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C’est en tenant compte des avancements théoriques et méthodologiques en archéologie rupestre dans le monde, de même que de l’état des recherches dans le Bouclier canadien – et plus précisément celles menées par le PÉTRARQ, Programme d’étude, de traitement et de reconnaissance en archéologie rupestre au Québec[1]–, que nous avons entrepris à l’université Laval un mémoire de maîtrise en archéologie portant sur l’étude pluridisciplinaire d’un site rupestre algonquien à tracés digitaux. Ce site affiche un contenu graphique composé de pictogrammes à l’ocre rouge tracés à l’aide des doigts.

Authentifié en 1997 par le responsable du PÉTRARQ, ce site archéologique, désigné par le code Borden EiGf‑2 et par l’appellation crie contemporaine Kaapehpeshapischinikanuuch[2], est situé en Jamésie, au bord du lac Nemiscau, en plein coeur du territoire cri. Bien que des rumeurs circulent depuis longtemps à propos de l’existence d’un site rupestre au lac Nemiscau, la Jamésie est demeurée jusqu’à la fin des années 1990 une région sous-estimée quant à la probabilité qu’elle comporte des sites rupestres. Depuis l’authentification du site EiGf‑2, nous nous retrouvons désormais avec le deuxième site à tracés digitaux en importance au Québec par sa taille et son contenu graphique, le premier étant le site du Rocher-à-l’Oiseau, CaGh-2, situé sur la rive québécoise de la rivière des Outaouais. Notons en outre que le site EiGf‑2 est aussi le seul site rupestre connu de la communauté scientifique en territoire cri et à la fois le site rupestre en territoire algonquien le plus septentrional du Québec. L’étude approfondie de ce site majeur qu’est EiGf‑2 a pris le nom de « Projet Kaapehpeshapischinikanuuch » et s’est déroulée de 1998 à 2001.

Les résultats des travaux antérieurs[3] qui furent menés à travers le Bouclier canadien depuis la fin des années 1950 montrent que les sites rupestres identifiés en territoire algonquien partagent de nombreuses similarités. Celles-ci sont visibles autant en ce qui a trait au cadre physique et aux caractéristiques intrinsèques des surfaces rocheuses que pour leurs contenus graphiques et leurs techniques d’exécution. De plus, il semble que durant la période paléohistorique certains des concepts, traduits sous forme de symboles visuels liés à la vision du monde algonquienne, sont communs à différents groupes apparentés à cette famille linguistique et qui occupent alors tout l’immense territoire du Bouclier canadien (Arsenault et al. 1995 : 32). Ces indices suggèrent qu’il existe, à une époque déterminée, des éléments visuels récurrents et partagés, tant du contexte de diffusion et de réception que de leurs valeurs symboliques.

Ces observations nous ont incitée à nous interroger à propos de deux aspects du site EiGf‑2. Considérant d’abord la situation particulièrement septentrionale du site, nous avons analysé les caractéristiques du site EiGf‑2 et vérifié si elles comportaient des similarités avec les autres sites trouvés en territoire algonquien. De cette manière, nous avons pu confirmer que le site EiGf‑2 s’apparente à d’autres sites rupestres répertoriés sur le même territoire. L’analyse et l’interprétation des données ont aussi permis de comprendre comment le phénomène rupestre a été appliqué en milieu cri.

En second lieu, nous avons considéré les différents contextes de fréquentation et de production du site EiGf‑2. Dans tous les cas étudiés, l’analyse des données selon l’approche de l’archéologie du paysage jumelée à une approche contextuelle et comparative s’est révélée efficace pour répondre à ces interrogations. Les résultats qui en découlent, et dont une partie est livrée dans ce texte, démontrent l’intérêt d’une plus grande intégration de l’archéologie des sites rupestres aux autres démarches en archéologie paléohistorique au Québec. Nous estimons que la combinaison de ces approches offre plus de possibilités d’enrichir les connaissances scientifiques portant non seulement sur l’utilisation et la fréquentation passée du territoire par les groupes autochtones, mais aussi sur les formes d’expression et de communication que ces groupes ont développées dans leurs échanges entre eux et avec le milieu ambiant.

Historique des connaissances acquises sur le site EiGf‑2

Selon deux informateurs cris, Alex Weistche et George Diamond, le site EiGf‑2 est connu et fréquenté par les Cris de la région de Nemiscau depuis au moins trois générations et la connaissance de ce lieu a été transmise par tradition orale, de génération en génération. Bien qu’on en ait peu parlé dans la région, l’existence de ce site est attestée par certains membres de collectivités cries, notamment à Nemaska et à Waskaganish (Arsenault 1998b : 14-15).

À la fin des années 1960, la communauté scientifique est mise au fait de rumeurs circulant dans la région selon lesquelles il existe un site rupestre au bord du lac Nemiscau. À cette époque, Selwyn Dewdney, le père de l’archéologie rupestre du Bouclier canadien, entreprend un inventaire sur le territoire québécois dans le but de déterminer l’ampleur du phénomène rupestre dans cette province et de comparer ces données avec celles recueillies dans les provinces voisines faisant partie du Bouclier canadien. Il se rend d’abord en Mauricie pour effectuer le relevé du site rupestre CdFg-5 et recueille à la même époque plusieurs témoignages portant sur la présence de sites rupestres au Québec, notamment en Outaouais (CaGh-2), en Estrie (BiEx-19), en Abitibi (DaGu-1), ainsi qu’au lac Nemiscau (EiGf‑2). L’existence du site du lac Nemiscau lui est révélée par un dénommé « Bim Foreman », un opérateur radio qui travaille pour le ministère des Terres et Forêts à Pickle Lake, en Ontario. Ce dernier avait travaillé au poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson du lac Nemiscau et affirmait avoir vu des peintures rupestres au bord de ce lac, à un endroit que les gens de la région appelaient « The Devil’s Footprint » et le « Monkey’s Paw ». Dewdney tente alors de recueillir des informations plus substantielles sur la localisation du site, mais ne parvenant pas à des résultats concluants, il abandonne même l’idée de se rendre sur place. En fait, comme les renseignements qu’il avait récoltés auprès d’autres informateurs ayant vécu ou travaillé dans la région de Nemiscau lui paraissaient vagues ou contradictoires, il en vient à la conclusion que le site mentionné par Foreman fait plutôt référence à un autre site rupestre situé au nord-est de l’Ontario (Arsenault et Gagnon 1999 : 9 ; Dewdney 1967 : 2-6).

Ce n’est pas avant le début des années 1970 qu’un autre chercheur, Gilles Tassé, alors professeur à l’UQAM, s’intéresse à poursuivre les recherches entamées par Dewdney pour localiser le site rupestre du lac Nemiscau. Il soumet un projet de recherche au ministère des Affaires culturelles du Québec – aujourd’hui ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec –, pour se rendre au lac Nemiscau, au cours de l’été 1972. Dans le cadre de son projet déposé au ministère, Tassé planifie une reconnaissance archéologique des rives du lac Nemiscau. Sa demande de financement est cependant refusée, sous prétexte que des recherches archéologiques sont déjà en cours dans le cadre des travaux d’aménagement du territoire de la baie James par Hydro-Québec. Dans ces circonstances, Gilles Tassé abandonne l’idée de renouveler sa demande de financement pour l’inventaire archéologique du lac Nemiscau visant à localiser le site EiGf‑2 (Arsenault et Gagnon 1999 : 9-10).

Les rumeurs sur l’existence d’un site rupestre au lac Nemiscau persistent jusqu’en 1997, soit jusqu’à ce que M. Alex Weistche, un aîné de la collectivité crie de Waskaganish, désire en savoir davantage sur ce site rupestre et en indique l’emplacement à deux archéologues travaillant avec les Cris du Québec, James Chism et David Denton. Peu après, ces derniers communiquent cette précieuse information à Daniel Arsenault, directeur du PÉTRARQ, qui organise une visite exploratoire au site, la même année (Arsenault et Gagnon 1999 : 10). Dès cette époque, Daniel Arsenault encourage l’analyse approfondie du site dans le cadre du mémoire de maîtrise réalisé par l’auteure et dont certains résultats sont à l’origine du présent article (Vaillancourt 2003).

