique pour le dépistage, la prise en charge et la prévention. Les enquêteurs de la deuxième étude ont été recrutés parmi les hommes interrogés lors de l’enquête qualitative financée par Onusida et trois d’entre eux ont également été formés en tant qu’éducateurs par les pairs (ou pairs-éducateurs). Ils ont été chargés non seulement de recueillir le matériau de recherche au moyen de questionnaires individuels, mais aussi de repérer des sites d’intervention puis de sensibiliser les hommes rencontrés à la prévention du sida, les inciter au dépistage et, le cas échéant, à la prise en charge socio-médicale.

Pour la réalisation de ces enquêtes, les responsables d’ARCAD-SIDA ont dû préalablement présenter leur projet devant un comité national d’éthique de la recherche médicale où plusieurs représentants des autorités religieuses ont tenté de faire obstacle à l’initiative, cherchant surtout à s’assurer qu’elle n’allait pas donner lieu à la création d’associations homosexuelles, ce à quoi il a été précisé qu’il s’agissait simplement de prendre acte d’une réalité sanitaire afin de pouvoir mieux lutter contre le sida. Or, en un sens, les activités d’ARCAD-SIDA pallient l’absence d’association spécifiquement homosexuelle au Mali, comme le suggèrent les déclarations d’un éducateur par les pairs ; interrogé pour Remaides, journal de l’association française de lutte contre le sida AIDES, celui-ci a expliqué que, au début des années 2000, il avait entrepris sans succès de créer une association homosexuelle à Bamako :

J’ai obtenu 65 signatures et on a déposé une demande au ministère de l’Intérieur. Là, on nous a fait comprendre que ce n’était pas une bonne idée de créer une association d’homosexuels. On a préféré renoncer pour l’instant, mais on forme un groupement sous l’aile protectrice d’ARCAD-SIDA. Pour le moment, le sida est la seule manière possible pour aborder la question de l’homosexualité dans notre pays.

Blatmann, 2007 : 29

Pour ARCAD-SIDA, il ne s’agit pas de réaliser ces actions ciblées dans la clandestinité et l’une de ses fiertés est d’avoir obtenu la reconnaissance officielle des actions menées auprès des hommes ayant des pratiques homosexuelles par le Haut comité national de lutte contre le sida (HCNLS). Mais elle entend limiter son action à la lutte contre le sida et ne pas créer d’association spécifiquement homosexuelle, tout en proposant son éventuel soutien à ceux qui prendraient une telle initiative. Lors d’une réunion organisée par l’association à laquelle participaient plusieurs dizaines d’hommes ayant des pratiques homosexuelles, un responsable déclarait en effet : « Nous n’allons pas créer une association homosexuelle mais si vous le faites, nous vous soutiendrons. »

Néanmoins, ARCAD-SIDA a organisé certains événements qui ne sont pas sans effet sur l’expérience sociale des hommes (ou des femmes) ayant des pratiques homosexuelles. Ce fut notamment le cas de soirées festives accessibles uniquement aux personnes détentrices de cartons d’invitation préalablement diffusés par les pairs-éducateurs auprès des individus concernés. L’idée était ici de procéder à une captation par la fête des hommes (et dans une moindre mesure des femmes) ayant des pratiques homosexuelles, à qui l’on proposait non seulement nourriture et boissons gratuites, animation par un artiste local connu pour être « branché », mais aussi des messages de prévention et un dispositif mobile de dépistage du VIH, l’un des objectifs principaux de l’opération étant d’inciter les invités à pratiquer un test. Pour beaucoup de ceux qui y participaient, c’était souvent la première occasion dans leur vie de se rassembler dans un lieu public sans la présence de personnes autres que celles qui ont des pratiques homosexuelles. Au sortir de la première soirée (en août 2007), une jeune femme décrivant la scène me disait avec étonnement : « Il n’y avait pas de contre, seulement des branchés ! » Cet événement inédit de rassemblement exclusivement « homosexuel » rendait alors visible une population généralement disséminée dans la ville, hétérogène et composée d’individus répondant à différents modèles d’homosexualité, dont de jeunes hommes efféminés parfois qualifiés de « petites folles », ou moins péjorativement de « Génération 2000 » (car ils sont considérés comme une nouvelle génération d’hommes ayant des pratiques homosexuelles), parmi lesquels certains de la génération antérieure, pourtant extravertis à leurs heures, critiquent les comportements jugés trop « déclarés ».

