Corps de l’article

Les interventions psychologiques destinées aux délinquants sexuels s’inscrivent habituellement dans un contexte judiciaire. Dans cette perspective, et afin d’assurer leur cohérence pour les bénéficiaires, il est indispensable que les pratiques psychologiques soient adaptées au cadre pénologique dans lequel elles prennent place. Or, la littérature internationale se montre avare de références relatives aux relations entre les modèles pénologiques et les modèles d’intervention psychologique destinée à certaines catégories de délinquants. Cet article a donc pour objet d’articuler les modèles les plus récents en matière de pénologie et d’intervention psychologique destinée aux délinquants sexuels que sont le modèle de justice réparatrice et/ou restaurative et le Good Lives Model.

1. De la justice rétributive à la justice réparatrice et/ou restaurative…

Schématiquement, et tel que le montre le tableau suivant (Tableau 1), il existe 3 grandes catégories de modèles pénologiques :

  • le modèle de justice rétributive ;

  • le modèle de justice réhabilitative ;

  • le modèle de justice réparatrice et/ou restaurative.

Tableau 1

Les modèles pénologiques[1]

Les modèles pénologiques1

-> Voir la liste des tableaux

Le modèle de justice rétributive se caractérise essentiellement par une centration sur l’infraction et par la punition de son auteur. Les intérêts du délinquant et de la victime sont secondaires au bénéfice des impératifs sécuritaires de la société. Le modèle de justice réhabilitative, quant à lui, définit l’infraction comme un symptôme et le délinquant – au centre des préoccupations – est considéré comme carencé, à éduquer et à soigner en vue de la prévention de sa récidive. Au vu de ces éléments pénologiques, les interventions psychologiques de types psychanalytique, psychodynamique et systémique n’étaient pas incompatibles avec le modèle de justice rétributive car, comme ce dernier se désintéressait de la relation psychothérapeutique, il en préservait l’intimité. À l’inverse, les pratiques de l’école cognitivo-comportementale ou celles du Risk-Need-Responsivity Model (RNR[2] – autrement nommé risk management approach [Ward, 2007b], Risk-Need model [Ward, Mann & Gannon, 2007] ou encore, en français, modèle d’évaluation et de traitement correctionnel fondé sur les principes du risque, des besoins et de la réceptivité [Andrews, 2008]) étaient davantage adaptées au modèle de justice réhabilitative puisque celui-ci impliquait la « commande » d’une intervention psychologique centrée sur la prévention de la récidive, sur l’éradication du comportement délinquant.

Cette adéquation entre le modèle de justice réhabilitative et le modèle RNR peut expliquer l’hégémonie de cette dernière, en tout cas dans les pays anglo-saxons[3] et ce, jusqu’à l’apparition d’un nouveau modèle pénologique, le modèle de justice réparatrice et/ou restaurative.

S’inspirant d’une conception communautaire primitive du conflit interpersonnel et de sa résolution[4], le modèle de justice réparatrice et/ou restaurative est basé sur l’idée qu’un acte criminel est une violation des rapports entre des individus mais aussi un crime contre tous, c'est-à-dire contre la collectivité (Zehr, 1990) avant d’être une violation de la loi. La réponse appropriée au comportement criminel est donc de réparer le tort causé par ce comportement. A la différence de ses prédécesseurs, ce modèle pénologique ne centre donc pas son action sur l’auteur de l’infraction mais sur les liens entre les parties concernées par l’infraction : l’auteur, la victime et la collectivité.

Dans une perspective de justice réparatrice stricte, la réparation consiste uniquement dans le dédommagement matériel de la victime. La position de la victime est centrale tandis que celle du délinquant est secondaire.

À ces principes, la perspective restaurative ajoute l’idée que la justice est mieux servie lorsqu’elle équilibre les besoins des victimes, des délinquants et des membres de la communauté. Selon Demet (2000), « pour le délinquant, la réparation suppose une réflexion sur l’acte commis visant à la responsabilisation et une prise de mesure à l’égard des problèmes qui ont contribué à la perpétration du délit ». Tel que le mentionne la Commission du droit du Canada en 1999,

il s’agit moins d’oublier l’acte que de le dépasser et de participer à un projet planificateur où le désir de prouver quelque chose est plus important que de payer sa dette. […] Réparer, c’est bien se situer comme auteur, acteur et sujet de son acte.

Commission du droit du Canada, 1999 – cité par Demet, 2000

Dans cette perspective restaurative, les justiciables, tant victimes qu’auteurs, se voient donc fortement responsabilisés dans la mesure où ils ne délèguent plus la démarche de réparation à l’Etat.

Par ailleurs, certains des détracteurs de la justice restaurative affirment qu’elle peut avoir un rôle à jouer dans les cas de petite délinquance mais doutent qu’elle soit adaptée à des formes plus graves de délinquance (Johnston, 2003 – cité par McAlinden, 2006). Bonta, Jesseman, Rugge et Cormier (2006 – cité par Ward & Langlands, 2009) ont réalisé une méta-analyse visant à évaluer l’impact sur la récidive de 39 programmes de justice restaurative (tels que les conférences familiales, les médiations auteur-victime, les forums communautaires, les programmes judiciairement contraints, etc.). Cette étude a montré que

  • 11 études mentionnaient qu’un traitement avait été délivré aux délinquants mais que seul l’un de ces traitements adhérait aux principes d’une réhabilitation efficace ;

  • les programmes de justice restaurative opérant en dehors du système de justice traditionnel présentent une efficacité comparable aux programmes de réhabilitation mais cette efficacité chute fortement lorsque l’intervention en justice restaurative est mandatée par un tribunal ;

  • les interventions en justice restaurative ont un impact sur la récidive chez les délinquants à faible risque mais pas chez ceux qui sont à haut risque.

Ceci dit, plusieurs études témoignent d’une application efficace de la justice restaurative aux délinquances sexuelle et violente (cités par McAlinden, 2006 : Daly, 2000, 2002 ; Hudson, 1998, 2002 ; McAlinden, 2005 ; Morris & Gelsthorpe, 2000 ; Morris, 2002).

