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Introduction

Dans les années 1990, Teiger (1995/2001) rapportait l’existence d’une extraordinaire ambivalence entourant, dans les sociétés occidentales, la notion de vieillissement ; elle mettait en évidence chez les employeurs et les pouvoirs publics, mais aussi chez les salariés eux-mêmes, un double discours de valorisation/dévalorisation, qu’elle illustrait en présentant les résultats d’une enquête sur les travailleurs plus âgés en Grande-Bretagne : 43 % des employeurs percevaient les séniors comme ayant des difficultés d’apprentissage, alors que 43 % n’étaient pas d’accord avec cette idée ; 36 % des employeurs interrogés estimaient les séniors comme trop précautionneux, alors que 43 % pensaient le contraire ; 40 % estimaient que les travailleurs vieillissants ne pouvaient pas s’adapter aux nouvelles technologies, alors que 41 % n’étaient pas d’accord.

Cette enquête interrogeait les employeurs (uniquement) ; elle date du début des années 1990. Qu’en est-il des représentations actuelles, de la part des jeunes et moins jeunes collègues à propos des travailleurs vieillissants ? Les études récentes sont rares. On peut toutefois mentionner l’enquête de Van Dalen, Henkens et Schippers (2010) menée aux Pays-Bas auprès d’employeurs et d’employés à propos des représentations qu’ils avaient des moins de 35 ans et des plus de 50 ans. Leurs résultats mettent en évidence le fait que les stéréotypes à l’encontre des séniors sont encore profondément enracinés dans le marché du travail : tant les employés que les employeurs évaluent leurs compétences liées à la productivité (capacités mentales, volonté d’apprendre, capacités physiques, habiletés face aux nouvelles technologies, flexibilité) comme substantiellement moins élevées que celle des plus jeunes. Les points forts des séniors seraient, selon l’enquête, leurs compétences sociales (fiabilité, engagement vis-à-vis de l’organisation, habiletés orientées client, aptitudes sociales, précision).

Il apparaît ainsi fondamental de s’intéresser à cette question, à l’heure où les débats quant aux pensions et au recul de l’âge de la retraite sont à l’avant de la scène. Les gouvernements pressentent des difficultés dans le financement des pensions vu l’augmentation de l’espérance de vie dans nos pays occidentaux et la diminution du nombre d’années de cotisation (les jeunes arrivent plus tard sur le marché de l’emploi et les travailleurs, volontairement ou non, mettent un terme à leur activité professionnelle en raison des plans de prépension et des départs précoces liés aux nombreuses restructurations ces dernières années). L’une des stratégies retenues par les gouvernements européens et nord-américains est de favoriser et maintenir le taux d’emploi des travailleurs de plus de 50 ans, voire de reculer l’âge légal de la retraite jusqu’à 67 ans d’ici quelques années, alors que l’âge moyen actuel de la pension est dans de nombreux pays bien en deçà des 65 ans. Ainsi, selon l’Observatoire des retraites (2012), l’âge moyen de sortie du travail en 2007 est de 60 ans en France, de 62 ans en Belgique et en Allemagne, de 64 ans aux Pays-Bas, en Suède et en Irlande. Il est de 60 ans au Québec et de près de 62 ans pour le reste du Canada (Kozhaya, 2007). Ces décisions politiques provoquent de nombreux débats, tant sociopolitiques qu’académiques. Une enquête menée en Belgique par Elchardus et coll. (2003a et b) auprès de 5457 Belges entre 45 et 65 ans a révélé que les travailleurs belges perçoivent les systèmes de préretraite comme un « droit acquis », attendant ce moment avec impatience. D’après l’étude, la principale motivation des départs anticipés est le manque de « sens » au travail. L’aspect financier est également déterminant, tout autant pour la prise de retraite anticipée que pour la prolongation du travail jusqu’à 65 ans : plus de 40 % des personnes âgées de 45 à 65 ans ont estimé se trouver dans une position qui, si elles quittaient définitivement le marché de l’emploi, n’impliquerait pas une détérioration importante de leur situation financière. Toutefois, l’enquête a également permis de démontrer que les travailleurs qui pensent que leur situation financière sera moins bonne après la retraite travaillent plus longtemps ; que le travail à temps partiel et les interruptions de carrière incitent à travailler plus longtemps et que, plus les revenus sont importants, plus l’âge de la retraite est élevé. On le voit, la situation est fort complexe et éminemment dépendante des parcours professionnels et parcours de vie des travailleurs. Il faut également se rendre compte que le maintien des personnes au travail doit aussi soulever des questions au regard du coût physique et psychologique pour le travailleur vieillissant lui-même. Comme le rapporte Hellemans (2011), quel est l’état de santé des travailleurs de plus de 50 ans ? Qu’en est-il de leur motivation à continuer de travailler ? Quelles sont les contraintes de l’environnement de travail dans lequel ils doivent continuer à travailler ? Quelles sont finalement leurs capacités de travail au regard des exigences qui leur sont imposées ? Il paraît évident que ces questions doivent être débattues au sein des organisations, surtout dans des contextes de travail tellement mouvants que les capacités d’adaptation deviennent non plus seulement un atout, mais une nécessité : adaptation nécessaire aux nouvelles technologies, adaptation nécessaire à la nature très changeante des tâches, adaptation nécessaire à l’intensification du travail, pour ne citer que quelques-unes des grandes évolutions des conditions de travail ces dernières années (Gollac et Volkoff, 2000 ; Marquié, 2001 ; Roger et Tremblay, 1999). À cet égard, le ministère du Travail de la Belgique a soutenu une série d’études visant à analyser et à améliorer la situation des travailleurs plus âgés, notamment par l’élaboration du « VOW/QFT » (Vragenlijst Over Werkbaarheid/Questionnaire sur les facultés de travail), un questionnaire qui a pour but d’étudier comment le travailleur perçoit et vit l’équilibre entre ses propres caractéristiques et les exigences auxquelles il est confronté, et cela, dans une perspective de prévention des risques au travail (Hellemans, 2011 ; Hellemans, Piette et Himpens, 2010).

Notre contribution vise à interroger les représentations à l’égard des séniors. Ces représentations sont-elles actuellement toujours nocives et discriminatoires, comme le relevait Teiger en 1995/2001 ? Si tel est le cas, auraient-elles un effet sur la manière dont les séniors se perçoivent eux-mêmes ? Les représentations plus ou moins valorisantes à l’égard des travailleurs vieillissants seraient-elles influencées par des variables attitudinales, telles que l’engagement à l’égard de l’organisation et l’engagement à l’égard du travail, observées chez les collègues plus jeunes ?