Dès leur émergence durant la seconde moitié des années 2000, les actions de l’association ont contribué en quelque sorte à légitimer l’expression semi-publique de l’homosexualité, dans un contexte qui, comme nous l’avons vu, ne la tolère qu’à la condition du silence. L’assurance acquise dans l’action s’est trouvée redoublée chez certains par les relations nouvelles nouées avec des organismes étrangers, ravivant les velléités de visibilité associative. Ainsi de l’éducateur par les pairs précédemment cité :

– MY, tu as participé aux États généraux gays de AIDES, à Paris, en novembre dernier. Qu’est-ce qui t’a le plus marqué ?

– Ces États généraux m’ont impressionné, encouragé, revigoré ! J’ai découvert un vrai pays de liberté. Les homos français ont réussi à exposer leurs problèmes au grand jour, ils ont même fait venir le ministre de la Santé à leur rassemblement ! Je rêve qu’un jour notre ministre de la Santé vienne nous écouter, nous aussi… En discutant avec les homos français, j’ai également ressenti une vraie fraternité. J’ai compris qu’il existe une solidarité internationale gay ! Malgré toutes nos différences, nos problèmes sont identiques : la stigmatisation, l’intolérance et la précarité, surtout pour les séropositifs.

– Qu’est-ce qui t’a le plus inspiré ?

– Le pacs, par exemple. Même si nous, on organise déjà des pacs [pactes civils de solidarité] clandestins ! Quand on aura plus d’expérience, on revendiquera les mêmes droits que les couples hétérosexuels. Mais pour le moment, on doit gérer la clandestinité et c’est très grave […]

Un jour, je pourrai moi aussi témoigner à visage découvert, c’est mon combat de tous les jours. Mais c’est une révolution lente. Un jour, on saura qui est qui. Un jour, je serai le leader d’une association d’homosexuels et j’irai même à la télévision pour revendiquer nos droits, haut et fort !

Blatmann, 2007 : 29

C’est pourtant une situation bien différente de celle imaginée ici que l’on retrouve quelques années plus tard ; les collaborations militantes internationales, au-delà des aspirations qu’elles peuvent susciter chez certains, offrent surtout l’occasion d’évaluer le poids des contextes locaux[17].

Échanges transnationaux et construction locale de la cause homosexuelle

Le contexte de la lutte contre le sida a donc permis d’accroître les connexions entre certains homosexuels de différents pays africains et des militants associatifs de pays du Nord. En effet, les mobilisations africaines récentes supposent très souvent des relations avec des organismes occidentaux, qui tendent pour leur part à internationaliser leurs revendications depuis quelques années. En même temps, plusieurs réseaux d’organisations africaines ont été créés au cours de la dernière décennie.

En février 2004 a eu lieu en Afrique du Sud une rencontre d’organisations homosexuelles issues de 17 pays africains principalement anglophones[18] (All-Africa Symposium on HIV/AIDS and Human Rights), à l’occasion de laquelle un réseau se donnant pour objectif d’agir à la fois dans les domaines de la lutte contre le sida et des droits humains a été créé. Sur le modèle de la recherche pionnière effectuée au Sénégal (Niang et al., 2003), des enquêtes avaient été réalisées préalablement dans neuf de ces pays afin de décrire la situation des hommes ayant des pratiques homosexuelles, dont les résultats montraient de fortes vulnérabilités, principalement en termes de violences subies et d’exposition aux risques d’infections sexuellement transmissibles (dont l’infection à VIH). À l’occasion de la XVe conférence internationale sur le sida (Bangkok, août 2004), la présentation de ces résultats par l’un des membres du réseau était faite en des termes bien moins « culturalistes » que ceux de certains chercheurs ou commentateurs. C’est que des intérêts stratégiques régissaient alors déjà en partie la logique de telles initiatives, principalement liés à l’attention croissante dont témoignaient différents organismes internationaux à l’égard de la situation des hommes ayant des pratiques homosexuelles face aux risques liés au sida dans les pays d’Afrique.

