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La présente réflexion a pris naissance en 2006 lorsque j’ai assisté pour la première fois à un événement hebdomadaire modestement nommé les « ateliers du mercredi ». Ces ateliers sont organisés depuis 2004 par un organisme communautaire appelé la Fundación Nahual, qui oeuvre dans le département de Sacatepéquez au Guatemala. Ils visent, en des termes très larges, à encourager la participation citoyenne et, plus précisément, à faire la promotion des droits et des revendications autochtones.

Chaque semaine, une trentaine de leaders communautaires mayas kaqchikels et quek’chis se réunissent dans la cour intérieure d’une maison privée, assis sur des chaises de plastique, et partagent un modeste repas. La raison de leur présence est d’échanger sur l’avancement de la mise en place des Consejos Comunitarios de Desarrollo (COCODES) dans leurs communautés respectives. Cette scène, typique des « ateliers de formation » (talleres de capacitación) devenus omniprésents dans les régions rurales d’Amérique latine depuis quelques décennies, m'avait frappé à cause d'une présence qui m'avait paru passablement incongrue : alors que la plus grande partie des places disponibles étaient occupées par des autochtones paysans, la rangée du fond se trouvait occupée par trois policiers et deux militaires…

Intrigué par cette présence armée à la réunion, j’ai demandé à l’organisateur de la soirée quel lien ces personnes pouvaient bien avoir avec les COCODES. « Aucun, me répondit-il comme si cela allait de soi, je les invite tous les mercredis pour qu’ils puissent venir constater d’eux-mêmes que nous ne faisons rien de mal ici. »

Il me paraissait alors étrange que les participants à la réunion, que je savais compter parmi les leaders autochtones les plus militants et les plus revendicateurs de la région, ne semblaient même plus voir les policiers et les militaires en uniforme parmi eux, ou du moins ne semblaient guère préoccupés par cette présence. Mes expériences de terrain au Mexique, à étudier des « mouvements autochtones », s’avéraient inadéquates pour comprendre l’action politique qui se déroulait devant mes yeux dans le cadre de ces « ateliers du mercredi » guatémaltèques. Il était clair que ces rassemblements poursuivaient des objectifs de justice distributive très proches de ceux énoncés par les mouvements autochtones du Chiapas et du Guerrero qui m’étaient alors plus familiers. Mais l’action politique abordée ici comme « participation citoyenne » semblait peu cadrer avec l’image des mouvements autochtones contemporains qui articulent des revendications d’autonomie locale avec des actions menées dans une arène politique globalisée.

Les mouvements invisibles

Ma première interprétation fut que les mouvements autochtones mexicains, avec leurs visées autonomistes, avec leur création de systèmes judiciaires, éducatifs, voire militaires parallèles à ceux de l’État ont une teneur plus militante, relèvent davantage d’un « mouvement », que les actions en apparence timides de leaders communautaires guatémaltèques qui se réunissent, semaine après semaine, pour une leçon sur le fonctionnement de la structure administrative du Guatemala et pour parvenir à mieux y insérer leurs revendications, sous le regard attentif des représentants de l’État.

Cette comparaison de mouvements autochtones, organisée selon une gradation ascendante allant des « moins » revendicateurs aux « plus » revendicateurs, est une approche commune pour comprendre les expressions politiques de l’autochtonie en Amérique latine. Cette gradation est souvent présentée de manière évolutionniste par un récit tentant de montrer comment ont émergé les mouvements autochtones dans la seconde moitié du xxe siècle. Ce grand récit de la mobilisation autochtone contemporaine, construit par les chercheurs et les participants à certains mouvements, peut se résumer de la manière suivante : Pour être entendus dans le village global, les peuples autochtones ont eu à construire un mouvement social. La mobilisation pour les droits autochtones était ancrée dans l’identité, sa stratégie était symbolique, et ses demandes étaient à la fois culturelles et politiques. Les assises identitaires du mouvement ont été créées à travers la construction de l’ethnicité, à mesure que les identités locales s’articulaient avec une vision pan-autochtone du monde. Ce message identitaire, mis en circulation dans des réseaux transnationaux, a permis au mouvement de cadrer ses revendications de telle sorte qu'elles ont eu une résonance à l’échelle globale.

