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Si les vingt ans de la revue Recherches féministes sont l’occasion de souligner l’amélioration de la condition des femmes dans plusieurs domaines et le travail qui reste encore à accomplir à cet égard, cet anniversaire permet aussi de faire le point sur un aspect fondamental qui sous-tend toute communication : la langue employée, quotidiennement, pour rendre compte de ces réalités. En effet, peu importe le champ d’études, les mots pour s’exprimer sont indispensables et véhiculent des idées, des concepts, des impressions, des points de vue. Impossible de faire fi des termes employés!

En français, les débats sur la façon de dénommer les femmes ne sont pas récents certes, mais les 30 dernières années ont été particulièrement fécondes à ce sujet. Qu’il soit question de féminisation des titres, de langage non sexiste, de textes au féminin, de langage inclusif, de rédaction non sexiste ou de rédaction épicène ou encore de parité linguistique, toutes ces appellations ont pour objet de mieux manifester la présence des femmes dans la langue, car seul le fait d’être nommées permet d’exister…

Au fil des ans, des rencontres se sont tenues à l’échelle internationale (Dumais 1997; Perry 2004; Baider, Khaznadar et Moreau 2007) et ont permis à des expertes de se prononcer sur le sujet, de mettre en commun leurs travaux et de constater l’existence d’un but identique, même si certaines avenues pour l’atteindre varient parfois, chacune étant tributaire de la situation du pays, car la langue et la société n’évoluent pas parallèlement mais plutôt de manière enchevêtrée. Les changements sont donc toujours interreliés. Ainsi, la présence des femmes à des postes occupés par des hommes entraîne le besoin d’un titre féminin approprié. Dès lors, les titres féminins deviennent plus courants dans les écrits, et l’on souhaite ensuite que la présence des femmes soit manifeste non seulement dans les titres mais aussi dans l’ensemble du texte, ce qui donne lieu à un questionnement sur les manières d’y parvenir. Tel est l’essentiel des réflexions qui animent celles qui étudient la question.

Afin de faire le point sur la parité linguistique, j’ai soumis un questionnaire à huit spécialistes dont les travaux portent sur le sujet. Leurs réponses transmises par écrit ont été regroupées sous forme de table ronde. Ainsi, bien que la discussion ne se soit pas déroulée en une séance nous réunissant toutes en un seul et même lieu, les propos rapportés se complètent et procurent une intéressante vue d’ensemble. La discussion a donc réuni les expertes suivantes :

  • Edwige Khaznadar (France), professeure honoraire, docteure en linguistique et docteure ès lettres;

  • Céline Labrosse (Québec), linguiste-chercheure;

  • Fabienne Baider (Chypre), professeur de linguistique française;

  • Louise-Laurence Larivière (Québec), chargée de cours et chercheuse;

  • Michèle Lenoble-Pinson (Belgique), professeure d’université;

  • Gabrielle Saint-Yves (Québec), docteure en linguistique et consultante;

  • Thérèse Moreau (Suisse), écrivaine et consultante en rédaction épicène;

  • Pierrette Vachon-L’Heureux (Québec), linguiste, aménagiste et psycho-mécanicienne du langage;

  • Hélène Dumais (Québec), linguiste et consultante.

On remarquera dans le texte qui suit différentes façons de présenter les formes féminines. Pour respecter la manière de faire de chacune des expertes, aucune modification n’a été apportée à cet égard.

Hélène Dumais :Selon vous, quel est l’état actuel de la parité linguistique dans votre pays?

Edwige Khaznadar : En France, l’avancée paraît très moyenne et varie selon les milieux et les médias, ces derniers selon qu’ils sont de droite (pour le masculin) ou de gauche (féminin fréquent).

La désignation individuelle se fait :

  • normalement au féminin dans le domaine professionnel et commercial : la commerçante, l’agricultrice, la présentatrice, la représentante, l’infirmière…, mais on note des réticences pour éleveuse ou traiteuse;

  • souvent au féminin dans le domaine de la politique et de la fonction publique : la députée, la ministre, la juge, la conservatrice (de musée), la chercheuse…, quand il s’agit d’une femme en particulier, mais il y a des réticences qui commencent aujourd’hui à paraître surprenantes : Mme le directeur de recherche, Mme le conseiller d’État… Sauf pour professeure, proviseure, c’est la suffixation régulière par -euse ou -trice qui est choisie. On dit couramment la prof, mais on hésite pour la professeure;

  • au masculin le plus souvent dans le monde médical et militaire, qui reste fermé au féminin : le docteur, le capitaine… en parlant d’une femme. Cependant, lorsque je demande un rendez-vous auprès de la docteure UneTelle, ni médecins ni secrétariat ne manifestent de surprise.