Signe d’une volonté d’ajustement aux attentes des bailleurs de fonds, les représentants des organisations africaines spécialisées reprennent le lexique forgé par les Occidentaux, là où les terminologies locales sont souvent plus variées, complexes et spécifiques. Ils parlent ainsi de gais et de lesbiennes, mais aussi de MSM (Men who have Sex with Men). À l’origine, cette expression désignait les hommes qui, dans les pays occidentaux, se situaient aux marges de l’identité homosexuelle, dont on supposait qu’ils étaient tout autant, voire davantage exposés au VIH que les gais. Elle s’est ensuite répandue et popularisée dans la littérature et dans les conférences internationales, en même temps qu’émergeait progressivement la problématique des sexualités entre hommes dans les pays non occidentaux. La périphrase paraissait alors idéale pour désigner les hommes concernés dans ces pays, tant il semblait clair qu’il ne pouvait s’agir d’« homosexuels » au sens occidental du terme. Progressivement, l’application du label MSM aux individus des pays du Sud a eu pour conséquence son appropriation par certains de leurs représentants, là où aucun terme original n’a trouvé à s’exprimer.

De manière très révélatrice de l’effet d’imposition produit par les organisations et bailleurs internationaux, l’acronyme MSM est souvent utilisé tel quel par les acteurs de la lutte contre le sida dans les pays d’Afrique francophone. C’est notamment le cas au Mali. Les responsables d’ARCAD-SIDA utilisent en effet ce sigle – ou plus rarement sa déclinaison française (HSH) – pour désigner les hommes ayant des pratiques homosexuelles. L’usage de cette expression qui s’est ensuite étendu aux salariés de l’association, dont certains sont aussi des « branchés » ordinaires de Bamako, correspond à un moyen, d’une part, de neutraliser la valeur négative associée à la notion d’homosexualité et, d’autre part, de rendre possible l’expression publique autour de cette catégorie, grâce au contexte de la lutte contre le sida dans lequel cette nouvelle qualification est opérée. La sexualité entre personnes de même sexe connaît donc dans ce nouveau contexte une forme de « resignification ». Toutefois, la mise en oeuvre d’actions associatives en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles à Bamako ne va pas de soi, comme le montre leur histoire, en particulier sur le plan des relations que ces actions impliquent entre le local et l’international.

À la fin des années 2000, un processus de mise en réseau des groupes intervenant auprès des hommes ayant des pratiques homosexuelles s’est enclenché également en Afrique francophone. L’association française AIDES, après avoir été sollicitée par certaines associations appartenant au « Réseau Afrique 2000 » (qu’elle avait créé en 1997), a organisé en octobre 2007 à Ouagadougou une première rencontre d’organisations homosexuelles ou de lutte contre le sida provenant de dix pays africains francophones[19], à l’issue de laquelle a été créé le réseau Africagay – rebaptisé quelques mois plus tard Africagay contre le sida. ARCAD-SIDA et devenue d’emblée membre du réseau pour le Mali, puisqu’aucune organisation homosexuelle n’y existe contrairement à d’autres pays tels que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, où des associations spécifiquement homosexuelles, officiellement déclarées ou non, ont été créées durant les années 2000. Un deuxième rassemblement d’Africagay a eu lieu à Bamako en février 2008 dans les locaux d’ARCAD-SIDA, un troisième a été organisé au Cameroun, puis un quatrième s’est déroulé de nouveau à Bamako fin 2008. Au cours de la première année d’existence du réseau, le contexte malien était ainsi jugé favorable à l’organisation sereine de rencontres, jusqu’à ce que des incidents viennent entacher cet enthousiasme.

Si, contrairement à d’autres pays africains, aucune controverse d’ampleur sur l’homosexualité n’a jamais eu lieu au Mali, il y existe néanmoins une tension latente qui s’est exprimée par exemple fin 2006, au cours du mois de ramadan, lorsqu’un « maquis » (bar) de Bamako connu pour sa clientèle d’hommes ayant des pratiques homosexuelles, qui venait de déménager dans un nouveau quartier, a été détruit à deux reprises par des riverains. De même, la première soirée « homosexuelle » organisée par ARCAD-SIDA en août 2007 a été prise d’assaut par des jeunes du quartier où elle avait lieu, auxquels on interdisait l’entrée puisqu’ils ne détenaient pas de carton d’invitation, sans que l’on puisse vraiment savoir si cette violence était due au refus de les laisser entrer ou à la composition de l’assistance (probablement aux deux). Mais c’est à l’occasion d’un regroupement associatif international que l’hostilité s’est exprimée de la manière la plus officielle, et sous une forme inédite.