Stéréotypes liés à l’âge

Selon Leyens, Yzerbyt et Schadron (1996), si nous construisons des stéréotypes à l’égard d’individus faisant partie d’autres groupes que le nôtre, c’est afin de mieux nous situer dans l’espace social. La littérature ne manque pas de recherches sur les représentations et stéréotypes à l’égard des personnes âgées (Cuddy, Norton et Fiske, 2005 ; Fiske, Cuddy, Glick et Xu, 2002 ; Nelson, 2002). Des recherches ciblant de façon spécifique les représentations et stéréotypes à l’égard des travailleurs plus âgés existent également (Hummert, 1990 ; Warr et Pennington, 1993 ; Finkelstein et Burke, 1998 ; Finkelstein, Burke et Raju, 1995 ; Perry et Finkelstein, 1999 ; Teiger, 2001 ; Gaillard et Desmette, 2004 ; Wrenn et Maurer, 2004 ; Desmette, Gaillard et Liénard, 2005 ; DeArmond, Tye, Chen, Krauss, Rogers et Sintek, 2006). Parmi les stéréotypes négatifs relevés dans la littérature, citons : la diminution du dynamisme intellectuel (DeArmond et coll., 2006), la diminution des capacités physiques (Finkelstein et Burke, 1998), la diminution de la qualification (Gaillard et Desmette, 2004 ; Finkelstein, Burke et Raju, 1995), la diminution de la motivation et des capacités de développement (Finkelstein et Burke, 1998 ; Gaillard et Desmette, 2004 ; Wrenn et Maurer, 2004 ; DeArmond et coll., 2006), la diminution de l’efficacité (Gaillard et Desmette, 2004), la diminution des capacités d’adaptation (DeArmond et coll., 2006), de même que la diminution des capacités sociales (Hummert, 1990).

Finkelstein, Burke et Raju (1995) ont mené une méta-analyse traitant de la genèse des stéréotypes attribués aux travailleurs séniors : une des explications majeures du développement des stéréotypes à l’égard des travailleurs de 50 ans et plus est l’existence d’un favoritisme endogroupe, c’est-à-dire le fait que les gens ont tendance à favoriser leur propre groupe d’appartenance lors d’une évaluation ou d’un jugement. Il faut noter que les observations de Finkelstein et coll. (1995) émanaient de recherches effectuées en situations non naturelles : les résultats pourraient être différents si les recherches étaient menées sur le terrain auprès de professionnels à propos de leurs collègues : les notions d’endogroupe et d’exogroupe pourraient, dans des contextes professionnels, être moins liées à l’âge qu’à l’appartenance à une même entreprise, à une même équipe de travail, par exemple.

Les travaux concernant « la menace du stéréotype » constituent en quelque sorte une contre-hypothèse à celle du favoritisme endogroupe : lorsque des stéréotypes négatifs à propos de sa propre catégorie d’appartenance sont activés par la situation, ils entraînent des effets « auto-handicapants » chez la personne concernée, effets qui peuvent se traduire en comportements qui vont alors, paradoxalement, confirmer le stéréotype (Désert, 2003 ; Pohl et Klein, 2006). Ce processus en jeu dans la « menace du stéréotype » nous semble rejoindre l’idée avancée par Lagacé (2003) que certains préjugés sur l’effet de l’avancée en âge pourraient créer, dans certaines conditions, un climat qui affecterait en mal les travailleurs vieillissants. Ainsi, les théories exposées permettent d’envisager deux processus qui détermineraient la valence des représentations qu’ont les travailleurs séniors d’eux-mêmes, ainsi que la valence des représentations que les travailleurs plus jeunes se font à l’égard de leurs collègues plus âgés : selon les propositions en termes de menace du stéréotype, les séniors se représenteraient eux-mêmes de manière au moins aussi défavorable que ce que montrent les représentations de leurs collègues plus jeunes à leur égard ; par contre, selon l’hypothèse du favoritisme endogroupe, les séniors construiraient pour eux-mêmes des représentations moins péjoratives que celles émanant de leurs collègues plus jeunes.

Dans les entreprises du secteur public, on estime en général que la nature changeante du travail, l’intensification du travail, la nécessité de se former et de s’adapter constamment sont moins présentes qu’au sein d’organisations privées et que, par ailleurs, l’ancienneté, au moins autant que le mérite, continue à jouer un rôle dans la gestion et l’évolution des carrières. Guillemot, Jeannot et Peyrin (2010) rapportent que les salariés de l’État sont moins nombreux que ceux du privé à devoir respecter des normes de qualité, qu’ils doivent moins souvent atteindre des objectifs précis, qu’ils sont moins sous la pression et le rythme imposés par une machine et moins sous la pression de délais courts à respecter que les travailleurs du privé. Ils rapportent également que les travailleurs du public ont moins d’influence sur les salaires ou les carrières ou qu’ils contrôlent moins souvent les collègues que leurs homologues travaillant dans le privé. On pourrait alors considérer que dans le secteur public les travailleurs plus âgés développeraient moins de représentations et de stéréotypes négatifs à propos de leur propre catégorie d’appartenance, car les caractéristiques de travail, moins intenses, ne susciteraient pas autant l’activation d’auto-représentations et d’auto-stéréotypes défavorables. L’hypothèse du favoritisme endogroupe serait donc plus probable dans le public que celle de la menace du stéréotype pour le groupe des séniors. Autrement dit encore, dans le secteur public, les représentations que se font les séniors à propos de leur propre catégorie d’âge ne seraient pas défavorables, même si les représentations des travailleurs plus jeunes à leur égard sont éventuellement peu favorables.