Dans le champ de la délinquance sexuelle, il est cependant difficile de se représenter concrètement ce que la réparation peut signifier. Or, la réhabilitation du délinquant, et en particulier son traitement[5] fait partie du partie du processus de réparation car un délinquant qui offre un changement de sa manière de vivre et de voir les choses et qui s’engage à ne pas récidiver peut être rapproché de celui qui offre une réparation par des biens ou des services (Shapland, Atkinson, Atkinson, Colledge, Dignan, Howes, Johnstone, Robinson & Sorsby, 2006). Suivant cette perspective, la réhabilitation du délinquant ne se limite plus à un traitement exclusivement psychologique mais devient une intervention de nature psychosociale dans la mesure où elle s’appuie sur les trois principes de base de la justice restaurative :

  • réparation du préjudice[6] (responsabilisation du délinquant quant au préjudice causé aux victimes et à la communauté, amendement, réparation matérielle, renforcement des relations) ;

  • engagement des parties[7] ;

  • transformation des relations communauté-autorités[8] (Van Ness & Strong, 1997 – cité par Bazemore & al, 2005), c’est-à-dire rétablissement du lien social.

Parallèlement à l’évolution des modèles pénologiques, les modèles d’intervention psychologique relatifs à la délinquance sexuelle se sont également développés et raffinés.

2. Du Risk-Need-Responsivity Model au Good Lives Model

Dès les années 90, le modèle de justice restaurative a été adjoint aux modèles pénologiques classiques (rétributif et réhabilitatif) en tant qu’outil supplémentaire dans l’arsenal juridique. Au même moment, le Risk-Need-Responsivity Model (RNR) – dont les pratiques thérapeutiques étaient exclusivement cognitivo-comportementales – a commencé à essuyer une critique de plus en plus virulente (courant Nothing works). Il faudra toutefois attendre le début des années 2000 pour voir éclore un véritable modèle alternatif à ce modèle RNR, un modèle intégrant les principes du risque, des besoins et de la réceptivité à ceux, plus larges, de la psychologie humaniste (Birgden, 2007) : le Good Lives Model (GLM).

Les éléments les plus caractéristiques de ces deux modèles d’intervention psychologique sont résumés dans le tableau suivant (Tableau 2).

Tableau 2

Comparatif Risk-Need-Responsivity Model et Good Lives Model

Comparatif Risk-Need-Responsivity Model et Good Lives Model

-> Voir la liste des tableaux

2.1. Le Risk-Need-Responsivity Model

Le Risk-Need-Responsivity Model est le premier modèle de réhabilitation à avoir été développé pour le traitement des délinquants en général par Andrews, Bonta et Hoge en 1990. Le traitement vise la diminution du risque pour la communauté et doit s’articuler autour des principes suivants :

  • Risque : l’intensité et le type d’intervention proposée doivent dépendre du niveau de risque du délinquant.

  • Besoin : les besoins criminogènes (c’est-à-dire les facteurs de risque de récidive dynamiques) doivent être prioritairement ciblés dans les programmes de traitement afin de minimiser la probabilité d’une récidive.

  • Réceptivité : le programme doit correspondre au niveau d’apprentissage, à la motivation et aux éléments personnels et interpersonnels des individus qui y participent afin que le programme puisse avoir du sens et que les participants puissent s’y engager.

  • Discrétion professionnelle : les principes de base (risque, besoin, réceptivité) doivent être supplantés par le jugement clinique si les circonstances l’exigent (Ward, Mann & Gannon, 2007 – d’après Andews & Bonta, 1998 ; Ward, 2007a).

Ce modèle a été appliqué à un large éventail de délinquants, dont les délinquants sexuels, et a donné lieu à de nombreuses méta-analyses visant à (1) cibler les besoins criminogènes des délinquants et (2) évaluer l’efficacité des programmes basés sur le Risk-Need-Responsivity Model sur la prévention de la récidive.

Malgré son indéniable succès dans le champ du traitement des délinquants sexuels, au travers des pratiques dites de « prévention de la récidive », ce modèle s’est vu de plus en plus critiqué tant par les chercheurs que par les cliniciens, notamment en raison des éléments suivants (Marshall, Ward, Mann, Moulden, Fernandez, Serran et Marshall, 2005 ; Ward, 2007a ; Ward, Mann & Gannon, 2007) :

  • la centration exclusive sur la protection de la communauté sans aucune considération pour le bien-être de l’individu ;

  • la réduction de l’individu à un ensemble de facteurs de risque ;

  • le désintérêt pour les besoins non criminogènes des délinquants ;

  • la conception des délinquants sexuels comme des êtres porteurs de risques et différents des non délinquants ;

  • l’emphase excessive sur des éléments négatifs (apprentissage de listes de « ne pas… ») à la fois dans les cibles du traitement (difficultés, déficits et vulnérabilités telles que distorsions cognitives, attitudes négatives, intérêts sexuels déviants, etc.) et dans le langage employé par les intervenants (ex. prévention de la récidive, modification de l’excitation sexuelle déviante, etc.) ;

  • la négligence du rôle et de l’influence de l’intervenant (personnalité, attitudes, etc.) ;

  • le manque de considération des facteurs contextuels en privilégiant une approche censée convenir à tout délinquant.

En outre, le fait que les principes de base du modèle soient peu reliés entre eux, qu’aucun modèle étiologique de la conduite sexuelle dite « déviante » n’ait été proposé, qu’il n’est rien dit à propos des interactions entre les besoins criminogènes, que l’assignation à une catégorie de risque (et donc à une « quantité » de traitement) soit réalisée à partir de facteurs de risque statiques (non modifiables avec le temps et/ou les interventions) alors que le traitement cible des facteurs de risque dynamiques (modifiables avec le temps et/ou les interventions) sont autant d’éléments qui amènent Ward, Polaschek et Beech (2006) à mettre en question la valeur réhabilitative du modèle RNR.

2.2. Le Good Lives Model

Dans ce climat de scepticisme et dans l’optique de conserver les forces du Risk-Need-Responsivity Model tout en parant à ses faiblesses, un nouveau modèle de réhabilitation des délinquants sexuels a été proposé : le Good Lives Model (Ward & Brown, 2004 ; Ward & Gannon, 2006 ; Ward & Stewart, 2003). Ce modèle propose

une façon plus holistique et plus constructive de concevoir et de travailler avec les délinquants, ceci en focalisant moins sur les déficits individuels et davantage sur les contextes personnel, interpersonnel et social requis pour permettre aux délinquants de construire et de maintenir une vie harmonieuse a tout point de vue.