En avril 2009, un rassemblement du « Réseau Afrique 2000 » est organisé à Bamako pendant plusieurs jours afin de travailler en particulier sur la thématique des homosexuels face au sida. Le dernier jour de son déroulement, la rencontre est interrompue par la police qui oblige les participants à rester dans leur chambre d’hôtel, après que la rumeur ait prétendu qu’il s’agissait d’un congrès d’homosexuels cherchant à s’organiser au lendemain des événements qui s’étaient déroulés au Sénégal[20]. Certains médias maliens se sont alors emparés de la question comme jamais ils ne l’avaient fait au cours des années précédentes, faisant état de la tenue d’un « congrès des homosexuels » à Bamako[21], jusqu’à la publication par certains d’un démenti du président de la République. À la suite de cet incident, ARCAD-SIDA a dû mettre en veilleuse ses actions en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles. Quelques mois plus tard, elle choisissait de ne plus faire partie du réseau Africagay contre le sida. En revanche, elle devenait bientôt membre fondateur d’un nouveau réseau créé par AIDES, Coalition Plus, consacré notamment à des activités de recherche communautaire et de plaidoyer international.

En 2010, les activités menées par l’association en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles ont repris sous une forme nouvelle, avec la création d’une « clinique nocturne de santé sexuelle » destinée à offrir des services de prise en charge et de prévention aux populations considérées comme particulièrement à risques et plus faciles à atteindre en soirée (hommes ayant des pratiques homosexuelles, professionnelles du sexe, usagers de drogue par voie intraveineuse, jeunes et étudiants) (Coalition Plus, 2011 ; Coulibaly et al., 2011). Initiée à partir de l’expérience acquise dans le cadre des actions menées en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles, cette nouvelle prestation présente l’avantage d’offrir des services adaptés à ces populations et en même temps de les séparer de celles qui sont suivies ailleurs pendant la journée. Parallèlement aux services médicaux, des pairs-éducateurs sont chargés d’organiser les actions de prévention, parmi lesquelles des causeries sur place ou dans d’autres quartiers de la ville.

Le retrait d’ARCAD-SIDA du réseau Africagay contre le sida et la reprise de ses activités en direction des hommes ayant des pratiques homosexuelles au sein de la clinique nocturne indiquent que, en dépit des incidents survenus en 2009 autour du rassemblement du « Réseau Afrique 2000 », l’action collective (ou tout au moins l’action associative) en la matière reste possible dans le contexte malien, dès lors que sont respectées les contraintes locales, en particulier celle de non publicisation de l’homosexualité. Cette condition de possibilité de la mobilisation associative apparaît également à l’échelle de certaines trajectoires individuelles, comme nous le verrons pour finir.

Tactiques et mobilisations collectives : rupture ou continuum ?

Les activités menées par les pairs-éducateurs engagés au sein d’ARCAD-SIDA n’impliquent aucune pratique confrontationnelle, revendicative, ni même critique ; il s’agit d’actions communautaires supposant au fond les mêmes compétences que celles habituellement mobilisées par les hommes cherchant à éviter les risques de stigmatisation sociale. En cela, on peut considérer qu’il existe un continuum entre les tactiques (de Certeau, 1990) ou les arts de la résistance (Scott, 2008) mis en oeuvre ordinairement par les hommes ayant des pratiques homosexuelles au Mali et les formes plus institutionnalisées de mobilisation associative. Mais il importe de considérer aussi la rupture que peut représenter au niveau individuel le fait de s’engager dans ces formes de mobilisation. Ainsi du cas de Badra.