Brysk 2000 : 55

Si cette progression des luttes locales vers l’arène du « village global » n’est pas nécessairement posée comme universelle dans l’analyse des revendications autochtones, elle sert souvent de grille qui encode notre lecture de l’action politique. Cet intérêt marqué pour les actions à grande échelle, fondées sur l’identité, alimentées par les nouvelles technologies de l’information et axées sur la création de solidarités transnationales, fait écho à ce que nous pourrions appeler le « paradigme de la globalisation » dans l’analyse des structures d’exclusion. À mesure que s’est développée en sciences sociales, à partir des années 60, une compréhension des contextes locaux d’exclusion fondée sur une économie politique mondiale mettant l’accent sur la circulation globale du capital, les chercheurs, activistes et commentateurs politiques semblent avoir porté leur attention sur les forces sociales susceptibles d’opposer une force égale et inverse aux dynamiques macrostructurelles du colonialisme, de l’impérialisme et de la globalisation. Que l’on parle d’une « globalisation par le bas », d’un « altermondialisme », de mouvements « anti-systémiques » ou encore de « pan-indianisme », les approches contemporaines aux mouvements sociaux en général, et aux mouvements autochtones en particulier, semblent fortement orientées par cette dyade « force globales–mouvements globalisés ».

Cette lecture présente, certes, beaucoup de validité. La base ethnopolitique, le réseautage mondial, l’usage de discours trouvant écho dans les pays du Sud comme du Nord, la dénonciation de l’ordre mondial néolibéral caractérisent bien certains mouvements autochtones récents. Mais l’accent mis sur les forces globales peut mener insidieusement à négliger les contextes locaux de l’action politique et, ce qui est encore plus problématique, à disqualifier les actions politiques qui, à première vue, transcendent peu leur contexte local ou régional d’émergence. Ce biais est problématique dans la mesure où il occulte souvent des actions qui émergent dans les contextes locaux les plus répressifs – les contextes, comme celui des milieux urbains du Guatemala, où les possibilités d’action politique hors des cadres institutionnels sont les plus réduites. Par exemple, dans un ouvrage consacré aux luttes de la société civile contre les effets du néolibéralisme en Amérique latine, les auteurs en viennent à la conclusion que « le seul moyen efficace de répondre à l’intégration économique est par l’entremise d’organisations de la société civile qui soient grandes, démocratiques et multifonctionnelles » (Wise, Salazar et Carlsen 2003 : 216).

Ces présupposés sur la nature des actions politiques adaptées au contexte de la mondialisation et efficaces pour faire face aux défis actuels semblent avoir un impact considérable sur les attentes que nous avons, en tant que chercheurs, face à ce qu’est, ou devrait être, un « mouvement » autochtone. Cette vision témoigne de l’ascendant qu’ont eu certains mouvements autochtones contemporains en Amérique latine. Les exemples souvent cités de ces mouvements sont ceux des Kayapos, de la CONAI de l’Équateur, ou encore du CIDOB de la Bolivie, c’est-à-dire des mobilisations nationales caractérisées par une « projection internationale considérable vers des publics pan-autochtones, environnementalistes, préoccupés par les droits humains et souvent basés dans les pays du Nord » (Brysk 2000 : 72). Le mouvement zapatiste, emblématique de ces mobilisations, a eu une influence considérable sur la conceptualisation des mouvements autochtones contemporains. Il semble qu’aucun épithète n’ait été trop fort pour parler de la rupture opérée par ce mouvement : « nouvel universalisme » (Baschet 2002), « imagination politique transnationalisée » (Khasnabish 2008 : 273) ou « nouveau paradigme révolutionnaire » (Shukaitis et Graeber 2007). La résonance globale du mouvement zapatiste est indéniable. Son impact sur notre imaginaire de recherche est aussi considérable, particulièrement sur la manière dont nous percevons les formes d’action politique autochtone.

Pour le dire rapidement, dans cet imaginaire, un véritable mouvement autochtone (c'est-à-dire un mouvement qui soit transformateur, tactiquement sophistiqué et arrimé aux réalités d’un monde globalisé) est 1) antagonique à l’État dans ses tactiques, 2) expressif dans ses actions – qui viseraient à communiquer une situation autant qu’à la changer – et 3) autonomiste dans ses visées.

Il est clair que ces caractéristiques ne définissent qu’un, ou quelques types d’actions revendicatives possibles. Mais il semble que ce sous-ensemble est celui qui encode notre perception des autres actions politiques autochtones, allant jusqu’à nous rendre aveugles à celles qui s’écartent le plus de ce canon militant maximaliste. La conséquence est que notre imaginaire du « mouvement autochtone » est encodé par des mouvements qui émergent dans des sociétés qui, toutes proportions gardées, semblent libres et ouvertes lorsque comparées à celles où des mouvements en apparence plus « timides » semblent émerger dans un contexte de répression aiguë et systématique.