McCulloch & Kelly, 2007

Le principe de base du Good Lives Model est que les délinquants nous sont plus semblables qu’étrangers, ils ont, comme chacun d’entre nous, besoin d’être aimés, compétents, valorisés, autonomes, etc. pour fonctionner de façon adéquate et pour faire partie intégrante de la communauté (Ward & Brown, 2004 – cité par Birgden, 2007).

La réhabilitation du délinquant est donc conditionnée par l’amélioration du bien-être (le but premier) plutôt que par les stratégies visant à éviter la récidive (le but second). Plus concrètement, la question centrale de la réhabilitation selon le Good Lives Model est « comment puis-je vivre ma vie de façon plus épanouissante ? » plutôt que « comment ne plus délinquer ? ».

Le Good Lives Model est un modèle de réhabilitation à part entière dans la mesure où il associe :

  • un ensemble de principes généraux, d’hypothèses qui spécifient les valeurs sous-tendant la pratique de réhabilitation et d’objectifs généraux que les cliniciens devraient viser ;

  • un modèle étiologique spécifique et multifactoriel ;

  • un ensemble d’implications psychothérapeutiques (relatives aux buts [goods], aux stratégies d’auto-régulation et aux variables écologiques) issu de la combinaison des principes généraux et des hypothèses étiologiques et favorisant l’ancrage des pratiques existantes (ex. prévention de la récidive) dans une structure de soins plus globale et plus positive.

2.2.1. Les principes généraux (Ward, Mann & Gannon, 2007)

  • En tant qu’êtres humains, les délinquants sexuels sont dirigés vers des buts et prédisposés à rechercher un certain nombre de primary goods (l’équivalent francophone des « bonnes choses en soi »). Ces primary goods sont des dispositions d’esprit, des états, des caractéristiques personnelles, des activités ou des expériences qui sont recherchées pour leur bénéfice propre et qui sont susceptibles d’augmenter le bien-être psychologique s’ils sont atteints (Ward & Stewart, 2003)[9]. Il existe plusieurs groupes de primary human goods, lesquels incluent les basic human needs[10] (les besoins humains fondamentaux). Les secondary goods ou les goods instrumentaux fournissent des moyens concrets d’atteindre les primary goods (ex. un certain type de travail). Les délits sexuels reflètent ainsi des tentatives socialement inadaptées et souvent personnellement frustrantes de poursuivre les primary human goods (Ward, Mann & Gannon, 2007).

  • La réhabilitation est un processus intrinsèquement chargé de valeurs : de prudence (les meilleurs intérêts des délinquants sexuels), éthiques (les meilleurs intérêts de la société) et épistémiques (les meilleures pratiques et les meilleures méthodes).

  • Le concept d’identité personnelle est très important. Il n’est pas suffisant d’équiper les délinquants sexuels d’habiletés à contrôler leurs facteurs de risque, il est impératif de fournir aussi l’opportunité de façonner une identité personnelle adaptative et positive.

  • Le concept de bien-être psychologique (c’est-à-dire parvenir à une bonne vie) doit jouer un rôle majeur dans la détermination de la forme et du contenu des programmes de réhabilitation, aux côtés de la gestion du risque de récidive. L’intervention doit viser l’ensemble des primary goods et déterminer les conditions internes et externes pour les satisfaire.

  • Les êtres humains, et donc les délinquants sexuels, sont des organismes contextuellement dépendants. Dès lors, un plan de réhabilitation doit prendre en compte à la fois les caractéristiques de l’individu et de l’environnement dans lequel celui-ci évolue.

  • Un plan de vie (un good lives plan) doit être explicitement construit. Il doit prendre en compte les primary goodset spécifier les ressources et les compétences nécessaires pour atteindre ces goods (Ward, Mann & Gannon, 2007).

2.2.2. Le modèle étiologique ou l’Integrated Theory of Sexual Offending (ITSO)

Ward et Gannon (2006) ont proposé un référentiel étiologique apte à favoriser la compréhension du délit sexuel au travers du Good Lives Model, référentiel qu’ils ont nommé Integrated Theory of Sexual Offending – ITSO. Ward et Beech (2006) ont créé cette théorie en utilisant les forces et en tentant d’éviter les faiblesses des théories étiologiques antérieures. Cette théorie intégrée (unified theory) s’appuie sur le fait que le délit sexuel est la résultante d’interactions continues entre trois ensembles de facteurs de causalité :

  • biologiques (influencés par l’héritage génétique et le développement du cerveau) ;

  • écologie proximale et distale (milieu social, culture, valeurs personnelles, environnement physique) ;

  • trois systèmes neuropsychologiques (système émotionnel/motivationnel, système de sélection et de contrôle de l’action, système de perception et de mémoire).

Selon la théorie unifiée, le délit sexuel apparaît à travers la confluence de facteurs proximaux et distaux qui interagissent de façon dynamique. Les prédispositions génétiques et l’apprentissage social possèdent un impact significatif sur le développement des structures cérébrales chez un individu. Ils sont à l’origine de la construction des trois systèmes neuropsychologiques imbriqués, lesquels fondent le fonctionnement psychologique de l’individu. Ce dernier peut donc être compromis de diverses manières et amener l’individu à éprouver des difficultés pour fonctionner adéquatement ou à développer les manifestations cliniques à l’origine du délit sexuel (régulation émotionnelle inadéquate, scripts sexuels déviants, distorsions cognitives, difficultés relationnelles). Le délit sexuel agit, en retour, pour maintenir ou limiter les vulnérabilités à travers son impact sur l’environnement et sur le fonctionnement psychologique. (Ward & Beech, 2006 ; Ward & Gannon, 2006 ; Ward, Mann & Gannon, 2007).

2.2.3. Les implications pratiques (Ward, Mann & Gannon, 2007)

  • Une intervention Good Lives Model poursuit deux objectifs d’importance égale : (1) promouvoir les goods (objectif d’acquisition) et (2) gérer/réduire le risque de récidive (objectif d’évitement).

    Le but premier du traitement est d’aider les délinquants à articuler les goods afin de faire émerger une nouvelle identité personnelle et une vie plus satisfaisante en tenant compte de leurs préférences, de leurs priorités, de leurs habilités et des variables écologiques.