Stéréotypes liés à l’âge au travail

Si énormément de recherches traitent des stéréotypes à l’égard des personnes âgées, on peut regretter que finalement peu de recherches aient été menées en situation naturelle, au sein d’organisations : d’une part, on peut considérer que les travailleurs appelés « séniors » (en général, les travailleurs de 50 ans et plus) ne peuvent pas être assimilés aux « personnes âgées » de notre société occidentale et, d’autre part, comme le souligne Perry (1997), les recherches traitant du développement et de l’utilisation de stéréotypes basés sur l’âge en milieu de travail ont souvent négligé le rôle des facteurs organisationnels (Faurie, Fraccaroli et Le Blanc, 2008). La plupart des recherches publiées dans le domaine se focalisent sur des variables organisationnelles attitudinales. Ainsi, Gaillard et Desmette (2007) ont étudié l’influence de la valence des stéréotypes attribués aux séniors sur leurs attitudes à l’égard du travail (leur désengagement psychologique) et sur leur intention de se retirer du monde du travail ; les résultats ont mis en évidence que, devant des stéréotypes positifs, les séniors montrent moins de désengagement psychologique et moins d’intention de se retirer du monde du travail. Notons toutefois que la valence des stéréotypes attribués était manipulée par les chercheurs (présentation, aux participants de 45 à 59 ans, de l’avancée en âge comme étant un avantage pour les entreprises, un désavantage ou une condition de contrôle). Wrenn et Maurer (2004) se sont intéressés à l’influence de variables attitudinales liées au travail sur les croyances à propos des capacités et des inclinations des travailleurs vieillissants à acquérir des compétences pertinentes du point de vue de la carrière ; ils ont mis en évidence le fait que les théories implicites à propos des capacités (elles peuvent être vues comme fixes ou changeables) ne prédisent pas les croyances précitées, mais, par contre, que le fait de croire que les capacités déclinent avec l’âge prédit bien les croyances à propos des capacités et inclinations des travailleurs vieillissants à accroître leurs compétences. On pourrait dire, comme le mentionne Devine (1989), que les stéréotypes émanent notamment des croyances en vigueur dans notre environnement socioculturel. Toutefois, dans la recherche de Wrenn et Maurer, les participants étaient non pas des travailleurs, mais des étudiants : les références socioculturelles des participants à la recherche ne peuvent ainsi sans doute pas être assimilées à celles en vigueur dans le monde du travail. On peut donc penser, comme l’ont souligné Faurie et coll. (2008), que s’intéresser aux croyances et attitudes de « réels » travailleurs pourrait amener des résultats différents. Les réflexions de Leyens, Yzerbyt et Schadron (1996) appuient d’une certaine manière cette idée dans la mesure où, selon eux, la perception repose sur les motivations, les attitudes et les buts des observateurs, et qu’elle est explicitement liée aux normes, aux valeurs sociales et aux caractéristiques culturelles de ces mêmes observateurs, autrement dit, dans le contexte qui nous occupe, les collègues de travail. Ainsi, l’analyse, en milieu de travail, des croyances des travailleurs à propos de leurs collègues plus âgés est l’un des objectifs de cette contribution ; l’analyse des propres croyances des travailleurs plus âgés vis-à-vis d’eux-mêmes, comparativement à l’analyse de croyances des travailleurs plus jeunes vis-à-vis des plus âgés, en est un autre : elle permettra de tester l’hypothèse du favoritisme endogroupe et de son opposé, la menace du stéréotype, en milieu naturel de travail.

Engagement au travail

Comme il a été mentionné plus haut, Leyens, Yzerbit et Schadron (1996) pensent que les motivations, attitudes et buts des observateurs jouent un rôle dans leurs perceptions des « autres ». L’engagement à l’égard de la sphère professionnelle est une variable attitudinale qui a été énormément analysée pour tenter de prédire les comportements vis-à-vis du travail et de l’organisation. Allen et Meyer (1990) sont sans conteste les auteurs de référence dans le domaine. Ils ont proposé de distinguer l’engagement affectif à l’égard de l’organisation, l’engagement de continuité (ou engagement calculé) et l’engagement normatif à l’égard de l’organisation. L’engagement affectif se définit comme un attachement émotionnel de l’employé à son organisation, l’engagement de continuité renvoie à une perception des coûts individuels si le travailleur devait quitter son organisation, et enfin, l’engagement normatif correspond à l’obligation morale ressentie par le travailleur de rester dans son organisation. L’engagement organisationnel a souvent été étudié en relation avec des conséquences comportementales touchant l’organisation, telles que la performance, le retrait, l’absentéisme, le roulement du personnel (Vandenberghe, 2002), ou encore avec la satisfaction au travail en général (Pohl, 2002).

L’organisation n’est pas à considérer comme une entité abstraite : elle se définit d’ailleurs habituellement comme un ensemble d’individus, regroupés au sein d’une structure régulée, dans le but de répondre à des besoins et d’atteindre des objectifs communs, déterminés (Schermerhorn, Hunt, Osborn et de Billy, 2006). Ainsi, ce sont bien les individus qui la composent qui donnent sens à la notion d’organisation, ce qu’appuient également McVittie, McKinlay et Widdicombe (2003) à la suite de leur analyse des discours de managers à propos de l’égalité de traitement et des opportunités de carrière des plus âgés. Dès lors, partant de l’idée que les séniors sont ceux qui, somme toute, ont le plus participé au devenir de l’organisation et à ce qu’elle est aujourd’hui (du moins selon toute probabilité, étant donné également les discriminations liées à l’âge à l’embauche), on peut penser que les travailleurs plus jeunes développant un engagement organisationnel élevé percevront les travailleurs les plus anciens de l’organisation de manière peu péjorative.

Morrow (1983, 1993) a construit une typologie de l’engagement, constituée de quatre catégories : l’engagement à l’égard de l’organisation, mais aussi l’engagement concernant les valeurs au travail (valeur intrinsèque du travail, fin en soi, éthique du travail), l’engagement concernant la carrière (importance que l’individu lui accorde) et, enfin, l’engagement concernant le travail en tant que tel (place du travail dans la vie quotidienne, engagement et attachement dans le travail). Hirschfeld (2002) souligne l’importance de distinguer l’engagement à l’égard du rôle au travail (qui renvoie au degré d’engagement dans la réalisation des tâches dans son propre travail) et l’engagement à l’égard du travail en général, qui consiste en une attitude plus large, proche de celle de la centralité du travail dans la vie. Kanungo (1982, 1992) a réalisé d’importants travaux portant sur l’engagement à l’égard du travail ; il considère cet engagement comme de l’identification au travail et distingue la notion de travail en travail-activité et en travail-valeur. Karnas et N’Kombondo (1985) ont proposé quant à eux une analyse du style professionnel des travailleurs, assez proche de la problématique de l’engagement à l’égard du travail : pour eux, les personnes de style intégré se caractérisent par un accord prononcé avec l’idée que leur travail leur permet la réalisation d’objectifs personnels ; les personnes de style fonctionnel soulignent la dure nécessité du travail, mais ne relèvent pas l’impossibilité d’être soi-même au travail ; enfin, les personnes de style instrumental estiment qu’il leur est impossible d’être eux-mêmes dans leur situation de travail ; ils ne voient le travail que comme un instrument pour atteindre, ailleurs, leurs objectifs personnels. On se rend compte, par ces quelques définitions du champ de l’engagement à l’égard du travail, que nous ne sommes plus ici face à un concept avec un fondement collectif, comme c’est le cas pour l’engagement organisationnel, mais plutôt face à une notion plus individuelle, singulière. Dans les organisations, la comparaison sociale, les rivalités, la compétition sont souvent de mise, surtout lorsqu’on y observe une intensification du travail, une structure de forme très pyramidale et de nouvelles formes de management favorisant une approche plus individuelle du rapport au travail et la diminution de la solidarité (Aubert et De Gaulejac, 2007 ; Dejours, 2000). Dans ce cadre, des travailleurs qui s’engagent fortement à l’égard du travail auront sans doute une plus grande tendance à vouloir dynamiser leur carrière, à saisir les opportunités et à souhaiter prendre le relais des séniors « qui auraient suffisamment servi ». Ces travailleurs pourraient dès lors développer des représentations négatives à l’égard des séniors. Cette hypothèse, à notre connaissance, n’a pas encore été évaluée en situation réelle de travail ; nous nous proposons également de la tester dans cette recherche.

