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Ce numéro publie quelques unes des contributions présentées en septembre 2008 au 2ème congrès international « Psychiatrie et Violence » qui a réuni 250 participants, à Lausanne, en septembre 2008, à l’invitation du Département de Psychiatrie de Lausanne et de l’Institut Philipe Pinel de Montréal, pour réfléchir aux réponses qui se dessinent dans la prise en charge des comportements violents et de la dangerosité.

Pour une réflexion autour du risque acceptable

Le soin aux malades psychiques a connu ces dernières décennies une évolution considérable : les prises en charge dans la cité se sont développées et diversifiées, les pratiques ont cherché à promouvoir une psychiatrie ouverte, respectueuse des droits des patients, attentive aux risques de stigmatisation et d’exclusion que comporte toute désignation de la maladie psychique. La psychiatrie moderne s’est développée dans le souci de ne pas pérenniser l’image répressive de l’enfermement asilaire.

Dans le même mouvement, nombre de travaux ont vu le jour en matière de traitement et d’évaluation des patients présentant des comportements violents ou transgressifs. Les praticiens travaillant dans le domaine de la psychiatrie en milieu pénitentiaire ou dans des structures spécialisées comme l’Institut P. Pinel de Montréal ont ainsi apporté un regard renouvelé dans ces approches difficiles.

L’adresse de la société envers la psychiatrie est croissante. Le monde politique attend que celle-ci réponde aux questions de société posées par les sujets aux comportements violents, voire extrêmes. Les législations qui se multiplient insistent pour privilégier une garantie sécuritaire ce qui finit par reléguer au second plan la mission thérapeutique.

Si nous n’y prenons garde et ne développons pas des réponses alternatives, le risque est grand que l’hôpital ne se referme, à nouveau désigné comme lieu de gestion de la dangerosité et se démultiplie par de nouveaux lieux d’exclusion à l’interface entre psychiatrie et justice. Ainsi va se décliner une nouvelle version de la peur de l’autre et de la folie dans une confusion renouvelée entre maladie mentale et criminalité.

Les stratégies thérapeutiques, la création de structures spécifiques, et l’utilisation d’instruments d’évaluation du risque de violence doivent être discutées, débattues et mises en perspective avec ce qui se dessine. Ceci ne doit pas empêcher l’indispensable amélioration des compétences et des connaissances dans l’appréciation du risque de violence et de la dangerosité dans la pratique quotidienne ou dans la réalisation des expertises

Car des questions concrètes se posent: comment aider les équipes confrontées à la violence quotidienne des patients et de l’institution à mieux s’en protéger et à la gérer, sans tomber dans l’inflation sécuritaire ? Comment prévenir les risques de dérive et de dévoiement de la mission de la psychiatrie et l’instrumentalisation des praticiens à des fins qui n’ont que peu à voir avec la clinique? Jusqu’où une expertise psychiatrique peut–elle apporter des réponses dans l’évaluation du risque de récidive ?

Tous les Etats de droit sont confrontés à cette injonction faite au psychiatre de mieux « prédire » ce qu’il en est du risque violent présenté par le patient et de cautionner les dispositifs qui découlent de cette évaluation. C’est le cas, en particulier, en France où les débats autour de la loi permettant la rétention de sureté ont fait rage. Pourtant tous soulignent la faiblesse des moyens de la psychiatrie en milieu pénitentiaire (cf Sautereau, dans ce numéro) sans que ces dispositifs ne viennent y remédier.