    Concernant le but second, les facteurs de risque représentent les produits de distorsions, d’obstacles[11] dans les conditions internes ou externes requises pour concrétiser un plan de vie dans un environnement spécifique. Ainsi, installer les conditions internes (c’est-à-dire les habiletés, les valeurs et les croyances) et les conditions externes (ressources, soutien social et opportunités) nécessaires pour concrétiser le plan de vie est susceptible de réduire ou d’éliminer les besoins criminogènes.

  • L’intervenant se doit d’adopter une attitude constructive et humaniste en considérant le délinquant comme son semblable d’un point de vue moral, comme quelqu’un qui, comme lui, cherche à satisfaire des besoins inhérents à sa nature humaine. Le fait qu’ils aient commis des délits ne font pas d’eux des individus intrinsèquement mauvais ou destructeurs.

  • Une intervention Good Lives Model doit être implantée d’une façon systématique et structurée mais les modules d’intervention doivent être adaptés aux plans de vie des participants.

  • Une grande attention doit également être apportée au langage dans le traitement. Le Good Lives Model adhère à l’hypothèse que les gens sont plus susceptibles de croire au changement positif et au développement personnel à travers un langage orienté vers le futur, optimiste et axé sur l’acquisition plutôt que sur l’évitement.

  • L’intervention psychosociale est une activité qui doit s’ajouter au répertoire personnel de fonctionnement du délinquant sexuel plutôt qu’une activité ponctuelle visant à éliminer ou à gérer un problème.

En d’autres mots, le Good Lives Model possède une perspective d’intervention plus holistique partant de l’idée qu’aider les délinquants à vivre une vie plus épanouissante est la meilleure manière de réduire leur risque de récidive.

2.2.4. Les critiques

Lors d’une récente réactualisation du débat[12] visant à déterminer un cadre éthique adapté aux pratiques de réhabilitation des délinquants sexuels, Glaser (2009) émet plusieurs critiques à l’encontre du Good Lives Model. Ses critiques portent sur les fondements philosophiques du GLM mais surtout sur le cadre dans lequel ses pratiques s’inscrivent.

La première critique porte sur les fondements philosophiques du GLM c’est-à-dire, sur une conception d’une nature intrinsèquement pro-sociale de l’individu et donc du délinquant sexuel. Se démarquant fermement de ce point de vue positiviste, Glaser souligne que certains individus peuvent poser le choix, regrettable certes, mais tout à fait conscient et délibéré, de mener une vie délictueuse, socialement inacceptable, sans pour autant que ce choix ne révèle des capacités de jugement altérées ou amoindries.

La deuxième critique est d’ordre éthique et découle de cette affirmation. Pour Glaser (2009), un traitement ne peut être contraint qu’uniquement dans l’intérêt du bénéficiaire et à la stricte condition qu’il ait été établi que ce dernier ne dispose pas de facultés de jugements suffisantes lui permettant d’être spontanément demandeur d’un nécessaire traitement. Or, remarque Glaser (2009), la plupart des délinquants sexuels engagés dans des traitements contraints ne relèvent pas de ce cas de figure. Dès lors, contraindre à un traitement des individus, certes délinquants voire dangereux pour autrui, mais dont les facultés de jugement sont pleinement conservées, est, aux yeux de Glaser (2009), éthiquement inacceptable.

La troisième critique porte sur l’inscription des pratiques GLM dans le cadre des actions réhabilitatives et sur l’impossibilité, selon lui, de concilier une éthique thérapeutique avec un tel cadre. En effet, les interventions GLM s’inscrivant dans un cadre réhabilitatif, elles font, de facto, partie d’un processus social punitif dont l’objectif est de satisfaire un impératif de sécurité publique et non d’un processus individuel thérapeutique dont l’objectif doit rester l’intérêt du bénéficiaire. Que les intérêts du bénéficiaire soient effectivement centraux dans les théories GLM ou dans les pratiques qui en dérivent ou que ces intérêts soient totalement compatibles avec les impératifs de sécurité publique, ne change rien à l’objection puisque les intérêts du bénéficiaire restent totalement contingents des impératifs de sécurité publique, de non-récidive et que l’objectif des traitements vise, in fine, l’accès à une vie non-délictueuse, a priori mais a priori seulement, plus bénéfique pour l’individu. Sur ce point, Glaser (2009) soulève deux objections. D’une part, il n’est pas acceptable, selon lui, de se référer à une éthique thérapeutique alors que l’intervention est punitive (quand bien même les pratiques ne le seraient-elles pas). D’autre part, il convient d’être clair avec le bénéficiaire sur le cadre de l’intervention, punitive plutôt que thérapeutique, au risque d’adopter à son égard une attitude (éthique) de déviance et de déni qui est précisément de la même nature que celle que l’on somme le délinquant d’abandonner au plus vite.

La dernière critique de Glaser concerne l’argument d’efficacité du GLM. En effet, dans la volonté de proposer une approche constructive et efficace du traitement des délinquants sexuels, Marshall, Ward, Mann, Moulden, Fernandez, Serran et Marshall (2005) ont suggéré d’inscrire le GLM dans un contexte thérapeutique où le clinicien dispense empathie, chaleur, gratification et directivité ; ces qualités cliniques ayant été associées avec des changements positifs dans le traitement et, vraisemblablement, à une réduction de la récidive (Marshall, Marshall & Serran, 2006 – cité par Glaser, 2009). A cela, Glaser (2009) rétorque par une question quelque peu provocatrice mais néanmoins pertinente : quelles auraient été les directives thérapeutiques si des méthodes confrontantes, humiliantes voire la torture avaient été reconnues plus efficaces en termes de prévention de la récidive et donc de sécurité publique ? Cet argument d’efficacité aurait-il justifié leur utilisation en tant qu’outils thérapeutiques dans le cadre du traitement des délinquants sexuels ? Glaser (2009) conclut que « le simple fait qu’une intervention fonctionne et que des cliniciens contribuent significativement à son succès ne signifie pas qu’elle soit éthiquement justifiée ». Il n’hésite d’ailleurs pas à faire, à ce propos, un parallèle entre les violations éthiques existantes dans la réhabilitation des délinquants sexuels et celles ayant été pratiquées dans la « thérapie » des opposants politiques en ex-U.R.S.S. ou celle des homosexuels.