La dénomination généralisante continue à se faire au masculin seul : le métier d’informaticien, de formateur… Toutefois, on observe de plus en plus souvent, tant dans les médias que dans le langage courant, tous et toutes, celles et ceux, parfois ils et elles. Le dédoublement féminin/masculin relativement systématisé s’observe dans les classes d’établissements scolaires et universitaires comportant une forte majorité d’étudiantes. Les dernières élections présidentielles opposant une femme et un homme ont révélé l’inadaptation du masculin le président généralisant. Mais la présidente est tombée aux oubliettes et tout le monde continue à dire le premier ministre pour une femme.

Fabienne Baider : Tout d’abord, je tiens à faire une contextualisation qui va de pair avec la situation de la parité linguistique : Chypre fait partie des pays d’Europe, avec la Grèce, la France et l’Italie, qui ont le moins de femmes dans les instances politiques (autour de 12 %).

Dans le pays où je vis, la langue (grecque) connaît un système morphologique neutre, masculin et féminin : si la parité linguistique se fait, et cela rarement, ce sera uniquement au singulier. Au pluriel, la forme du masculin pluriel (car il existe aussi une forme au féminin pluriel) est toujours employée.

Pire, une collègue m’a dit que souvent lors d’un colloque on présente les professeures au masculin. Ainsi « le professeur Untel va parler, ensuite le professeur Untel va poursuivre », alors que le second professeur est une femme (la forme la professeur existe évidemment en grec et celle-ci est supposément toujours employée lors de la référence à une personne précise). De même, on s’adresse aux étudiants au masculin pluriel, et cette formule est toujours employée pour parler des étudiants et des étudiantes. Même chose dans la presse. Dans mon département, j’ai fait appliquer la règle de toujours alterner masculin et féminin au singulier, mais j’en ai tellement eu assez des plaisanteries et des sourires en coin que je me suis arrêtée pour le pluriel.

Louise-Laurence Larivière : La situation est bonne au Québec. D’après une étude que j’ai effectuée en 2005 sur les médias surtout québécois, les termes féminins sont de plus en plus connus et utilisés de même que les doublets (noms de personnes au masculin et au féminin) plutôt que le masculin générique.

Michèle Lenoble-Pinson : La Belgique compte 4,5 millions de francophones sur 10 millions d’habitants. La féminisation dépend des métiers, des professions, des titres et des milieux professionnels. De plus, la résistance provient souvent des femmes. Les « petits métiers » (infirmière, secrétaire, coiffeuse, vendeuse…) ont toujours été féminisés. Les professions anciennement réservées aux hommes se féminisent peu à peu. La femme qui, la première, y accède garde le titre au masculin : Mme le recteur, Mme le gouverneur, Mme l’ambassadeur. Les suivantes passent généralement au féminin (sauf l’ambassadrice, qui résiste). Les femmes de lettres et les magistrates refusent souvent encore les appellations féminines. Elles restent poètes, écrivains, auteurs, avocats, substituts. À l’université, la femme reste Mme le doyen (de faculté). La forme la juge est fréquente (comme beaucoup de formes épicènes). En politique, les formes députée, sénatrice, échevine, présidente (de parti) se sont installées, pendant les campagnes électorales notamment. À noter qu’il s’agit seulement de la féminisation des appellations, jamais de la féminisation des textes (refusée unanimement à cause de sa longueur et de sa lourdeur).

Gabrielle Saint-Yves : La féminisation institutionnelle du langage a pris son essor au Québec, il y a de cela vingt-cinq ans. Depuis, on compte la parution d’un bon nombre d’articles et de guides d’écriture non sexiste de la langue qui portent sur la problématique de la féminisation et de la désexisation de la langue, le tout dans une perspective d’aménagement linguistique.

Thérèse Moreau : La parité linguistique est en Suisse une volonté politique. Les administrations dans plusieurs cantons ont obligation d’utiliser un langage paritaire et organisent des cours à cet effet. Cela commence aussi à intéresser les journalistes et les milieux scolaires. Il reste, bien entendu, des réticences que ce soit de la part de certain-e-s qui y voient une émasculation des hommes et un assassinat de la langue française, mais ces voix sont moins nombreuses et moins fortes qu’il y a quelques années.