Même si le contexte d’émergence des mobilisations autochtones fait généralement partie des analyses proposées pour comprendre ces derniers, ces analyses nous informent souvent davantage sur les causes structurelles de la mobilisation que sur les véritables possibilités tactiques qui existent dans ce contexte. On évalue dans le détail les raisons qu’ont les autochtones de se mobiliser, mais on parle moins de leur perception des possibilités d’action qui existent ou n’existent pas localement. L’héritage du colonialisme fait l’objet, évidemment, de beaucoup d’attention. Mais mettre l’accent sur les racines coloniales des discriminations et des inégalités, sur l’expérience commune des peuples autochtones des Amériques, tend à créer l’illusion que les possibilités d’action sont les mêmes, ou presque, dans tous les pays. Tel n’est pas le cas. Les mouvements autonomistes qui ont émergé au Mexique dans la foulée des manifestations de 1992, en particulier le mouvement zapatiste et le mouvement d’autonomie régionale dans les montagnes du Guerrero (Hébert 2004 ; Overmyer-Velazquez 2010), ont mis de l’avant des revendications et des tactiques qui semblent peu envisageables au Guatemala central aujourd’hui.

L’exemple des COCODES et des « ateliers du mercredi soir » illustre bien la manière dont un mouvement autochtone peut s’adapter aux possibilités d’action qui existent dans un contexte donné et présenter, par le fait même, une rupture tactique importante avec des mouvements construits comme davantage « paradigmatiques » dans notre imaginaire de recherche. Les COCODES autochtones du Sacatepéquez rompent avec chacune des trois caractéristiques principales que nous avons identifiées plus haut à partir des réflexions de Brysk sur les mouvements autochtones contemporains : 1) les COCODES ne sont pas antagoniques à l’État dans leurs tactiques ; 2) ils minimisent leur portée expressive pour être aussi instrumentaux que possible ; et 3) ils n’ont pas de visées autonomistes apparentes. Comme nous le verrons dans les sections suivantes, ces ruptures peuvent être interprétées comme des choix stratégiques liés aux possibilités d’actions perçues à l’échelle locale, régionale et nationale par les organisateurs des COCODES. Ces choix reposent sur plusieurs constats. Le premier est que l’une des principales sources de résistance aux revendications autochtones dans le Guatemala d’aujourd’hui, résistance qui verse fréquemment dans la répression des leaders autochtones, est ancrée localement dans les élites métisses traditionnelles détentrices du pouvoir municipal (NFRT 2006 : 64-65). Dans ce contexte, même si elles se traduisent peu en réalisations concrètes, les politiques de l’État, et surtout le système de participation démocratique que le gouvernement fédéral tente de mettre en place, deviennent des ressources pour la lutte autochtone, plutôt que des freins. En un mot, l’acte politique principal accompli ici consiste « simplement » à demander ce qui est promis en loi. Dans ce contexte, où il existe (à tout le moins dans les accords de paix signés) une structure officielle supposée servir de courroie de transmission entre les besoins des communautés et les ressources du gouvernement, l’action expressive et les visées autonomistes du type de celles que l’on observe dans d’autres pays d’Amérique latine, ne sont pas les voies privilégiées par les leaders autochtones, qui préfèrent travailler à réaliser le potentiel des structures participatives définies en 1996. Ce choix, comme nous le verrons, n’a rien d’un choix de facilité et appelle une transformation en profondeur de la société guatémaltèque.

La politique des COCODES

Après les assauts sauvages lancés par les militaires contre la société civile guatémaltèque au début des années 80 et l’écrasement, en fait, du mouvement révolutionnaire, les militaires guatémaltèques et leurs alliés civils décidèrent de changer de stratégie et de mettre en place une « façade de démocratie constitutionnelle », pour pallier ce que Suzanne Jonas a appelé les « contradictions d’une dictature militaire directe » (Jonas 2000 : 65). En fait, il devenait clair que l’usage de la force, de la coercition et de la répression sans contrôle ne faisait que projeter le pays dans une spirale d’ingouvernabilité grandissante. Pour se prémunir contre cette perte de légitimité, les militaires appuyèrent l’élection, en 1986, d’un gouvernement central civil, qui commença à mettre en place, en 1987, un certain nombre de mesures de décentralisation des pouvoirs au pays. Le but de ces mesures était de mieux brancher le pouvoir central sur les préoccupations des communautés locales. Cette approche, inscrite dans une stratégie de lutte contre-insurrectionnelle, visait à constituer un système d’alerte avancée permettant à l’État de répondre à des besoins locaux avant que ceux-ci ne deviennent l’enjeu de mobilisations plus vastes de la société civile. Dans ce système, énoncé dans la Loi des conseils de développement urbain et rural, l’administration publique allait être divisée en cinq paliers : local, municipal, départemental, régional et national. En théorie, ces paliers devaient servir à coordonner les politiques, programmes et plans de développement mis en place avec les ressources du gouvernement central. Le système, conçu pour désamorcer les crises locales, avait pour moteur les propositions qui émergeraient des communautés elles-mêmes ; propositions qui, en principe, devaient remonter la chaîne administrative du local au national. La loi promulguée devait donc faire des communautés le socle même du système participatif (NFRT 2006 : 7).