Cette dernière critique résume en somme ce qui oppose Glaser au GLM : le point de vue éthique. D’une part, Glaser adopte une position kantienne pour laquelle le caractère éthique d’une action se juge en fonction de la compatibilité entre cette action et les règles déontologiques fixées a priori, d’autre part, le GLM qui adopte une position conséquentialiste pour laquelle le caractère éthique d’une action se juge à la nature, bonne ou mauvaise, des conséquences de cette action et en fonction de critères fixés a posteriori : l’efficacité, l’utilité, le caractère bénéfique, etc.

Afin de sortir cette impasse éthique, plusieurs approches sont proposées :

  • soit établir ce que Ward et Salmon (2009) nomment « un code éthique hybride » (hybrid ethical code) comprenant : « des principes et des valeurs dérivés des codes provenant [du système] de la santé mentale » et « des principes et des valeurs adéquats pour guider le personnel de justice criminelle impliqué dans la délivrance de la sanction punitive de l’état » ;

  • soit, à la suite de Birgden et Perlin (2009), prendre appui sur la théorie légale de la « jurisprudence thérapeutique » développée par Wexler et Winick dès 1990 dans un souci particulier du bien-être psychologique des individus en contact avec la loi (en ce compris les délinquants). Selon cette théorie, la loi au sens large (règles, procédures, rôles des acteurs, etc.) fonctionne comme une sorte de thérapeute ou d’agent thérapeutique qui génère des effets thérapeutiques ou anti-thérapeutiques (Winnick, 1997 – cité par Birgden & Perlin, 2009). Une telle approche suppose

    un équilibre entre les droits de la communauté et les droits du délinquant pour gérer le risque que présente le délinquant (pour la communauté) et pour satisfaire les besoins du délinquant (pour le délinquant) ; ceci en équilibrant les principes de la justice et les principes thérapeutiques pour améliorer la protection de la communauté. De cette façon, le délinquant peut être géré à la fois comme un contrevenant aux droits et comme un détenteur de droits.

    Ward & Birgden, 2007 – cité par Birgden & Perlin, 2009

Par conséquent, les pratiques de réhabilitation des délinquants se doivent d’être guidées par un cadre éthique (combinant le respect de la dignité, le soin au bien-être, l’intégrité des psychologues et la responsabilité professionnelle et scientifique envers la communauté) destiné à assurer le caractère thérapeutique de la loi. Selon Birgden (sous presse), « la jurisprudence thérapeutique combinée au Good Lives Model peut être appliquée à la réhabilitation des délinquants ».

3. Quand la justice restaurative rencontre le Good Lives Model

En 2007, dans Probation Journal, une revue de criminologie, McCulloch et Kelly rapprochent les pratiques de la justice restaurative et le Good Lives Model en soulignant que

pour différents qu’ils soient, chacun de ces deux modèles [le Good Lives Model et le modèle de justice restaurative] ont en commun de reconsidérer ou de déconstruire certains principes dominants et certaines pratiques réputées efficaces en matière de traitement des délinquants sexuels […]. En particulier, chacun de ces modèles pratiques remet en question les notions de traitement du délinquant, l’acte délinquant lui-même et le contexte dans lequel cet acte délinquant a pris place. De cette façon, chacun de ces deux modèles offre des voies alternatives et plus constructives en termes d’intervention […].

McCulloch & Kelly, 2007

Plus récemment, Ward et Langlands (2009) précisent que

les valeurs fondamentales de la justice restaurative peuvent être conciliées avec les hypothèses éthiques du GLM et avec sa forte approbation aux principes des droits de l’homme. Le fait que les délinquants recherchent de meilleures vies, et pas simplement la possibilité de vies moins nuisibles, dirige aussi les efforts des praticiens correctionnels pour parvenir à des plans de restauration qui équilibrent les préoccupations et les intérêts de toutes les parties prenantes affectées par le délit : les délinquants, les victimes, la communauté et l’Etat. […] Il est important que les individus reconnus coupables de crimes prennent leurs responsabilités et se sentent redevables envers leur communauté, mais il est tout aussi impératif que celle-ci soit réceptive à leurs efforts de réinsertion et les accueille comme des compatriotes voyageurs et non comme des étrangers moraux.

Outre leur aspect innovant, le point commun essentiel de ces deux modèles est qu’ils visent tous deux à la restauration (Ward & Langlands, 2009), et plus particulièrement, selon nous, à la restauration du lien social.

Il existe de nombreuses définitions du lien social[13]. De façon générique, le lien social représente l’ensemble des droits et des devoirs de chaque individu par rapport aux systèmes, aux réseaux sociaux auxquels il appartient : famille d’origine, couple, famille créée, entreprise, communauté religieuse, groupe d’amis, société, etc. À ce titre, le lien social joue un rôle majeur dans la construction de l’identité.

Dans une perspective pénologique, suivant le modèle de justice restaurative, le délit a théoriquement amoindri, voire brisé, les liens sociaux existant entre l’individu auteur du délit, la victime et la société. En outre, la perpétration d’un délit révèle peut-être, elle-même, un lien social déjà entamé. Dès lors, les actions en justice restaurative visent à établir ou à rétablir ces liens. À ce titre, et par ce qu’elles mettent en jeu en terme de processus restauratif (responsabilisation, engagement, renforcement des relations), ces actions sont de nature psychosociale plutôt que strictement judiciaires.

Le Good Lives Model vise à améliorer le bien-être du délinquant en l’aidant à parvenir à une vie épanouissante et enrichissante dans un environnement particulier tout en gérant/réduisant le risque de récidive. Selon Ward (2002), une condition nécessaire pour que le délinquant puisse accéder à une vie enrichissante et bénéfique est qu’il cesse de se comporter de façon immorale ou destructive. En outre, citant Maruna (2001), Ward (2002) suggère que pour être effectivement réhabilité, l’individu doit créer une nouvelle identité cohérente et pro-sociale. La création de cette identité pro-sociale nécessite, bien évidemment, une adaptation aux normes, valeurs et attitudes socialement acceptables. Or, l’adaptation à un environnement de quelque nature qu’il soit nécessite une intégration à celui-ci et donc l’établissement de liens avec lui et en l’occurrence, l’établissement de liens sociaux.

