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La revue Recherches féministes est née à l’Université Laval, il y a vingt ans, dans un contexte que l’on peut qualifier de favorable, du moins si on le compare à celui d’aujourd’hui[2]. Depuis l’Année internationale des femmes (1975), le féminisme prenait son élan un peu partout dans le monde occidental. En Amérique du Nord et dans le monde anglo-saxon, en particulier, la recherche féministe était déjà riche de milliers de travaux de recherche dans de multiples disciplines et le concept de « rapport entre les sexes » était déjà au coeur des questions soulevées. À l’Université Laval, un comité adhoc composé de femmes de tous les milieux de l’établissement (professeures, professionnelles, employées de soutien et étudiantes) avait été formé par le recteur Jean-Guy Paquet en 1979 afin d’étudier leur situation dans l’établissement et un rapport comportant de nombreuses recommandations en avait résulté[3]; dans sa suite, une coordonnatrice à la condition féminine était nommée. Puis, en 1983 naissait le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF)[4], regroupement de professeures et d’étudiantes dont le mandat concernait d’abord la recherche. Quelques années après, une chaire d’étude consacrée à la condition des femmes voyait le jour. Lorsque paraît le premier numéro de la revue Recherches féministes, revue créée par le GREMF la même année, soit en 1988, celle-ci n’est pas toute pionnière dans la francophonie quant à son intérêt pour les femmes. Elle comble toutefois un grand vide dans le domaine de la diffusion des publications scientifiques féministes dans le monde francophone[5].

Après une brève description du type de revue qu’est la revue Recherches féministes, j’exposerai, par quelques statistiques, ses principales réalisations pour chercher à saisir par la suite le rôle qu’elle joue en tant que lieu de diffusion et pour analyser l’évolution des principaux thèmes et questions abordés. En conclusion, je présenterai un bilan d’ensemble.

Les caractéristiques de la revue

La revue Recherches féministes est d’abord une revue scientifique, ce qui implique des exigences de contenu et de fonctionnement dans le contexte universitaire dans lequel elle évolue. La revue se consacre ainsi à la publication de résultats de recherche inédits et tous ses articles et notes de recherche sont soumis à un comité de lecture anonyme formé de spécialistes. La revue Recherches féministes est dirigée par un comité de rédaction composé de membres appartenant à des disciplines et champs de recherche divers et venant de plusieurs établissements universitaires au Québec et au Canada français (annexe 1). Ce comité est responsable de la politique éditoriale. Les règles de présentation des résultats doivent également correspondre à des normes strictes (on pourrait même dire arides) qui excluent l’aspect attrayant des revues de vulgarisation, mais qui n’en revêtent pas moins une grande qualité visuelle[6]. La revue peut ainsi bénéficier du soutien financier des deux principaux organismes canadien et québécois d’aide à la recherche[7]; ces derniers confirmeront d’ailleurs sa qualité au fil des ans par un excellent classement de la revue et par le renouvellement systématique de leur subvention[8].

La revue est aussi interdisciplinaire, car la condition féminine, de par sa complexité, doit être étudiée autant, par exemple, sous les angles sociologique et historique que du point de vue économique, religieux ou juridique. Nous verrons plus loin la variété des thèmes abordés pendant les vingt années de parution de la revue Recherches féministes. Elle est francophone, dans un univers où le féminisme est plus largement diffusé dans la langue de Virginia Woolf. Les rares textes acceptés d’une autre langue que le français sont donc présentés dans une version traduite. Elle revêt également un caractère international par l’origine géographique des auteures et des auteurs qui y écrivent – près du quart des signataires d’articles viennent de 22 pays en dehors du Québec et du Canada, celles et ceux de la France dominant largement avec plus de la moitié des écrits – et par sa diffusion auprès d’abonnées et d’abonnés d’une quinzaine de pays. Depuis que la revue est diffusée dans Internet (par le portail Érudit)[9], il est possible de connaître l’origine de tous les internautes qui la consultent. Il est alors fascinant de constater que la revue Recherches féministes a été visitée en 2007 par 88 384 personnes différentes, réparties sur l’ensemble des continents (annexe 2). De plus, depuis sa cinquième année de parution, l’organigramme de la revue comporte un comité international dont les membres (spécialistes dont l’origine a varié selon les périodes : France, Suisse, Mexique, Brésil, Haïti, Italie, Algérie, Sénégal et Roumanie) fournissent ponctuellement leur expertise sur différentes questions (annexe 3). La revue cherche maintenant à accentuer le rôle de ce comité.