Aperçu de l’approche méthodologique appliquée à l’étude du site EiGf‑2

L’approche méthodologique que nous avons privilégiée lors de l’étude du site EiGf‑2 combine l’analyse des données archéologiques, c’est-à-dire la revue et l’inventaire des données de base recueillies sur le terrain et dans la documentation existante sur le sujet pour la région du Bouclier canadien, à celle des données tant ethnohistoriques qu’ethnographiques. Ces dernières correspondent aux éléments ayant trait aux sites rupestres dans les cartes et textes anciens, de même qu’à travers les toponymes et les enquêtes orales menées auprès de Cris, mais aussi dans les sources ethnologiques plus générales incluant notamment des récits anciens avec des toponymes algonquiens.

Les données de base recueillies sur le site EiGf‑2 comprennent la description détaillée de son environnement, de son support rocheux, de son contenu graphique ainsi que les détails des enregistrements et de l’échantillonnage réalisés sur le site. Ces données permettent de relever les caractéristiques propres à ce site rupestre et de les comparer avec d’autres sites de la forêt boréale. Pour compléter l’analyse et l’interprétation du site EiGf‑2, des éléments complémentaires ont été colligés dans une perspective comparative et ethnohistorique. L’étude de quelques récits de la tradition orale crie a confirmé l’existence de données sur la mémoire du lieu véhiculée de génération en génération par la tradition orale et, parfois aussi, dans le cadre de la transmission de savoirs ancestraux (Arsenault 1998b : 14-15).

L’étude de documents anciens tels que des textes et des cartes a pour objectif de réunir une masse critique d’informations liées aux sites rupestres et aux pratiques culturelles qui s’y rapportent, telles le chamanisme, l’expression esthétique ou l’appropriation matérielle d’un lieu par un marquage graphique ou symbolique (Arsenault 1998a : 18). L’étude de ces sources peut fournir des indices significatifs à propos de la réception et de la signification des sites rupestres algonquiens et ainsi permettre d’évaluer, à l’aide de critères objectifs, s’il est possible de rattacher avec un minimum de certitudes le site EiGf‑2 à d’anciens contextes culturels algonquiens (Arsenault et Gagnon 1998 : 232).

La mise en oeuvre combinée de ces deux approches méthodologiques a pour but de combler les lacunes inhérentes à chacune d’elles. En outre, l’analyse en parallèle des observations et des connaissances archéologiques et ethnohistoriques permet de contextualiser les données descriptives du site EiGf‑2. Ce cadre ethnohistorique élargi balise l’interprétation de ce site rupestre selon une perspective culturelle algonquienne applicable à l’échelle de la Jamésie et du Bouclier canadien.

En déployant une approche pluridisciplinaire pour l’étude du site EiGf‑2, nous souhaitons acquérir de nouvelles connaissances en archéologie rupestre, un domaine de recherche encore peu développé au Québec et dans le reste du Bouclier canadien. Également, nous espérons contribuer à la banque de données déjà disponible pour l’étude des sites rupestres de tradition algonquienne.

Nous sommes bien consciente que les documents anciens et les enquêtes orales présentent plusieurs limites. À titre d’exemple, ces sources ne relatent pas de manière exhaustive tout ce qui fait partie de l’univers contextuel du site EiGf‑2. Par contre, l’étude de ces sources a le potentiel indéniable de proposer des pistes à suivre en vue de comprendre un phénomène encore mal connu qui prend ses sources dans la préhistoire autochtone.

Résultats des travaux archéologiques

Localisation géographique du site EiGf‑2

Le site EiGf‑2 jouxte directement les eaux du lac Nemiscau situé à l’intérieur des terres, dans la région de la baie James. Le site se situe dans la portion nord-ouest du lac, sur la rive nord-ouest d’une petite baie. À près de 500 mètres à l’est du site coule un petit ruisseau qui serpente vers le nord, jusqu’à la rivière de Rupert. Une voie de portage ancestrale, appelée Ashuunich[4] par les Cris de la région, suivait le cours de ce ruisseau sur lequel ils pouvaient jadis haler les canots (Arsenault 1998b : 1). Ce parcours présentait un raccourci pour se déplacer entre le lac Nemiscau et la région en aval de la rivière de Rupert. Le lac Nemiscau est un plan d’eau majeur d’un peu plus de 50 km de long comportant plusieurs bras importants, dont le plus long s’étire sur 35 km. En raison des nombreux cours d’eau qui s’y déversent, le lac occupe une position stratégique en Jamésie. En effet, il joue le rôle d’un carrefour pour les déplacements sur le territoire de la Jamésie et des régions adjacentes. Du lac Nemiscau, on peut avoir accès à l’intérieur des terres ainsi qu’au bassin hydrographique du lac Mistassini, territoire qui s’étend au nord et au nord-ouest du lac. Par la rivière de Rupert, le lac offre, à l’ouest, un accès direct pour se rendre à la baie James. Il faut aussi noter que le lac marque une jonction nord-sud dans le territoire, ce qui en fait une voie navigable permettant de relier le lac Waswanipi, au sud, aux cours d’eau du Nord et de rejoindre ainsi la péninsule Québec-Labrador (Denton et Chism 1991 : 7-9).

Le site[5] est une partie constituante d’un large rocher granitique en forme de dôme (fig. 1) qui s’avance en pointe dans la baie où il se trouve. Ce rocher s’étend sur une cinquantaine de mètres et sa hauteur la plus haute par rapport au niveau moyen de l’eau du lac est d’environ dix mètres. Le dessus du rocher possède une portion dégagée d’arbres où on peut observer un petit alignement de pierres agencées en demi-cercle qui semble d’origine anthropique. La partie sud-ouest du site comporte un petit abri-sous-roche et une petite grotte à voûte basse. L’abri-sous-roche naturel mesure près de 2 m de hauteur, mais il est peu profond. À côté de celui-ci, vers la droite, on peut voir l’entrée de la petite grotte. Le sol de l’entrée semble inondé en tout temps, alors que le sol de la grotte n’est couvert d’eau qu’occasionnellement lorsque que le niveau lacustre est élevé, notamment lors des crues printanières. L’entrée de la grotte mesure 1 m sur 1∈m, et l’intérieur de la cavité couvre à peine 4 m2, tandis que son dégagement fait tout au plus 1,20 m de hauteur. Une fois à l’intérieur de la grotte, on peut voir sur la droite une seconde ouverture, large mais très basse, qui rejoint l’extérieur juste sous le panneau V[6], le plus important du site, à la fois en raison de l’étendue de sa surface ornée et du nombre de motifs qu’il comporte.

Figure 1

Vue générale du site EiGf‑2

(Photo de Daniel Arsenault)

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Le support rocheux est constitué d’un granite blanc à biotite, hautement calco-alcalin, qui comporte des inclusions importantes de quartz. Il contient peu de feldspath et de magnétite. La couleur du rocher affiche plusieurs variations allant du blanc crème au gris moyen avec des teintes rosées. Sur toute sa surface, on note la présence de veines de quartz blanc translucide et gris-bleu, de même que des veines de granite rose et des particules de biotite, qui sont en fait du mica noir (Arsenault 1998b : 13).

La façade du rocher est disposée selon un axe longitudinal nord-est sud-ouest, ce qui fait que les parois ornées sont principalement orientées vers le sud-est, sauf pour le panneau VI qui est tourné en direction sud-ouest. Les parois ornées sont verticales selon un angle variant entre 80° et 90°, sauf pour une paroi dont l’angle est de 70°. De manière générale, les parois sont passablement planes et légèrement lisses, quoique leurs surfaces soient rugueuses, sinon granuleuses au toucher. Les tracés digitaux sont surtout concentrés dans les parties inférieures du rocher, où les parois sont de teintes plus claires et où les colonies de lichens et de mousses sont moins présentes que dans les autres portions du rocher.

Actuellement, la plupart des zones ornées sont facilement atteignables en marchant dans l’eau peu profonde au pied du site. En effet, plusieurs blocs de pierre se sont écroulés dans l’eau sur toute la longueur du site, ce qui rehausse le fond lacustre et facilite d’autant l’accès aux parois rocheuses sur cette portion du lac. Lors de nos visites de 1997 à 2000, le niveau d’eau pouvait varier d’environ 20 cm à plus d’un mètre selon les niveaux lacustres et nous pouvions facilement atteindre la plupart des parois ornées en marchant dans l’eau avec des bottes-pantalons. Les parois, au pied desquelles l’eau est plus profonde, sont facilement accessibles lorsqu’on se tient dans une embarcation. Il est important ici de mentionner qu’on ne peut observer le site dans sa totalité qu’à partir du plan d’eau, à l’aide d’une embarcation ou en se tenant sur la surface glacée du lac, en hiver.