Cela dit, à nos yeux, cette incitation au développement d’une identité pro-sociale n’est pas sous-tendue par une volonté morale de conformisme social mais, au contraire, par une volonté de favoriser, chez le délinquant, une meilleure connaissance et une meilleure compréhension de la règle collective (par opposition à une soumission à cette règle) lui permettant de jouir d’une plus grande liberté de choix et d’exercer une plus grande maîtrise sur sa vie (ce qui rejoint l’idée de responsabilité).

Donc, bien que de perspectives différentes, le modèle de justice restaurative et le Good Lives Model sont tous deux des interventions sociales et psychologiques visant à (r)établir les liens sociaux et ce, à travers des modalités de restauration propres à chaque modèle : restauration des relations entre les protagonistes affectés par le délit, d’une part, et restauration du fonctionnement du délinquant dans la communauté par le biais de l’acquisition de capacités, d’autre part.

Dans cette perspective, Ward et Langlands (2009) affirment qu’il est erroné d’assimiler ces modèles mais prônent une coordination des pratiques, tout comme Walgrave en 2008 (cité par Ward & Langlands, 2009) :

La grande majorité des délinquants aspire à quitter leur style de vie socialement marginalisé et à devenir des citoyens respectés et respectueux des lois, mais beaucoup d’entre eux en sont incapables par eux-mêmes. Sans un espoir réaliste que cette aspiration puisse être accessible, ils ne s’engageront pas dans un effort soutenu pour dépasser la situation propice au crime. Une aide appropriée peut encourager un tel espoir… La justice restaurative s’inscrit bien dans cette idée… un processus restauratif est une opportunité pour le délinquant de découvrir des manières positives d’être quelqu’un.

Dans la problématique de la délinquance sexuelle et de son traitement public (médiatique, judiciaire, politique, psychologique), la notion de lien social est tout à fait centrale. Cario (2005) – appuyant son propos sur la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés individuelles de 1950 – stipule que les principes fondateurs de la pénalité démocratique moderne comprennent notamment le respect de la dignité de la personne humaine et l’interdiction de toute forme de torture ou de châtiments cruels. Seule l’autorité législative légitime peut, théoriquement, porter atteinte à la liberté individuelle par l’exercice du droit pénal et dans le strict respect des principes de légalité des délits, des juridictions et des peines, de nécessité, de proportionnalité, de non rétroactivité et d’interprétation stricte de la loi pénale. Or, trop fréquemment, le bien-être et la dignité humaine du délinquant sexuel sont opposés à des intérêts, supposés supérieurs, que sont la protection de la victime et la sécurité publique. A ce propos, l’étude d’Engle, McFalls et Gallagher (2007 – cité par Glaser, 2009) montre qu’une large majorité des 540 membres de l’ATSA participants estiment que certains délinquants sexuels violents ne devraient pas être libérés dans la communauté même après traitement, sont inquiets des répercussions morales et légales de la récidive des délinquants sexuels violents et ont l’impression que les délinquants sexuels nécessitent un traitement particulier. Ceci incite Glaser (2009) à suggérer que les délinquants sexuels représentent « un groupe spécial qui inspire du pessimisme aux cliniciens et que, dans ces circonstances, les cliniciens peuvent être tentés de jouer des rôles stéréotypés avec l’excuse que tout est justifié pour tenter de contrôler ces incorrigibles et dangereux délinquants ».

En réponse à la potentielle dangerosité des délinquants sexuels, sur laquelle il y aurait par ailleurs beaucoup à dire, ceux-ci se voient isolés de la société et ce, de multiples façons : diabolisation médiatique, alourdissement et incompressibilité des peines, privation des droits civiques, conditions de détention, inscription dans des registres spécifiques accessibles au public, etc. Pour exemple, Dassylva (2008) renseigne qu’en Louisiane (Etats-Unis d’Amérique), outre la notification aux habitants d’un quartier de l’installation d’un délinquant sexuel dans leur voisinage, un juge peut ordonner à un délinquant sexuel d’apposer une vignette sur le pare-brise de son véhicule ou de porter une étiquette visible sur ses vêtements. Cette augmentation du « vigilantisme » sociétal et politique – qui, de surcroît, entraine menaces, agressions parfois mortelles, pertes diverses (empli, logement, loisirs, etc.) – bafoue les droits humains des délinquants sexuels et fragilise, dès lors, leur identité sociale sans que soit néanmoins prouvé son impact sur la récidive de ces auteurs (Dassylva, 2008).

Il ne s’agit pas de dénoncer la sanction des délits sexuels mais plutôt de penser la sanction pour qu’elle ait un sens pour le délinquant et soit efficace en termes de prévention de sa récidive. Ward et Birgden (2007) résument clairement la problématique :

  • Si le but de la punition est la rétribution, le rétablissement de l’équilibre moral de la communauté, bafouer les droits humains des délinquants est quelque peu contradictoire car la rétribution présuppose, pour être efficace, que le délinquant possède un statut moral. Or, un individu sans droits humains est un individu sans statut moral et, par conséquent, hors d’atteinte des politiques rétributives (Lippke, 2002 – cité par Ward et Birgden, 2007).

  • Si le but de la punition est la réhabilitation, faire vivre les délinquants sans dignité et sans statut moral augmentera probablement leur tendance à récidiver plutôt que celle à réintégrer la communauté. En effet, il sera difficile pour les délinquants de reconnaître à autrui des droits dont ils ont eux-mêmes été privés.

En fait, Ward et Birgden (2007) affirment que le résultat le plus probable de la privation des droits humains des délinquants sera la libération d’un individu dont les dispositions criminelles n’auront pas du tout diminué voire auront augmenté.

Donc, équiper les individus d’habiletés pivots/centrales (de vertus, en langage moral) qui soutiennent leur liberté, leur autonomie et leur bien-être pourrait, à la fois promouvoir leur capacité à obtenir une vie harmonieuse et épanouissante mais aussi réduire leur risque envers les autres (cités par Ward & Birgden, 2007 : Ward & Gannon, 2006 ; Ward & Maruna, 2007 ; Ward & Stewart, 2003). L’intérêt social et la protection de la victime d’une part et le bien-être du délinquant, d’autre part, apparaissent donc complémentaires plutôt que concurrents.