Enfin, comme son nom l’annonce et conformément à sa raison d’être, la revue est féministe, c’est-à-dire que la perspective d’analyse des textes qu’elle publie a pour objet de comprendre et d’expliquer les rapports sociaux de sexe tels qu’ils existent dans nos sociétés, à les contester et à proposer des changements sociaux en faveur d’une meilleure égalité et équité entre les sexes.

Quelques statistiques

Quelques statistiques, présentées dans les annexes 2 à 7, permettent de tracer un portrait de l’évolution des vingt dernières années. On peut d’abord souligner que la direction de la revue a été marquée par une grande stabilité, ce qui ne peut être que bénéfique au développement d’une revue. Sa fondatrice, la professeure et anthropologue Huguette Dagenais, a été à la barre pendant les dix premières années, et depuis, trois autres professeures ont alterné à la direction[10]. Toutes sont rattachées à l’Université Laval. La périodicité de la revue étant de deux numéros par année, elle compte à son actif 40 numéros, soit 30 numéros thématiques et 10 sans thème (annexe 4)[11]. Depuis 1988, comme on peut le voir aux annexes 5, 6 et 7, la revue a publié 721 textes : 211 articles, 45 notes de recherche, 76 textes divers (notes d’action, dossiers, analyses bibliographiques, présentations de documents, etc.) et 389 comptes rendus d’ouvrages[12]. Comme les textes sont souvent le fait de plus d’une auteure ou d’un auteur, nous dénombrons 864 signataires. Si la très grande majorité sont des femmes, on n’en trouve pas moins 8 % d’hommes parmi les signataires de textes autres que les comptes rendus, ces derniers étant très majoritairement rédigés par des femmes. Si l’on exclut les comptes rendus, ces auteures et auteurs appartiennent au corps professoral des différentes universités québécoises, canadiennes ou étrangères dans 64  % des cas, 12 % sont étudiantes ou étudiants, les autres (24 %) étant des spécialistes venant de divers milieux (gouvernements ou organismes divers). Parmi les 78 % d’auteures et d’auteurs québécois et canadiens, 33 % viennent de Montréal; Québec suit avec 29 %; 7 % travaillent ailleurs au Québec et 9 %, dans le reste du Canada (surtout en Ontario, mais aussi en Acadie et dans l’Ouest canadien). La direction de la revue est située à Québec. On voit bien toutefois, par l’origine géographique de celles et ceux qui la font vivre par leur production, que la revue Recherches féministes agit comme canal de diffusion pour des scientifiques dans l’ensemble du Québec, du Canada et de plusieurs autres pays francophones.