La plupart des parois ornées comportent à leur base des cavités plus ou moins grandes. Ces cavités provoquent des effets acoustiques en amplifiant le clapotis des vagues qui viennent se briser contre les parois rocheuses. Au site EiGf‑2, il est également possible d’observer des effets visuels produits par le reflet de la lumière du soleil et possiblement celle de la lune qui se réverbèrent sur la surface de l’eau, produisant ainsi des jeux de lumière sur les parois rocheuses. Ces effets lumineux sont perceptibles dans les cavités au bas des parois, sur les surplombs ainsi qu’au niveau des motifs. Ces reflets dansants donnent ainsi l’impression que les motifs tracés à l’ocre rouge sont en train de bouger, voire que les personnages d’allure humaine ou les animaux dépeints sont mobiles. Il est aussi intéressant de noter que le granite blanc devient éclatant au soleil.

Description sommaire du contenu graphique

Le site EiGf‑2 possède un contenu graphique qui est distribué de façon très inégale le long de ses parois rocheuses. Les motifs observables sur le site sont très variables par leurs formes, leurs dimensions et leur répartition à la surface du rocher. Un examen minutieux des parois ornées a permis de dénombrer 152 motifs distincts tracés à l’ocre rouge, qui s’étendent sur une surface de près de 40 m de longueur. Certains motifs sont très schématiques, alors que d’autres sont de nature plus complexe. Ils se concentrent entre 1 m et 2 m au-dessus du niveau moyen de l’eau.

En raison de l’inégalité de la distribution des motifs, nous avons jugé approprié de séparer le site en deux sections pour en faciliter l’analyse : la section A du côté sud-ouest, et la section B du côté nord-est. Les deux sections sont séparées par un hiatus d’environ 20 m qui ne contient pas de motifs. Cette portion non ornée se caractérise par la présence de nombreux blocs écroulés et par une végétation constituée de petits arbres et d’arbustes, dont l’épinette noire, le bouleau, le thé du Labrador et des colonies de mousse et de lichens. Dans ce hiatus, la surface des pierres est très inégale, ce qui la rend peu propice à recevoir des motifs à l’ocre rouge.

Chacune des sections ornées a été divisée en panneaux qui sont caractérisés par une surface rocheuse autonome séparée des surfaces adjacentes par une délimitation naturelle (e.g. fissures, changement d’orientation, surplomb). Au site EiGf‑2, nous avons distingué quinze panneaux que nous avons numérotés par des chiffres romains. La section A compte six panneaux (I à VI) répartis sur une surface de près de 9 m de long. La section B regroupe neuf panneaux (XVII à XV) répartis sur une distance d’un peu plus de 9,50 m. Certains panneaux comportent plusieurs motifs, alors que d’autres en recèlent seulement quelques-uns, voire un motif unique. La plupart des panneaux n’ont pas beaucoup de lichens, sauf pour les panneaux I, II, V et XIII où des lichens recouvrent en partie les motifs.

La plupart des motifs sont constitués de traits verticaux ou obliques disposés parallèlement les uns par rapport aux autres. On note aussi quelques motifs figuratifs. La composition graphique des panneaux est plus ou moins complexe selon le cas, mais il faut considérer que certains motifs ont une teinte pâle et des contours mal définis, alors que d’autres ont une teinte plus contrastante et des contours plus nets. De plus, la teinte de l’ocre rouge utilisée pour tracer les motifs se confond parfois avec la teinte rosée du support rocheux, ce qui rend la lecture de certains motifs plus ardue. On peut également observer quelques motifs qui se chevauchent ou se superposent, ce qui rend leur discrimination difficile.

Résultats d’analyse des sources écrites, cartographiques et orales

L’interprétation des sites rupestres est problématique, notamment sur le plan de leur contenu graphique ou sur celui des valeurs idéologiques et symboliques liées à l’emplacement de tels sites dans le paysage. Des éléments de réponse peuvent cependant surgir lors de l’analyse des sources orales autochtones, mais il est important de compléter ces analyses par l’étude des documents ethnohistoriques pour pallier le plus possible les lacunes que présentent les sources orales. En effet, les traditions orales autochtones n’ont pas nécessairement conservé toute leur intégralité, et les informations à propos de certains lieux traditionnels peuvent être partielles ou ont pu être effacées, notamment les informations relatives à la nature, à l’histoire ou aux significations de ces lieux, sous l’effet par exemple du prosélytisme chrétien, du déplacement des populations autochtones, de leur sédentarisation ou de leur « mise en réserve ».

Pour leur part, les documents ethnohistoriques s’avèrent souvent être des récits de voyageurs ou de missionnaires européens et euroquébécois qui ont côtoyé les populations autochtones au cours de leur séjour. Ces visiteurs ont souvent décrit ou pris des notes à caractère ethnographique sur les populations locales dont le contenu est parfois très significatif pour l’étude des sites rupestres. Néanmoins, il est important de mentionner qu’il reste à faire une analyse exhaustive de tels documents historiques en vue de relever d’autres éléments pertinents à l’étude de sites rupestres particuliers.

Quelques récits cris à propos du site EiGf‑2

Lors de la visite exploratoire du site EiGf‑2 en 1997, l’équipe du PÉTRARQ était entre autres accompagnée de deux aînés cris qui ont bien voulu transmettre quelques informations à propos du site. L’un était Alex Weistche, habitant de Waskaganish qui a signalé l’existence du site rupestre, et l’autre était George Diamond, originaire de Waskaganish, mais établi depuis plusieurs années au village de Nemaska. M. Weistche s’exprimait en anglais et M. Diamond s’exprimait exclusivement en langue crie, alors que sa fille, Mme Margaret Diamond, résidente de Nemaska, traduisait simultanément ses paroles (Arsenault 1998b : 14).

Les deux informateurs ont appris l’existence du site EiGf‑2 au début de leur adolescence, c’est-à-dire il y a une cinquantaine d’années. Le père de chacun leur a fait connaître le site en passant à proximité lors de voyages en canot entre le vieux village de Nemaska et Waskaganish. En effet, nous avons déjà mentionné qu’il existe près du site EiGf‑2 une voie de portage ancestrale qui offre un raccourci entre le lac Nemiscau et la région en aval de la rivière de Rupert. Autre fait significatif, les informateurs ont affirmé que leur père respectif et les gens de leur génération connaissaient déjà le site rupestre depuis longtemps, l’information leur ayant été transmise par les aînés. Par ailleurs, certaines des informations fournies par MM. Weistche et Diamond ressemblent en plusieurs points aux interprétations des sites rupestres qu’on retrouve dans la littérature (Dewdney et Kidd 1967 : 14 ; Rajnovich 1994 : 68 ; J. Redsky cité dans Lambert 1983 : 109). En l’occurrence, selon nos informateurs, les motifs auraient été tracés par des Memegwashio[7], petites créatures poilues qui habitent dans les formations rocheuses. Dans un même ordre d’idées, selon M. Weistche, les Memegwashios empruntaient l’entrée de la grotte, que l’on peut voir dans la section A du site EiGf‑2, pour se rendre à l’intérieur du rocher (Arsenault 1998b : 13-14).

Bien que le PÉTRARQ n’ait réussi à recueillir que quelques bribes d’informations à propos du site EiGf‑2, il est intéressant de constater que certaines des interprétations transmises par ces informateurs sont similaires à d’autres fournies par des informateurs autochtones ailleurs dans le Bouclier canadien. Nous espérons que des enquêtes orales à propos du site EiGf‑2 et, de manière plus générale, à propos du phénomène rupestre en territoire cri seront menées dans les prochaines années. Cette avenue semble prometteuse, car elle fournira de précieuses informations, d’abord pour l’archéologie rupestre en territoire cri, mais aussi pour l’archéologie rupestre à travers le Bouclier canadien.