4. Les nouveaux modèles sur le terrain

4.1. L’application du modèle de justice réparatrice et/ou restaurative…

Trois applications bien connues du modèle de justice restaurative dans les cas de délinquance sexuelle se sont développées au Canada, aux États-Unis et en Grande-Bretagne :

  • le Safer Society Program (Knopp, 1991 – cité par McAlinden, 2006)

  • le Stop It Now Program[14]

  • les Circles of Support and Accountability[15].

En Europe, il semble qu’aucune pratique réparatrice et/ou restaurative ne soit spécifiquement adressée aux cas de délinquance sexuelle. Des actions de justice restaurative classique peuvent être menées mais elles sont rares et le plus souvent limitées à la médiation auteur-victime.

4.2. L’application du Good Lives Model

Ce modèle, quoique prometteur, n’a encore été que peu éprouvé scientifiquement. En effet, il n’existe vraisemblablement que cinq études portant sur l’opérationnalisation des concepts issus du Good Lives Model, la première datant de 2005 et la dernière de 2008.

Dans sa thèse de doctorat (non publiée), Purvis (2005 – cité par Lindsay, Ward, Morgan & Wilson, 2007) démontre la validité de l’idée de base du Good Lives Model, à savoir qu’au travers de leurs délits, les délinquants sexuels visent à satisfaire, de façon directe ou indirecte, un ensemble de besoins fondamentaux autres que la satisfaction sexuelle. McMurran (2006 – cité par Ward, 2007a) montre également que les délinquants sexuels de son étude sont engagés à rencontrer un certain nombre de besoins humains fondamentaux. La première publication présentant une opérationnalisation des concepts théoriques du Good Lives Model date d’octobre 2007.Cette étude de cas néo-zélandaise (délinquant violent ayant commis des délits sexuels inconnus de la justice) réalisée par Whitehead, Ward et Collie illustre la manière dont le Good Lives Model peut être appliqué pour compléter et améliorer les interventions traditionnellement basées sur les principes RNR que ce soit dans le cadre des délinquances sexuelles ou dans d’autres types de délinquances. L’article de Lindsay, Ward, Morgan et Wilson publié en mars 2007 représente la seule autre opérationnalisation des principes théoriques du Good Lives Model au travers de deux études de cas de délinquants sexuels. Ces études de cas cliniques montrent comment le Good Lives Model peut être couplé au modèle d’autorégulation (Self-regulation Model – Ward & Gannon, 2006) dans les interventions destinées aux délinquants sexuels. En outre, ces auteurs rapportent que l’approche du Good Lives Model facilite la motivation des délinquants sexuels et les encourage à changer de comportement.

Enfin, en 2008, dans une étude portant notamment sur l’application par les délinquants sexuels des plans de réintégration sociale construits lors d’un programme de traitement axé sur le Good Lives Model, Willis et Grace montrent que les récidivistes présentent des difficultés à obtenir un logement et un emploi ainsi que des difficultés à mettre en oeuvre les moyens d’atteindre ces buts.

Sur le terrain, par contre, les applications du Good Lives Model dans la prise en charge des délinquants sexuels ne cessent de se multiplier. Ces expériences prennent place dans la communauté ou en milieu carcéral.

Au Canada, l’Institut Philippe Pinel de Montréal applique les principes du Good Lives Model dans son programme de traitement réalisé sur une base volontaire et destiné aux délinquants sexuels incarcérés extraits de leur établissement pénitentiaire pour la durée du traitement.

En Nouvelle-Zélande, la Kia Marmara Special Treatment Unit (prison de Rolleston) a également développé une intervention clinique basée sur le Good Lives Model pour des délinquants sexuels sur mineurs d’âge qui étaient volontaires pour participer au programme (Willis & Grace, 2008 ; Ward & Gannon, 2006).

En Grande-Bretagne, certains pénitenciers, tels que celui de Grendon, axent l’incarcération sur les principes du Good Lives Model en cherchant à promouvoir la rencontre des besoins humains fondamentaux au cours même de l’incarcération (Brookes, 2007).

Enfin, selon Tony Ward (2007a), d’autres interventions basées sur le Good Lives Model seraient en cours aux États-Unis, en Australie, à Singapour, en Grande-Bretagne et en Nouvelle-Zélande.

Par contre, il semble qu’aucune de ces applications ne se soit, jusqu’à présent, inscrite dans le contexte de la justice restaurative.

4.3. Le Good Lives Model coordonné à la justice restaurative

En Belgique, traditionnellement, le traitement des délinquants sexuels est facultatif et ambulatoire puisqu’il est associé à des mesures alternatives à la détention. La possibilité de traitement à la fin de l’incarcération n’est pas liée à des impératifs méthodologiques mais plutôt à des questions de budgets ministériels[16].

Cependant, en s’inspirant du Good Lives Model, le Groupe Antigone a développé une intervention destinée aux délinquants sexuels incarcérés et s’inscrivant dans le cadre des activités dites de « justice réparatrice » organisées par le Service Public Fédéral de la Justice depuis 1999. Il est à noter que l’appellation justice réparatrice doit être ici considérée dans une acception généraliste, c’est-à-dire recouvrant les principes de la justice réparatrice au sens strict (rétribution des parties civiles) et les principes de la justice restaurative (échanges entre les protagonistes dans le but de restaurer les liens rompus ou altérés par le délit).

Le fait d’inscrire une intervention psychosociale de groupe dans les actions en justice réparatrice donne l’occasion unique d’impliquer, à la fois, le Service Public Fédéral de la Justice dans des interventions psychosociales en milieu carcéral autres qu’évaluatives et le Ministère régional wallon de la Santé, de l’Action sociale et de l’Égalité des chances dans le suivi individuel intra-muros proposé aux participants au terme de l’intervention groupale. Un tel dispositif favorise la précocité et la continuité de l’intervention entre l’intra- et l’extra-muros puisque le suivi individuel entamé peut se poursuivre une fois le délinquant libéré mais il permet surtout de réaliser une intervention intra-muros strictement axée sur une éthique thérapeutique dans la mesure où elle demeure indépendante de l’exécution de la peine et échappe, par conséquent, à la critique formulée par Glaser (2009 – cf. supra).

