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Introduction

Le vieillissement de la population et en parallèle le nombre grandissant d’aînés atteints d’une démence créeront de nouvelles demandes sur le système de santé et de services sociaux. En ce qui a trait aux francophones en situation minoritaire, cette situation se complexifie davantage en raison du manque de main-d’oeuvre francophone ou bilingue au sein des services, tandis qu’un bon nombre de personnes âgées ayant le français comme langue maternelle requerront du soutien formel (Office des affaires francophones, 2009; Bouchard, et collab., 2014). De plus, la démence peut perturber les capacités langagières, accroître les enjeux linguistiques et faire en sorte que l’aîné francophone diagnostiqué de cette maladie neurologique ne peut reconnaître que sa langue maternelle. L’accès de ces personnes à des services sociaux et de santé dans leur langue s’avère donc encore plus crucial.

Le présent article expose les expériences de personnes âgées francophones de 65 ans et plus atteintes d’une démence et certaines des particularités de leur trajectoire au sein des services sociaux et de santé, et ce, selon la perspective de proches aidantes. Les résultats de cette étude proviennent du mémoire de maîtrise en service social de la première auteure. Un sommaire de la problématique de la population à l’étude sera présenté en lien avec l’état de sa situation actuelle dans les services sociaux et de santé, et ce, plus spécifiquement en contexte linguistique minoritaire. Puis, les résultats tirés de ce mémoire sont étayés afin de dégager des pistes pour l’intervention et l’organisation des services.

Les aînés francophones atteints d’une démence et vivant en contexte minoritaire

Le vieillissement de la population au Canada et la qualité de vie des personnes de plus de 65 ans sont des phénomènes dont les instances régionales, provinciales et fédérales doivent être conscientes (Sinha, 2012), surtout en ce qui concerne les disparités constatées dans les soins de santé offerts aux aînés francophones vivant en situation minoritaire (Bourbonnais, 2007; Bouchard, et collab., 2014). Avec une image des aînés qui occulte plusieurs facettes de leur réalité (Billet et Lavoie, 2010), il est nécessaire de rappeler que chaque personne âgée a un parcours et des expériences de vie qui lui sont uniques (Charpentier, 2010). Il n’en demeure pas moins que les complications sur le plan de la santé s’accroissent avec l’âge (Conseil canadien de la santé, 2012) et entrainent pour plusieurs une perte d’autonomie. Un besoin de soutien devient alors nécessaire pour leur permettre d’accomplir leurs tâches quotidiennes et de continuer à participer à leur façon à une vie communautaire (Simard et Dupuis-Blanchard, 2013).

Précisons que la première cause de perte d’autonomie chez les aînés est rattachée aux formes de démence qui affectent progressivement leurs facultés intellectuelles et leur mémoire (Phaneuf, 2007). La personne atteinte de démence perd progressivement sa capacité de prendre soin d’elle-même, ce qui entraîne un état de dépendance vis-à-vis ses proches et le système de santé et de services sociaux (Vu, et collab., 2014). Ces maladies neurodégénératives affectent aussi les capacités langagières et une personne revient souvent à sa langue maternelle comme seul outil possible de communication (Buijssen, 2005; Société d’Alzheimer, 2012). D’où l’importance, en matière de santé et de services sociaux dispensés en milieux minoritaires, de tenir compte des barrières langagières dans les soins et services à offrir aux personnes (Landry, 2014).

Par ailleurs, le système canadien de santé et de services sociaux fait face à une crise économique et sociale qui converge vers une restructuration des soins et services (Association des centres d’accès aux soins communautaire de l’Ontario [ACASCO], 2013). De nombreux défis émergent alors au sein du système : un manque de sensibilisation à l’égard des besoins particuliers des aînés diagnostiqués avec des pertes cognitives (Société d’Alzheimer, 2013; Vu, et collab., 2014); la fragmentation des services (MacAdam, 2011; Sihna, 2012); un temps d’attente parfois important (MacAdam, 2011; Busque et Légaré, 2012; Institut canadien d’information sur la santé, 2012); et un manque de services à domicile (Conseil canadien de la santé, 2012; Sihna, 2012). En retour, ce contexte crée une charge grandissante sur les proches aidantes ou aidants (The Change Foundation, 2011; 2012; ACASCO, 2013), ce qu’amplifient la nature progressive de la démence et la dépendance croissante qui y sont rattachées (Montgomery et Kosloski, 2009). En contexte linguistique minoritaire, ces enjeux se multiplient (Drolet, et collab., accepté).