Toponymie algonquienne dans les cartes anciennes

En étudiant attentivement les quelques cartes dressées entre 1731 et 1733 par le jésuite Pierre-Michel Laure, l’archéologue ethnohistorien Charles A. Martijn (1993) a fait de remarquables découvertes pour les recherches en archéologie rupestre au Québec, qui trouvent une certaine résonance avec le site EiGf‑2. En effet, Martijn a relevé, sur trois de ces cartes, la mention suivante : « Pepéchapissinagan, avec, sur deux d’entre elles, la transcription en français “On y voit dans le roc des figures naturellement peintes” (Laure 1731). » Il s’agit en fait de la mention géographique la plus ancienne d’un site rupestre au Canada rapportée sur une carte avec son toponyme autochtone originel. De plus, cette mention indique l’emplacement du site Nisula (DeEh-1), un site rupestre à tracés digitaux, situé en Haute-Côte-Nord et étudié par Arsenault et Gagnon, en collaboration avec Martijn et Watchman au cours des années 1990 (Arsenault et al. 1995). Or, en 1999, Arsenault recueillait auprès d’un informateur cri de Nemaska, Johnny Neeposh, le nom traditionnel du site EiGf‑2 encore en usage chez les Cris de Nemaska, à savoir Kaapepehshapichinikanuuch, et sa traduction littérale ‘l’endroit où il y a des figures tracées sur le rocher’. Si on compare ce toponyme avec celui des cartes de Laure, on observe aisément une grande parenté formelle entre les deux mots, ceux-ci se rapportant apparemment au contexte des sites rupestres tels que perçus autrefois par deux groupes de la famille linguistique algonquienne. L’étude des toponymes algonquiens est certainement une avenue fertile offrant, entre autres, le potentiel de vérifier si d’autres sites rupestres sont nommés de la sorte.

À propos des sources écrites

Bien qu’actuellement nous ne connaissions pas de passages dans les documents historiques mentionnant spécifiquement le site EiGf‑2, à part les notes de Dewdney (1967), il est intéressant de relever que les documents écrits peuvent livrer des informations pertinentes pour l’étude et l’interprétation des sites rupestres et de leur cadre idéologique. Toutefois, il serait trop fastidieux d’entrer ici dans les détails des résultats obtenus à partir de l’analyse de ces sources écrites, mais nous pouvons néanmoins indiquer le type d’informations pertinentes que nous avons pu y déceler. Nous avons notamment recueilli des mentions portant sur l’utilisation de pictogrammes comme moyen d’expression utilisé par les autochtones (Lafitau 1724 ; Laure 1959) et nous avons relevé des informations à propos de l’importance des formations rocheuses dans la vision du monde algonquien et des pratiques qui y étaient traditionnellement accomplies (Troyes et Caron 1918 ; Copway 2001 ; Guinard, s.d. ; Jolliet de Montigny et Buisson 1861 ; Laure 1959 ; Le Jeune 1959a, 1959b ; Long 1792 [?] ; Sagard 1632). Nous avons également repéré des passages dans ces textes qui font la description de sites rupestres (Bonnécamps 1959 ; Dablon, De Carheil et André 1959 ; Domenech 1860, 1861 ; Guinard 1951 ; Lamberville, Dablon et autres 1959 ; Le Jeune 1959a ; Marquette 1959 ; Sagard 1866 ; Jolliet de Montigny et Buisson 1861 ; St. Jean de Crèvecoeur 1801) ou qui relatent la présence d’esprits ou de manitous qui habitaient autrefois les rochers (Fabvre 1970 ; Silvy 1974).

Interprétation du contenu graphique du site EiGf‑2

Nos connaissances sont bien minces à propos du contexte passé du site EiGf‑2, car nous ne possédons que quelques informations recueillies au cours des années 1960 et 1970 par Dewdney auprès de divers informateurs. Lors de nos recherches, nous avons eu l’occasion de consulter ses notes personnelles déposées au Royal Ontario Museum, à Toronto. Au cours de brèves enquêtes orales menées par Martijn et Arsenault entre 1997 et 1999, des aînés cris ont également fourni quelques éléments d’interprétation du site EiGf‑2. Si on considère que ce site archéologique est actuellement le seul du genre en territoire cri au Québec, l’analyse des données que le PÉTRARQ a recueillies de 1997 à 1999 nous donne la possibilité d’élaborer certaines interprétations fondamentales à propos de son contexte historique et socioculturel. Comme nous l’avons déjà mentionné, les sites rupestres algonquiens du Bouclier canadien montrent plusieurs ressemblances entre eux, et le site EiGf‑2 ne fait pas exception.

D’entrée de jeu, il convient de souligner que le contenu graphique du site EiGf‑2 offre des caractéristiques qu’on rencontre généralement dans les sites rupestres du Bouclier canadien, notamment en ce qui a trait à l’emploi de l’ocre rouge, aux proportions respectives des motifs, à l’orientation des motifs linéaires selon un axe généralement vertical et à la configuration des tracés déployés sur des registres horizontaux. Ces éléments récurrents nous incitent à penser que les auteurs des oeuvres rupestres devaient se conformer à certaines règles qui étaient diffusées et appliquées à travers le Bouclier canadien (Arsenault et Gagnon 1998 : 216).

Motifs figuratifs

Selon notre analyse, le site EiGf‑2 comporte des motifs figuratifs sur les panneaux I, II, V, VIII, IX, X et XIII. D’après leurs caractéristiques, ces motifs figuratifs se divisent en deux catégories : les motifs anthropomorphes et les motifs zoomorphes. Cependant, en fonction de leur traitement simplifié et de leur caractère équivoque, certains motifs peuvent appartenir à plus d’une catégorie à la fois, mais dans le cas qui nous occupe nous n’avons pas relevé de telles combinaisons. Nous avons identifié des motifs anthropomorphes sur les panneaux I, II, V, VIII, IX, X, XIII et un motif zoomorphe sur le panneau V.

Motifs anthropomorphes

Tandis qu’on reconnaît la forme humaine parmi de nombreux motifs, presque tous les motifs anthropomorphes du site EiGf‑2 sont asexués. La seule exception pourrait être le motif (a) : bien qu’il soit très schématique et très pâle, il semble montrer un attribut sexuel masculin. Les motifs anthropomorphes du site EiGf‑2 sont représentés dans diverses positions, notamment debout, inversée, couchée, inclinée, et avec des gestuelles variées. De plus, ils sont dépeints d’au moins trois façons différentes : en bâtonnets plus ou moins larges, à tronc dessiné par une ligne de contour et à tronc de forme triangulaire inversée ou de forme légèrement trapézoïdale en masse pleine.

Sur le panneau I, le motif (a) [fig. 2] montre un motif anthropomorphe très schématique qui a été exécuté en bâtonnets, mais notons qu’il est difficile d’affirmer s’il s’agit d’un motif de type anthropomorphe ou d’un autre. De plus, un attribut sexuel masculin pourrait être dépeint par un court trait vertical entre les jambes du personnage en position inversée. Dans la littérature que nous avons consultée sur le sujet et selon nos connaissances, nous n’avons jamais pu voir un autre motif identique dans le Bouclier canadien. Les seuls exemples qui pourraient s’en rapprocher proviennent du site à pétroglyphes de Peterborough en Ontario. Le motif (a) pourrait-il être la représentation d’un personnage inversé ayant les bras arqués de chaque côté du corps de manière à se tenir les mains sur les hanches, ou encore un personnage avec un gros abdomen ? Selon Vastokas et Vastokas (1973 : 69), le personnage au gros abdomen pourrait évoquer une femme enceinte, ou le résultat d’une bonne chasse (le gros ventre symbolisant alors un estomac plein). Selon Schoolcraft (rapporté par Vastokas et Vastokas 1973 : 69), qui a étudié les rouleaux d’écorce produits par certaines collectivités ojibwas et comportant des éléments graphiques comparables à ceux retrouvés sur les sites rupestres du Bouclier canadien, ces motifs dodus peuvent être interprétés comme un symbole d’abondance ou comme la représentation du chamane Jessakkid[8]. Les motifs inversés pourraient aussi symboliser une personne décédée (Densmore 1929 : 177) ou un esprit qui est apparu dans cette position dynamique au cours de la vision d’un chamane. La même interprétation est valide pour les motifs (d) et (f) [Arsenault 1995 et al. : 32 ; Rajnovich 1994 : 69].