En Suisse, l’adoption par le peuple suisse de la modification constitutionnelle permettant l’internement à vie des criminels particulièrement dangereux (Gravier et al., 2007), sans possibilité de réévaluation, autrement qu’en présence « de nouvelles connaissances scientifiques », souligne fortement le changement de paradigme qui voudrait que le risque zéro préside à toute décision judiciaire. Le Canada n’est pas en reste avec le durcissement de la législation sur les délinquants dangereux où il appartient dorénavant au sujet soumis à une telle disposition de faire la preuve de sa non dangerosité : « le fardeau de la preuve incombera au délinquant qui devra prouver pourquoi il ne devrait pas être désigné délinquant dangereux », « un délinquant pourrait être (ainsi) déclaré délinquant dangereux malgré la présence d’un doute raisonnable quant à sa dangerosité… »[1]

Face à ces évolutions, on doit légitimement se demander si l’évaluation de la dangerosité fait partie intégrante de l’art psychiatrique dès lors que cette évaluation va déterminer l’enfermement, peut-être perpétuel, des sujets qui lui sont confiés ? Cette question sollicite, agite et divise la psychiatrie autant quant au rôle qu’elle lui fait porter que sur l’objet même de sa pratique.

Il faut donc considérer de plus près ce qui peut constituer un « risque acceptable » tant pour une société qui aspire irrationnellement à un risque zéro que pour des professionnels soucieux de leurs limites scientifiques et éthiques qui ne doivent pas devenir les instruments vulnérables de l’émotion véhiculée à chaque fait divers.

La question des instruments d’évaluation et les biais qui en découlent sur la gestion du risque

L’évaluation de la dangerosité, du risque de récidive ou du risque violent à l’aide d’instruments créés depuis deux décennies dans cette perspective constitue une sorte d’auberge espagnole en raison du flou existant sur ce qui peut en être attendu et sur l’utilisation qui peut être faite d’une telle évaluation.

Quels statuts ont les instruments dont nous disposons ? Est-il scientifiquement licite d’user d’échelles ou de guides d’appréciation pour donner de la rigueur à ce qui risque d’être pris comme une vérité absolue alors que l’évaluation reste infiltrée de la subjectivité de l’acte commis et de la relation qui se noue ?

Un véritable échange autour de la question des instruments d’évaluation devient indispensable parmi les cliniciens en raison des oppositions farouches qui déchirent les psychiatres, notamment dans la communauté francophone, pour faire la part des choses entre ce qui peut constituer un véritable progrès scientifique et ce qui relève du réductionnisme sécuritaire.

La notion d’évaluation de la dangerosité pose problème, habillage d’un présupposé moral, notion floue et mal définie entre criminologie et psychiatrie (Gravier, Lustenberger 2005, Gravier 2009) elle suscite une importante littérature. Pendant longtemps l’exercice était jugé improbable, voire impossible. Rappelons les travaux de Montandon ou de Harding (1979, 1980) ou ceux de Monahan (1981) qui, avant l’émergence des travaux récents sur ce thème, avaient souligné que la capacité de prédiction des psychiatres, ne s’éloignait que peu de l’aléatoire.

Un instrument comme la HCR-20 (Webster, 1997) est cependant maintenant largement utilisé et a fait ses preuves (Bloom, 2007), moyennant certaines précautions auxquelles les responsables d’équipes ou les évaluateurs doivent rester attentifs (Gravier, 2005). Recueil d’éléments statiques et d’éléments dynamiques, association entre outil actuariel et jugement clinique structuré, cette échelle s’est avéré un outil précieux dans ce difficile exercice.

On voit, notamment, combien il peut être utile pour des équipes en mal de repères face à des patients qui nous confrontent à l’impensable, à la faillite des représentations ou à la pérennisation de comportements inquiétants.

Malgré cet apport indiscutable, l’utilisation d’échelles d’évaluation du risque pose encore nombre de questions. En particulier, l’évaluation faite par l’expert, le juge, le criminologue ou le clinicien peuvent–elles être traitées par un seul et même support ? Est-ce que l’indispensable communicabilité de nos regards doit passer par un même outil indifférencié et qui peut en perdre sa validité. Certains items, par exemple, la capacité d’introspection et de façon plus globale l’appréciation du risque sollicitent des représentations, des attentes et surtout des compétences bien différentes que l’on soit thérapeute ou juge.