Ce système ne vit jamais le jour car, peu après le passage de la loi, les municipalités, sous le contrôle des élites métisses locales traditionnelles, ont contesté son application. Les autorités municipales, qui se trouvaient délégitimées par la reconnaissance officielle d’une échelle politique plus représentative des besoins locaux que la municipalité, soutinrent devant la Cour suprême du pays que, selon la constitution, l’unité politique fondamentale du pays était la municipalité. Par conséquent, la dilution de l’autorité politique de cette dernière par l’attribution de pouvoirs aux communautés était inconstitutionnelle. La section de la loi traitant des communautés fut donc oblitérée rendant inopérante, en réalité, la décentralisation escomptée (ibid.). Malgré ce recul, l’idée de la décentralisation, fondée sur les conseils communautaires de développement allait être reprise en 1996 dans les accords de paix.

Même si, à l’origine, l’idée des conseils communautaires de développement avait été intimement liée à la stratégie contre-insurrectionnelle de l’État, la société civile très largement autochtone du Guatemala reconnut le potentiel de ce système participatif. Elle reconnut, en particulier, la voie qu’offrait la décentralisation pour contourner les élites ladinas (métisses) municipales, en particulier celles des grands propriétaires terriens et de leurs alliés généralement bien installés aux commandes des mairies locales. C’est dans ce contexte que fut signée la « Loi de participation publique », partie intégrante des accords de paix, qui vint remettre la création des COCODES à l’ordre du jour.

Mais la résistance des élites métisses face à la mise en place des conseils communautaires de développement ne doit pas être sous-estimée. Dix ans après le passage de la Loi de participation publique, aucune des communautés autochtones de la région où habitent la plupart des participants des « ateliers du mercredi » n’avait encore de comité fonctionnel. La conséquence de cette lacune était, en termes concrets, que le palier supérieur de participation, le Consejo Municipal de Desarrollo (COMUDE), ne comptait à peu près pas de représentants autochtones. Encore aujourd’hui cette faible représentation fait que le maire de la municipalité siège au COMUDE sans que les communautés ne soient en mesure de faire contrepoids à son autorité. Cette situation donne au maire et au conseil municipal un contrôle presque total sur les transferts de fonds du gouvernement central vers les municipalités, sans obligation contraignante de poursuivre la distribution vers les communautés.

En principe, les conseils communautaires de développement ont pour fonction de rédiger des projets de manière participative, puis de transmettre ces projets aux paliers participatifs supérieurs : d’abord au Conseil municipal de développement et ensuite au Conseil départemental de développement (où siège le gouverneur du département), puis aux conseils régionaux de développement urbain et rural, jusqu’au Conseil national de développement urbain et rural, qui alloue les crédits. Quand les deniers publics sont octroyés pour le projet présenté et défendu par le COCODES, ils sont transférés vers la communauté en suivant la chaîne participative en sens inverse : du gouvernement fédéral, qui divise son budget selon les grandes régions du pays, vers les conseils départementaux de développement, puis vers les conseils municipaux et, enfin, vers les conseils communautaires. Or, en l’absence de conseils communautaires fonctionnels, cette chaîne débute et se termine avec les autorités municipales. Ce sont elles qui, de facto, demandent et reçoivent les deniers publics transférés des programmes fédéraux. Ces élites locales, ensuite, soit gardent ces budgets pour elles-mêmes, soit les redistribuent de manière clientéliste vers leurs alliés dans les communautés tombant sous leur juridiction.