Figure 2

Comparaison du motif (a) du site EiGf‑2 avec des motifs du site à pétroglyphes de Peterborough

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Toujours sur le panneau I, on peut également voir le motif (b) [fig. 3] qui se compose d’un motif anthropomorphe en bâtonnets. Le personnage du motif (b) a les bras et les jambes étendus de chaque côté du corps et ses avant-bras sont dirigés verticalement vers le bas. Il faut noter que le motif est altéré d’un côté, mais qu’un examen visuel rapproché a permis de déceler des traces de pigments qui confirment que le motif était bien symétrique. Se pourrait-il qu’il s’agisse de la représentation d’un personnage accroupi ? De telles représentations sont rares dans le Bouclier canadien, mais certains exemples peuvent être observés sur un site de la baie Nipigon au lac Supérieur (Rajnovich 1994 : 97) et au site à pétroglyphes de Peterborough en Ontario (Vastokas et Vastokas 1973 : 90).

Figure 3

Comparaison du motif (b) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Sur le panneau II, nous pouvons voir le motif (d) [fig. 4] qui est également très schématique, donc difficile à interpréter. S’il s’agit bien d’un motif anthropomorphe en bâtonnets, il pourrait être la représentation de la moitié supérieure d’un personnage inversé, c’est-à-dire de la taille à la tête, et dont les bras sont levés. Il existe d’autres motifs similaires dans le Bouclier canadien, notamment au site à pétroglyphes de Peterborough (Ontario), de même que sur un des sites du Lake of the Woods (Ontario) et sur le site GbLh-1 au Manitoba, mais aucun de ceux-ci n’a été interprété comme un motif anthropomorphe. Steinbring (1998 : 128) interprète ce motif comme une représentation archaïque de l’Oiseau-Tonnerre, tandis que d’autres l’interprètent plutôt comme une empreinte d’oiseau (Vastokas et Vastokas 1973 : 110). De notre côté, nous avançons l’hypothèse suivante : se pourrait-il que ce motif soit « the monkey’s paw » ou « the devil’s footprint » mentionnés par Bim Foreman, l’informateur de Dewdney ? Si cela s’avère fondé, on serait en présence de la représentation d’une empreinte de Memegwashio, ou du moins d’un motif interprété comme tel par les habitants de la région du lac Nemiscau.

Figure 4

Comparaison du motif (d) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Par ailleurs, si le motif (d) représente la moitié supérieure d’un motif anthropomorphe, il pourrait être interprété comme la représentation d’un esprit qui est en train de sortir ou d’entrer dans le rocher et dont les jambes ne sont pas visibles parce qu’elles sont toujours à l’intérieur de ce dernier. Ce pictogramme pourrait ainsi symboliser le passage entre le monde « naturel » (celui des humains) et le monde surnaturel (celui des esprits) notamment symbolisé par l’intérieur des rochers dans la cosmologie algonquienne. La gestuelle des bras levés est un thème récurrent dans les représentations rupestres du Bouclier canadien. Cette position est fréquemment interprétée comme la réception et le don de pouvoirs surnaturels (Rajnovich 1994 : 75) ou encore comme la représentation d’un Memegwashio, l’un de ces petits esprits espiègles qui habitent les rochers (voir la note 7). Selon des informateurs autochtones, ces esprits auraient été les premiers à produire des représentations rupestres. Ainsi, un motif anthropomorphe avec les bras levés pourrait être interprété comme un Memegwashio en train de tracer des motifs sur une paroi rocheuse (Dewdney et Kidd 1967 : 14 ; Redsky cité dans Lambert 1983 : 109).

Le panneau V montre un personnage anthropomorphe inversé qui fut tracé à l’aide de bâtonnets : le motif (f) [fig. 5]. Il se situe juste à côté d’un motif cornu zoomorphe qui sera décrit plus loin dans ce texte. Hormis leur proximité et l’échelle commune à ces deux motifs, rien d’autre n’indique qu’ils sont en relation l’un avec l’autre. Comme pour le motif (a), le motif anthropomorphe inversé pourrait symboliser une personne décédée ou encore un esprit qui est apparu au chamane dans cette position (Arsenault et al. 1995 : 32 ; Densmore 1929 : 177 ; Rajnovich 1994 : 69). Les bras ouverts en croix pourraient être interprétés comme le geste de la réception de pouvoirs ou de connaissances conférés par les esprits à des individus préparés à cet effet, le chamane, notamment. Cette gestuelle pourrait aussi être une des caractéristiques permettant d’identifier le personnage comme un Memegwashio ou simplement un autre esprit.

Figure 5

Comparaison du motif (f) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Sur le panneau VIII, on observe le motif (h) [fig. 6] dont la tête et les membres sont dessinés avec des traits tandis que son tronc est représenté par un large trait rectangulaire. Bien que ce motif se caractérise par un chevauchement de traits, nous pouvons distinguer que le personnage affiche une gestuelle particulière. En effet, son bras gauche pointe vers le haut alors que l’autre pointe vers le bas. Selon Rajnovich (1994 : 76), cette posture spécifique pourrait correspondre à l’idée de réception de connaissances ou de pouvoirs provenant du ciel et de la terre. Selon Vastokas et Vastokas (1973 : 69-71), un motif qui montre une gestuelle particulière devrait représenter un chamane. Le bras levé vers le ciel, souvent le gauche comme dans le motif (h), signifie la communication avec les esprits de ce monde. Un tel geste peut même symboliser la communication d’un chamane avec le Grand-Esprit, le Kitchi-Manitou. Le motif (h) est aussi entouré de traits horizontaux et obliques, il y a même deux traits horizontaux qui passent directement sur le torse et le haut des jambes du personnage, ce qui en rend difficile l’interprétation. Cette composition est très pâle, mais les traits superposés pourraient être postérieurs au motif ou auraient tout au moins été tracés en dernier dans la séquence d’exécution de la composition graphique. Auraient-ils été placés à cet endroit pour rayer le motif ou au contraire pour lui attribuer de nouvelles caractéristiques ou des pouvoirs additionnels ?

Figure 6

Comparaison de la gestuelle du motif (h) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres de l’Ontario

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Le panneau IX comporte, entre autres, le motif (i) [fig. 7], un motif anthropomorphe qui se compose de traits, dont une ligne de contour pour dessiner le tronc de forme trapézoïdale. Ce motif ne comporte pas de pigment dans sa partie intérieure. Actuellement, il s’agit du seul motif à tronc trapézoïdal connu en territoire québécois, alors que d’autres exemples existent dans la partie ouest du Bouclier canadien. Le personnage du motif (i) est en position debout avec les bras levés de chaque côté de sa tête, comme c’est le cas pour le motif (d) et, à la limite, pour le motif (f). Sous le personnage, dont la tête est pratiquement effacée aujourd’hui, on remarque la présence de nombreux traits dont certains forment un angle droit. Ces traits semblent associés au personnage, mais il est difficile d’avancer une interprétation plus élaborée. Ici encore, la gestuelle spécifique du personnage pourrait faire référence à la réception ou à la détention de pouvoirs. En raison de cette caractéristique, ce personnage pourrait également être interprété comme un chamane, un esprit ou plus spécifiquement un Memegwashio.

Figure 7

Comparaison du motif (i) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien à tronc trapézoïdal et qui montrent la même gestuelle

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Le panneau X montre le motif (j) [fig. 8]. S’il s’agit d’un motif anthropomorphe en bâtonnets, il pourrait représenter un personnage couché. Densmore indique qu’une telle représentation pourrait signifier une personne malade (Densmore 1929 : 177). Les personnages couchés sont rares dans les sites rupestres du Bouclier canadien, mais il nous fut quand même possible de trouver un exemple dans un site situé sur le lac Abamatagwia, dans le nord-ouest de l’Ontario (Dewdney et Kidd 1967 : 129). La position horizontale ne pourrait-elle pas symboliser un personnage en vol, se déplaçant dans les mondes parallèles qui composent l’univers algonquien, un chamane par exemple ? Ou encore de Pagak, cet esprit représenté par un squelette volant dont l’apparition prédisait la mort et symbolisait la famine (Conway et Conway 1989 : 53) ? Ce personnage pourrait-il représenter un malade en attente des soins du chamane ? Considérant l’importance des rêves chez les Algonquiens, il pourrait aussi s’agir d’un personnage qui dort et qui rêve. Dans ce cas, les traits qui entourent le personnage pourraient-ils être la représentation schématique du rêve ?