Pierrette Vachon-L’Heureux : Le concept de parité linguistique n’est pas connu au Québec. Cette notion empruntée aux linguistes européennes est basée sur l’idée d’égalité entre les hommes et les femmes. Au Québec, du point de vue linguistique, l’activité menée dans ce domaine est la féminisation linguistique. Cette dernière est définitivement installée dans les habitudes langagières au Québec. Dans un article bilan publié en 1999 dans Français et société, les expertes du dossier à l’Office québécois de la langue française, après consultation des partenaires sociaux, concluaient que nous en étions, au Québec, à l’âge mûr de la féminisation. Depuis, le travail fait pour instrumentaliser encore davantage la rédaction épicène a permis de mettre à la disposition des écrivants et des écrivantes un guide détaillé qui faisait cruellement défaut et qui a été bien accueilli par les formatrices et l’ensemble de ceux et celles qui, dans l’administration publique ou ailleurs, ont le souci de faire preuve de parité linguistique. La féminisation des titres et des fonctions est acquise; la féminisation des textes est entreprise, mais doit être poursuivie, raffinée, travaillée.

Hélène Dumais :Quelles avancées avez-vous observées depuis les vingt dernières années en matière de parité linguistique dans votre pays? Y a-t-il eu stagnation à certains égards? Avez-vous noté un recul quant à des aspects en particulier?

Edwige Khaznadar : Les avancées signalées ci-dessus pour la France sont celles qui datent de 1997, soit il y a dix ans de cela, au moment de l’accession de la gauche au pouvoir. Le coup d’arrêt a été donné par la Commission générale de terminologie, inspirée par l’Académie française, dans son rapport de 1998, excluant le féminin des textes officiels. Voici un exemple tiré de la Constitution française : « Le président de la République est élu pour 5 ans. »

Céline Labrosse : Je répondrai ici aux deux premières questions. La parité dans les titres est acquise au Québec, bien que les formes linguistiques en tant que telles continuent d’évoluer. Ainsi, les noms communs de personnes en -eure gagnent toujours en popularité, tandis que ceux en -trice, en -euse et en -esse disparaissent peu à peu. Une nette tendance à la bivalence des formes féminines et masculines semble donc se dessiner. Par ailleurs, les dissymétries sémantiques relevées antérieurement, durant les années 70, semblent s’être dissipées : homme et femme publique, directrice et directeur, etc., renvoient aux mêmes réalités. Quant au mot mademoiselle, il semble désormais réservé aux fillettes, l’état civil étant neutralisé par madame ou monsieur.

Fabienne Baider : En ce qui concerne le français à Chypre, je sais que, lors de la conférence que j’ai donnée en 2005 sur la féminisation, l’inspectrice (chypriote) pour la langue française était tout à fait d’accord avec la féminisation. Le Centre culturel français a fait circuler aussi en 2005 un formulaire pour les emplois au féminin à enseigner aux étudiants. J’ai l’impression que, quand on parle du français, c’est plus facile d’être critique que si on parle du grec. Dans cette langue, il y a eu, apparemment, de petites avancées dans la mesure où de plus en plus de femmes remplissent des fonctions prestigieuses et où parfois le féminin se fait entendre, alors qu’avant jamais le féminin n’aurait été entendu pour la simple raison qu’il n’y avait que des hommes.

Louise-Laurence Larivière : Il y a progrès. La parité linguistique se porte bien au Québec. Dans les médias électroniques et écrits ainsi que dans les conférences et les présentations diverses, on utilise de plus en plus les doublets. Il ne reste que très peu d’irréductibles. Dans la Constitution du Québec (à être adoptée dans un Québec souverain ou pas), le député de la circonscription électorale de Mercier, Daniel Turp, a inclus les doublets sous mes directives et mentionne ma participation : ce sera donc la première constitution d’un pays qui tiendra compte, dans son libellé, de la dénomination des femmes et des hommes.

Michèle Lenoble-Pinson : On note en Belgique des progrès depuis 1994 (rappelons qu’en juin 1993 il y avait eu un décret et, en décembre 1993, l’arrêté d’application). En 1994, a eu lieu la publication du Guide de féminisation, Mettre au féminin, que j’ai préparé pour le Conseil supérieur de la langue française. L’évolution a été telle qu’en 2005 j’ai mis le guide à jour (2e édition). J’y ai ajouté certains féminins nouveaux en -eure, à côté de la forme traditionnelle en -eur : auteure, ingénieure, professeure. Les deux formes sont employées. Dans la mesure du possible, nous respectons le désir de la femme et féminisons ou non son appellation.