Synthèse des objectifs et hypothèses

Cette recherche porte, de manière globale, sur l’analyse des représentations à l’égard des séniors auprès de travailleurs de tous âges en situation naturelle de travail. Plus spécifiquement, nos hypothèses sont les suivantes :

  1. L’âge influe sur les représentations à l’égard des travailleurs plus âgés : a) les séniors ont tendance à se valoriser (ils ne s’auto-stigmatisent pas) ; leurs représentations des travailleurs de leur catégorie d’âge sont plus favorables que les représentations qu’en ont les plus jeunes ; b) les représentations à l’égard des séniors seront plus négatives de la part des travailleurs les plus jeunes que de la part des travailleurs d’âge moyen.

  2. Les représentations à l’égard des séniors, de la part de leurs collègues plus jeunes, sont moins négatives si ces derniers sont fortement engagés affectivement à l’égard de leur organisation.

  3. Les représentations à propos des séniors, de la part des collègues plus jeunes, sont plus négatives si l’engagement de ces derniers à l’égard du travail est élevé.

Méthode

Participants

Les participants travaillent au sein deux grandes institutions publiques belges situées dans la région de Bruxelles-Capitale ; les missions de ces institutions, essentiellement administratives, concernent différents services offerts aux entreprises et aux particuliers : pour l’une, en matière d’emploi (mise en oeuvre de la politique régionale d’emploi ; vérification du bon fonctionnement du marché de l’emploi dans la région de Bruxelles-Capitale), pour l’autre, en matière de cotisations sociales patronales et personnelles (perception des cotisations au niveau fédéral ; répartition des recettes entre les organismes centraux ; gestion financière globale de la sécurité sociale). Le personnel de 30 ans et plus, soit 1575 personnes (francophones et néerlandophones), a été invité à participer à l’enquête. Dans le cadre de cette recherche, nous avons défini les séniors comme étant les travailleurs de 50 ans et plus. Les participants ont reçu le questionnaire à remplir par courrier interne. Une fois le questionnaire rempli, ils le glissaient dans une enveloppe jointe adressée à l’université et pouvaient ensuite soit le déposer dans une urne scellée située à l’accueil du bâtiment, soit nous le renvoyer directement par voie postale.

Le taux de participation est très élevé : 933 questionnaires remplis ont été récoltés, soit 59 % du personnel contacté. Les caractéristiques de l’échantillon sont les suivantes : 33,7 % ont entre 30 et 39 ans, 42,0 % ont entre 40 et 49 ans et 24,3 % ont 50 ans et plus ; 38,2 % sont des hommes, 61,8 % sont des femmes ; 56,9 % sont francophones, 43,1 % sont néerlandophones ; 1,8 % ont fait des études primaires, 47,4 % ont fait des études secondaires ; 28,1 % ont un diplôme d’études supérieures (niveau baccalauréat, assimilable à un premier cycle universitaire au Québec) et 22,7 % un diplôme d’études universitaires (diplôme de maîtrise, correspondant à un deuxième cycle universitaire) ; 9,5 % des travailleurs se disent spécialistes (se considérant en quelque sorte comme étant hors ligne hiérarchique), 64,0 % se disent employés, 14,1 % se disent chefs d’employés et 6,1 % se disent chefs de chefs (6,3 % disent appartenir à la catégorie « autres »).

Outils

Les représentations à l’égard des 50 ans et plus. Nous avons utilisé l’échelle de Hellemans (2008) : un questionnaire de 27 items, à évaluer par une échelle de type Likert à cinq pas en termes d’accord (de 1 = « pas du tout d’accord » jusqu’à 5 = « tout à fait d’accord ») qui mesure les dimensions suivantes :

  1. La sagesse des travailleurs de 50 ans et plus, mesurée par sept items. Des exemples d’items sont : « [les travailleurs de plus de 50 ans…] donnent plus volontiers un coup de main aux autres » ; « [...] sont plus prompts à prendre des décisions que les autres » ; « [...] gèrent mieux les problèmes complexes que les autres ».

  2. La diminution de l’efficacité des travailleurs de 50 ans et plus, mesurée par six items. Des exemples d’items sont : « au-delà de 50 ans, l’efficacité au travail tend à diminuer», « les travailleurs de plus de 50 ans n’assurent plus la même quantité de travail », « les plus de 50 ans ralentissent le travail des autres ».

  3. La rigidité des travailleurs de 50 ans et plus, mesurée par cinq items. Des exemples d’items sont : « les plus de 50 ans sont moins sociables », « les plus de 50 ans ont une vue assez étroite des choses », « les plus de 50 ans ont des idées dépassées ».

  4. Le dynamisme intellectuel des travailleurs de 50 ans et plus, mesuré par cinq items. Des exemples d’items sont : « les plus de 50 ans conservent une bonne mémoire », « les plus de 50 ans sont encore prêts à apprendre », « les plus de 50 ans restent dynamiques dans le cadre de leur travail ».

  5. La perte d’adaptation des travailleurs de 50 ans et plus, mesurée par les trois items suivants : « les travailleurs de 50 ans et plus s’adaptent moins vite aux changements », l’item (inversé) : « l’adaptation au changement n’est pas une question d’âge » et « les plus de 50 ans sont plus lents à la détente ».

    La consistance interne des dimensions a été mesurée par l’alpha de Cronbach ; les alphas obtenus pour les quatre premières dimensions sont respectivement de 0,82 ; 0,82 ; 0,75 ; 0,79, ce qui est tout à fait correct. L’alpha est de 0,67 pour la dimension de perte d’adaptation, ce qui est plus faible, mais s’explique, au moins en partie, par le plus petit nombre d’items représentant la dimension.

Cortina, 1993

L’engagement organisationnel. L’engagement organisationnel est mesuré par le questionnaire d’Allen et Meyer (1990), qui se structure selon trois dimensions : l’engagement affectif, défini comme un attachement émotionnel de l’employé à son organisation (par exemple : « je me sens affectivement lié(e) à mon entreprise »), l’engagement de continuité, qui renvoie à une perception des coûts individuels si le travailleur devait quitter son organisation (par exemple : « si je quittais cette entreprise, je serais confronté(e) à un manque d’alternatives disponibles »), et l’engagement normatif, qui correspond à l’obligation morale ressentie par le travailleur de demeurer dans son organisation (par exemple : « je trouve que le personnel devrait rester loyal vis-à-vis de son entreprise »). Le questionnaire comporte 24 items, à compléter grâce à une échelle de type Likert à cinq pas en termes d’accord (de 1 = « pas du tout d’accord » jusqu’à 5 = « tout à fait d’accord »). Ce questionnaire a été testé dans de nombreuses études (Vandenberghe, 2002). On trouve une bonne consistance interne de chacune des trois dimensions : engagement affectif : 0,80 ; engagement de continuité : 0,71 ; engagement normatif : 0,71. Suivant nos hypothèses, seul l’engagement affectif est testé dans le cadre de nos analyses.