Figure 8

Comparaison du motif (j) du site EiGf‑2 avec un motif d’un site rupestre de l’Ontario

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Sur le panneau XIII, on observe le motif (k) [fig. 9] qui est en fait un motif composite montrant deux personnages qui semblent se tenir par la main. Les têtes et les membres des personnages sont constitués de traits, alors que leurs troncs semblent de forme triangulaire inversée en aplat ou de forme légèrement trapézoïdale. Il existe seulement quelques exemples de représentations anthropomorphes qui se tiennent par la main dans le Bouclier canadien. On en trouve un au Québec, au site Nisula, sur la Moyenne-Côte-Nord. Arsenault et al. (1995 : 32) proposent comme interprétation que ces personnages pourraient être des danseurs ou des personnages qui s’affrontent en combat singulier. Il est intéressant de relever que les personnages du motif (k) se touchent notamment par la main, mais également par la tête. Dans ce cas, pourrait-il s’agir de la représentation de siamois ? Ou simplement de deux personnages qui communiquent entre eux ?

Figure 9

Comparaison des motifs (k) du site EiGf‑2 avec des motifs du site Nisula au Québec

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Motif zoomorphe

Le motif (g) [fig. 10] est le seul que nous qualifions de zoomorphe. Il se trouve sur le panneau V. Ce motif très pâle, schématique et fragmentaire est caractérisé par un assemblage de traits où l’on devine un motif zoomorphe sans ligne de contour, hormis pour sa tête. Les éléments dessinés seraient, sur la gauche, la tête avec de grandes cornes courbées vers le haut, les yeux, le mufle ou la gueule, et sur la droite, la petite queue et de nombreuses pattes ou des poils. Ce motif zoomorphe à cornes montre peu de détails qui permettent d’identifier l’espèce. Nous pensons néanmoins qu’il pourrait s’agir d’un cervidé, soit un orignal, un wapiti ou un caribou, bien que l’aspect formel de ses cornes puisse aussi suggérer un bison des bois. Par ailleurs, les traits à la base du motif pourraient représenter plusieurs pattes traduisant ainsi le mouvement ; il pourrait aussi s’agir simplement de la représentation emphatique des poils de l’animal.

Figure 10

Comparaison du motif (g) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Dans les documents consultés à propos des sites rupestres du Bouclier canadien, nous n’avons pas relevé la présence d’autres motifs zoomorphes sans ligne de contour. Pourrait-il s’agir d’un style régional ou encore d’une pratique propre à une époque donnée au cours de la paléohistoire ? Ou encore faut-il penser que ce sont là des motifs particuliers du « panthéon » algonquien ? Il est difficile de le dire pour le moment sans faire une étude exhaustive des contenus graphiques de tous les sites du Bouclier canadien. Par contre, plusieurs sites de l’Ontario, du Manitoba et de la Saskatchewan montrent des motifs zoomorphes à cornes. Actuellement, mis à part le site EiGf‑2 et le bison du site à pétroglyphes de Bromptonville (BiEx-19), les autres sites répertoriés au Québec n’exposent pas de tels motifs.

Motifs géométriques à caractère figuratif

Nous retrouvons des motifs géométriques pouvant avoir un caractère figuratif sur les panneaux I, IV et X. Il s’agit de motifs géométriques dont le niveau d’abstraction ou de simplification ne permet pas de les identifier avec assurance comme des représentations figuratives. Le ou les auteurs de ces motifs ont quand même pu vouloir représenter des éléments particuliers, par exemple des objets de la culture matérielle. Dans de telles conditions, nous préférons dire qu’il est possible que ces motifs soient à caractère figuratif, mais qu’il se peut aussi qu’il en soit autrement.

Le panneau I expose un motif (c) [fig. 11] en forme de X. Cette forme est assez répandue parmi les sites rupestres du Bouclier canadien et est souvent désignée comme le symbole de la société Midewiwin[9]. De ce fait, ce motif est appelé « croix mide ». Nous devons aussi noter qu’un X est un motif relativement simple, qui pourrait aussi signifier ou symboliser plusieurs autres concepts algonquiens que nous n’avons malheureusement pas identifiés pour l’instant.

Figure 11

Comparaison du motif (c) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Le panneau IV montre le motif (e) [fig. 12], qui est de forme triangulaire et qui affiche un court trait à l’intérieur d’un de ses angles. Un aîné cri de Waskaganish, dans la région du lac Nemiscau, a suggéré que la forme triangulaire du site EiGf‑2 soit la représentation schématique d’un shaputuan, une habitation conique et allongée qui était utilisée au cours de la période historique chez les Cris. Il serait également possible que les motifs triangulaires soient la représentation des esprits de l’air décrits comme étant de forme conique et faits de pierre (Rajnovich 1994 : 126). Le triangle pourrait aussi être la représentation du coeur, car cet organe est souvent représenté de cette manière dans les rouleaux sacrés d’écorce utilisés par les Mides, les chamanes de la société Midewiwin (Rajnovich 1994 : 126). D’autres chercheurs interprètent les motifs triangulaires exclusivement comme la représentation d’organes génitaux féminins, ce qui pourrait symboliser la fertilité ou l’entrée dans le monde surnaturel (Vastokas et Vastokas 1973 : 82-83). Rappelons que le motif (e) montre un petit trait à l’un de ses angles. Cette caractéristique particulière ne pourrait-elle pas appuyer la thèse de la représentation d’une vulve ou pourrait-il s’agir de la représentation de la porte du shaputuan ? Il est difficile d’en être certain.

Figure 12

Comparaison du motif (e) du site EiGf‑2 avec des motifs de sites rupestres du Bouclier canadien

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Au panneau X apparaît le motif (j) que nous avions préalablement interprété comme un motif anthropomorphe tout en maintenant une réserve à l’égard de cette interprétation. Dans le cas où ce motif ne représenterait pas un motif anthropomorphe, pourrait-il alors s’agir de la représentation d’une flèche pointant une direction, par exemple, celle de la voie de portage voisine ou celui d’un lieu de campement, d’un lieu propice à la pêche ou à la chasse ? Nous savons notamment qu’à la période historique les Innus laissaient de telles marques sur leur route pour transmettre diverses informations à l’intention de ceux qui devaient emprunter ultérieurement le même chemin. Ils traçaient entre autres des flèches sur des rochers à l’aide de charbon de bois pour indiquer les directions à suivre, par exemple, à un groupe qui devait les rejoindre plus tard (Bacon et Vincent 1994 : 13). Par contre, nous n’avons aucune mention de l’utilisation de l’ocre pour cette pratique, mais l’utilisation de la flèche dans le site EiGf‑2 a peut-être eu la même fonction.

Motifs non figuratifs

Comme la plupart des sites rupestres du Bouclier canadien, le site EiGf‑2 recèle de nombreux motifs non figuratifs. Ces motifs prennent la forme de taches, de traits verticaux, obliques ou horizontaux, parallèles ou non, et de formes non identifiables. De tels motifs sont visibles sur les panneaux III à XV. Ils apparaissent parfois seuls ou en association avec d’autres motifs non figuratifs ou avec des motifs figuratifs. Le ou les auteurs de ces motifs devaient sûrement leur accorder une grande importance, mais malheureusement, en l’absence d’informations significatives, il est très difficile aujourd’hui de les interpréter. Rajnovich (1994 : 136) propose quand même certaines interprétations : les traits, comme ceux que l’on retrouve en grande quantité au site EiGf‑2, pourraient être interprétés comme un moyen de quantifier le temps, par exemple le nombre de jours de jeûne, la durée d’un voyage ou encore les étapes d’une cérémonie. Certains d’entre eux pourraient aussi correspondre aux vestiges de motifs aujourd’hui pratiquement effacés.

De par son contenu graphique, le site EiGf‑2 partage plusieurs similitudes à ce niveau avec beaucoup d’autres sites du Bouclier canadien. Nous l’avons vu, plusieurs motifs anthropomorphes sont présents sur le site EiGf‑2, ainsi qu’un motif zoomorphe, des motifs géométriques et des motifs que nous avons classés comme non figuratifs, faute d’indices significatifs pour leur compréhension. Il se peut que l’utilisation de techniques d’enregistrement et des analyses plus fines du contenu graphique, réalisées notamment à l’aide de la photographie par polarisation croisée[10] et du traitement de l’image à l’aide du logiciel Photoshop d’Adobe, puissent nous permettre d’identifier de nouveaux motifs, notamment dans les zones où les traces de pigments sont aujourd’hui très pâles.