Un lieu de diffusion stratégique

La revue Recherches féministes estime remplir un rôle de diffusion stratégique de deux façons. D’abord, elle contribue à établir la crédibilité des enjeux féministes sur des bases scientifiques. Si le rôle spécifique des militantes et des militants consiste à porter les revendications des femmes sur la place publique et dans l’arène politique, celui des chercheuses et des chercheurs est, entre autres, d’alimenter l’argumentation de ces personnes et organismes militants. S’il est toujours vrai que la force d’une argumentation dépend de la capacité de celle ou de celui qui la présente à s’appuyer sur une démonstration incontestable et des dossiers bien étayés, c’est encore plus vrai pour les femmes qui ont trop souvent à faire une double preuve de la pertinence de ce qu’elles réclament. À ce titre, la nécessité de la recherche scientifique est incontestable et son appui au mouvement féministe crucial. Notons également que la recherche féministe et son développement conceptuel et théorique se nourrissent des engagements féministes et sont alimentés par ceux-ci. Cette recherche prend le plus souvent dans la revue le mode de la recherche empirique. Les textes de réflexion théorique, méthodologique ou épistémologique y trouvent certes un espace (l’annexe 5 fait référence à près de 14 % de textes de cette nature), mais la revue publie tout spécialement des résultats inédits de recherches empiriques. Elle est donc centrée sur ce que d’aucunes appellent avec un certain agacement les « problèmes » des femmes ou, dit de façon plus péjorative, les « épiphénomènes » par opposition à la « noble » théorie. La revue Recherches féministes revendique fièrement ce contenu, d’abord parce que la recherche empirique, telle qu’elle la conçoit, ne fait jamais l’économie d’un cadre conceptuel et théorique et, ensuite, du fait que la théorie ne peut se développer en dehors des résultats des recherches empiriques. La théorie, pour être crédible, ne doit-elle pas être ancrée dans le réel? L’objectif premier du mouvement féministe consiste à briser le « noyau dur » qui résiste au changement dans les rapports sociaux de sexe et, pour y parvenir, il est certain que la théorisation de ces rapports est essentielle et centrale, mais elle ne constitue pas l’unique moyen d’atteindre l’objectif. Il est aussi primordial de débusquer les mille et une manifestations concrètes et modalités diverses, selon les contextes sociaux, de ce noyau dur pour les mettre en évidence, pour comprendre les mécanismes de leur reproduction, les dénoncer et proposer des pratiques de rechange. C’est ce que fait la recherche empirique. Cela constitue probablement la meilleure façon de nourrir et de faire émerger, dans une démarche dialectique, une théorie en prise sur les problèmes réels. Voilà le travail de milliers de chercheuses féministes qui pratiquent la recherche empirique et ont besoin d’un canal pour la faire connaître. Cette recherche est inspirée et moulée par la théorie féministe et elle contribue à la faire avancer. C’est ce que l’on peut observer à la lecture de la plupart des textes publiés.

La revue Recherches féministes est aussi un lieu stratégique d’une autre manière, soit en fournissant une tribune aux femmes qui ont fait le choix de carrière de fonder l’argumentation féministe[13]. Cette tribune est ouverte à celles dont la réputation est bien établie et qui souhaitent atteindre le lectorat féministe; elle est aussi ouverte à celles qui en sont à l’établissement de leur crédibilité professionnelle, qu’elles soient en début de carrière ou qu’elles étudient aux cycles supérieurs. Compte tenu des renseignements dont nous disposons, il est difficile de calculer la proportion de celles qui sont au début de leur carrière au moment de la publication de leur texte dans la revue, même si nous savons par expérience qu’elles sont en bon nombre. Nous savons toutefois, au vu des statistiques précédemment indiquées, que 11 % des signataires de textes appartiennent à la relève étudiante. Depuis sa naissance, la revue Recherches féministes publie un dosage équilibré de textes de ces trois catégories de chercheuses. Nous pouvons également signaler que, par l’entremise de sa page de couverture qui constitue une de ses « marques de commerce » par son aspect soigné et particulièrement esthétique, la revue apporte également à des femmes artistes une visibilité[14].

Les thèmes et les questions abordés

On peut se demander si l’analyse complexe des thèmes abordés au fil du temps par les différents numéros de la revue ne démontre pas – sauf exception, car il paraît normal que des thèmes comme la mondialisation ou les nouvelles technologies soient apparus seulement au cours des années récentes – une évolution qui correspondrait à l’air du temps. La réponse à cette interrogation n’est pas évidente. L’analyse permet cependant de percevoir la variété et la richesse des approches. Cinq thèmes reviennent à deux reprises, ce qui traduit une préoccupation importante de la part du comité de rédaction. Il s’agit de l’éducation, des pays en développement, du rapport à l’espace, de l’État et des représentations sociales.