L’engagement à l’égard du travail. Le questionnaire utilisé comprend 16 items ; il s’est fortement inspiré des travaux de Karnas et N’Kombondo (1985) sur les styles professionnels, ainsi que de ceux de Kanungo (1982) sur l’engagement à l’égard du travail. Des exemples d’items sont : « je considère exclusivement mon travail comme un moyen pour gagner de l’argent », « quand je suis au travail, j’ai l’impression que le temps passe trop vite », « pour moi, une vie idéale est celle au cours de laquelle je ne devrais pas travailler », « au travail j’aime autant me limiter à l’exécution des instructions que je reçois de mes supérieurs ». Les participants ont répondu aux items par une échelle de type Likert à cinq pas en termes d’accord (de 1 = « pas du tout d’accord » jusqu’à 5 = « tout à fait d’accord »). Le questionnaire été soumis à une analyse en composantes principales (sur la base des réponses de tous les participants, n = 933), avec rotation varimax et extraction du nombre de facteurs suivant le critère de Kaiser (valeurs propres avant rotation ≥ 1,00). Trois dimensions sont extraites pour 51,52 % de variance expliquée. La solution se rapproche assez fortement d’une structure simple (voir le tableau 1).

Tableau 1

Résultats de l’analyse en composantes principales sur le questionnaire d’engagement à l’égard du travail. Seules les saturations de 45 et plus sont présentées

Résultats de l’analyse en composantes principales sur le questionnaire d’engagement à l’égard du travail. Seules les saturations de 45 et plus sont présentées

Les saturations soulignées n’ont pas été prises en compte pour l’interprétation des dimensions et le calcul des scores

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La première dimension a été appelée « Centralité du travail » ; elle traduit l’idée d’une valeur intrinsèque perçue du travail – enrichissant, intéressant –, et la place que lui accorde l’individu dans sa vie – « chose importante dans ma vie », « fait partie de mon identité », « sans travailler, la vie n’a pas de sens pour moi », etc. La seconde dimension a été appelée « Instrumentalité du travail » ; on y trouve des items qui soulignent une vision de son travail comme purement utilitariste : se limiter à l’exécution des instructions, refuser d’en faire plus qu’il ne faut, considérer le travail exclusivement comme un moyen de gagner sa vie. La troisième dimension a été appelée « Distance par rapport au travail » ; elle traduit l’idée du souhait d’une mise à distance du travail : préférer rester quelquefois à la maison, travailler une semaine de 4 jours plutôt que de 5 jours, avoir l’impression que le temps passe trop vite au travail (item à renverser étant donné la saturation négative : le temps ne passe pas assez vite), voir le travail comme usant.

Les variables sociodémographiques. En fin de questionnaire, il était demandé aux participants de préciser leur sexe, leur âge, leur niveau d’études, leur niveau hiérarchique, leur temps de travail, ainsi que de répondre aux trois questions suivantes : « Votre situation professionnelle au sein de l’entreprise ces deux dernières années s’est-elle détériorée / est-elle restée équivalente / s’est-elle améliorée ? » ; « Vos conditions de travail ces deux dernières années étaient-elles : pénibles / correctes / bonnes ? » et enfin « Votre état de santé par rapport aux personnes de votre âge est-il : moins bon / équivalent / meilleur ? ».

Résultats

Le tableau 2 présente les statistiques descriptives et les corrélations entre les différentes dimensions analysées dans cette étude, y compris l’âge, à partir des données issues des répondants de moins de 50 ans uniquement (n = 706), considérant les analyses qui vont suivre.

Tableau 2

Analyses descriptives et corrélations, à partir des réponses des travailleurs de moins de 50 ans, uniquement

Analyses descriptives et corrélations, à partir des réponses des travailleurs de moins de 50 ans, uniquement

** p < 0,01 * p < 0,05

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Influence de l’âge sur les représentations à l’égard des séniors

Une analyse de variance multivariée a été conduite pour explorer les différences de moyennes en fonction des catégories d’âge sur les cinq dimensions des représentations à l’égard des séniors (les travailleurs de 50 ans et plus). Le résultat indique une différence significative en fonction des catégories d’âge, F(10, 1708) = 19,24, p < 0,000. Les analyses univariées montrent des différences au niveau de chacune des cinq dimensions des représentations, les comparaisons (tests post-hoc de Tukey) indiquant des différences significatives entre les sous-groupes (voir le tableau 3).

Tableau 3

Résultats des analyses univariées sur les cinq représentations en fonction des catégories d’âge

Résultats des analyses univariées sur les cinq représentations en fonction des catégories d’âge

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Les résultats mettent en évidence le fait que les séniors ne s’auto-stigmatisent pas : leurs moyennes de réponse consistent chaque fois en un accord pour les dimensions valorisantes et en un désaccord pour les dimensions dévalorisantes : les séniors estiment que les travailleurs de 50 ans et plus font preuve de sagesse et de dynamisme intellectuel; ils estiment que leur efficacité ne diminue pas, ni non plus leur capacité d’adaptation ; enfin, ils ne sont pas d’accord avec l’idée de rigidité de la part des 50 ans et plus. On peut donc dire que les séniors ont plutôt tendance à se valoriser, au regard des réponses de leurs collègues plus jeunes.

Cette information est importante en soi, dans la mesure où l’on a pu relever dans l’analyse de la littérature bon nombre de stéréotypes négatifs à l’égard des séniors, et que, au regard des théories sociales traitant de la menace du stéréotype ou, encore, des travaux de Lagacé (2003), le résultat contraire aurait pu être envisageable dans la mesure où les autres travailleurs rapportent en l’occurrence des représentations relativement péjoratives à l’égard des travailleurs de 50 ans et plus. Ainsi, la première partie de notre hypothèse 1 apparaît être confirmée.

Au-delà de ces premiers résultats globaux, il est intéressant d’analyser dans quelle mesure certaines caractéristiques socioprofessionnelles pourraient expliquer les variations dans les représentations de la part des séniors eux-mêmes. Nous avons testé, chez les séniors, l’influence des éléments suivants – leur niveau d’études, leur niveau hiérarchique, leur temps de travail (temps plein / temps partiel), la perception de leur situation de travail, la pénibilité ressentie de leurs conditions de travail et leur état de santé perçu par rapport à celui des personnes du même âge – sur leurs représentations des 50 ans et plus. Les résultats des analyses de variance multivariées indiquent des différences significatives dans certaines de leurs représentations uniquement en fonction de deux caractéristiques : la pénibilité perçue des conditions de travail et l’état de santé perçu en regard des autres du même âge (respectivement : F(10, 392) = 0,006 et F(10, 390) = 0,011).

A. En ce qui concerne la pénibilité des conditions de travail, les plus de 50 ans qui estiment que leurs conditions de travail sont pénibles rapportent moins de dynamisme intellectuel que les plus de 50 ans qui considèrent leurs conditions de travail comme étant bonnes (mpénibles = 3,32 ; mcorrectes = 3,49 ; mbonnes = 3,55 ; analyse de l’effet intersujet suivie de tests post hoc de Tukey) ; notons toutefois que la moyenne, même pour le groupe des travailleurs estimant leurs conditions de travail pénibles, reste supérieure à 3,00.

