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Introduction

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, prenant acte des vices marquants du capitalisme de laissez-faire propre au système libéral d’antan, la majorité des gouvernements des pays dits développés, dont ceux du Canada et du Québec, adoptent les thèses keynésiennes et font de la recherche du plein emploi l’un des objectifs principaux guidant la conduite de leur politique économique interventionniste. Avec pour objectif l’étatisation du social, divers régimes de protection sociale (assurance-emploi, assurance-maladie, régime de retraite, prestation de sécurité du revenu) sont mis en place et marquent ce qu’on appellera l’État-providence. Bref, un pacte social est mis en oeuvre – liant l’État, l’entreprise et le travailleur[1]. L’emploi ne dépend alors plus du simple jeu de l’offre et de la demande sur le marché du travail et de l’emploi[2], passant du strict registre de l’économie à celui de l’économie politique, ayant désormais gagné le statut de variable indépendante, que l’on cherche à contrôler politiquement.

C’est l’ensemble de cette construction qui sera remis en question au Québec – qui ne constitue pas une exception – au tournant des années 1980, avec le passage à un régime néolibéral reposant essentiellement sur quatre piliers : la libéralisation, la déréglementation, la privatisation et la réduction des politiques sociales. Appliquée au marché du travail et de l’emploi, la déréglementation devient la flexibilisation, qui constitue le moyen par lequel on cherchera à se défaire de ses rigidités. L’idée centrale de ce néolibéralisme prétend que le marché doit assurer seul et sans entrave la distribution des biens, des services et de l’investissement, faute de quoi la répartition optimale des revenus entre les facteurs de production, c’est-à-dire entre le travail et le capital, serait empêchée (Brunelle, 2003 : 118). Pour ce libéralisme-là, le travail est une marchandise comme les autres et doit être remis aux lois du marché. Cela se fera rapidement sentir dans l’évolution du système d’emploi.

Contre certaines analyses qui associent trop rapidement néolibéralisme et « laisser-faire », il est important de souligner que la transformation de l’économie politique du travail dans le néolibéralisme est le fruit d’une action continue et multiforme des États eux-mêmes, ainsi que des entreprises et des administrations engagées dans une transformation globale des institutions, des relations sociales et des manières de gouverner en s’appuyant sur le principe de la concurrence (Dardot et Laval, 2009).

Une triple rupture s’est ainsi progressivement installée dans le pacte qui liait le travailleur, l’État et l’entreprise à l’époque du « compromis fordiste ». D’abord, l’État a procédé à la déréglementation de l’activité commerciale. Il a aussi choisi de recourir à la privatisation de sociétés d’État, laissant le champ libre à l’entreprise privée qui pouvait dès lors investir des secteurs dont l’accès était autrefois restreint[3]. L’assouplissement de la régulation des marchés du travail, que ce soit à travers la modification de l’articulation politico-juridique du marché du travail ou encore à travers une faible volonté politique de faire respecter la législation en vigueur ou de l’ajuster aux nouvelles réalités, a facilité la mise en place d’une nouvelle organisation du travail, flexible, en réseaux, répondant aux exigences de l’entreprise mondialisée[4]. Au final, l’entreprise s’est trouvée dégagée d’un certain nombre de responsabilités, parfois même jusqu’à celle de respecter les lois nationales, puisque les États ont abandonné des pans entiers de leur législation à des institutions supranationales dont les mécanismes de règlement reposent sur l’autorégulation par le secteur privé[5].

Sur un second front, en procédant à l’impartition, en scindant leurs activités dans des chaînes de sous-traitance, bref, en modifiant l’organisation du travail de diverses manières, les entreprises se sont engagées dans un processus de flexibilisation qui conduit à une rupture dans les termes du contrat entreprise-travailleur, lequel se manifeste notamment par le glissement de l’emploi depuis le salariat classique vers les marchés périphériques du travail[6].

Enfin, la rupture dans les termes du contrat entre l’État et le travailleur se traduit de diverses manières. L’appauvrissement des régimes d’assurance publique, la limitation de leur accès, la réduction des budgets à l’éducation, la mise en danger des régimes de pensions publiques, la privatisation partielle des services de santé constituent tous, en quelque sorte, des modalités différentes de refonder le contrat liant le travailleur à l’État. À terme, dans la nouvelle donne, l’accroissement de la richesse sera donc poursuivi, essentiellement, par la mise en place d’un nouveau partenariat à deux, entre les milieux politiques et les milieux d’affaires, les milieux syndicaux étant relégués à un rôle secondaire, sinon accessoire.

Alors que la période keynésienne était marquée par la progression constante de l’emploi dans le salariat classique, on assiste aujourd’hui à l’essor du travail atypique, qui prend plusieurs formes – à temps partiel, temporaire, « autonome[7] », par cumul d’emplois, invisible, lesquelles constituent des illustrations de ce que Durand (2004) appelle la dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail. Ainsi, « la norme d’emploi d’après-guerre, soit l’emploi régulier à durée indéterminée, s’est effritée aux profits de formes d’emploi multiples » (Mercure, 2001 : 5). Pour les entreprises du secteur privé, mais aussi pour l’État employeur, ces nouvelles façons d’engager la main-d’oeuvre sont autant de manières de poursuivre l’objectif de flexibilité[8]. Ainsi, du fordisme à l’après-fordisme, il y a un saut qualitatif, un « changement de régime d’accumulation », pour reprendre le langage de l’école de la régulation, et la flexibilisation du travail ne peut plus être considérée comme une donnée conjoncturelle (Piotet, 2003). Elle constitue plutôt un trait marquant du nouveau modèle d’organisation et de régulation du travail marqué par la fragmentation et la segmentation des marchés du travail (Antunes, 1996 ; Beck, 2000 ; etc.). Dans la nouvelle donne, comme le souligne Desrochers, « flexibilité et précarité sont deux facettes d’une même réalité » (2000 : 17). Bien souvent confinés au travail atypique et précaire, les jeunes – comme les femmes par ailleurs[9] – sont au premier rang des victimes de cette transformation.