Le classement de l’ensemble des numéros par grands thèmes se révèle très difficile à effectuer à la seule lecture de leur titre, car c’est le plus souvent l’orientation des textes les composant qui le détermine. Plusieurs numéros peuvent d’ailleurs se rapporter à plus d’un thème. Nous avons tenu compte de ce facteur dans notre classement en tentant de dégager la dominante de chaque numéro. On comprend bien toutefois que celle-ci n’en épuise évidemment pas le contenu.

Cette nuance étant faite, nous pouvons tenter la division qui suit[15]. Un premier thème que l’on peut intituler « Les femmes et le monde », regroupe six numéros : deux sur le développement, un sur la francophonie, un autre sur la mondialisation, un cinquième sur la Marche mondiale des femmes et le dernier sur le phénomène des migrations. On peut ensuite identifier un deuxième thème sous le titre de « Femmes, politique et idéologie » qui comprend directement trois numéros, soit ceux qui portent sur le rôle et la place de l’État, de même que celui sur les féminismes. De nombreux textes à l’intérieur d’autres numéros comportent cependant une forte dimension politique ou idéologique (voir, par exemple, plusieurs numéros sans thème dont Convergences, Enjeux, D’actualité ou Dé-construire le féminin, mais aussi le numéro sur les hommes ou celui qui est intitulé Féminisme, mondialisation et altermondialisation). Il en est de même du thème « Représentations sociales », qui comprend deux numéros qui traitent des femmes, surtout dans la littérature et dans les médias, mais plusieurs autres regroupés sous d’autres thèmes abordent la question des représentations (par exemple, les numéros Temps et mémoire des femmes, L’autre salut, Ils changent, disent-ils et Communications, ce dernier numéro se rapportant aussi en bonne partie au thème qui suit, soit « Le travail salarié des femmes ». Celui-ci constitue le coeur de plusieurs numéros : un premier qui porte directement sur le travail salarié et un deuxième, sur le syndicalisme; un troisième, intitulé Égales ($) devant la loi?, traite surtout, sous l’angle juridique, de l’égalité économique des femmes sur le marché du travail. On peut y ajouter le numéro Femmes et gestion, très centré sur la place des femmes dans les entreprises ou la fonction publique et les deux numéros intitulés Femmes et technologies ainsi que Sciences, ingénierie et technologie, qui auraient pu constituer un thème à part, mais qui sont consacrés en grande partie aux métiers de femmes dans ces domaines. Un thème que l’on pourrait nommer « Temps et espaces sociaux » regrouperait fort bien le numéro Temps et mémoire des femmes et ceux qui sont intitulés Lieux et milieux de vie et Territoires, de même que celui qui porte sur Les âges de la vie.

On pourrait finalement rassembler plusieurs numéros selon une tout autre logique : d’abord, les femmes dans des univers historiquement dominés par les hommes, soit les numéros portant sur la religion, sur l’État, sur la technologie, sur les sciences, sur la gestion et sur les sports; ensuite, les numéros sur les femmes dans des univers au contraire traditionnellement associés aux rôles féminins, soit les deux numéros relatifs à l’éducation, les deux concernant la famille et la maternité, ainsi que le numéro sur la santé et le numéro sans thème Féminin pluriel.

Malgré la part d’arbitraire qui a présidé à ces classements – on a bien vu que plusieurs numéros peuvent être placés sous différents chapeaux –, cela illustre bien la pluridisciplinarité de la revue qui est ouverte à l’ensemble des thèmes et des approches concernant l’étude des rapports sociaux de sexe.