De plus, il est établi que les ainés francophones vivant en contexte minoritaire se perçoivent en moins bonne santé que leur contrepartie anglophone (Bourbonnais, 2007; Bouchard, et collab., 2013). En effet, ces personnes vivent des désavantages importants quant aux déterminants de la santé, à savoir, des enjeux liés au vieillissement (Lemonde, Boudreau et Dufour, 2012) et à la stigmatisation qui y est rattachée (Billet et Lavoie, 2010; Beaulieu et Crevier, 2013), un niveau de scolarisation et un niveau socioéconomique inférieurs à ceux de la population âgée anglophone (Bourbonnais, 2007; Bouchard, et collab., 2013) et des répercussions liées au manque de ressources en français (Commissariat aux services en français, 2009; Réseau des services de santé en français de l’Est de l’Ontario, 2012).

En raison de barrières linguistiques, ces personnes ont un accès réduit aux services. Près de trois quarts des francophones veulent être servis en français par un professionnel de la santé et des services sociaux, mais seulement un tiers d’entre eux y parviennent, en raison entre autres de la pénurie de main-d’oeuvre francophone ou bilingue (CNFS et SSF, 2010; Gagnon-Arpin, 2011; Gagnon-Arpin, et collab., 2014). Ce portrait illustre une nette iniquité par rapport à la majorité anglophone face à la santé. Il conclut aussi à l’importance de mieux comprendre la personne âgée francophone vivant avec une démence en vue d’une meilleure qualité de vie pour elle et pour son entourage. Nous avons donc trouvé pertinent et innovateur de mettre en lumière le vécu de la population à l’étude afin de mieux le comprendre et dégager des pistes de solutions et de réflexions, plus spécifiquement pour le domaine du travail social.

Les réalités de la trajectoire de services sociaux et de santé de francophones âgés atteints d’une démence

Puisque la démence peut causer des impairs sur le plan de l’expression de la pensée (Société d’Alzheimer, 2012; Grisé, 2014), c’est par l’intermédiaire de proches aidantes ou aidants — qui jouent un rôle indispensable dans les soins et services aux personnes âgées qui en sont atteintes (Carpentier, et collab. 2010) — que nous avons voulu explorer et connaître le vécu de ces dernières. Ainsi, pour cette étude de nature qualitative et exploratoire, nous avons réalisé quatre entrevues semi-dirigées au printemps 2014 auprès de quatre proches aidantes de la région d’Ottawa. Elles ont été recrutées grâce à un organisme communautaire responsable de soutenir ces aînés et leur entourage

Les services qui répondent à des besoins spécifiques

D’après les résultats de notre étude, les milieux de vie adaptés aux besoins des aînés ainsi que les approches des intervenantes et intervenants ajustées à leurs réalités s’avèrent un atout significatif pour les personnes âgées et leur famille. Les situations décrites par les proches aidantes à travers leurs témoignages illustrent l’importance du respect et de la dignité dans les interactions avec l’aîné vulnérable et le rôle crucial des services individualisés; et reconnaître le caractère unique, l’historicité et le contexte de la personne permet en effet de mieux répondre à ses besoins (Brooker, 2007; Bergman, et collab., 2009). Ces constats soutiennent l’approche centrée sur la cliente ou le client que veut mettre de l’avant le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (2007), approche tenant compte des besoins particuliers de chaque cliente ou client sur un continuum (Société d’Alzheimer, 2011).

Toutefois, malgré une reconnaissance des spécificités d’intervention aux aînés souffrant de limitations cognitives, toutes les proches aidantes ont souligné un manque de sensibilisation globale à leurs besoins spécifiques. Ces carences se traduisent par une inflexibilité dans les services, par des interventions inadaptées et par l’absence de soutien particulier par rapport aux besoins des proches aidantes ou aidants. À ce titre, le Réseau de la démence de la région de Champlain (RDRC) (2013) souligne l’importance de travailler vers une meilleure sensibilisation aux maladies neurodégénératives dans l’optique d’adopter une approche centrée qui permette à la personne de mieux vivre en gérant la maladie. De plus, Vu, et collab. (2014) ajoutent que les services sociaux et de santé, plus spécifiquement dans le milieu communautaire, devraient être assouplis pour satisfaire davantage les besoins de leurs clientes ou clients et améliorer leur bien-être ainsi que celui de leur entourage.

D’ailleurs, selon le RDRC (2013), en raison de leur statut ambigu durant l’intervention — lequel a été soulevé par une des participantes — et leur rôle central dans la trajectoire de services (Guberman, 2010; Carpentier, et collab., 2010; Peckham et Williams, 2014), les proches aidantes ou aidants doivent être reconnus comme des partenaires de soins et de services et leurs besoins doivent aussi être pris en compte en cours de navigation. Ainsi, les proches aidantes ou aidants doivent être mieux outillés et avoir accès aux soutiens nécessaires pour mieux accompagner l’aîné durant la progression de sa maladie, et plus particulièrement au cours de son maintien dans la communauté (The Change Foundation, 2011; Lopez-Hartmann, et collab., 2012; ACASCO, 2013; Paquet, 2014).