Gabrielle Saint-Yves : Je me suis intéressée aux avancées en matière de parité linguistique dans les dictionnaires publiés au Québec et voici un résumé de mes observations : les lexicographes québécois Claude Poirier (Dictionnaire du français québécois) et Jean-Claude Boulanger (Dictionnaire québécois d’aujourd’hui) ont cherché à introduire dans leur dictionnaire respectif des termes féminins pour toutes les carrières et professions, y compris une terminologie proposée par l’Office québécois de la langue française. Leurs dictionnaires ont accueilli ces nouvelles formes linguistiques inspirées par l’idéologie féministe. De façon innovatrice, Poirier a indiqué à la fin de la définition du terme professeur un commentaire sur le mouvement de féminisation et les politiques officielles en la matière : « Comme forme féminine, l’OLF recommande professeure. » Poirier présente aussi des titres féminins tels que auteure, écrivaine, menuisière, charpentière, forgeronne, pompière, docteure, une ministre, une consule, une médecin, une mannequin, une marin. Pour sa part, Boulanger a attesté discrètement les formes professeure, auteure, docteure. Il a plutôt choisi de reconnaître leur statut officiel en construisant des exemples d’emplois de termes au féminin intercalés avec des termes au masculin : « Elle est professeure de musique. Professeur agrégé, titulaire (à l’université). Professeure de piano, de danse. »

Autre fait notable, dans l’ensemble de son dictionnaire, Poirier a opté régulièrement pour des exemples venant d’écrivaines et a ainsi parsemé le métatexte d’une présence féminine littéraire regroupant, notamment, les Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Clémence Desrochers, Madeleine Ferron, Anne Hébert, Germaine Guèvremont, Suzanne Paradis et Monique Proulx.

De son côté, le ministère de l’Éducation du Québec, fortement inspiré par l’activité féministe au Québec, a joué un rôle certain en accélérant les changements linguistiques quant à la féminisation et à la représentation des images concernant les femmes dans les définitions et les exemples illustrant les dictionnaires. On retiendra que Poirier et Boulanger, à titre de lexicographes, ont rapidement reconnu ces nouvelles tendances sociolinguistiques, et ce, dès leur émergence.

Thérèse Moreau : En vingt ans, les choses ont bien changé en Suisse, et en faire un catalogue prendrait trop de place. On dira que nous sommes passé-e-s d’une polémique sur la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions à un dictionnaire officiel des métiers au féminin et au masculin ainsi qu’à une rédaction paritaire. La parité linguistique avait perdu son momentum, mais la campagne présidentielle en France a beaucoup fait pour remettre dans le débat public l’absence de mot au féminin tel que vainqueur, vainqueuse. Je ne pense pas qu’il y ait recul, mais que, pour rester dans l’actualité, il faut que la parité linguistique fasse sens à ce moment-là.

Pierrette Vachon-L’Heureux : Les avancées constatées au Québec portent sur le recours spontané à la néologie lexicale. La connaissance de plus en plus grande des nombreux modèles de formation du féminin permet à de plus en plus nombreux locuteurs et locutrices d’oser proposer des emplois nouveaux et d’avoir recours sans vergogne à un titre au féminin. La pratique de plus en plus longue de la féminisation fait s’estomper certaines difficultés d’usage liées tantôt à la polysémie, tantôt à la connotation. La concurrence des formes féminines observée pour certaines séries de substantifs est aussi un signe de grande vitalité néologique dans le dossier de la féminisation. Toutes ces avancées ne font que témoigner du fait que la place des femmes dans le monde du travail et dans la société est maintenant acquise et que le principe de l’égalité homme-femme est très cher aux Québécois et aux Québécoises, comme l’ont si bien illustré les témoignages et les commentaires suscités par la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables en 2007.

Cependant, il y a stagnation en matière de féminisation des textes. Celle-ci n’est pas pratiquée par les administrations qui ont recours à la note placée en tête de document pour excuser le recours au masculin générique. On peut penser que ce choix est basé sur la facilité, mais il s’agit plutôt d’un manque de consensus quant au type de rédaction acceptable. C’est la raison pour laquelle la rédaction épicène vise maintenant à remplacer la féminisation linguistique des textes jugée excessive, impraticable et inefficace. La rédaction épicène exige un effort de la part de ceux et celles qui rédigent, mais au résultat les textes deviennent acceptables pour tous. Il ne faut pas bannir le masculin générique totalement et il faut développer une souplesse de forme essentielle à la qualité des textes.