Cela dit, et il faut le rappeler, le régime fordiste est bien souvent perçu trop glorieusement par les partisans nostalgiques d’un retour à une politique économique difficilement compatible avec le stade de développement actuel du capitalisme. L’un des problèmes souvent oubliés du système keyneso-beveridgien issu de l’après-guerre est qu’il a alimenté la dualisation, en reléguant les jeunes (et encore davantage les femmes, disons-le) dans des positions subalternes, à la périphérie du salariat classique (notamment dans le travail à temps partiel). L’existence de marchés du travail sélectifs et segmentés précède donc le passage à l’après-fordisme. Il n’en demeure pas moins que l’articulation politico-juridique du marché du travail à l’époque antérieure avait pour objectif l’intégration éventuelle de l’ensemble des travailleurs dans le salariat classique. Ce salariat classique, investi par les organisations syndicales, constituait le pilier à partir duquel on cherchait à édifier le compromis fordiste, ce pacte social entre l’État, l’employeur et le travailleur visant à « boucler la boucle » et à opérationnaliser une stratégie d’encastrement du marché par l’encadrement du travail. Dans la nouvelle donne, en délaissant cet objectif, ce sont les remparts contre la segmentation excessive et le retour à la marchandisation du travail qui s’étiolent. Le glissement massif des emplois vers les marchés périphériques du travail induit par le processus de centrifugation permet de prendre la mesure de ce retournement au Québec.

Dans cet article, nous nous intéresserons donc à l’impact de la transformation des marchés du travail pour les jeunes du Québec. Dans un premier temps, nous présenterons, brièvement, le modèle de centrifugation de l’emploi du coeur vers les marchés périphériques du travail dans l’après-fordisme, tel que proposé par Durand (2004). Ensuite, en nous appuyant sur des données publiées par l’Institut québécois de la statistique (ISQ), nous montrerons que la dynamique de centrifugation conduit à une rehiérarchisation des marchés du travail sur la base du statut d’emploi, ce qui désavantage les jeunes non seulement parce qu’ils sont surreprésentés dans le travail atypique[10], mais aussi parce qu’ils subissent disproportionnellement l’impact de la rémunération plus faible, de l’accès restreint aux régimes de protection sociale et à la représentation syndicale associés à ces emplois.

Le modèle de la centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail

Au début des années 1980, étudiant les relations entre les donneurs d’ordres et les sous-traitants en s’appuyant sur le cas de la multinationale de l’intérim Manpower, Atkinson constatait que les entreprises les plus puissantes projetaient toujours plus vers l’extérieur les activités à faible valeur ajoutée et, avec elles, les types d’emplois les plus dégradés. Pour Durand, on assiste aujourd’hui à la généralisation du modèle coeur-périphérie. Dans l’après-fordisme, le modèle de la centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail devient dominant et pénètre désormais l’ensemble des activités – incluant celles considérées comme stratégiques – des entreprises, qu’elles produisent des biens ou des services. Autrement dit, le paradigme coeur-périphérie fonctionne désormais sur plusieurs échelles : la question de la sous-traitance, du travail temporaire (en particulier le travail intérimaire), des travailleurs indépendants, etc., relevant traditionnellement de la périphérie, est portée au coeur même des systèmes productifs eux-mêmes. Le modèle général apparaît alors comme une démultiplication à l’infini de ce principe de la centrifugation entre les « molécules », elles-mêmes hiérarchisées entre elles et à l’intérieur de chacune d’entre elles (Durand, 2004 : 186).

Inspirée des travaux d’Atkinson portant sur la firme flexible et la fragmentation des marchés du travail, la figure suivante illustre le modèle de centrifugation de l’emploi, du coeur vers les marchés périphériques du travail, que propose Durand.

Figure 1

Le modèle d’Atkinson de la firme flexible et de la fragmentation des marchés du travail

Le modèle d’Atkinson de la firme flexible et de la fragmentation des marchés du travail
Source : Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Paris, Seuil, 2004, p. 185

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Ainsi, s’inscrivant dans une logique de flexibilisation du travail, la dynamique de centrifugation accentue la fragmentation des marchés du travail. Le coeur atrophié de la firme regroupe les salariés à plein temps, fonctionnellement flexibles[11], avec une sécurité d’emploi et des revenus relativement élevés. Ce sont les survivants de l’ancienne division du travail entre un coeur et une périphérie.

Comme l’illustre la figure précédente, ce noyau permanent est désormais entouré de plusieurs enveloppes. Dans un premier groupe périphérique, marqué par un fort roulement (turnover), on trouve des travailleurs qui sont aussi occupés à temps plein, mais avec une sécurité d’emploi et des perspectives de carrières inférieures à celles des salariés du coeur. Parfois embauchés au rabais à la suite de renégociations de conventions collectives qui laissent le champ libre aux clauses de disparités de traitement – les clauses dites orphelin – et aux doubles échelles salariales, ils effectuent des tâches moins qualifiées et plus routinières (mais pas toujours) et assurent à travers leur statut une part de flexibilité fonctionnelle quand le coeur de la cellule n’y parvient plus et une part de flexibilité en volume quand les ressources de flexibilité – à coût inférieur – du second groupe périphérique ont été épuisées.

Quant au second groupe périphérique, il regroupe les emplois dits atypiques, c’est-à-dire le travail temporaire à contrat à durée déterminée (CDD) et le travail à temps partiel, mais également le travail sous contrat d’insertion – on peut penser ici aux multiples emplois subventionnés à travers les programmes d’« employabilité » d’Emploi-Québec (notamment dans les entreprises d’insertion) – ainsi que des emplois en régime dérogatoire (travailleurs migrants saisonniers embauchés dans le cadre du Programme des travailleurs agricoles saisonniers des Antilles et du Mexique ou encore à travers des projets pilotes d’« importation » de main-d’oeuvre temporaire non spécialisée)[12]. À cela s’ajoutent les travailleurs dits autonomes – qui ont souvent adopté ce statut sous la contrainte de leur donneur d’ordres/employeur (on parle alors de « faux autonome ») –, le travail intérimaire via des agences de placement ainsi que les travailleurs embauchés dans les circuits de la sous-traitance[13]. Bien qu’ils disposent souvent de diplômes ou de formations conséquentes, ces travailleurs n’arrivent pas à les mettre en oeuvre ni à les valoriser dans leur situation de travail, parce qu’on les affecte généralement à des tâches subalternes à la périphérie du procès de production. Plus encore, selon Durand, « ce second groupe périphérique illustre les thèses de la désaffiliation en même temps que celles de nouvelles voies de subsomption du travail au capital qui ne sont pas sans rappeler celles du capitalisme du XVIIIe ou du XIXe siècle » (2004 : 186).