Les différents piliers d’engagement

Dans le cadre de notre étude, l’engagement envers la prise en charge de la maladie et envers la qualité de vie de l’aîné s’est avéré remarquable, notamment de la part des proches aidantes, de la famille et des professionnels de services sociaux et de santé. D’après l’analyse des résultats, que ce soit par leur présence ou leur militantisme, les aidantes rencontrées se sont démarquées par leurs multiples contributions au bien-être de leurs proches.

Ces résultats montrent un engagement de la part des proches aidantes ou aidants — venant même de la famille et de l’entourage — qui dépasse le simple soutien aux activités de la vie quotidienne (Guberman, 2010). De fait, selon notre étude, les proches aidantes ou aidants s’impliquent aussi dans la recherche de services et dans leur gestion (Cranswick et Dosman, 2008; Sinha, 2012) pour assurer le bon déroulement de leur trajectoire (Carpentier, et collab., 2010; The Change Foundation, 2012), tout en assumant des tâches normalement dévolues à des professionnelles ou professionnels et auxquelles les personnes aidantes n’ont pas toujours accès (Ward-Griffin et McKeever, 2000).

Par ailleurs, toutes les participantes manifestent leur satisfaction envers les services que leur proche a reçus. Elles reconnaissent le caractère collaboratif de la relation entre l’aîné, l’aidante ou l’aidant et la professionnelle ou le professionnel de la santé et des services sociaux (Cox, 2007; Vézina et Pelletier, 2009), à savoir, ce désir de coordination de services, particulièrement dans la langue de la personne vivant en contexte minoritaire (Tremblay, et collab., 2012). Cox (2007) et Vézina et Pelletier (2009) expliquent comment cette complémentarité entre l’expertise professionnelle et l’entourage aide à orienter les modalités d’intervention, à contourner les limites des services et à assurer le bien-être et le bon déroulement de la trajectoire de services au profit de la personne âgée devenue vulnérable.

Dans cette même ligne de pensée, le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (2007) suggère nettement que ces aspects soient mis de l’avant afin de mieux arrimer l’organisation des services sociaux et de santé aux besoins complexes et à long terme manifestés par les personnes. Cette vision aspire à améliorer la prestation des services pour qu’ils soient mieux coordonnés, voire mieux intégrés et plus accessibles, au sein d’un système facilement navigable. Cette restructuration permettrait aux clientes ou clients et à leur entourage de devenir des partenaires informés et outillés qui pourraient collaborer avec une équipe multidisciplinaire proactive, et ce, à l’image des expériences positives relevées et décrites par les participantes à notre étude.

Des attentes éclipsées aux défis constants des services sociaux et de santé

Par ailleurs, il est crucial de mentionner que ce modèle de prestation de services peut engendrer des impairs pour certaines personnes qui tentent d’y naviguer. Selon nous, l’expérience des aînés décrite dans notre étude n’est qu’un aperçu, donc incomplet, de ce que vivent d’autres personnes qui n’ont pas accès à des aidantes ou aidants, ce qui, ajouté à leurs pertes cognitives, les rend encore plus vulnérables (The Change Foundation, 2012; Peckham et Williams, 2014). Comme l’expliquent Vu, et collab. (2014, p.150), « l’absence d’une personne proche ou bien informée pouvant s’enquérir de leurs besoins et les communiquer rapidement peut constituer un risque accru de fragmentation […] des soins et conduire à une progression plus rapide de leur maladie ».

De son côté, Shim (2010) soulève que certaines personnes, et surtout celles faisant partie d’un groupe minoritaire, sont désavantagées dans leur trajectoire de services sociaux et de santé. L’auteure ajoute que les caractéristiques individuelles telles que l’initiative, les capacités communicationnelles, la connaissance du système et l’initiative d’apprendre, entrelacées d’une réalité macrosociale qui met l’accent sur la responsabilité individuelle pour la gestion des maladies et l’obtention de services, permettent d’expliquer la raison pour laquelle des personnes ont un accès inégal aux ressources formelles. À l’opposé, les proches aidantes rencontrées dans le cadre de notre étude ont toutes développé ces caractéristiques et ont su demander de l’aide pour combler les lacunes dans les services.