C’est un garçon plutôt réservé, y compris dans le cadre de l’entre-soi, que j’ai tout d’abord régulièrement croisé dans certains maquis bamakois à la clientèle en grande partie « branchée ». Plus tard, fort d’une autonomie matérielle et d’un certain affranchissement familial, Badra gagnait en assurance et jouait à s’affirmer par des postures suggestives lorsque le contexte social le lui permettait. Il excellait à mes yeux dans l’art de « faire avec » les contraintes locales, c’est-à-dire de s’y soumettre ou de s’y dérober selon la circonstance ou la nécessité ressentie. Identifié comme un « leader » communautaire (selon le vocabulaire local de la lutte contre le sida), il est alors mis à contribution au sein d’ARCAD-SIDA. L’information sur cet engagement circule bientôt, jusqu’à atteindre son entourage le plus proche. Ainsi, quelque temps après le début de son implication dans l’association, il est convoqué au sein d’un large conseil de famille réunissant plusieurs dizaines de personnes, dont des cousins qu’il n’avait jamais vus, pour s’entendre dire qu’il devait prendre ses distances.

Ce cas n’est pas généralisable, dans la mesure où d’autres ont pu concilier leur engagement associatif avec le maintien de relations familiales non conflictuelles. Il nous apprend cependant que, parmi les hommes ayant des pratiques homosexuelles les plus rompus aux arts de la résistance ou qui excellent dans le domaine des arts de faire pour contourner l’hostilité, certains ne sont pas en mesure de convertir ces compétences en situation d’engagement associatif, qu’il réponde à une logique militante ou à une logique de service. Lors du passage à l’action collective liée à l’homosexualité, il peut s’opérer une rupture au sein du continuum qui relie plus largement, d’un point de vue théorique, les arts de faire aux mobilisations collectives, les pratiques ordinaires de composition avec les normes dominantes aux pratiques associatives.

Si les mobilisations homosexuelles n’ont pas véritablement eu, à ce jour, la possibilité de se développer de manière autonome à Bamako, c’est en raison de la difficulté de passer des formes ordinaires de composition avec l’ordre dominant à l’organisation collective formelle au sein d’associations dont l’action est inévitablement vouée à une certaine visibilité, toujours susceptible de provoquer des formes de résistance plus ou moins actives.

Parmi les stratégies populaires mises en oeuvre par les personnes ayant des pratiques homosexuelles pour déjouer l’ordre dominant au Mali, la dissimulation ou le recours protecteur à la notion de « vie privée » (souvent contestés par les militants occidentaux qui prônent une affirmation visible[22]) joue actuellement un rôle infiniment plus important que la mobilisation collective, la revendication ou l’effort de visibilité. Incontestablement, il existe à cet égard une tension entre deux conceptions principales de la façon dont les personnes ayant des pratiques homosexuelles doivent se comporter, l’une envisageant le secret comme ressource, l’autre considérant qu’il faut « assumer » son homosexualité. Si, dans les faits, les personnes concernées adoptent très massivement la première conception, c’est la seconde qui domine dans le discours des leaders associatifs occidentaux et parfois africains, mais c’est aussi cette dernière qui suscite les formes d’hostilité les plus manifestes.

Conclusion : Repenser l’évolution des formes sociales de l’homosexualité en Afrique

Dans le domaine des recherches sur les sexualités entre personnes de même sexe, le risque est double : il consiste à considérer que certaines formes d’homosexualité sont anhistoriques ou, de manière tout aussi erronée, vouées à une évolution inscrite par avance dans la linéarité historique. Certaines recherches retraçant l’histoire des modèles dominants de l’homosexualité permettent de réfuter tant l’hypothèse d’une immuabilité que celle d’une évolution linéaire (vers la « libération » notamment). Comme l’a montré Chauncey (2003) à propos de New York, le modèle dominant de l’homosexualité dans une société donnée n’est pas immuable, mais susceptible de se transformer. Toutefois, cette évolution des modèles dominants n’est pas linéaire mais discontinue, comme l’a également établi Florence Tamagne (2000) en décrivant l’existence d’espaces de sociabilité homosexuelle foisonnants et visibles durant l’entre-deux-guerres avant de disparaître sous l’effet d’une vaste répression à l’issue du second conflit, à Berlin, à Londres ou à Paris, ou encore Lilian Faderman (1992) concernant la double catégorie butch/femme aux États-Unis, stigmatisée par les mouvements de « libération » au point de disparaître dans les années 1970 avant de réapparaître ultérieurement.