Par ailleurs, non seulement le modèle de la centrifugation touche l’entreprise privée, mais il s’insinue également dans le secteur public. À cet égard, comme le souligne la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), « il est bien difficile […] de distinguer le secteur public du secteur privé » (2003). Au niveau canadien, on a assisté au cours des deux dernières décennies à un essor important du recours à l’emploi atypique qui, en 2002, occupait au bas mot près du cinquième des fonctionnaires fédéraux[14]. Au Québec, en 2004[15], 29,9 %[16] des effectifs de la fonction publique étaient constitués d’employés non réguliers (Secrétariat du Conseil du trésor du Québec, 2005). Dans le secteur parapublic, même calculé en termes d’« équivalent temps plein » – ce qui sous-estime le nombre de personnes dont on parle –, on constate qu’entre 1997 et 2003 le nombre d’emplois réguliers à temps partiel ou réduit s’est accru dans une proportion de 36,4 %, les emplois « autres que réguliers » de 22,6 %, alors que le nombre d’emplois réguliers n’a progressé que de 7,9 % (Secrétariat du Conseil du trésor, non daté). L’important débat entourant la question de la mise en place de clauses « orphelin » dans les conventions collectives du secteur municipal permet de constater que ce phénomène y est aussi largement présent. On notera enfin que 57,9 % des jeunes salariés dans le secteur public occupent un emploi atypique (comparativement à 42,8 % dans le secteur privé, données de 2005 ; ISQ, 2007 : 79).

Somme toute, entre la réorganisation des modes d’exécution du travail dans le coeur de l’entreprise et la recherche de flexibilité « à l’externe[17] », c’est la seconde forme qui a primé au Québec, et ce, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. La flexibilisation par les coûts de main-d’oeuvre, la flexibilisation par le temps de travail et la flexibilisation par les statuts d’emploi ont eu tendance à prédominer (Desrochers, 2000 : 19). Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant de constater au Québec la dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail, bien que les travaux de Durand aient été élaborés dans un cadre européen. Par ailleurs, même si cette dynamique précarisante traverse de part en part les marchés du travail[18], on constate qu’elle touche davantage les jeunes. C’est ce à quoi nous nous attarderons dans la prochaine partie.

Les jeunes, le travail atypique et la rehiérachisation des marchés du travail[19]

En 1976, la part des personnes ayant un emploi atypique – toutes formes confondues – dans l’emploi total était de 16,7 % (Matte et coll., 1998 : 25). Selon les données publiées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), plus de 37,2 % des travailleurs occupaient ce type d’emploi en 2008 (2009 : 96)[20]. La part du travail atypique dans l’emploi total a donc plus que doublé au cours de la période[21].

Les jeunes travailleurs sont davantage touchés par la transformation des marchés du travail (CPJ, 2001, Bernier, 2007b ; Noiseux, 2008). En 1999, 46,5 % d’entre eux (15-29 ans) occupaient un emploi atypique, alors que la proportion s’établissait à 33 % chez les plus de 30 ans (CPJ, 2001 : 23). Les jeunes femmes sont plus souvent touchées par le travail atypique (54 %) que ne le sont les jeunes travailleurs masculins (41,8 %, données de 2005 ; ISQ, 2007 : 58)[22]. Entre 2000 et 2008, le taux de présence de l’emploi atypique dans l’emploi total des 15 à 24 ans est passé de 57,3 % à 62,1 % (alors qu’il déclinait légèrement pour chacune des autres tranches d’âge) (ISQ, 2009 : 97) :

Figure 2

Taux de présence[23] de l’emploi atypique dans l’emploi total selon le groupe d’âge, 2000 et 2008

Taux de présence23 de l’emploi atypique dans l’emploi total selon le groupe d’âge, 2000 et 2008
Source : Institut de la statistique du Québec, 2009, p. 97

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Selon les données disponibles, la surreprésentation des jeunes peut être constatée dans tous les segments du travail atypique (à l’exception du travail autonome). Plus encore, elle tend dans l’ensemble à s’accroître, ce qui illustre bien la nouvelle configuration hiérarchique marquant le système d’emploi dans l’après-fordisme.

Le travail à temps partiel. De 1976 à 2005, la progression de l’emploi à temps partiel a été spectaculaire chez les jeunes. Au cours de cette période, le nombre de jeunes travailleurs (15-29 ans) salariés à temps plein a fléchi de plus de 30,2 %, alors que l’emploi à temps partiel progressait de plus de 152 % (ISQ, 2007 : 39). Chez les 15 à 19 ans, la progression de l’emploi à temps partiel est forte, la proportion de jeunes travailleurs à temps partiel passant de 27,2 % à 67,1 % entre 1976 et 1999. Chez les 20 à 24 ans, cette proportion a pratiquement quadruplé, passant de 7,6 % à 30,3 %. Chez les 25 à 29 ans, elle est passée de 6,2 % à 14,2 % au cours de la même période (CPJ, 2001 : 24)[24]. À titre comparatif, la part du travail à temps partiel chez les plus de 30 ans est passée de 7,5 % à 12,3 % entre 1976 et 2003.

La progression de l’emploi à temps partiel des jeunes (15-24 ans[25]) s’est poursuivie entre 2001 et 2009. Alors que 41,35 % des jeunes travailleurs occupaient un emploi à temps partiel en 2009, plus de la moitié (50,23 %) d’entre eux étaient dans cette situation en 2009. On notera que la proportion de travailleurs de 55 ans et plus travaillant à temps partiel a progressé également au cours de cette période (passant de 20 % à 23,4 %[26]), alors qu’elle a régressé chez les 25 à 44 ans et les 45 à 54 ans, passant respectivement de 11,8 % à 11,1 % et de 12 % à 11,7 % (ISQ, 2010 : 78)[27].