Ce schéma de distribution des pouvoirs est bien connu et ancien en Amérique latine : les centres municipaux (cabeceras) y sont sous le contrôle des élites traditionnelles métisses, alors que les villages avoisinants (aldeas) sont très majoritairement autochtones et marginalisés. Le lien entre la discrimination ethnique et la pauvreté, entretenu par ce système, est souvent étroit et évident pour les autochtones :

Les causes du sous-développement sont complexes, vu qu’elles sont liées à l’interaction de facteurs, de nature, de caractéristiques, d’impacts et de durée très variés. Un aspect important du problème est la discrimination et le racisme comme pratiques systémiques alimentées par la structure de l’État et des politiques publiques. [Cette discrimination] a un impact sur le niveau de développement du municipe, malgré les avancées réalisées en matière de droits autochtones et humains.

CCO 2009 : 6

À première vue, il peut paraître paradoxal de parler d’avancées relatives aux droits des autochtones tout en indiquant que, même dans un municipe à très forte majorité autochtone, comme c’est généralement le cas au Guatemala, le racisme et la discrimination systémique peuvent persister. Ces réalités en apparence contradictoires sont attribuables au fait que, dans ce pays, la plupart des avancées en matière de droits prennent la forme de vastes politiques gérées par le gouvernement fédéral mais qui n’impliquent que très peu les paliers gouvernementaux inférieurs, en particulier les autorités municipales. Or, comme l’illustre le dysfonctionnement de la structure participative mise en place après les accords de paix, ce sont ces élites municipales traditionnelles qui posent le plus grand défi à l’affirmation concrète des droits autochtones sur le territoire. Ce blocage politique à l’échelle municipale, que la mise en place des conseils communautaires de développement et des comités municipaux de développement tente péniblement de dénouer, se traduit concrètement par une grande difficulté de déployer des initiatives locales autochtones à l’échelle régionale. Le plus souvent, les initiatives communautaires autochtones, notamment en matière de participation à la gestion des territoires, « en restent à l’état d’initiatives fragmentées de type ethnique, corporatif ou sectoriel qui, si elles ont une incidence locale, font face à de grandes difficultés pour influencer des processus territoriaux de plus grande échelle » (Torres Dávila 2006 : 73). La difficulté de faire la jonction entre les politiques « d’en haut » et les initiatives « d’en bas » (ibid.) est en grande partie due à la volonté des élites municipales de préserver leur rôle historique de conduits des ressources gouvernementales vers les communautés de manière clientéliste.

Historiquement, ce système colonial s’est trouvé menacé lorsque l’État central visait à mettre en place des arrimages politiques directs entre lui-même et les communautés locales. La forte réaction des municipalités en 1987 peut être comprise à la lumière de ces rapports de pouvoirs locaux. En contestant l’inclusion des communautés dans la structure de participation citoyenne, les maires et leurs alliés avaient réussi à maintenir leurs pouvoirs caciquistes à l’échelle locale. Lorsque la structure du COCODES fut proposée à nouveau en 1996, les maires réagirent très fortement, montrant jusqu’où ils étaient prêts à aller pour préserver leurs pouvoirs de caciques maquillés sous une lutte pour la préservation de l’unité politique de la municipalité.

Les mesures utilisées par les élites municipales pour entraver la formation des COCODES ont été nombreuses depuis 1996. Tout d’abord, elles prennent la forme d’une absence totale de support de la municipalité pour l’éducation à la participation publique. La Loi de participation publique prévoit des fonds pour enseigner le fonctionnement des COCODES, mais ces fonds sont administrés par les municipalités… qui préfèrent souvent les consacrer à autre chose. Ensuite, face au processus d’organisation paysan, qui a tout de même mené à la création de quelques COCODES ayant des intérêts spécifiques (environnement, éducation, santé, condition de la femme, ou autre, mais jamais tous ces secteurs à la fois dans une même communauté), les administrations ont tenté secrètement de créer leurs propres COCODES. Dans un contexte où la création de conseils communautaires de développement est difficile et demande des ressources importantes en temps et en argent, de même qu'en démarches bureaucratiques de toutes sortes, il est facile pour les autorités municipales d’utiliser les leviers du conseil municipal de développement pour canaliser des ressources vers des individus qui leur sont alliés et vivant au sein des communautés.

Dans ce contexte d’inégalités de ressources, la cooptation des COCODES par les autorités municipales est toujours un risque. Lorsqu'un conseil communautaire de développement est mis sur pied et est client du palier supérieur, une apparence de représentation et de participation est créée au sein du conseil municipal de développement. Il est facile, par cette tactique, de faire paraître redondante toute autre forme d’organisation communautaire. Dans les cas illustrant la plus grande distorsion de la logique de la Loi sur la participation publique, les représentants des COCODES cooptés ne se présentent même plus aux séances du conseil municipal de développement dans lesquelles des décisions importantes (surtout d’allocation de fonds) sont prises.