B. En ce qui concerne l’état de santé perçu (en regard des autres du même âge), les différences significatives sont présentes pour quatre des cinq dimensions (effets intersujets) : la diminution de l’efficacité, la rigidité, le dynamisme intellectuel et la perte d’adaptation (respectivement : F(2, 198) = 0,002 ; F(2, 198) = 0,002 ; F(2, 198) = 0,001 et F(2, 198) < 0,000). Les plus de 50 ans qui considèrent leur état de santé comme étant moins bon que celui des autres du même âge rapportent moins de dynamisme intellectuel (mmoins bon = 3,25; méquivalent = 3,49 ; mmeilleur = 3,60), plus de perte d’adaptation (mmoinsbon = 3,14 ; méquivalent = 2,88 ; mmeilleur = 2,82) et plus de diminution de l’efficacité (mmoinsbon = 2,71 ; méquivalent = 2,42 ; mmeilleur = 2,06) que les plus de 50 ans estimant leur état de santé soit comme étant équivalent, soit comme étant meilleur que celui des autres du même âge. Les plus de 50 ans qui se perçoivent en moins bonne santé par rapport aux personnes du même âge rapportent plus de rigidité (mmoinsbon = 2,30 ; méquivalent = 2,15 ; mmeilleur = 2,06) que les plus de 50 ans qui s’estiment en meilleure santé que les personnes du même âge. L’état de santé perçu en comparaison avec celui des autres du même âge joue donc un rôle très clair pour la majorité des dimensions, mais quel que soit le sous-groupe en question, en regard des moyennes obtenues, les résultats globaux, en termes d’absence d’auto-stigmatisation, restent valides.

La comparaison des réponses des plus jeunes travailleurs (30-39 ans) avec celles des travailleurs d’âge moyen (40-49 ans) – voir première analyse de variance – indique des différences significatives dans l’attribution des représentations à l’égard des séniors en fonction de la catégorie d’âge (les répondants de 30 à 39 ans par comparaison avec les répondants de 40 à 49 ans), seulement pour deux des cinq représentations : la sagesse et la rigidité (voir le tableau 3). On pourrait interpréter ce résultat en disant que les compétences sociales des séniors sont évaluées plus défavorablement par les plus jeunes que par les travailleurs d’âge moyen. On ne trouve par contre aucune différence significative entre les plus jeunes et les travailleurs d’âge moyen pour ce qui concerne l’attribution des compétences professionnelles « classiques » (efficacité, dynamisme intellectuel, adaptation) à l’égard des séniors. Ce résultat, s’il n’amène qu’à partiellement confirmer la seconde partie de notre première hypothèse, est néanmoins fort intéressant dans la mesure où il dénote justement des différences dans des évaluations concernant les relations sociales et l’intégration sociale, plus sujettes à subjectivité selon Vonthron (2001) que les évaluations basées sur des compétences centrées sur la tâche.

Influence de l’engagement organisationnel sur les représentations à l’égard des travailleurs âgés

Le tableau 2 présente la corrélation entre l’âge et la dimension d’engagement affectif à l’égard de l’organisation chez les moins de 50 ans (n = 706). Comme on peut le constater, la corrélation est très faible et non significativement différente de zéro : r = 0,047.

Une analyse de variance multivariée a été conduite pour explorer, chez les travailleurs de moins de 50 ans, les différences de moyennes sur les cinq dimensions de représentations à l’égard des travailleurs de 50 ans et plus, en fonction d’un regroupement en trois niveaux d’engagement affectif (faible, moyen, élevé ; globalement, 33 % des répondants de moins de 50 ans dans chaque groupe). Les résultats indiquent une différence significative globale : F(10, 1274) = 0,057; p < 0,000. De manière plus détaillée, les différences significatives apparaissent au niveau de trois des cinq dimensions de représentation : la sagesse, la diminution de l’efficacité, le dynamisme intellectuel (respectivement : F(2, 640) = 5,29 ; p < 0,000 ; F(2, 640) = 9,04; p < 0,000 et F(2, 640) = 6,45; p < 0,000) ; on remarquera que la taille de l’effet est chaque fois importante. Les travailleurs de moins de 50 ans les plus engagés affectivement attribuent plus de sagesse, moins de diminution de l’efficacité et plus de dynamisme intellectuel aux travailleurs de 50 ans et plus que n’en attribuent les travailleurs moins engagés affectivement. Pour la rigidité et la perte d’adaptation, aucune différence significative n’est relevée (respectivement : F(2, 640) = 0,57; p = 0,567 et F(2, 640) = 2,63; p = 0,073). Les statistiques descriptives sont présentées au tableau 4. Ainsi, comme le propose notre seconde hypothèse, l’engagement affectif à l’égard de l’organisation joue bien un rôle positif dans l’attribution de certaines représentations (moins péjoratives) à l’égard des travailleurs de 50 ans et plus.

Tableau 4

Moyennes aux cinq représentations en fonction du niveau d’engagement affectif organisationnel

Moyennes aux cinq représentations en fonction du niveau d’engagement affectif organisationnel

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Influence de l’engagement à l’égard du travail sur les représentations vis-à-vis des travailleurs de 50 ans et plus

Le tableau 2 présente les corrélations entre l’âge et les différentes dimensions d’engagement à l’égard du travail chez les travailleurs de moins de 50 ans ; comme on peut le voir, ces corrélations sont très faibles et non significatives : respectivement de 0,017, 0,004 et 0,015.

Des analyses de variance multivariées ont été réalisées pour explorer les différences de moyenne dans les cinq dimensions des représentations vis-à-vis des travailleurs de 50 ans et plus, en fonction du niveau d’engagement à l’égard du travail des répondants de moins de 50 ans (trois niveaux d’engagement à l’égard du travail : faible, moyen, élevé ; 33 % des répondants de moins de 50 ans pour chaque niveau). Ces analyses ont été réalisées pour les trois dimensions d’engagement à l’égard du travail : centralité, instrumentalité et distance. Les statistiques descriptives sont présentées au tableau 5.

Tableau 5

Moyennes aux cinq représentations en fonction des niveaux d’engagement au travail

Moyennes aux cinq représentations en fonction des niveaux d’engagement au travail

(C = centralité du travail ; I = instrumentalité du travail ; D = distance par rapport au travail)

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Centralité du travail

Les résultats montrent que le niveau de centralité du travail joue un rôle sur la valence des représentations vis-à-vis des travailleurs de 50 ans et plus (F(10, 1184) = 2,39; p = 0,008) ; les analyses détaillées relèvent très clairement que les répondants pour qui le travail est central attribuent plus de dynamisme intellectuel aux travailleurs de 50 ans et plus (F(2, 595) = 9,08 ; p < 0,000), tandis que les résultats sont nettement moins marqués sur les autres représentations. Ainsi, la centralité au travail influence l’attribution de dynamisme intellectuel à l’égard des travailleurs de 50 ans et plus, mais, contrairement aux prévisions de notre troisième hypothèse, l’influence est positive (les représentations sont moins péjoratives).