Tableau 1

Évolution de la proportion des travailleurs à temps partiel par catégorie d’âge

Évolution de la proportion des travailleurs à temps partiel par catégorie d’âge
Sources : Conseil permanent de la jeunesse, 2001 ; Institut de la statistique, 2010

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Une partie de la progression de l’emploi à temps partiel chez les jeunes réside dans l’allongement du parcours scolaire, mais, il faut le souligner, il ne s’agit pas toujours d’un choix volontaire. Si l’on examine la situation de ceux qui étaient âgés de 20 à 24 ans et de 25 à 29 ans en 1998, la proportion de travailleurs à temps partiel involontaire atteint respectivement 72,9 % et 59,3 %, comparativement à une moyenne de 38,4 % chez les plus de trente ans (CPJ, 2001 : 26)[28]). En 2005, alors que le Québec était au sommet d’un cycle de croissance économique[29], plus d’un jeune travailleur âgé de 20 à 24 ans sur cinq (22,5 %), deux (40,5 %) travailleurs âgés de 25 à 29 ans sur cinq et trois jeunes travailleurs « non étudiants » (15-29 ans) sur cinq travaillaient involontairement à temps partiel (comparativement à 29,8 % des 30 ans et plus) (ISQ, 2007 : 41). Cela dit, la crise récente laisse présager une augmentation du travail à temps partiel non volontaire[30].

Le travail temporaire. Le travail temporaire gagne également du terrain chez les jeunes. Alors qu’en 1989[31] 13,1 % de l’ensemble des travailleurs canadiens[32] de 15 à 24 ans avaient un emploi temporaire, cette proportion est passée à environ 16,7 % en 1994, puis à 18,1 % en 1997 (ISQ, 2007 : 42)[33]

Même si des données québécoises non disponibles pour la période antérieure, il semble que la trajectoire québécoise soit semblable. La part du travail temporaire chez les 15 à 24 ans était de 18 % en 1997, soit le même pourcentage que dans l’ensemble canadien (ISQ, 2007 : 42). En 1999, comme le tableau suivant permet de l’observer, la surreprésentation des jeunes était déjà visible pour l’ensemble des jeunes travailleurs du Québec. Bien qu’elle ne présente pas de données historiques, la CPJ relève que cette année-là, « il y a[vait] 1,8 fois plus de jeunes [Québécois] que de plus de 30 ans dans ce type d’emploi lorsque l’on ne tient pas compte de la période estivale » (CPJ, 2001 : 27). Alors que 9,1 % des plus de 30 ans occupaient un emploi temporaire en 1999, cette proportion grimpait à 16,5 % chez les 15 à 29 ans[34]. Plus encore, entre 1997 et 2005, la proportion des jeunes travailleurs âgés de 15 à 29 ans occupant un emploi temporaire s’est accrue, passant de 23,2 % à 25,5 % (ISQ, 2007 : 41)[35].

Lorsqu’on s’en tient exclusivement aux jeunes travailleurs (15-29 ans) qui ne sont pas aux études, ceux-ci étaient (en 2005) deux fois plus susceptibles que les plus de 30 ans d’occuper un emploi temporaire (ISQ, 2007 : 42). On notera aussi que les jeunes travailleuses de 15 à 29 ans étaient aussi susceptibles que les jeunes travailleurs d’occuper un emploi temporaire en 1997 (21,9 % contre 21,1 %), mais que l’écart entre les deux sexes s’est creusé durant cette période. Les jeunes travailleuses étaient, en 2005, 26,8 % à occuper ce type d’emploi (21,9 % chez les jeunes travailleurs, ISQ, 2007 : 58).

Tableau 2

Proportion de l’emploi temporaire par groupe d’âge au Québec en 1999 en période scolaire

Proportion de l’emploi temporaire par groupe d’âge au Québec en 1999 en période scolaire
Source : Conseil permanent de la jeunesse, 2001, p. 27. Afin d’éviter les biais, le tableau présente la place du travail à temps partiel involontaire durant les huit mois de la période scolaire

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La surreprésentation des jeunes travailleurs de 15 à 29 ans s’est donc accentuée au moins jusqu’en 2005, dernière année pour laquelle des données portant sur ce groupe d’âge sont disponibles[36]. Les données plus récentes semblent toutefois indiquer un renversement de tendance au cours des dernières années, du moins chez les 15 à 24 ans[37]. Entre 2000 et 2009, l’emploi permanent (+13,3 %) a progressé à un rythme beaucoup plus soutenu que l’emploi temporaire (-17,9 %) (ISQ, 2010 : 94). Le taux de présence des jeunes travailleurs dans l’emploi temporaire a donc chuté de 6,7 % (ISQ, 2010 : 92). Cela dit, un peu plus d’un employé de 15 à 24 ans sur quatre détenait un statut temporaire en 2009, « alors que la proportion dans les autres groupes d'âge variait entre 8,1 % et 11,4 % » (ISQ, 2010 : 92).

Le cumul d’emplois. L’essor du cumul d’emplois se constate dans toutes les catégories d’âge (ISQ, 2009 : 127)[38]. Toutefois, ce sont encore une fois les jeunes qui sont davantage touchés par ce phénomène dont l’ampleur a plus que doublé depuis 1987 (ISQ, 2005 : 73 ; ISQ, 2009 : 127). Cela était déjà souligné dans les travaux de Matte, Baldino et Courchesne pour qui « il semble bien que les conditions difficiles du marché de l’emploi obligent les jeunes travailleurs à occuper simultanément plusieurs postes à temps partiel » (1998 : 80). En 1996, les jeunes travailleurs de 15 à 24 ans représentaient 20 % des personnes cumulant des emplois, alors qu’ils ne constituaient que 15 % de la main-d’oeuvre totale (CPJ, 2001 : 31 ; citant Matte et coll., 1998 : 80)[39]. La situation n’a pas changé. En 2008, les jeunes travailleurs de 15 à 24 sont encore surreprésentés. Alors que leur part dans l’emploi total est de 14,69 %, ils représentent plus du cinquième (20,8 %) des « cumulards »[40]. Le cumul d’emplois est notamment de plus en plus fréquent chez les jeunes étudiants à temps plein[41]. On notera par ailleurs que la progression du cumul d’emploi est également fortement corrélée au sexe[42].