Webster est le premier à nous mettre en garde : une telle évaluation est un jugement clinique et non un indicateur métrique du risque porté par le sujet. Pourtant, la cotation aboutit à un score global et il n’est pas rare que ce score soit mis en avant comme seule réponse, ce qui signe alors l’abandon de toute réflexion clinique. Les précautions que nous pouvons mettre dans cette utilisation sont alors de peu de poids devant le chiffre, surtout quand il est doublé de l’indice de psychopathie défini par la PCL. Le tout donne un effet d’obscurcissement ou de halo. On ne peut que dénoncer l’usage biaisé de cet instrument qui viserait à authentifier le sérieux d’une expertise aux yeux des interlocuteurs judiciaires alors qu’il ne devient qu’alibi et poudre aux yeux. La HCR –20, comme d’autres échelles, court le risque d’être instrumentalisée à tout bout de champ, hors contexte, sans être accompagnée du patient travail d’analyse qu’elle requiert

Autre écueil : La prédiction actuarielle, est une tendance dure, non mobile, peu souple. Assouplir avec un jugement clinique n’est–il pas un leurre ? Pointer les facteurs historiques et statiques, malgré toutes les précautions voulues, dans des équipes confrontées à l’angoisse d’une situation risque d’être source de surdétermination de la violence et de mélange des données temporelles : l’objectivation peut conduire à un sentiment d’actualité ou d’imminence alors que l’analyse devrait conduire à une vision plus diachronique et évolutive.

Le changement sémantique qui nous incite à parler d’évaluation du risque de violence pour nous placer dans une perspective clinique plus rigoureuse ou dans une logique de recherche, est peut-être une réduction de cette notion troublante de dangerosité, signifiant qui souvent conduit à bien des confusions entre dangerosité psychiatrique, dangerosité criminologique, et dangerosité sociale. Le recours au vocable dangerosité a, par contre, le mérite de poser cette question comme un fait de société et non comme seule affaire de spécialiste. Définir le risque acceptable, c’est, d’une certaine manière fixer les limites cliniques, institutionnelles et politiques de l’utilisation de ces instruments pour ne pas en dévoyer l’intérêt.

Le risque de violence : réprimer, enfermer et après

Nous sommes devant l’absolue nécessité de proposer des pistes de dépassement de la situation de désespérance devant laquelle les soignants se trouvent lorsqu’ils sont confrontés à la violence et à la transgression.

Ce constat n’est donc pas spécifique à un pays, il est partagé par tous les praticiens des pays francophones. Il est aussi le parfum d’une époque, pour paraphraser J. Aubut lors d’une des conférences du congrès, où l’obsession de la prévention du risque est omniprésente, couplée à une émotion dévastatrice qui balaye les repères et fait perdre les horizons éthiques ou déontologiques.

Comment vivre, penser, gérer la bascule qui fait passer notre travail de la réhabilitation vers la neutralisation, parfois pour des durées insensées, de gens dont certains relèvent de la grande souffrance psychique ? Comment proposer un travail d’accompagnement lorsqu’il nous est fait injonction de contraindre à un soin, ou d’être témoins d’une privation de liberté indéterminée ?

Le partage des expériences nous fournit quelques pistes, mais celles-ci passent, d’abord, par une réaffirmation forte des missions du soin et par une articulation interdisciplinaire où chacun peut retrouver sa place.

Dans ce travail en mouvement, le politique tient une place primordiale, caisse de résonnance des émotions, mise en loi ou en mouvement de ce qui est pressenti comme un processus nécesssaire, indispensable écoute du peuple, il devrait se garder d’en flatter les dérives populistes dont notre pratique à l’intersection du légal et du soin psychiatrique est souvent la cible.