L’intervention de groupe proposée vise explicitement au changement. Ce changement porte sur le rétablissement d’un lien social, c’est-à-dire la réintégration des délinquants dans la communauté humaine, dans un réseau de droits et d’obligations mutuels. Cet objectif général peut être atteint en donnant l’occasion aux participants d’éprouver deux expériences :

  • d’une part, l’expérience d’une activité groupale régie par un ensemble de règles ;

  • et, d’autre part, l’expérience d’une relation respectueuse et aidante avec un intervenant psychosocial, lui-même membre de cette communauté humaine.

Ces deux expériences présentent une valeur métaphorique permettant au délinquant de comprendre qu’il est capable de faire partie d’un système, d’en respecter les contraintes et d’y faire valoir ses droits et, ceci avec une moindre souffrance tant pour lui que pour les autres.

Que ce soit au niveau de la forme ou au niveau du contenu, l’intervention menée par le Groupe Antigone s’inspire directement du Good Lives Model.

Au niveau de la forme, les intervenants se situant comme l’un des maillons de l’intervention psychosociale visant le délinquant sexuel, ils tentent de participer à une plus grande cohérence de cette intervention. Ceci implique que toute intervention groupale en milieu carcéral s’accompagne :

  • d’une rencontre de négociation avec les consultants en justice réparatrice ;

  • d’une présentation de l’intervention et des activités du Groupe Antigone aux directions, aux services psychosociaux ainsi qu’aux représentants des agents pénitentiaires ;

  • d’une proposition d’information générale portant sur la problématique de la délinquance sexuelle auprès des agents pénitentiaires ;

  • d’une participation au cursus de formation du personnel pénitentiaire (agents et/ou travailleurs psychosociaux) ;

  • d’une implication des différents ministères concernés ;

  • et, d’une collaboration avec les services extérieurs spécialisés.

Par ailleurs, à l’inverse d’autres pratiques groupales mais dans la lignée des principes du Good Lives Model, le critère de sélection majeur pour la participation au groupe est le positionnement par rapport au changement plutôt que la reconnaissance des faits. De surcroit, la population sélectionnée est hétérogène (délinquants sur mineurs d’âge ou majeurs, délinquants intra- ou extra-familiaux, infractions avec ou sans contact avec une victime, etc.) plutôt qu’homogène.

Au niveau du contenu, l’intervention comprend 4 modules complémentaires destinés à des groupes de 5 à 8 participants sélectionnés sur base volontaire :

  • Module I « Information, sensibilisation et responsabilisation »[17]

  • Module II « Identité, bien-être et relations »[18]

  • Module III « Lien social : développement, réhabilitation et réaffiliation »[19]

  • Module IV « Développement du plan de vie : réintégration psychosociale »[20]

La chronologie de ces 4 modules est conçue de manière à individualiser de plus en plus le travail groupal au point de consacrer le dernier module au développement d’un plan de vie personnel à chaque participant du groupe. En outre, les quatre dimensions du lien social (attachements, engagement, participation et croyances de l’individu envers les différents groupes auxquels il participe) suggérées par Hirshi (1969 – cité par Lackey & Williams, 1995) sont constamment travaillées de façon transversale durant l’intervention.

Alors que le Good Lives Model, suggère des cibles de changement, le modèle trans-théorique du changement de Prochaska et DiClemente (1988, 1992) conceptualise la manière dont ces changements vont s’opérer à travers un ensemble de processus lié au stade de changement auquel se situe l’individu.

Enfin, l’intervention constructive (Mann, 2000 ; Marshall, Ward, Mann, Moulden, Fernandez, Serran & Marshall, 2005 ; Ward & Mann, 2004) permet de maximiser l’impact de l’intervention menée à travers les principes suivants :

  • instiller l’espoir ;

  • augmenter l’estime de soi ;

  • mettre l’accent sur les buts à atteindre ;

  • collaborer avec le délinquant.

Depuis 2006, et avec le soutien des consultants en justice réparatrice, près d’une centaine de séances ont été animées par le Groupe Antigone, ce qui représente près de 250 heures d’intervention. Et, depuis 2008, une recherche-action est en cours afin d’évaluer les changements produits dans le décours de l’intervention menée et les processus qui sous-tendent ces changements.

5. Conclusions

L’objectif de cet article était d’établir des parallèles entre les différents contextes pénologiques et les différents modèles d’intervention psychologique destinée aux délinquants sexuels. Ces parallèles permettent de dépasser les incessants débats des écoles psychologiques pour souligner l’adéquation de chacune d’entre elles au contexte pénologique dans lequel elle prend place.

Il paraît évident que l’apport du Good Lives Model est principalement constitué par la systématisation et l’opérationnalisation d’un certain nombre de concepts hérités de la psychologie humaniste. Certes, cette tentative de structuration peut apparaître quelque peu naïve et caricaturale mais elle a le mérite d’exister et surtout d’apporter à de nombreuses pratiques cliniques déjà existantes un crédit de plus en plus important en regard des standards internationaux en matière d’intervention psychologique destinée aux délinquants sexuels. En cela, on ne peut que se réjouir du réveil d’une psychologie renouant avec ses fondements historiques : la philosophie, la sociologie et l’anthropologie ; et participant à la revalorisation des concepts tels que la dignité et les droits humains.

Enfin, si le propos de cet article était centré sur la délinquance sexuelle, il va de soi qu’il serait susceptible d’être appliqué à d’autres domaines d’intervention car fondamentalement, il réactive une vision selon laquelle un intervenant n’est pas en droit de désespérer totalement de l’être humain :

[…] la faim et le froid ne figurent pas dans la gamme des peines prévues par la justice des hommes, pour la même raison qui veut que la torture et les mauvais traitements n’y figurent pas ; et un jugement moral qui condamnerait les accusés à une existence inhumaine (c’est-à-dire à une existence qui rabaisserait la valeur humaine des condamnés au lieu de la relever, ce qui – n’est-il pas vrai – doit être le but inavoué de ladite justice) saperait lui-même ses propres bases.

Dagerman, 1947

Stig Dagerman n’était pas un psychologue anglo-saxon partisan du Good Lives Model, il était journaliste, anarchiste et suédois, et toujours au côté de l’homme seul, c’est la visite de l’Allemagne exsangue en automne 1946 qui lui inspira ce commentaire…