Hélène Dumais :À votre avis, comment les nouvelles générations abordent-elles la parité linguistique dans votre pays? Comment devrait-on les initier à la question, si cela n’a pas été fait?

Edwige Khaznadar : Sans complexe pour la désignation individuelle. Toutefois, sauf dans le cas des classes à majorité féminine signalé, en raison de l’absence de modèle médiatique, les jeunes générations françaises restent enfermées dans le masculin dit générique. Une prise de conscience généralisée du corps enseignant paraît la condition d’un changement, mais elle semble lente.

Céline Labrosse : Les jeunes générations québécoises ont grandi avec les titres féminins… Cependant, on constate l’étonnement, l’incrédulité, voire le rejet de la règle syntaxique de prédominance du masculin sur le féminin et de la symbolique qu’elle sous-tend. À cet égard, la règle de proximité gagnerait à être davantage connue.

Fabienne Baider : La parité linguistique ne sera jamais considérée à Chypre comme un grand problème tant que la parité tout court n’existera pas : je travaille dans une université où près de 70 % sont des étudiantes, mais où l’on compte 80 % de professeurs (hommes) avec permanence et seulement 20 % de professeures. À noter que la grande instance de l’université (le sénat) est composée de 25 membres dont 2 femmes! La plupart des femmes qui ont demandé une promotion, à quelque rang que ce soit, ont dû faire face à des critiques, jugements sur leur discipline même (la dialectologie est apparemment un truc de vieux), auxquels aucun homme n’a été soumis.

Pour le changement : des cours sur le genre et la langue; des conférences données aux futur-e-s professeur-e-s; des émissions à la télévision, etc. Après le cours de langue et genre que j’ai donné à mes étudiantes en 2005, j’ai constaté que 8 étudiantes sur 10 étaient parfaitement d’accord avec la féminisation : elles appliquaient désormais la règle et m’appelaient « la professeur ». Même la secrétaire de mon département emploie depuis ce cours « la professeur ». Le problème est de décider quelle norme appliquer : la française (professeur) ou la canadienne (professeure) par exemple?

Louise-Laurence Larivière : D’après ce que j’ai remarqué chez mes étudiants et étudiantes, la parité semble un fait acquis au Québec. La meilleure façon de l’inculquer aux jeunes, c’est par l’enseignement dès le primaire.

Michèle Lenoble-Pinson : Les jeunes Belges entendent les féminins et leur oreille s’y habitue peu à peu. La féminisation progressera, même dans l’armée. Ainsi, une pharmacienne a obtenu récemment le titre de colonelle (dans le service de santé). Elle deviendra sans doute générale.

Gabrielle Saint-Yves : Dans un cours de méthodologie sur l’enseignement du français, langue étrangère, que j’enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi, les étudiants sont très ouverts à la désexisation de la langue et les étudiantes sont sensibles aux questions de parité linguistique. Ainsi, leurs choix d’outils de référence linguistique, d’ouvrages pédagogiques ou encore de livres d’histoires pour enfants reflètent cette attitude.

Thérèse Moreau : C’est là l’un des points faibles en Suisse. Si la féminisation lexicale est bien comprise et utilisée partout, l’école reste fermée à ce qui est la parité syntaxique. Les jeunes voient donc des mots au féminin à l’extérieur et parfois à l’intérieur de l’école, mais nombre d’exercices restent fondés sur des stéréotypes et sur le masculin dit universel.

Pierrette Vachon-L’Heureux : Les nouvelles générations au Québec témoignent de leur attachement au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes et ne répugnent pas à utiliser la féminisation linguistique pour témoigner de ce fait. Toutefois, les habitudes langagières règlent les usages, et les lacunes constatées dans certains secteurs de la société ne sont pas forcément corrigées par simple attachement au principe d’égalité. La féminisation lexicale est à parfaire et la néologie doit être de la partie.

La formation à la rédaction épicène doit se faire, tout comme n’importe qu’elle formation à la rédaction. Le rôle de l’école est primordial et, à l’instar des substantifs féminins que l’on retrouve maintenant dans les dictionnaires et les grammaires, les principes de la rédaction épicène doivent être intégrés à la formation générale de tous les élèves. Les textes officiels de l’administration, les textes juridiques et législatifs, les textes usuels du commerce, les formulaires proposés aux citoyens et aux citoyennes doivent être féminisés. Idéalement, les citoyens et les citoyennes doivent réclamer cette féminisation de la langue publique et forcer l’innovation. Le féminisme est un apport précieux qui contribue à l’éveil dans ce dossier.