Le bon fonctionnement des COCODES peut être entravé par un manque de ressources ou par la cooptation, mais dans certains cas la répression de cette forme d’organisation peut être beaucoup plus directe. Malgré la signature des accords de paix, plusieurs études de la société guatémaltèque ont démontré que l’héritage de violence politique du pays pèse lourd et que cette dernière joue toujours un rôle de contrôle social majeur dans les rapports entre les élites et la société civile (Warren 1998 : 133 ; Garavito Fernández 2003 : 68-95). Encore aujourd’hui, des « listes noires » circulent régulièrement, et les organisateurs communautaires qui y figurent sont informés sans ambiguïté des menaces qui pèsent sur eux.

Malgré ces entraves, la mise en place des COCODES, et surtout leur prise en charge par les leaders communautaires, a créé des changements appréciables dans la participation des autochtones aux décisions ayant un impact sur le développement de leurs communautés. Auparavant, dit l’un des organisateurs communautaires ayant travaillé au développement de la capacité participative des communautés,

tout ce qui était demandé aux présidents des COCODES était de signer n’importe quel projet présenté par la communauté. Mais aujourd’hui ces présidents de COCODES demandent d’abord de consulter les autres comités de la communauté et la population en général, pour voir si le projet leur est utile ou non.

Fernández 2005 : 2

Les conseils communautaires de développement ont ainsi favorisé le développement de structures participatives locales qui ont eu un véritable impact sur la capacité de la majorité autochtone à faire le pont entre les besoins des communautés et les ressources du gouvernement central. Bien sûr, cette avancée présente des limites évidentes. Les leaders autochtones communautaires qui deviennent des acteurs proéminents à l’échelle municipale et régionale sont susceptibles, par exemple, de se voir offrir des offres alléchantes par des partis politiques au sein desquels les élites métisses traditionnelles demeurent en position de force. Dans de tels cas, même les COCODES ayant une véritable base représentative peuvent devenir des structures à double tranchant dans la mesure où leur légitimité communautaire peut être détournée par quelques leaders autochtones pour des fins d’avancement personnel. « Cet homme venait à tous nos ateliers, me dira un organisateur, mais depuis qu’il a obtenu un poste de haut fonctionnaire, il ne répond même plus à nos appels. » Mais pour chacune de ces tristes histoires de leaders communautaires phagocytés par l’appareil bureaucratique, plusieurs exemples de véritables avancées communautaires peuvent être documentés.

Les COCODES : un contexte de mobilisation autochtone ?

J’ai eu l’occasion, en 2009, de visiter la pépinière communautaire mise sur pied par le Conseil Oxlajuj N’Oj. Ce projet local de la communauté de Santa María de Jésus (département de Sacatepéquez) est assez typique des avancées rendues possibles par la structure des comités de développement, notamment du point de vue de la participation publique dans la prise de décisions. Comme c’est le cas dans plusieurs régions à très fort pourcentage de population autochtone au Guatemala, la communauté de Santa María souffre d’une très grande marginalité. Malgré le fait que la terre y est communale, l’État a décrété qu’une partie du territoire communautaire servirait à installer, au sommet de la montagne la plus haute de la communauté, des antennes de communication. À cause des routes construites pour l’entretien de ces installations, une partie des boisés locaux a été détruite. De plus, les routes construites ont facilité l’accès au territoire pour les exploitants forestiers privés, laissant ainsi la communauté aux prises avec un problème de déforestation aigu. La détérioration de l’environnement local a mené à un assèchement des terres au pied du Volcán de Agua : « Au début de l’été, raconte César, un leader autochtone local, les sources d’eau potable sont épuisées. » Plusieurs habitants de Santa Maria reprochent aux autorités, tant les autorités municipales que celles des paliers gouvernementaux supérieurs, de ne pas avoir porté attention à ce problème et ont décidé de s’organiser en COCODES pour remédier à ce problème.