Le caractère international de la revue, déjà constaté par l’origine de ses auteures et auteurs et par son lectorat, s’exprime aussi par les aires géographiques abordées dans les textes publiés. Comme on le voit à l’annexe 5, environ le tiers d’entre eux (35 % dans les numéros thématiques et 31 % dans les numéros sans thème) situent en effet leur analyse en terrain étranger par rapport au Québec et au reste du Canada, ces deux dernières aires géographiques concernant en moyenne 43 % et 9 % des textes, alors que, pour 14 % d’entre eux de nature théorique ou méthodologique, ils se situent hors de l’espace géographique. Cette tendance est encore plus marquée dans les comptes rendus dont 50 % se rapportent à un espace hors Québec-Canada (annexe 7).

Tenter de rendre justice aux principales questions abordées demandait a priori une relecture de l’ensemble des numéros, démarche qui nous semblait démesurée dans le contexte d’un court article. Nous avons décidé, en conséquence, pour alléger quelque peu la tâche, de relire les introductions rédigées par les responsables de chacun des numéros. Nous ne pouvions alors imaginer l’ampleur des retombées d’une telle façon de procéder. Nous ne pouvons que féliciter les différentes responsables, car leurs textes de présentation des numéros sont remarquables. Si l’on nous demandait lequel des numéros de la revue Recherches féministes il importe de lire en premier pour accéder au meilleur du meilleur et pour le plaisir de lire et de découvrir la revue Recherches féministes, nous répondrions ceci sans hésitation : « Plutôt qu’un numéro ou un autre (le choix serait d’ailleurs très difficile, sinon impossible à effectuer), lisez l’ensemble des textes de présentation. En 316 pages, l’essence des numéros s’y trouve concentrée et beaucoup plus. Vous pourrez, par la suite, lire les textes plus près de vos champs d’intérêt. » Cette qualité des textes de présentation n’est pas surprenante, car les responsables des numéros sont choisies à cause de leur compétence dans le domaine sur lequel portent ces numéros. Ce sont alors ces dernières qui proposent un appel de textes pertinent (même si celui-ci est discuté et remodelé par le comité de rédaction de la revue pour chacun des numéros thématiques). Ces responsables se font en conséquence à l’avance une idée des questions suscitant le plus grand intérêt et elles conçoivent dans cet appel le numéro idéal souhaité. Il va de soi qu’en fin de compte aucun numéro ne peut répondre parfaitement à cet idéal! Dans son texte de présentation, outre qu’elle situe l’ensemble des articles dans un contexte historiographique plus large, la responsable souligne alors les éléments du thème qui n’ont pas été traités et dégage ainsi des voies de recherche à venir. Cet exercice aboutit, dans un grand nombre de textes de présentation, à un panorama détaillé des recherches passées, de celles qui figurent dans le numéro et de celles qui pourraient avoir de l’intérêt, de même qu’un regard critique et une réflexion personnelle sur le thème du numéro. Plusieurs de ces textes constituent de véritables articles au même titre que ceux qui composent les numéros. On y voit jusqu’à quel point la revue a été et demeure un lieu ouvert au débat. Les multiples tendances du féminisme s’y expriment sans exclusion. Le résultat est extrêmement riche et stimulant.

Sans entrer dans le détail de chaque numéro[16], nous voulons attirer l’attention sur un certain nombre de constats qui se dégagent de ce corpus. De façon très générale, les textes ont su décortiquer l’oppression des femmes, mais jamais dans une perspective misérabiliste. Si les femmes sont souvent perçues comme des « victimes », elles ne sont pas présentées comme des victimes passives, mais bien comme des personnes voulant prendre en main leur destin et se donnant les moyens pour y parvenir. Le concept relativement nouveau d’autonomisation (empowerment), est ainsi au coeur de nombreuses recherches. La déconstruction du savoir sexiste qui a marqué la recherche scientifique depuis des décennies, sinon des siècles, fait aussi l’objet d’un bon nombre d’articles, déconstruction accompagnée de nouvelles constructions de l’objet de recherche que constituent les femmes. Par ailleurs, si les femmes sont objets de recherche, elles apparaissent bien aussi comme des sujets de l’histoire. La vaste problématique du changement social est également abondamment discutée sous un grand nombre d’angles ou de facettes, qu’il s’agisse du rôle des femmes dans cette dynamique ou de sa complexe articulation avec le changement individuel. Finalement, même si le projecteur est évidemment toujours braqué principalement sur les femmes, on ne peut passer sous silence la place omniprésente qu’occupent, dans pour ainsi dire tous les articles, les rapports entre les hommes et les femmes, plus souvent appelés « rapports sociaux de sexe ». La question de leur reproduction, comme la volonté des femmes ainsi que des auteures et des auteurs de les modifier, imprègne l’esprit de toute la revue. Leur étude n’est jamais simpliste. Comme le veut la démarche scientifique, leur analyse est nuancée et montrée dans sa complexité, ce qui n’exclut pas le fait que l’objectif final soit d’aboutir à une « petite » révolution sociale.