D’autres motifs communs à plusieurs sites rupestres du Bouclier canadien ne se retrouvent pas au site EiGf‑2. Notons, entre autres, le canot avec équipage, des entités surnaturelles qui occupent une place majeure dans la religion algonquienne telles que Mishipizheu, le lynx d’eau qui règne sur le monde aquatique, le serpent cornu Ginebik qui règne sur le monde souterrain et les personnages hybrides portant des cornes ou encore de grandes oreilles (Nanabozo le transformeur [trickster]), la tortue (Mikinak), ou encore la main ouverte, les cercles, les scènes de chasse, etc. Le site EiGf‑2 n’affiche pas non plus de compositions comprenant plus de deux motifs figuratifs en étroite association comme c’est le cas ailleurs dans le Bouclier canadien. Le contenu graphique illustre plutôt des compositions d’un ou deux motifs figuratifs en relation avec des motifs non figuratifs. En outre, le site EiGf‑2 montre au moins deux motifs que nous n’avons vus nulle part ailleurs : le motif anthropomorphe (a) du panneau I et le motif zoomorphe (g) sans ligne de contour du panneau V. Comme nous l’avons mentionné, il s’agit peut-être d’exemples d’un style régional ou particulier à une époque donnée où il y aurait eu, somme toute, peu de représentations de ce genre. Serait-ce aussi des représentations particulières de la cosmologie algonquienne ou même des illustrations plus personnelles de thèmes répandus à travers le Bouclier canadien, notamment les animaux à cornes et les personnages ?

Discussion des résultats

À la lumière des résultats que nous avons obtenus lors des analyses des sources ethnohistoriques, des récits, de la toponymie et des données archéologiques, nous avons pu être en mesure de montrer certaines différences et similitudes entre le site EiGf‑2 et les autres sites rupestres du Bouclier canadien. L’analyse de ces sources a aussi démontré que les concepts liés aux sites rupestres ou du moins aux sites sacrés chez les Algonquiens offrent une étonnante continuité à travers le temps, du moins des débuts de la période historique jusqu’à aujourd’hui. On peut aussi voir que certains concepts, notamment ceux qui sont reliés à la cosmologie, ont été diffusés à travers le Bouclier canadien avec certaines variantes régionales. Parmi cette diffusion d’idées, notons l’utilisation des pictogrammes comme moyen d’expression, l’importance des rochers et des falaises situés le long de routes canotables, formations où l’on avait coutume de déposer des offrandes, notamment du tabac, mais aussi d’y laisser des signes visuels sous forme de pictogrammes. Notons également la mention récurrente d’esprits peuplant le monde empirique et non empirique algonquien, notamment les Memegwashios qui habitent les rochers.

L’analyse des données archéologiques a montré que le site EiGf‑2 est semblable à bien des égards aux autres sites rupestres du Bouclier canadien. Compte tenu de sa localisation marginale par rapport aux autres sites de ce genre au Québec, ce lieu offre des caractéristiques indéniables montrant son appartenance à une série de concepts de la cosmologie et de l’esthétique algonquiennes, ainsi qu’à une forme d’expression symbolique visuelle respectant certains des critères formels et techniques.

En ce qui a trait à son contenu graphique, notons que le site EiGf‑2 reste difficile à interpréter, d’une part, parce que l’oeuvre est sans doute fragmentaire et, d’autre part, parce que la teinte de l’ocre rouge y est très pâle et que les motifs visibles sont très schématiques, mais aussi parce que nous ne détenons pas les codes des symboles qu’ils affichent. Outre les motifs figuratifs, le contenu graphique du site est en effet essentiellement composé de motifs non figuratifs apparaissant souvent sous forme de traits ou de taches. Plus spécifiquement, certains panneaux sont composés essentiellement de motifs non figuratifs, alors que d’autres sont en association avec des motifs figuratifs. Bien qu’il soit encore difficile de l’affirmer, de tels motifs pourraient avoir des connotations religieuses. De nouvelles enquêtes orales plus approfondies, menées notamment auprès d’aînés de Nemaska et de Waskaganish, pourraient peut-être nous donner certaines pistes d’interprétation supplémentaires. Déjà, un aîné a interprété le motif triangulaire du panneau IV comme étant un shaputuan. Nous pensons également qu’un motif du site fut désigné comme l’empreinte d’un Memegwashio, ce qui pourrait, en partie, démontrer que le lieu pouvait revêtir un caractère sacré. Il y aurait également des possibilités de recueillir des informations sur la fréquentation passée du lieu, sur son symbolisme et sur des récits qui y sont rattachés. En attendant qu’un tel travail soit entrepris, nous nous sommes tournées vers les récits à propos d’autres sites rupestres et sur des analyses comparatives formelles en vue d’enrichir les interprétations au site EiGf‑2.

Il semble que le choix de l’emplacement du site et la disposition de ses composantes picturales au sein de ses caractéristiques géomorphologiques ne soient pas le fruit du hasard. Si on tient compte des récits algonquiens à propos des rochers, notamment ceux dont la base s’enfonce directement dans un plan d’eau, on s’aperçoit que ces lieux étaient considérés comme chargés de pouvoirs surnaturels (Arsenault 1998a : 29 ; Conway et Conway 1990 : 11 ; Rajnovich 1994 : 35). Ils constituaient la jonction des mondes terrestres, célestes, souterrains et sous-marins. Ils étaient des lieux privilégiés pour entrer en contact avec les esprits et constituaient souvent la résidence des Memegwashios. Plusieurs récits parmi les documents historiques algonquiens attestent la pratique consistant à laisser des offrandes aux esprits qui habitent les rochers, soit pour les remercier ou pour demander leur protection au cours des voyages (Troyes et Caron 1918 : 37 ; Copway, 2001 : 16 ; Guinard, s.d. : 67 ; Laure 1959 : 42, 44, 48 ; Le Jeune 1959a, 1959b : 158, 271 ; Long 1792 [?] : 83 ; Jolliet de Montigny et Buisson 1861 : 37 ; Sagard 1632 : 231-232). Cette pratique n’est pas étonnante quand on pense que les groupes algonquiens se déplaçaient la plupart du temps par la voie des eaux et que celle-ci comportait de grands dangers pour ceux qui s’y aventuraient en canot d’écorce.

Le ou les producteurs du site EiGf‑2 ont très probablement choisi cet endroit en raison de ses caractéristiques symboliques, notamment en raison de la présence de la grotte, passage obligé vers le monde souterrain. En effet, il est permis de croire qu’il a pu exister des récits et des croyances concernant le site EiGf‑2 avant qu’il reçoive ses premiers pictogrammes. Rappelez-vous le récit d’un aîné cri qui affirmait que la grotte était l’accès au monde intérieur des Memegwashios et que ceux-ci s’en servaient pour entrer et sortir de leur demeure dans le rocher, demeure qui devait se situer littéralement derrière le panneau V ! Par ailleurs, notons que le site est situé près d’une voie de portage sur une voie de communication traditionnelle chez les Cris. Notons également que la rivière de Rupert et le lac Nemiscau sont difficilement navigables en canot. En effet, la rivière comporte de nombreux rapides dangereux et le lac Nemiscau est une très grande étendue d’eau comportant de forts courants et où le vent produit des vagues imposantes. Pour ces raisons, il est probable aussi que les canoteurs qui passaient devant le site y laissaient des offrandes aux esprits pour assurer le succès de leur voyage.

De fait, nous pouvons émettre plusieurs hypothèses quant à la raison de la présence d’un site rupestre à cet endroit et il est utile de les exposer ici. Premièrement, le site EiGf‑2 offre des conditions matérielles propices à la production de pictogrammes, notamment des parois verticales tombant directement dans le lac Nemiscau, donc dans un endroit ouvert, facile d’accès en embarcation et même en marchant au pied de ses parois. Dans ces conditions, le contenu graphique serait facilement observable dans son ensemble ou dans ses détails, d’autant plus qu’il est situé sur une voie de communication principale. En plus d’être verticales, les parois granitiques sont pâles, relativement lisses, majoritairement exemptes de lichens, et elles sont orientées sud-est, ce qui leur donne de bonnes conditions de lumière pour la production et l’observation du contenu graphique. Notons également que le courant est faible au pied du site.