Il serait donc particulièrement incongru de dénier un tel potentiel de transformation aux modèles de sexualité entre personnes de même sexe observables à Bamako (ou ailleurs en Afrique), de même qu’il serait absurde de supposer qu’ils évolueront nécessairement dans le sens d’un mouvement de « libération », tel qu’imaginé par une pensée qui hiérarchise (implicitement au moins) les modes d’accomplissement ou de résistance possibles.

La question des facteurs qui concourent à l’évolution des modèles de sexualité s’avère dès lors cruciale, mais elle est complexe et sujette à débats contradictoires. Chez les historiens de l’homosexualité américaine, la question n’est pas tranchée de savoir si le phénomène d’urbanisation est plus déterminant que le développement du capitalisme dans l’émergence des identités gaies et lesbiennes (Maynard, 2004)[23]. De même, selon Chauncey (2003), le passage dans les pays occidentaux d’un simple comportement sexuel prohibé à la constitution d’une catégorie sociale et d’une forme identitaire – ou une « espèce » selon la formulation de Michel Foucault – n’est pas seulement le produit de catégorisations extérieures – par exemple par le champ médical –, mais aussi, et sans doute surtout, de la façon dont les personnes concernées ont fait vivre et évoluer ces catégories.

Comme j’ai voulu le montrer dans cet article, il peut être fécond de croiser la comparaison historique (qui retrace l’évolution des modèles dans un même lieu) et la comparaison transculturelle (qui compare les modèles existant dans différents lieux au même moment ou à différentes périodes), ce croisement ayant consisté ici à repérer un même modèle observable à des périodes et dans des lieux différents. Il importe dès lors de comparer les facteurs qui concourent à l’évolution de ce même modèle dans des contextes différents.

Si l’on s’attache à l’exemple de l’Afrique du Sud, on constate l’impact du contexte politique et du dispositif légal sur la transformation des formes de sexualité entre personnes de même sexe. À la suite des bouleversements politiques du début des années 1990, certains militants homosexuels font pression sur l’ANC (African National Congress) qui épouse bientôt leur cause. C’est ainsi que, après l’élection à la présidence de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud devient en 1996 le premier pays au monde à inclure dans sa Constitution l’interdiction de toute discrimination liée à l’orientation sexuelle (Croucher, 2002, 2011). Le phénomène de « libération » qui accompagne le changement politique introduit également une transition progressive entre deux formes d’homosexualité, selon un processus comparable à celui décrit par Chauncey (2003) : le passage du modèle basé sur la différenciation genrée à celui de l’homosexualité égalitaire unissant deux partenaires reconnus comme de même sexe, les deux modèles coexistant dès lors (Donham, 1998 : 11-12 ; de Vos, 2000). L’inscription dans la Constitution du principe de non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle va avoir une autre conséquence majeure : à la suite d’une plainte déposée par un couple de femmes contre la loi sur le mariage, défini comme l’union d’un homme et d’une femme, et donc considéré discriminatoire et anticonstitutionnel, l’Afrique du Sud devient le premier État africain à légaliser le mariage homosexuel, en novembre 2006. En somme, la transition entre deux modèles d’homosexualité est ici rendue possible par les transformations politiques et légales, elles-mêmes consécutives aux mobilisations collectives.

Il ne faut cependant pas confondre le développement des mobilisations collectives, en particulier sous la forme de réseaux transnationaux, avec l’évolution des formes sociales de l’homosexualité. Le mouvement de défense international des droits des LGBT (Lesbian, gay, bisexual, transgender) a été critiqué pour imposer un agenda qui ne tient pas compte des contraintes locales avec lesquelles doivent composer les personnes qui ont des pratiques homosexuelles dans les pays non occidentaux (Massad, 2002) et pour ne connaître de leur situation que ce qu’en montrent leurs seuls interlocuteurs, souvent diplômés et orientés vers des trajectoires d’extraversion. Certains travaux montrent en même temps qu’il ne faut pas surestimer l’effet d’imposition que produisent les politiques LGBT internationales. Par exemple, en Bolivie, dans la ville de Santa Cruz, la tentative, soutenue par le gouvernement et des agences internationales de développement, de créer un centre communautaire gai a échoué pour n’avoir pu intégrer qu’une infime minorité de la population ciblée (Wright, 2000).