Or, malgré une satisfaction générale notée durant les entretiens, les commentaires des proches aidantes font écho à une organisation de services sociaux et de santé, notamment pour les personnes âgées atteintes de démence, complexe et fragmentée à travers laquelle il est difficile de naviguer, comme le soulignent par ailleurs les écrits sur le sujet (MacAdam, 2011; Sinha, 2012; The Change Foundation, 2012). Une proche aidante mentionne qu’elle a dû faire beaucoup de « footwork » pour obtenir de l’information et des services. Nous pouvons donc voir ici que ces résultats s’écartent du modèle de soins intégrés prônés par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée (2007). Selon les propos des participantes, ces réalités sont percevables par l’ardeur et l’obscurité des démarches entreprises, par la discontinuité dans les services et par le manque de communication et de liens entre les milieux. Ainsi, le besoin d’une personne ressource qui les aiderait à mieux naviguer et à accéder à des services qui satisfont les besoins des aînés, et à les coordonner, devient éloquent (The Change Foundation, 2012; Garcia, et collab. 2013; Drolet, et collab., accepté).

La primauté des services en français

Finalement, en ce qui concerne les services sociaux et de santé dans la langue de la minorité, les commentaires de toutes les participantes confirment à différents degrés d’importance rattachée à recevoir des services dans sa langue, spécialement dans le cas d’une personne diagnostiquée d’une démence pour qui la communication dans la langue de la majorité est rendue laborieuse (Buijssen, 2005; Société d’Alzheimer, 2012). Aux dires des participantes, l’utilisation de la langue française au sein des services sociaux et de santé a engendré un sentiment de confort (Bouchard, et collab., 2009; Drolet, et collab., 2014) chez les quatre personnes auprès desquelles elles jouent le rôle de proches aidantes. Pour la personne atteinte de démence, pouvoir communiquer dans sa langue facilite la communication et contribue chez elle à un sens d’identité (Le groupe de chercheurs communautaires du Centre de santé communautaire du grand Sudbury, 2011), à un sentiment de confiance et de sécurité (CNFS et SFF, 2010) ainsi qu’à son bien-être.

Par ailleurs, deux des participantes ont mentionné que le fait de recevoir des services est plus important que la langue dans laquelle ils sont dispensés. Comme le soulignent Miron et Ouimette (2006), Tardif et Dallaire (2010) et Hagley (2012), quand ils sont bilingues, les francophones optent pour des services en anglais, surtout quand la santé et la sécurité entrent en ligne de compte.

Conclusion

Dans le présent article, nous avons voulu jeter un regard sur ce que vivent en contexte minoritaire, et selon la perspective de leurs proches aidantes ou aidants, les personnes âgées francophones atteintes de démence quand elles doivent recourir à des soins de santé et de services sociaux. Nous y réitérons l’importance du partenariat, du moins de l’esprit de collaboration, qui doit exister entre les multiples piliers engagés dans le bien-être de personnes âgées devenues vulnérables. Or, plusieurs parmi elles se retrouvent désavantagées encore aujourd’hui dans un réseau de services au parcours souvent difficile (Shim, 2010). Devant l’ampleur des défis à surmonter, des leçons importantes peuvent être apprises des proches aidantes et des professionnelles ou professionnels approchés dans le cadre de notre étude.

Quoique les résultats ne soient pas généralisables, une piste importante pour celles et ceux qui tentent de se retrouver dans ce système complexe, spécialement en français, consiste à en faciliter la navigation. Notons que le plan stratégique du RDRC (2013) vise une navigation améliorée à l’intérieur des services sociaux et de santé pour les personnes atteintes d’une démence et pour leurs proches aidantes ou aidants, tout en jetant un regard sur les enjeux linguistiques entourant l’obtention desdits services. Drolet, et collab. (accepté) relèvent aussi le rôle prépondérant que jouent en contexte minoritaire francophone les personnes pivots pour permettre aux proches aidantes ou aidants de mieux naviguer à travers les services. Notons que dans une optique de service social où l’intervenante ou l’intervenant regarde la personne d’une perspective systémique et voit à la défense de ses droits, son apport peut être central quant au cheminement dans le système, et ce, en outillant la personne et en lui proposant des ressources pertinentes.

De plus, surtout en considérant le contexte dans lequel s’insère cette population, il est de notre avis que l’offre de services sociaux et de santé dans la langue de la minorité devrait être mieux intégrée, mieux coordonnée et établie sur un continuum, et ce, en agissant sur les dimensions systémiques, organisationnelles et professionnelles du système de santé et des services sociaux (Tremblay, et collab., 2012). Cette responsabilité collective (Drolet, et collab., accepté) souligne un travail d’éducation et de sensibilisation auprès des professionnelles ou professionnels de la santé et des services sociaux, des gestionnaires, des communautés, des gouvernements, autant qu’au sein des institutions.

Finalement, faire ressortir des pistes d’intervention tant sur le plan individuel que sur celui de l’organisation des services nous a permis une vue de l’intérieur sur les lacunes, et aussi sur les bienfaits des services et des interventions entreprises auprès de la population ciblée. Nous espérons que d’autres études apporteront de nouvelles connaissances sur les francophones vivant en situation minoritaire, et ce, dans le cadre de démarches participatives et communautaires.