Le travail autonome. En ce qui a trait au travail autonome, la proportion des jeunes travailleurs dans cette situation s’est d’abord accrue – passant 5,3 % en 1980 à 9 % en 1993 – pour ensuite redescendre à 7,4 % en 1998 et à 5,0 % en 2005 (CPJ, 2001 : 28 ; ISQ, 2005 : 44)[43]. Bien que les jeunes travailleurs demeurent sous-représentés dans ce segment du travail atypique, la courbe de progression est semblable à celle des travailleurs âgés de plus de 30 ans. Le pourcentage de l’emploi autonome passe de 13,8 % en 1980 à 18,4 % en 1997, puis redescend à 13,6 % en 2005 (ISQ, 2005 : 44). Il apparaît important ici de souligner que les jeunes sont davantage confinés aux formes les plus précaires de l’emploi autonome. En 1998, 75,7 % des jeunes travailleurs dits indépendants n’avaient pas d’aide salariée, comparativement à 58,8 % des 30 ans et plus (CPJ, 2001 : 28). Les données québécoises plus récentes (2003) semblent indiquer la persistance de cette situation (Asselin, 2005 : 135). Allant dans le même sens, les données de 2008, disponibles uniquement à l’échelle canadienne, indiquent que les travailleurs indépendants âgés de 15 à 24 ans et de 25 à 29 ans n’étaient, respectivement, pas constitués en société[44] dans des proportions respectives de 69,7 % et 63,9 %, alors que les travailleurs plus âgés l’étaient dans des proportions moindres (56,4 % pour les 30-54 ans et 59 % pour les 55 ans et plus ; Industrie Canada, février 2009 : 1)[45]. On notera enfin que, là encore, les effets de la crise économique laissent croire à une recrudescence du travail autonome[46].

Travail atypique et précarité sont deux facettes d’une même réalité (Desrochers, 2001 ; Bernier, 2007b ; Noiseux, 2008). Cela est d’autant plus vrai pour les jeunes travailleurs. Dans leur rapport sur l’emploi atypique des jeunes pour le Conseil permanent de la jeunesse, Blondin et Lemieux concluaient que ceux-ci étaient relégués au rang d’une main-d’oeuvre « à bas prix, compétente et jetable » (CPJ, 2001 : 103). Les données plus récentes tendent à confirmer cet état de fait.

La rémunération. En ce qui a trait à la rémunération[47], force est de constater l’effet délétère de la dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques. Depuis toujours, il existe un écart entre la rémunération horaire moyenne du travail à temps partiel et du travail à temps plein (Akyeampong, 1999 ; ISQ 2008). En 2005, les jeunes travailleurs (15-29 ans) à temps partiel gagnaient un salaire horaire moyen (10,32 $) inférieur à celui (14,78 $) des jeunes travailleurs à temps plein (ISQ, 2007 : 97). Ainsi, parce que les jeunes travailleurs sont proportionnellement de plus en plus nombreux à travailler à temps partiel, ils se retrouvent plus souvent dans la situation de sous-rémunération associée à ce type d’emploi. Plus encore, entre 1997 et 2005, la croissance de la rémunération horaire a été deux fois plus importante chez les jeunes salariés à temps plein (+ 28,0 %) que chez les salariés à temps partiel (+ 14,0 %)[48]. Cela se traduit par un gain de pouvoir d’achat chez les jeunes travailleurs à temps plein (+ 8,7 %) alors qu’on note une chute chez les salariés à temps partiel (- 3,1 %) (ISQ, 2007 : 97)[49].

Par ailleurs, le « désavantage salarial » des jeunes travailleurs à temps partiel était, pour la première fois en 2005, légèrement plus élevé que chez les travailleurs plus âgés. L’avantage salarial[50] des jeunes travailleurs à temps plein par rapport à ceux à temps partiel est passé de 27,6 % en 1997 à 43,2 % en 2005 (ISQ, 2007 : 97) alors que dans l’ensemble du marché du travail, l’avantage salarial des travailleurs à temps plein passe de 36 % en 1999 à 42,3 % en 2005 (ISQ, 2008 : 45). Ainsi, non seulement les jeunes travailleurs sont surreprésentés dans l’emploi à temps partiel, mais, plus encore, lorsqu’on compare leur situation à celle des travailleurs à temps partiel plus âgés, la rémunération relative du travail à temps partiel des jeunes se dégrade plus rapidement.

En 2005, la rémunération horaire moyenne des jeunes salariés permanents s’établissait à 13,69 $ comparativement à 12,36 $ chez les jeunes salariés temporaires (ISQ, 2007 : 99), soit un avantage salarial de 10,8 % en faveur des premiers (ISQ, 2007 : 99[51]). Comme le soulignent Blondin et Lemieux, « les employés temporaires ne font que passer dans les organisations et restent donc souvent au bas de l’échelle salariale […] parfois, les employés temporaires ne sont pas rémunérés en fonction de la même échelle salariale, ou encore sont congédiés puis réengagés, afin d’empêcher qu’ils accumulent de l’ancienneté » (CPJ, 2001 : 29-30). Même si, au Québec[52], entre 1999 et 2007, la croissance réelle de la rémunération (lire : pouvoir d’achat) horaire des travailleurs temporaires (+9,2 %) a été plus élevée que pour les travailleurs permanents, il n’en demeure pas moins que l’écart salarial (du taux horaire) entre les revenus tirés d’un travail temporaire et d’un travail permanent est important (ISQ, 2008 : 45)[53].

Mais, surtout, l’amélioration relative de la rémunération du travail temporaire évoquée ci-dessus n’est pas observée chez les jeunes travailleurs temporaires[54]. Entre 1997 et 2005, la croissance de la rémunération horaire des jeunes travailleurs permanents a été plus forte (+24,6 %) que celle de leurs homologues temporaires (+21,8 %) ; cela conduisant à un gain de pouvoir d’achat plus élevé chez les premiers, soit de 5,8 % contre 3,5 % (ISQ, 2007 : 100). Ainsi, bien que le désavantage salarial des jeunes travailleurs temporaires soit moins important que chez les travailleurs plus âgés[55], celui-ci tend à s’accroître. Bref, non seulement les jeunes travailleurs sont surreprésentés dans l’emploi temporaire, mais, plus encore, lorsqu’on compare leur situation à celle des travailleurs temporaires plus âgés, la rémunération relative du travail temporaire des jeunes évolue dans le sens opposé.