Nous avons vu que, au-delà de leurs particularités sociales, culturelles ou politiques, de nombreux pays d’Afrique bénéficient depuis peu d’une bienveillance internationale à l’égard du sort réservé aux personnes ayant des pratiques homosexuelles, principalement fondée sur la lutte contre le sida. Il s’agit là d’une condition de possibilité du développement de mobilisations homosexuelles, dont l’avenir nous dira si elle constituera un facteur déterminant de la transformation des modèles dominants de l’homosexualité. Mais il ne faut pas oublier que, dans le même temps, d’autres forces d’une puissance nettement supérieure oeuvrent dans le sens inverse, qu’il s’agisse par exemple, au sein des pays, des pouvoirs publics ou des autorités religieuses, ou, à l’échelle transnationale, des appuis extérieurs à des programmes de lutte contre le sida visant à prôner l’abstinence ou la fidélité, voire à diaboliser le préservatif. L’exemple des événements survenus en 2008 et 2009 au Sénégal montre clairement que l’acceptation par les pouvoirs publics des actions de lutte contre le sida à destination des hommes ayant des pratiques homosexuelles n’efface nullement la possibilité d’actions répressives. Actuellement, l’un des éléments de contexte qui déterminent le plus fortement les modèles dominants de l’homosexualité dans la plupart des pays d’Afrique est la forte hostilité que la pratique homosexuelle inspire.

De ce point de vue, les similarités frappantes entre les homosexuels occidentaux du passé et ceux du présent à Bamako peuvent se comprendre assez simplement comme la conséquence du fait que, dans des sociétés différentes et à des périodes distinctes, la confrontation à un même problème peut induire des réponses comparables : lorsque la transgression des normes sexuelles ou de genre dominantes inspire l’hostilité, la réaction des personnes concernées consistera à la déjouer ou à y résister. Seules les modalités de cette réponse varieront éventuellement en fonction des différents contextes. Le fait de reconnaître que les mêmes causes puissent produire des effets comparables, bien que selon des modalités variables, n’équivaut pas à adopter une conception évolutionniste ou essentialiste de l’homosexualité, mais au contraire à considérer qu’elle est une construction qui dépend toujours du contexte.

En même temps, je redirai pour conclure ce qui me semble être la principale exigence méthodologique à laquelle invite la comparaison transdisciplinaire des formes sociales de l’homosexualité. L’identification de modèles dominants ne doit pas faire oublier que, probablement partout aujourd’hui, différents modèles coexistent sous une forme composée. Dans diverses régions du monde, l’influence de l’identité homosexuelle occidentale « moderne » s’articule à des formes de sexualité entre personnes de même sexe plus « traditionnelles »[24]. Et elle semble souvent s’exercer ou s’exprimer par l’entremise des mobilisations collectives se développant dans de nombreux pays, que l’on peut considérer comme relevant d’un processus de mondialisation. Mais la tendance qui a consisté à penser, plus généralement, ce processus comme le stade ultime de la domination d’une partie du monde sur une autre connaît de sérieuses inflexions. L’amplification des échanges transnationaux et le développement des systèmes de communication ne semblent pas produire les effets redoutés d’homogénéisation des cultures. Ils sont plutôt l’occasion de recompositions, voire, dans certains cas, d’un durcissement de traits culturels ou sociaux localisés.

Ainsi, en Afrique comme dans les pays occidentaux, en tout cas dans les zones urbaines, on constate la coexistence d’une pluralité de modèles d’homosexualité, pour peu qu’on veuille bien l’observer. Mais cette pluralité répond à chaque fois à des combinaisons ou à des équilibres différents, que l’on peut considérer comme manifestant des particularités locales, interdisant donc de penser le phénomène non seulement en termes évolutionnistes, mais aussi en termes d’homogénéisation. Autrement dit, les particularités locales (ou culturelles) conditionnent non pas des formes spécifiques d’homosexualité, mais des agencements particuliers entre différents modèles d’homosexualité qui coexistent. Ces agencements, qui sont le produit de l’histoire, ne sont jamais immuables, mais toujours susceptibles d’évolution. En même temps, ils sont conditionnés par des contextes sociaux et culturels qui n’offrent jamais une latitude infinie de transformations immédiates, quand bien même des volontés extérieures chercheraient à les encourager.