Instrumentalité du travail

Les résultats indiquent également l’influence du niveau d’instrumentalité du travail sur les représentations à l’égard des 50 ans et plus (F(10, 1282) = 8,54; p < 0,000). Les répondants qui voient le travail comme instrumental attribuent aux travailleurs de 50 ans et plus : une perte d’efficacité, plus de rigidité, une moindre capacité d’adaptation et moins de dynamisme intellectuel, que les répondants qui ne voient pas leur travail comme purement instrumental (respectivement : F(2, 644) = 37,40 ; p < 0,000 ; F(2, 644) = 19,92 ; p < 0,000 ; F(2, 644) = 14,19 ; p < 0,000 et F(2, 644) = 14.46 ; p < 0,000). Aucune différence significative n’a été décelée au niveau de la sagesse, F(2, 644) = 0,11 ; p = 0,900. Ces résultats sont également opposés à ceux que l’on présageait dans l’hypothèse 3 puisque ce sont les répondants les moins engagés à l’égard du travail (qui voient leur travail comme instrumental) qui attribuent des représentations plus péjoratives aux travailleurs vieillissants.

Distance par rapport au travail

Pour finir, les résultats mettent en évidence que la mise à distance du travail joue un rôle sur les représentations vis-à-vis des 50 ans et plus (F(10, 1276) = 4,03; p < 0,000) : les répondants de moins de 50 ans qui souhaitent le plus prendre de distance par rapport au travail attribuent aux séniors une perte d’efficacité, moins de dynamisme intellectuel et une moindre capacité d’adaptation (respectivement : F(2, 641) = 15,72; p < 0,000 ; F(2, 641) = 8,91 ; p < 0,000 et F(2, 641) = 8,22 ; p < 0,000). Aucune différence significative n’est apparue par contre pour les dimensions de sagesse et de rigidité (respectivement F(2, 641) = 2,85 ; p = 0,058 et F(2, 641) = 1,68; p = 0,188). Ici aussi les résultats obtenus s’opposent aux prévisions de l’hypothèse 3, puisque c’est la distance par rapport au travail (et non l’engagement) qui conduit à attribuer des représentations plus péjoratives aux travailleurs vieillissants.

Discussion

Au vu de nos résultats, la première partie de notre première hypothèse semble se confirmer : l’auto-stigmatisation n’apparaît pas chez les séniors ; on peut même aller plus loin dans la lecture des résultats en mentionnant qu’une image positive d’eux-mêmes semble bel et bien présente chez ceux-ci, au vu des différences observées entre leur vision d’eux-mêmes et celle qu’ont d’eux leurs collègues plus jeunes. En termes conceptuels, il apparaît clairement que le favoritisme endogroupe entre en jeu et que le mécanisme de « menace du stéréotype » ne se développe pas.

On peut toutefois rappeler que notre investigation s’est déroulée dans le secteur administratif (par opposition au milieu industriel) : les conditions de travail ne sont pas censées y être pénibles au point d’entraîner des conséquences néfastes sur les capacités physiques et, par répercussion, sur les performances au travail. L’investigation n’a pas eu lieu non plus dans le secteur privé, mais dans le secteur public. À ce propos, on se référera aux résultats de recherches qui ont mis en évidence des différences dans les niveaux de stress perçu d’employés de banque, plus faibles chez les employés faisant partie d’une banque parastatale, et plus élevés chez ceux faisant partie d’une banque privée (Kittel, Kornitzer et Dramaix, 1980). Ainsi, comme l’ont relevé récemment Guillemot, Jeannot et Peyrin (2010), un certain nombre de conditions de travail apparaissent moins usantes dans le secteur public (même si cela reste à tester dans le cadre d’études sur les évolutions liées à l’âge), et l’on sait en tout cas que la sécurité d’emploi y est plus grande, surtout chez les plus anciens, le plus souvent statutaires. En suivant cette logique, on pourrait penser que le contexte de travail ne suscite en fait pas l’activation de stéréotypes négatifs liés à l’âge.

Les analyses de variance basées sur diverses caractéristiques socioprofessionnelles ont mis en évidence que, dans notre recherche, c’est essentiellement l’état de santé perçu des 50 ans et plus qui jouerait un rôle dans les variations des représentations qu’ils se font d’eux-mêmes, et non pas le temps de travail, le type de fonction ou les conditions de travail. Ce résultat appuie évidemment l’importance de la promotion de la santé au sein des entreprises et le rôle incontournable de la médecine préventive au travail. Depuis quelques années, la notion de « capacité de travail » (work ability) s’est développée, et avec elle des contributions d’auteurs tels que Ilmarinen et Tuomi (2004) ou encore Hellemans, Piette et Himpens (2010), qui présentent des outils pratiques d’évaluation des capacités de travail des séniors, destinés aux professionnels de la santé au travail, afin de guider les interventions visant l’amélioration des conditions de travail des travailleurs plus âgés.

La seconde partie de notre première hypothèse est partiellement confirmée : les représentations qui incluent des aspects de compétence sociale sont évaluées par les plus jeunes (30-39 ans) comme étant moins présentes chez les séniors, par rapport à ce qu’en disent les travailleurs d’âge moyen (40-49 ans), alors qu’aucune différence dans l’attribution des compétences professionnelles « classiques » (efficacité, dynamisme intellectuel, adaptation) n’a été décelée entre ces deux groupes. Ce résultat souligne certainement la distance sociale présente entre les plus jeunes et les plus anciens dans les milieux de travail. Un système tel que le mentorat transgénérationnel paraît dans ce cadre fort intéressant à envisager, non seulement pour un rapprochement social entre les plus jeunes et les séniors, mais également pour l’augmentation des transmissions réciproques des connaissances professionnelles entre les plus jeunes – qui doivent s’intégrer dans un milieu qu’ils ne connaissent pas – et les séniors, dont les compétences techniques ne sont peut-être plus à jour (Wilson et Elman, 1990).

En ce qui concerne notre seconde hypothèse, ayant trait à l’engagement organisationnel, les résultats ont montré que les travailleurs les plus engagés affectivement attribuent plus de sagesse, moins de perte d’efficacité et plus de dynamisme intellectuel aux séniors que les travailleurs moins engagés affectivement. Ainsi, l’engagement affectif à l’égard de l’organisation chez les plus jeunes jouerait bien un rôle dans l’attribution de représentations plus favorables aux séniors, ce qui tend à confirmer notre seconde hypothèse. Dans ce cadre, vouloir développer l’engagement affectif à l’égard de l’organisation chez les travailleurs – quel que soit leur âge d’ailleurs – pourrait s’avérer être une stratégie appréciable pour la diminution des représentations péjoratives à l’égard des séniors. Vandenberghe, Bentein et Stinglhamber (2004) expliquent que le soutien organisationnel perçu et la qualité des échanges entre le supérieur hiérarchique et les collaborateurs sont des antécédents bien connus de l’engagement affectif à l’égard de l’organisation. De multiples formes de soutien organisationnel existent : la reconnaissance, l’évaluation constructive, les formations, les politiques de conciliation emploi-famille, le mentorat, transgénérationnel ou non, également.