À notre connaissance, il n’existe pas de données récentes, ventilées selon le groupe d’âge, permettant d’observer l’évolution de la rémunération du travail autonome chez les jeunes. On se contentera donc de relever, d’une part, que, selon des données de 2002, les travailleurs autonomes sans aide salariée – là où l’on retrouve l’essentiel des jeunes travailleurs autonomes – sont largement surreprésentés au bas de l’échelle des revenus (0-20 000 $), où leur part est trois fois plus importante que celle des salariés, alors que pour chacune des autres catégories – 20 000 $ à 40 000 $ ; 40 000 $ à 60 000 $ ; 60 000 $ et plus –, ils sont sous-représentés (Asselin, 2005 : 154[56]). D’autre part, lorsqu’on raffine l’analyse en fonction de l’âge, on constate que les revenus des jeunes travailleurs autonomes sont invariablement – et très largement – inférieurs à ceux des travailleurs plus âgés (Matte et coll., 1998 : 67[57]). Et les jeunes travailleuses gagnent encore moins[58].

En ce qui a trait au cumul d’emplois, en l’absence de données sur la rémunération ventilées par groupes d’âge, soulignons simplement que plus du tiers (34,1 %) des « cumulards » travaillent plus de 50 heures par semaine (ISQ, 2009 : 126), que les travailleurs à bas salaire sont les plus susceptibles de se retrouver dans cette situation (Sussman, 1998 : 28) et que, même lorsque le cumul d’emplois se maintient durant une période prolongée, le salaire horaire moyen des personnes dans cette situation se situe en deçà du salaire moyen des personnes ne cumulant pas d’emplois (données canadiennes de 1996 ; Marshall, 2002 : 11). Ce segment du travail atypique, où les jeunes sont largement surreprésentés rappelons-le, est donc lui aussi marqué du sceau de la précarité.

L’accès aux avantages sociaux, à la protection sociale et à la négociation collective. Une autre des conséquences directes de la progression du travail atypique est la diminution de l’accès des travailleurs aux avantages sociaux, aux régimes publics de protection sociale et à la représentation collective (Desrochers, 2000 ; Bernier et coll., 2003 ; Noiseux, 2008). Eu égard à l’accès à des avantages sociaux[59], toutes tranches d’âge confondues, les travailleurs à temps partiel sont trois fois moins nombreux à bénéficier de régimes complémentaires de soins médicaux dentaires et d’assurance-vie (données canadiennes de 2000 ; Marshall, 2003 : 9[60]). Les travailleurs temporaires québécois étaient cinq fois plus susceptibles de ne bénéficier d’aucun avantage social (données de 1995 ; Pérusse, 1997). La faiblesse du filet de sécurité sociale étant l’une des caractéristiques du travail autonome, on ne se surprendra pas de constater « [qu’]environ 50 % des salariés étaient couverts pour les trois aspects des régimes [d’assurances complémentaires][61] parrainés par l’employeur seulement […] soit près de trois fois la proportion (17 %) de travailleurs indépendants [autonomes] disposant d’une protection similaire » (données de 2000 ; Akyeampong et Sussman, 2003 : 16)[62]. L’ISQ souligne quant à elle que les jeunes travailleurs sont deux fois moins susceptibles – soit dans une proportion de 25 %, comparativement à 50 % pour les travailleurs de plus de 30 ans – d’avoir accès à un régime de retraite lié à leur emploi (données de 2005 ; ISQ, 2007 : 85[63]). Plus encore, on notera surtout ici que « [l]es jeunes travailleurs à temps plein sont presque trois fois plus susceptibles de bénéficier d’un régime de retraite […] que les jeunes à temps partiel (1 personne sur 10) en 2003 (ISQ, 2007 : 98). Les travailleurs à temps partiel de plus de 30 ans bénéficient quant à eux d’un régime de retraite dans une proportion de 35,2 % (ISQ, 2007 : 98). Pour conclure à cet égard, on notera donc que non seulement les jeunes travailleurs bénéficient d’un moindre accès à des avantages sociaux parce qu’ils occupent plus souvent des emplois atypiques, mais, plus encore, à l’intérieur même des emplois atypiques, il semble[64] que les jeunes travailleurs soient désavantagés par rapport aux travailleurs plus âgés.

L’inadaptation des régimes publics de protection sociale aux besoins des travailleurs atypiques est un phénomène largement documenté (Beaudry, 1985, Tapin, 1993 ; Dagenais, 1998a ; Morin et Brière, 1998 ; Vallée, 1999 ; Desrochers, 2000 ; Verge, 2001 ; Bernier et coll., 2003, etc.). Palameta (2001) montre quant à lui que les travailleurs à faibles revenus – c’est souvent le cas, nous l’avons vu, des jeunes travailleurs atypiques – ont une plus faible propension à souscrire au régime public d’épargne retraite (REER). En ce qui a trait aux régimes publics d’assurance-emploi (incluant les prestations de congés de maternité), comme l’accès à ces régimes est fonction du nombre d’heures travaillées, les travailleurs à temps partiel y ont moins souvent accès. Ainsi, en 2004, 54,3 % des personnes ayant travaillé à temps partiel au cours des 12 mois précédents auraient été admissibles, comparativement à 95,7 % des personnes ayant travaillé à temps plein (Kapsalis et Tourigny, 2006 ; cité par CIAFT-FFQ, 2009 : 14). Quant aux travailleurs temporaires, bien qu’ils aient aussi théoriquement accès à l’assurance-emploi, le fait qu’ils travaillent souvent sur de courtes périodes et pour un nombre d’heures plus limité va également dans le sens d’une limitation de l’accès à ces prestations[65]. Plus encore, les personnes qui intègrent (ou réintègrent le marché du travail après une absence de deux ans) doivent cumuler un nombre d’heures de travail plus élevé (910 heures depuis la réforme de 1997[66]) avant d’avoir droit à des prestations d’assurance-emploi[67]. Ces conditions discriminent directement les jeunes travailleurs. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on sait que ces derniers sont, comme nous l’avons vu, surreprésentés dans le travail à temps partiel et le travail temporaire. À la discrimination systémique jouant en défaveur des travailleurs atypiques[68] s’ajoute donc une discrimination directe envers les jeunes travailleurs entrant sur le marché du travail[69]. En somme, l’assurance-emploi, reposant sur des critères non adaptés à la réalité du travail aujourd’hui, est emblématique des nombreuses difficultés rencontrées par les travailleurs à temps partiel ou temporaires en termes d’accès aux régimes publics de protections sociales[70]. On ajoutera enfin que, si l’on fait abstraction des régimes à portée universelle tels que l’assurance-maladie et la sécurité de vieillesse, la clé privilégiée de l’accès à la protection sociale réside dans le statut de salarié. Les travailleurs autonomes en sont donc généralement exclus, les jeunes comme les plus vieux[71].