En plus d’un renouvellement des concepts, la revue Recherches féministes est aussi un laboratoire de nouvelles approches et de nouvelles méthodes. Si celles-ci sont, à l’occasion, quantitatives, ce sont plus souvent les méthodes qualitatives qui y sont développées. L’enquête orale joue un rôle important, car la conservation et la compilation des sources sont fréquemment axées sur le domaine public duquel les femmes ont été longtemps absentes. Elle permet ainsi de remplacer des sources souvent lacunaires pour accéder au savoir sur les femmes.

Un bilan d’ensemble

Après vingt ans, la revue Recherches féministes se trouvant mieux établie, mieux légitimée et à la fine pointe de la recherche dans le monde des publications scientifiques, on en vient à oublier le défi que représentait sa création. Démarrer un nouveau périodique et établir sa crédibilité pour en assurer d’abord la survie financière et surtout la légitimité scientifique n’était pas une mince tâche. D’autant plus que le féminisme, malgré le contexte favorable mentionné en introduction, était et est encore souvent perçu comme étant exclusivement un mouvement politique qui, par son parti pris idéologique, se situerait en marge de la démarche scientifique. Rien n’est plus faux. Les avancées de la recherche font bien sûr avancer la « cause », mais ce sont principalement la science et une meilleure connaissance de nos sociétés qu’elles font progresser. Nous avons la certitude que, grâce à la revue Recherches féministes, les rapports entre les femmes et les hommes sont de mieux en mieux compris et que l’ensemble de la société et les différentes disciplines scientifiques s’en portent mieux. En se plaçant du point de vue des femmes, la recherche féministe déplace l’angle d’observation. Elle élargit ainsi la quantité et la qualité du corpus de connaissances et permet de confronter les perspectives et d’approfondir la compréhension du monde des relations sociales. De nouveaux concepts, de nouvelles approches et des méthodes originales ont émergé de cet échange d’idées qui ne peut que profiter aux professeures et aux professeurs de même qu’aux étudiantes et aux étudiants qui s’intéressent au savoir féministe et cherchent à le faire fructifier. Car ce n’est pas fini…

La création de la revue Recherches féministes était une aventure risquée mais emballante : sa fondatrice de même que le groupe de professeures qui l’ont lancée l’ont fait avec un enthousiasme qui est toujours présent. Bref, par la collégialité et la sororité de son équipe de rédaction nationale et internationale, par la compétence des responsables des numéros, par la qualité des évaluations de nombreuses personnes durant ces vingt ans de la revue[17], par la qualité des auteures et des auteurs, par le professionnalisme de toutes les personnes qui ont contribué à la qualité de la publication[18], la revue Recherches féministes est maintenant non seulement incontournable, nécessaire et essentielle, mais aimée et attendue. On ne doit pas oublier d’en remercier les lectrices et les lecteurs qui, au fil des ans, lui ont accordé et lui accordent encore leur fidélité. Comme le souhaitait Roberta Mura dans l’introduction au premier numéro, la revue Recherches féministes « doit demeurer une revue intellectuellement vivante et socialement utile ».