Selon César, la cause de ces sécheresses serait les programmes gouvernementaux de reboisement. Ces derniers sont conçus seulement en fonction des besoins des exploitants forestiers privés de la région :

Il existe des programmes de reboisement, dit-il, mais le problème est que, dans les pépinières du gouvernement, il y a peu de diversité d’arbres. [Ils créent] des pépinières de pin, de cyprès ou d’eucalyptus. Ce que l’eucalyptus, le cyprès et le pin font, c’est absorber de l’eau au lieu de créer et de garder l’humidité. Ils assèchent donc la terre. C'est un problème qui fait que nous n’acceptons pas les programmes de reforestation [du gouvernement]. Ces arbres sont bons comme source de revenu, mais pas pour la protection du milieu naturel. Pour la conservation, il faut plutôt trouver des arbres qui poussent naturellement dans la forêt et créer le même type de forêt [que celui qui existait avant]. C’est ce que les gens de la communauté ont tenté dernièrement.

Entrevue, 26 octobre 2009

Ainsi, la création d’un COCODES consacré à la gestion et à la conservation des forêts situées sur les terres communales devient un outil d’engagement citoyen pour la réappropriation d’un pouvoir décisionnel.

Si la structure d'un comité communautaire de développement devrait, en principe, faciliter la l’accès à des ressources – car les COCODES sont d’abord pensés comme des outils de transfert de ressources des paliers supérieurs de gouvernement vers les communautés –, dans la pratique il en va autrement. Après trois années d’existence, le Conseil Oxlajuj N’Oj n’avait toujours pas reçu d’appui financier de quelque gouvernement que ce soit. La municipalité, qui reçoit pourtant des ressources pour ce genre de projets, n’avait pas non plus contribué à cette initiative de reboisement, préférant continuer d’investir dans des plantations qui viendraient bénéficier à quelques exploitants privés locaux. La seule contribution tangible de la municipalité à cette initiative locale fut de prêter un petit terrain pour y installer la pépinière. Les rapports entre le COCODES et la municipalité sont, ainsi, complexes. D’un côté, les membres autochtones du COCODES reconnaissent l’importance d’obtenir l’appui de la municipalité : « impliquer la municipalité, me dit un organisateur local, c’est entrer dans la voie légale, cela nous ouvre des portes ». Sans l’assentiment des autorités municipales, le projet ne peut tout simplement pas exister. Mais de l’autre, les organisateurs sont conscients que leur initiative peut également être récupérée par l’administration locale : « la municipalité veut s’impliquer davantage pour appuyer le projet, mais ce serait au profit d’intérêts très individuels », m'explique un leader local.

Ainsi, les COCODES ont une vie politique complexe. Ils sont conçus pour structurer la difficile interface entre la société civile et les instances gouvernementales, pour canaliser les revendications citoyennes dans des voies politiques officielles afin de développer la confiance en celles-ci (Rossanvallon 2006). Mais, pour contrer la défiance de la société civile en général, et de la société civile autochtone en particulier, envers les paliers gouvernementaux supérieures, ce mécanisme de participation devrait, en principe, permettre aux localités d’accéder à des ressources autrement inaccessibles.

L’exemple du Conseil Oxlajuj N’Oj illustre bien, cependant, que le pouvoir des COCODES n’est pas réductible au seul rôle que lui confère la Loi sur la participation publique. Le pouvoir mobilisateur des COCODES n’est pas attribuable uniquement à une démarche instrumentale visant à gagner l'accès à des ressources matérielles qui découlent, en principe, de l’acte de s’organiser selon cette formule. Il est vrai que, comparés à d’autres mouvements autochtones d’Amérique latine qui ont une dimension expressive beaucoup plus importante (grandes manifestations, agilité dans l’usage des discours globalisés de contestation, base identitaire forte), les COCODES paraissent surtout axés sur l’action instrumentale, sur la participation au sein des structures offertes par l’État en vue de gains matériels. Mais les rapports de pouvoir au sein desquels doivent exister les COCODES rendent peu probables des gains substantiels à court et à moyen terme, comme l’a révélé l’expérience de reboisement culturellement approprié décrit plus haut. Même lorsque les autorités municipales, départementales ou fédérales manifestent un intérêt pour octroyer des ressources aux COCODES, cette ouverture peut être perçue avec défiance, voire comme de l’ingérence.

Se constituer en COCODES pour faire avancer un projet local est, certes, une manière de s’inscrire dans la « voie légale », et peut-être aussi une manière d’obtenir des ressources de l’État, mais il ne faut pas sous-estimer leur fonction dans les rapports entre les autochtones et les pouvoirs politiques et économiques locaux. Malgré la difficulté, voire le danger, de créer un COCODES, ces derniers sont devenus une forme d’organisation importante, légale et peu menaçante pour l’intégrité de l’État (contrairement aux mouvements autonomistes), et qui vise d’abord à faire contrepoids au pouvoir clientéliste traditionnel des élites municipales – perçu comme la cause la plus immédiate de la marginalité autochtone. Il n’est pas exclu que plusieurs organisateurs de COCODES cadrent leur action dans des perspectives de résistance plus vastes, mais l’importance tactique du COCODES se comprend d’abord dans des rapports sociaux locaux, dans des structures de domination centenaires et locales.