La syndicalisation. En ce qui concerne l’accessibilité à la représentation syndicale et à la négociation collective, force est de constater la sous-représentation des jeunes travailleurs. À cet égard, on notera d’abord qu’historiquement ces travailleurs affichaient un taux de syndicalisation inférieur à celui de leurs homologues plus âgés. Plus encore, « une baisse importante serait même observée chez les travailleurs canadiens âgés de 17 à 34 ans entre 1981 et 2004 (Morissette, Schellenberg et Johnson, 2005) » (ISQ, 2007 : 46[72]). Certes plusieurs facteurs expliquent la faible présence syndicale chez les jeunes travailleurs. Ils travaillent davantage dans des établissements de moindre taille, dans des secteurs faiblement syndiqués, comme les secteurs du commerce, de l’hébergement et de la restauration, etc. Cela dit, « la fréquence plus forte chez les jeunes à occuper des emplois à temps partiel, temporaires et de faible durée expliquerait [aussi] leur retard face aux travailleurs plus âgés puisque ces emplois présentent une moins grande propension à la syndicalisation » (Akyeampong, 1999, cité dans ISQ, 2007 : 46). Pour s’en tenir aux données les plus récentes, on notera qu’au Québec, en 2005, le taux de syndicalisation des travailleurs à temps partiel était de 26,9 %, comparativement à 38,9 % pour les travailleurs à temps plein (Akyeampong, 2006 : 32) ; les travailleurs à temps plein avaient donc 44,6 % plus de chance d’être syndiqués que les travailleurs à temps partiel[73]. Le taux de syndicalisation des travailleurs temporaires (non permanents) au Québec est également largement inférieur à celui des travailleurs typiques : il s’établit à 32,9 % pour les travailleurs temporaires, comparativement à 36,7 % pour les travailleurs permanents (données québécoises de 2005, citées dans Akyeampong, 2006 : 32[74])[75]. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les jeunes travailleurs québécois (15-29 ans) soient, en 2005, moins syndiqués (taux de syndicalisation de 29,8 %) que les travailleurs plus âgés (44,4 %) (ISQ, 2007 : 47). On notera au demeurant la progression importante de la syndicalisation des jeunes travailleurs québécois entre 1997 et 2005. Au cours de cette période, près de la moitié (46,5 %) des nouveaux emplois des jeunes (46,5 %) sont syndiqués, alors que chez le groupe des 30 ans, seulement le quart (27,3 %) des nouveaux emplois sont couverts par une convention collective (27,3 %). Ainsi, parmi l’ensemble des emplois syndiqués qui se sont ajoutés, près de la moitié sont occupés par des jeunes (ISQ, 2007 : 46)[76]. Mais ces données ne font pas de distinction selon les statuts d’emploi et il est impossible de savoir dans quelle proportion les jeunes travailleurs atypiques ont – ou n’ont pas – profité de cette progression.

Comme les travailleurs syndiqués obtiennent généralement de meilleures conditions de travail en ce qui a trait tant à la rémunération (Cloutier, 2006a ; ISQ, 2005b ; Akyeampong, 1999) qu’aux avantages sociaux (Akyeampong, 2002), on soulignera enfin que la moindre syndicalisation des travailleurs atypiques tend à accentuer les effets délétères associés à la fragmentation des marchés du travail[77]. Cela dit, et il nous paraît important de souligner cet aspect, l’importance des clauses de disparité de traitement fait en sorte que bien souvent les travailleurs et les travailleuses atypiques dont les conditions de travail sont régies par une convention collective n’évitent pas la discrimination. Les travaux de Bernier (2007) confirment l’existence et l’importance des clauses de disparités salariales jouant à la défaveur des travailleurs atypiques dans les conventions collectives. Le double standard ne prend pas simplement la forme d’échelles de salaires différenciées. L’auteur note la présence de dispositions distinctes régissant la majoration pour les heures supplémentaires, l’absence de garantie d’un nombre réel mais minimum d’heures de travail, l’exclusion des clauses sur la protection du revenu et de l’emploi, l’accès aux avantages sociaux, etc. L’étude de Bernier permet aussi de constater la récurrence importante de clauses excluant certaines catégories de travailleurs temporaires de l’application de la convention collective (Bernier, 2007 : 9-10, 14).

Conclusion

On assiste, depuis près de trente ans, à une véritable transformation[78] du marché du travail qui propulse un nombre toujours plus grand de travailleurs et de travailleuses vers les marchés périphériques du travail. Au Québec, cette transition est marquée par un durcissement des conditions de travail qui traverse de part en part l’ensemble du système d’emploi, comme en fait foi le lent déclin des gains moyens des travailleurs à temps plein toute l’année entre 1976 et 2009[79].

Dans le nouveau contexte, comme nous avons pu l’observer, deux phénomènes se démarquent : le recul de l’emploi à temps plein et la forte croissance du nombre de travailleurs atypiques, sous toutes ses formes[80]. Cette fragmentation et cette segmentation des marchés sont associées à des conditions de travail à rabais et charcutées chaque fois un peu plus par la multiplication des statuts d’emploi (Noiseux, 2008). La dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés du travail se traduit donc par un délitement des conditions de travail des travailleurs atypiques : rémunération moindre, accès restreint à la protection sociale, aux avantages sociaux et à la négociation collective.