Notre dernière hypothèse traitait de l’influence de l’engagement à l’égard du travail chez les moins de 50 ans sur leurs représentations à l’égard des séniors ; les résultats ont montré que (1) les répondants de moins de 50 ans qui voient leur travail comme central attribuent plus de dynamisme intellectuel aux séniors ; (2) les répondants de moins de 50 ans qui voient leur travail comme instrumental attribuent aux séniors plus de perte d’efficacité, plus de rigidité, une moindre capacité d’adaptation et moins de dynamisme intellectuel, par rapport aux répondants qui ne voient pas leur travail comme purement instrumental ; (3) les répondants de moins de 50 ans, qui mentionnent prendre plus de distance par rapport au travail, attribuent aux séniors plus de perte d’efficacité, moins de dynamisme intellectuel et une capacité d’adaptation moindre. Ces résultats, comme nous l’avons précisé plus haut, vont à l’encontre de notre troisième hypothèse qui proposait que, si un travailleur « jeune » (moins de 50 ans) était très engagé à l’égard de son travail, il aurait tendance à se représenter les séniors de manière plus péjorative, étant donné l’existence de processus de comparaison sociale, de rivalité ou encore de compétition au sein des organisations. Notre échantillon est issu du secteur public uniquement ; ainsi, l’hypothèse 3 mériterait certainement d’être testée auprès d’un échantillon de travailleurs du secteur privé, où les notions de carrière et d’évolution de carrière prennent des formes plus dynamiques, et plus incertaines : les résultats pourraient en effet être différents de ceux que nous avons ici obtenus. Quoi qu’il en soit, nos résultats pour cette troisième hypothèse appellent à une discussion différente de celle basée sur nos a priori. Si l’on retourne le concept d’engagement à l’égard du travail en son autre pôle, le désengagement à l’égard du travail, il est alors assez aisé de proposer l’interprétation suivante : les travailleurs de moins de 50 ans qui montrent actuellement un certain désengagement à l’égard de leur travail auraient tendance, par un phénomène d’autoprojection dans l’avenir, à attribuer aux séniors des représentations péjoratives, qui reflèteraient en fait leur rapport actuel à leur propre travail. Pour tenter d’étayer cette nouvelle interprétation, nous avons tout d’abord vérifié que les moyennes aux dimensions de « désengagement à l’égard du travail » ne se différenciaient pas en fonction de la catégorie d’âge (30-39 ans et 40-49 ans) ; c’est le cas (F(3, 684) = 0,001 ; p = 0,907) : on ne peut donc pas dire que l’âge joue sur le désengagement au travail. Nous avons ensuite effectué des analyses de variance sur les représentations à l’égard des séniors en fonction du niveau de désengagement au travail et de la catégorie d’âge (30-39 ans et 40-49 ans), afin de tester d’éventuelles interactions. Les résultats montrent un effet d’interaction entre l’âge et l’instrumentalité (la dimension de « désengagement » au travail la plus franche) sur les représentations à l’égard des séniors (F(10, 1276) = 0,030 ; p = 0,040), avec des effets très significatifs pour la perte d’efficacité (F(2, 641) = 4,807 ; p = 0,009), et des effets légèrement significatifs pour la rigidité et la perte d’adaptation (respectivement : F(2, 641) = 2,587 ; p = 0,036 et F(2, 641) = 3,670 ; p = 0,046). Ainsi, parmi les travailleurs qui ne voient pas leur travail comme instrumental, les 40-49 ans sont moins péjoratifs vis-à-vis des séniors que les 30-39 ans – on retrouve donc chez ces travailleurs engagés l’effet lié à l’âge précédemment observé. Chez les travailleurs les plus instrumentaux face au travail, les résultats s’inversent : ce sont les 40-49 ans qui sont les plus péjoratifs vis-à-vis des séniors quant à leur perte d’efficacité, leur rigidité et leur perte d’adaptation. Autrement dit, les 40-49 ans les plus « franchement » désengagés attribuent aux séniors les représentations les plus défavorables. Cette hypothèse d’autoprojection dans l’avenir reste bien entendu à tester et certainement à étayer dans d’autres recherches auprès de travailleurs du secteur public (et du secteur privé). Il serait par ailleurs intéressant d’y associer l’analyse du rôle de variables situationnelles telles que les politiques en matière de gestion du personnel en vigueur dans l’entreprise, le plafonnement objectif de carrière (Ference, Stoner et Warren, 1977 ; Veiga, 1981 ; Roger et Tremblay, 1999), tout comme l’analyse du rôle de variables personnelles telles que le sens du travail pour les travailleurs (Morin, 2003), l’investissement dans d’autres sphères que le travail, la situation financière de la personne ou encore le sentiment de fin de vie professionnelle (Cerdin, Marbot, et Peretti, 2003), avec, autant que faire se peut, un plan de recherche longitudinal. Si cette hypothèse d’autoprojection dans l’avenir est bien vérifiée, elle justifie alors de manière très nette la nécessité d’une gestion des âges à tout âge, et pas seulement en se focalisant sur les séniors : les 40-49 ans d’aujourd’hui sont les séniors de demain.

Conclusion

En synthèse, les résultats de cette recherche mettent en avant l’importance de la promotion de la santé en général et de la médecine du travail en particulier dans le suivi des travailleurs dans la mesure où les représentations qu’ont les séniors d’eux-mêmes sont fortement influencées par leur état de santé perçu. Cette recherche met également en avant le rôle de l’engagement vis-à-vis du travail, une variable attitudinale, chez les travailleurs de moins de 50 ans, sur leurs représentations à l’égard des séniors. Ainsi, le mentorat transgénérationnel gagnerait certainement à être mis en place dans les organisations pour la promotion des relations entre travailleurs d’âges différents ; en tant que forme de soutien organisationnel, il devrait par ailleurs permettre de promouvoir l’engagement affectif à l’égard de l’organisation, jouant un rôle, chez les moins de 50 ans, dans les représentations vis-à-vis des travailleurs plus âgés. Enfin, l’interprétation des résultats en termes d’autoprojection dans l’avenir doit pousser les organisations à s’intéresser et à réfléchir aux parcours des travailleurs de tous les âges, et pas uniquement des séniors, afin d’en assurer une gestion prévisionnelle avisée, ce qui est également largement souligné par Schalk et coll. (2010). La question des limites de l’âge au travail ne doit pas s’entendre uniquement au regard de l’âge objectif, mais également en fonction de la pénibilité des parcours et du plaisir ressenti au travail.