Dans un deuxième temps, mentionnons que, d’après la cosmologie algonquienne, certaines caractéristiques du site lui donnaient un caractère surnaturel. Comme l’attestent les commentaires de certains informateurs cris, on croyait que c’était un lieu de résidence des Memegwashios, donc vraisemblablement un lieu de jonction entre les quatre mondes de l’univers algonquien. La grotte, les failles, les fissures, les cavités, les anfractuosités étaient autant de passages pour voyager entre ces mondes parallèles. Les qualités acoustiques du rocher, qui amplifient le son, les jeux de lumière qui se forment sur certaines parois, notamment le panneau II au-dessus de l’abri-sous-roche, le panneau V et certaines cavités, étaient autant de signes de la manifestation des esprits (Arsenault 1998a : 31-32). Nous sommes en présence d’un lieu potentiellement chargé des forces surnaturelles qui composent le monde suprasensible des Algonquiens. En relation avec ces particularités, il serait également intéressant de constater que le site EiGf‑2 est situé dans une baie calme qui fait la jonction entre deux zones tumultueuses, soit la rivière de Rupert et le lac Nemiscau. Dans ces conditions, se pourrait-il qu’on ait recherché un endroit propice au « recueillement » et à la quête de vision?

D’autres raisons peuvent avoir poussé des gens à produire des pictogrammes au site EiGf‑2. Peut-être que ce site fut le théâtre d’un événement historique ou mythique particulier et qu’on ait voulu le commémorer en produisant des pictogrammes racontant ou se rapportant à l’événement. Ces motifs pourraient aussi représenter les visions d’un ou de plusieurs chamanes ou individus ayant eu une vision, par exemple au cours d’un rite de passage. En raison de sa position stratégique au sein du territoire cri, le site peut avoir servi de marqueur territorial. Il se peut également qu’il s’agisse d’un lieu propice à la pêche et à la chasse et qu’on ait voulu l’indiquer de cette manière. Les pictogrammes pourraient aussi désigner un parcours, réel ou symbolique, à suivre pour ceux qui devaient passer devant le site. Enfin, il est possible que les occupants du territoire aient choisi le site notamment en raison de ses qualités esthétiques qui, nous l’avons déjà mentionné, pouvaient traduire certaines propriétés surnaturelles.

Il est possible que la section A du site EiGf‑2 corresponde à la portion la plus sacrée du site. En effet, plusieurs caractéristiques formelles ainsi que des propriétés acoustiques et visuelles nous permettent d’avancer cette hypothèse. La grotte est réputée comme étant un passage pour les Memegwashios, mais les failles, les fissures et les cavités qui caractérisent cette portion peuvent également servir de passage aux esprits et de lieu de contact privilégié entre ceux-ci et les chamanes. La configuration concave de cette section amène naturellement le regard vers son point central, le panneau V, qui est le plus orné du site et qui montre plusieurs intensités et teintes d’ocre. La quantité de motifs et les variations des teintes d’ocre pourraient démontrer que cette portion du site a été ornée par plusieurs auteurs sur une période plus ou moins longue. Si tel est le cas, nous ne savons pas si les ajouts au contenu graphique original ont servi à enrichir le contenu de détails, à en réfuter les informations visibles ou à produire un message sans lien avec les autres. De plus, on ne peut pas dire pour l’instant si cette production graphique est le fait d’un individu travaillant seul ou d’un groupe travaillant collectivement, ni non plus si divers individus ou groupes ont exécuté les oeuvres à des époques différentes. À ce sujet, nous ne pouvons que formuler des hypothèses.

La section B possède également des caractéristiques recherchées par les Algonquiens pour la production de pictogrammes. En effet, elle offre des surfaces planes verticales exemptes de lichens et des accidents géomorphologiques comme des failles, des fissures et de profondes cavités. Ici encore, on note des différences dans l’intensité et la teinte de l’ocre. Ces caractéristiques graphiques apparentes peuvent signifier plusieurs choses quant à leur mode de production. Il est permis de penser que des motifs visibles sur un panneau donné aient pu avoir été produits à une même époque par une ou plusieurs personnes qui utilisaient des mélanges différents d’ocre. Il pourrait également s’agir de différentes périodes de production, périodes au cours de laquelle il était nécessaire d’effectuer une sorte de « rafraîchissement » de certains motifs ou, sinon, de pratiquer le cumul de motifs à un sujet original donné, révélant ainsi une tradition où les « artistes rupestres » étaient libres d’ajouter un « commentaire visuel » à un canevas originel, à une trame de fond, sinon d’en pervertir la signification première en fonction de contextes socioculturels toujours en transformation.

À travers le temps, le site a pu être utilisé et interprété de différentes manières en fonction du bagage culturel des gens qui l’ont observé, selon leur état d’esprit ou encore selon les conditions environnementales qui y régnaient. Il est possible que les utilisations du site aient pu être multiples, de la part, par exemple, de canoteurs passant devant le site ou d’individus voulant s’y rendre pour subir ou accomplir un rite de passage, ou encore de chamanes fréquentant peut-être le site pour voyager dans les mondes parallèles, pour entrer en contact avec les esprits ou y recevoir de nouveaux pouvoirs ; notons finalement les initiés qui ont pu s’y rendre pour recevoir des enseignements. Chacun de ces acteurs sociaux a pu percevoir le site EiGf‑2 différemment. Disons qu’à la lumière des résultats que nous avons obtenus, il apparaît évident que le site EiGf‑2 a été, au cours de son histoire, directement associé à plusieurs domaines socioculturels des groupes algonquiens. Nommons l’idéologie, la cosmologie, la politique et l’économie (Arsenault et al. 1995 : 48).

Conclusion

Malgré le travail de recherche exécuté dans le cadre du mémoire de maîtrise de l’auteure, il reste encore beaucoup d’éléments à analyser au site EiGf‑2. En effet, nos analyses pourraient être approfondies en y intégrant de nouvelles variables, de nouvelles données comparatives ou en y ajoutant les résultats d’analyses plus poussées et favorisant l’emploi de nouveaux outils théoriques. Notamment, il serait très pertinent de mener le plus tôt possible des enquêtes orales auprès d’aînés cris de Nemaska et de Waskaganish, les deux communautés cries les plus rapprochées du site. En effet, il existe encore chez les Cris des récits concernant le site EiGf‑2 et sans doute aussi d’autres sites rupestres sur le territoire. On pourrait en connaître davantage sur l’histoire récente du site EiGf‑2, de même que sur ses contextes de fréquentation des dernières décennies. Des recherches sur la toponymie crie seraient aussi utiles ; il se peut en effet que d’autres sites rupestres puissent être connus de cette manière. Il reste aussi des données archéologiques à recueillir sur le site, notamment dans les parties inondées au pied des parois ornées, où l’on pourrait retrouver des vestiges matériels d’offrandes, et sur le dessus du rocher où l’on pourrait fouiller la structure de pierres semi-circulaire. Il serait également intéressant de s’y rendre en hiver pour y faire des relevés photographiques par polarisation croisée afin de faire ressortir les détails des motifs difficilement perceptibles à l’oeil nu et pour y observer comment les conditions hivernales, notamment le phénomène de gel-dégel, affectent la conservation du site. L’application de la technique de la radiodatation pourrait, par ailleurs, permettre de dater le site et ainsi de mieux connaître son contexte socioculturel et historique. Des analyses de pigment pourraient nous donner des informations sur la composition de l’ocre et, s’il y a lieu, sur les mélanges qui ont servi à la production des motifs, et peut-être aussi sur la provenance du ou des pigments. Avec la collaboration des communautés cries, il serait intéressant de poursuivre les activités d’exploration en territoire cri afin de vérifier s’il existe d’autres sites rupestres et ainsi voir si le site EiGf‑2 est le seul exemple chez les Cris au Québec. Quoi qu’il en soit, de manière générale, une étude comparative à l’échelle du Bouclier canadien devra être poursuivie afin de rendre plus substantielle la banque de données actuellement disponible pour l’étude des sites rupestres. Pour ce faire, nous devrons nécessairement visiter et réévaluer de nombreux sites rupestres, dont plusieurs sont encore sommairement documentés, à travers le Bouclier canadien.