Les instances politiques romandes et confédérales ont donné une impulsion forte à la création dans toute la Suisse, à la faveur d’un nouveau code pénal, d’établissements de détention dont on ne sait s’il seront, dans les faits, des lieux de privation de liberté de très longue durée ou des lieux de traitement institutionnel ouvrant vers un retour dans un milieu plus ouvert. Le code prévoit clairement ces deux dimensions distinctes se voulant à la fois garant d’une sécurité accrue mais aussi ouvert à un amendement thérapeutique.

Le code pénal suisse rénové donne ainsi une part encore plus importante à la prise en charge psychiatrique des délinquants dont l’acte trouve sa source dans la pathologie ou le trouble psychique. Il veut se donner les moyens d’accompagner ces sujets dans leur parcours judiciaire et pénitentiaire en donnant au psychiatre un rôle ambigu mais central dans le dispositif. Les structures évoquées plus haut seront elles des lieux de réinsertion, des lieux de soin ou une nouvelle version de l’enfermement judiciaire et asilaire. Seul l’avenir le dira.

Dans ce climat sécuritaire, il serait faux de dire que les pratiques s’ancrent dans le tout sécuritaire. Nous sommes plutôt dans l’indécision, l’ambigüité et la confusion des rôles. La psychiatrie est sollicitée pour valider des décisions de sécurité mais elle est aussi, dans le même mouvement convoquée pour donner le supplément d’âme, mettre en forme l’accompagnement ou le soin pour ceux chez qui on aimerait bien percevoir le sens des actes ou pour ceux dont on constate qu’ils n’ont pas leur place dans un établissement de détention, tant leur pathologie est criante. Doit–elle assumer ce rôle ou se récuser ?

Le débat actuel doit être interdisciplinaire, c’est à mon avis la seule façon de travailler et de dépasser la confusion qui semble s’instaurer autour de la privation de liberté, « punir est-ce bien la peine et dans quelle mesure ? » s’intitulait un congrès organisé récemment à Lausanne. Chacun essaye de faire avec ces changements de paradigme sans trop savoir comment naviguer à vue.

Pourtant, comme l’a rappelé J. Aubut, les gestionnaires du risque, ne sont pas les porteurs du risque. Les professionnels s’occupent de leurs patients et prennent souvent de plein fouet leur violence. L’air du temps les charge de bien des maux, tantôt confrontés aux plaintes des patients, tantôt confrontés aux reproches d’avoir laissé trop vite sortir ceux-ci ou de ne pas avoir usé de toutes les précautions indispensables. C’est une situation redoutable qui confronte au désaveu de la pratique, au sentiment d’avoir à assumer toutes les incertitudes et toutes les violences et rend encore plus difficile toute élaboration.

Comment, dans cette réalité de la pratique penser, un « après » la privation de liberté ou un « après la sanction » si chacun vit avec le sentiment d’une défausse mutuelle? Ce sentiment qui donne l’impression que ces patients ou ces délinquants, qui reviennent dans les institutions pénitentiaires ou de psychiatrie légale comme autant de boomerangs, sont ceux dont on s’occupe mal dans les hôpitaux. Ce sont ceux à qui la justice impose parfois des sanctions parmi les plus sévères. Mais, dans notre expérience helvétique, ce sont souvent aussi ceux dont, à l’inverse, elle semble minimiser la transgression pour les retourner aux psy dans un ping-pong institutionnel.

Le risque acceptable est à chercher dans la possibilité pour les différentes institutions de soin ou de justice d’assumer leurs missions respectives en usant des compétences qui sont les leurs, avec leurs richesses mais aussi leurs limites, sans être désignés comme bouc-émissaires au moindre accroc et sans souscrire à la spirale d’un nouveau grand renfermement qui est en germe dans les évolutions actuelles.

J’espère que les textes issus du congrès et publiés dans ces numéros de notre revue permettront de poser quelques jalons et propositions qui nous aideront à avancer dans cet indispensable travail interdisciplinaire.