Demander son dû

Dans un tel contexte, on comprend mieux en quoi le simple fait d’organiser des séances de formation visant à échanger sur des droits de participation déjà inscrits dans la législation guatémaltèque et à les promouvoir peut être dérangeant pour les élites locales. La formation de COCODES est devenue un véhicule légal de revendication autochtone. En s’organisant de la sorte, les autochtones présentent leurs actions, non pas comme des tentatives de bouleverser l’ordre social, ce qui par ailleurs serait très mal reçu dans un pays qui vit toujours le trauma de sa longue terreur d’État, mais plutôt comme un appel au respect de la loi… À la différence de mouvements qui se positionnent explicitement contre un système légal et institutionnel colonial, les Mayas mobilisés en COCODES se font les promoteurs de la Loi sur la participation publique et posent les élites locales, traditionnellement avantagées par un système légal discriminatoire, comme étant celles qui agissent hors du cadre légal. Cette inversion par rapport à d’autres contextes politiques d’Amérique latine rend les COCODES difficilement comparables aux mouvements d’orientation autonomiste, mais n’en fait pas moins des mobilisations autochtones pour la justice sociale.

La présence des policiers et des militaires aux « ateliers du mercredi » notée au début du présent texte gagne particulièrement en complexité lorsque lue à la lumière des luttes en cours entre les élites municipales métisses et les autochtones des villages avoisinants. Ces officiers sont, en principe, des représentants de l’État. Donc, ils ne peuvent s’opposer à des rencontres entre citoyens qui cherchent à mieux comprendre la loi et qui cherchent à s’inscrire dans des structures participatives officielles, encadrées par la Loi sur la participation publique.

Dans les faits, ces policiers et militaires sont souvent très intimement liés aux élites locales. Par exemple, il y a quelques années, le colonel de la garnison située aux abords d’une ville du Sacatepéquez n’était nul autre que le frère du maire. L’invitation faite par les autochtones aux policiers et aux militaires de venir se joindre à eux pour leurs séances d’éducation populaire sur la formation de COCODES court-circuite la collusion entre les forces de l’ordre et les élites métisses locales. Après avoir eux-mêmes participé aux ateliers, il serait assez difficile, en effet, à ces représentants de l’ordre de soutenir que les rencontres avaient des fins subversives et d’utiliser cet argument pour justifier des représailles contre les leaders autochtones. Comment ces réunions peuvent-elles être subversives, si elles sont truffées d’officiers en uniforme ? Un mouvement autochtone contemporain « typique », tel que décrit plus haut, n’aurait jamais été en mesure d’accomplir un tel tour de force.

En somme, dans un contexte de profondes inégalités sociales, marquées par une répression violente utilisée comme instrument politique par les élites locales, la mobilisation autochtone autour de la création de COCODES semble porter fruit et refléter une adaptation fine à un contexte tactique particulier. Les impacts de cette participation sur la justice distributive peuvent être mitigés par la cooptation des leaders ou par des actes de répression extrajudiciaires. Mais il est clair que des mobilisations antagoniques à l’État dans leurs tactiques, hautement expressives de l’identité autochtone et autonomistes dans leurs visées, auraient beaucoup plus facilement prêté flanc à la répression. Une conséquence malheureuse de ces choix tactiques est la relative invisibilité des mouvements de COCODES dans notre compréhension des mouvements autochtones contemporains en Amérique latine et, plus particulièrement, dans notre compréhension de leurs rapports complexes aux structures de l’État.

Les actions politiques autochtones d’éducation populaire décrites ici témoignent, non pas de timidité, ou de réformisme, ou d’un manque de maîtrise du vocabulaire globalisé de la lutte autochtone, mais plutôt d’une lecture extrêmement fine faite par les organisateurs communautaires des rapports de forces locaux, lecture d’autant plus attentive qu’une erreur stratégique peut souvent s’avérer fatale. On ne chante pas de chansons en mémoire des autochtones qui décident de fonder un COCODES, mais, lorsque replacée dans son contexte, la mobilisation dont il est question ici ne peut faire autrement que d’être interprétée comme un mouvement autochtone qui résiste à toute comparaison.