Nous avons cherché à mettre en relief le fait que, dans l’ensemble, cette dynamique affecte davantage les jeunes travailleurs. Dit autrement, la dynamique de centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques induit une rehiérarchisation des marchés du travail en fonction du statut d’emploi qui se fait au détriment des jeunes travailleurs. Plus encore, nous évoquons ici une rehiérarchisation des marchés du travail dans la mesure où il semble qu’une discrimination indirecte et systémique fondée sur le statut d’emploi est venue se substituer à la discrimination directe affectant les conditions d’emploi des jeunes travailleurs[81]. Ainsi, malgré l’inclusion, depuis 1985, de l’âge comme facteur protégeant contre la discrimination dans la Charte canadienne des droits et libertés[82] (qui entraînera, l’année suivante, l’abolition de taux de salaire minimum différencié pour les moins de 18 ans), malgré l’intégration, depuis 1999, de dispositions visant l’abolition des clauses de disparité de traitement en fonction de la date d’embauche (les clauses « orphelin ») dans la Loi sur les normes du travail, l’analyse révèle non seulement la persistance, mais aussi la recrudescence des inégalités touchant les jeunes travailleurs. C’est en ce sens que nous évoquons une rehiérarchisation du système de l’emploi fondée sur des mécanismes d’exploitation des jeunes dans un contexte où, historiquement, ces derniers avaient réussi à faire certains gains.

Ainsi, même si des données historiques ventilées par tranches d’âge et selon les différents segments du travail atypique se font trop rares, en colligeant les données disponibles et en croisant différentes sources force nous a été de constater l’importance – et la progression – de la surreprésentation des jeunes travailleurs dans les différents segments du travail atypique[83]. Par ailleurs, bien souvent, nous avons également pu constater qu’au sein même du sous-groupe des travailleurs atypiques, les effets délétères (en termes de niveau de rémunération, d’accès à la protection sociale, à la négociation collective, etc.) tendent à se surimposer aux plus jeunes d’entre eux. Autrement dit, une double dynamique fait en sorte que les jeunes travailleurs sont plus vulnérables aux effets néfastes liés à la centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques du travail, non seulement parce qu’ils sont plus sujets à occuper des emplois atypiques, mais aussi parce qu’il y a une polarisation des conditions de travail à l’intérieur même des emplois atypiques jouant en leur défaveur. Au surplus, on ajoutera que, dans l’ensemble, les jeunes travailleuses sont encore plus touchées par cette dynamique précarisante.

Au demeurant, et nous insistons sur ce point, la flexibilisation per se n’est pas intrinsèquement néfaste. Selon Bernier :

ces nouvelles formes d’emploi [les emplois atypiques] comportent des avantages indéniables […] elles facilitent parfois, pour les travailleurs, lorsqu’elles sont librement choisies, la conciliation travail-famille […] elles correspondent à certaines valeurs partagées notamment par bon nombre de jeunes travailleurs en permettant une plus large autonomie dans l’aménagement du temps consacré au travail.

2003b : 248

Ajoutons que ces formes d’emploi permettent également de concilier travail et étude et d’accumuler de l’expérience sur le marché du travail. Plus encore, il se pourrait même que la prolifération des emplois atypiques facilite l’intégration des jeunes au système d’emploi[84].

En fait, comme le souligne D’Amours, « le problème ou le défi actuel n’est pas tant celui posé par l’hétérogénéité et la diversification [du travail], que celui des liens à renouer entre travail hétérogène […] et protection du travailleur » (2003 : 318). À cet égard toutefois, il faut le rappeler en terminant, l’État employeur a contribué à faire en sorte que la flexibilisation par la centrifugation de l’emploi vers les marchés périphériques et la précarisation soient deux facettes d’une même réalité. Mais, surtout, l’État régulateur a montré très peu d’empressement à ajuster les régimes de protection sociale et les lois du travail – notamment la Loi sur les normes du travail, mais aussi les dispositions du Code du travail régissant les rapports collectifs de travail et l’accès à la représentation syndicale – afin qu’ils répondent aux besoins des travailleurs atypiques dans la nouvelle donne[85]. Morin ajoute : « Les "modes d’emploi", soit les différents aménagements de la relation de travail, ont grandement évolué depuis vingt ans, [mais] les définitions fondamentales retenues aux lois du travail sont demeurées ce qu’elles étaient il y a cinquante ans » (2001 : 109). Certes, il y a bien eu, au fil du temps, certaines modifications réduisant l’ampleur du traitement différencié dont sont victimes les travailleurs atypiques, mais il faut bien reconnaître qu’il s’agit là de petites mesures, d’ajustements mineurs et à portée limitée, d’un « goutte à goutte législatif », voire d’une « logorrhée législative » dont il faut souvent corriger le tir après quelques années à peine (Morin, 2001 : 127).

La très grande majorité des recommandations proposées dans les nombreux rapports[86] sur le travail atypique n’a pas été entendue. Encore aujourd’hui, la portée du principe d’égalité de traitement demeure circonscrite à certaines catégories de travailleurs. Un principe général interdisant les clauses de disparité de traitement en fonction du statut d’emploi n’a toujours pas été intégré à la Loi sur les normes du travail. Le recours à des décrets sectoriels qui permettraient l’extension d’une convention collective à l’ensemble d’un secteur d’activité est en chute libre. Des mesures qui permettraient des négociations regroupées ou l’accréditation multipatronale n’ont pas été adoptées. L’utilisation, par les employeurs, des contrats à durée déterminée est entièrement libre et non balisée, comme c’est le cas dans plusieurs législations européennes. La notion d’entrepreneur dépendant, qui ouvre le droit à la syndicalisation, n’a toujours pas été intégrée au Code du travail québécois et aucune loi-cadre n’est venue baliser les regroupements de travailleurs autonomes[87]. Plus encore, la loi n’impose aucun garde-fou contre les pratiques abusives liées au recours à des agences de placement temporaire. Plus largement, la refonte générale des lois du travail, prenant en compte les nouvelles réalités des marchés du travail, comme le suggérait notamment la commission Beaudry dès 1985, reste à faire.

En attendant, force est de constater que les jeunes travailleurs sont au coeur d’une dynamique de centrifugation qui permet peut-être l’intégration en emploi, mais une intégration marquée du sceau de la précarité.