Hélène Dumais :D’après vous, quel est, globalement, l’avenir de la parité linguistique dans votre pays?

Edwige Khaznadar : Elle ne peut que s’imposer en raison de l’évolution des mentalités, certes très lente, mais réagissant à la présence de plus en plus sensible des femmes à tous les postes professionnels, politiques et économiques en France. Cependant, pour la représentation de la femme dans le discours généralisant, s’il n’y a pas de sursaut, et celui-ci ne semble pas s’amorcer vraiment après la retombée de 1998, je n’entrevois pas de progression marquée dans un proche avenir.

Céline Labrosse : On ne peut qu’entrevoir l’avenir avec optimisme à ce sujet au Québec. Beaucoup de réalisations ont connu un vif succès. Il faudrait dorénavant aborder des avenues audacieuses qui contrecarreraient la lourdeur encore évoquée de certains textes.

Fabienne Baider : Même réflexion que précédemment : beaucoup d’avenir si la société est de plus en plus féminisée à de hauts niveaux. Plus les hommes et les femmes deviennent conscients de ces formes, plus cela fera bouger les choses. Un séminaire pour les journalistes devrait faire merveille. Je dois aussi ajouter que ce qui se passe en Grèce doit influencer ce qui se passe à Chypre, mais la situation en Grèce est analogue pour l’instant à ce qui se passe ici.

Louise-Laurence Larivière : La parité linguistique ne peut que continuer à progresser au Québec compte tenu de l’état où elle en est actuellement.

Michèle Lenoble-Pinson : La féminisation progresse dans l’ensemble en Belgique, mais elle varie beaucoup selon les milieux professionnels. Dans les services publics, dans les entreprises, elle dépend de l’attitude des chefs de service, des directeurs, des patrons, des dirigeants. S’ils sont favorables à la féminisation des appellations (pas des textes), le personnel tend à féminiser à l’écrit et à l’oral (au téléphone, par exemple). S’ils sont neutres ou hostiles, la féminisation ne progresse pas. Elle existe uniquement pour les « petits métiers ».

Thérèse Moreau : Je pense que la parité linguistique mettra encore une dizaine ou douzaine d’années pour s’établir en Suisse, mais grâce à la volonté politique qui est, je le répète, d’avoir des textes officiels paritaires, je crois qu’il y a un bel avenir.

Gabrielle Saint-Yves : On voit apparaître au Québec de nouvelles tendances visant à promouvoir la rédaction épicène où l’on encourage l’emploi de mots qui désignent aussi bien les hommes que les femmes. De nouveaux types de formulations s’inspirent de procédés de neutralisation utilisés dans la langue anglaise au Canada et aux États-Unis. Cette « féminisation légère », synonyme d’« allègement », est-elle un retour subtil à l’effacement du féminin dans les textes ainsi que dans les publications officielles dans un contexte social où la montée de la droite est une réalité concrète?

Pierrette Vachon-L’Heureux : La féminisation linguistique est installée dans les moeurs au Québec, mais son implantation dans l’ensemble des secteurs professionnels de la société est à compléter et son intégration parmi les compétences fondamentales à acquérir en matière de rédaction reste à faire. Les réalités sociales actuelles jouent en faveur d’une féminisation linguistique acquise et appelée à se parfaire dans notre société riche, pacifique et démocratique.

Hélène Dumais :Quels seraient les moyens à privilégier, selon vous, pour assurer la pérennité de la parité linguistique dans votre pays?

Edwige Khaznadar : Pour commencer, la prise de conscience en question, que les linguistes motivées doivent travailler à susciter ou à développer. Mais les milieux universitaires restent dans leur majorité réservés, considérant la question comme trop subjective, et les personnalités interrogées choisissent le masculin dit générique, toujours considéré comme « neutre » malgré l’inexactitude de l’interprétation. Les Françaises et les Français étant enclins au purisme académique, il faudrait une personnalité forte pour ouvrir le langage en France vers la parité féminin/masculin. On peut regretter sur ce point la défaite de la candidate française aux élections présidentielles, qui avait été parmi les premières à introduire le féminin à parité avec le masculin dans le monde politique en France. Je remarque cependant enfin l’introduction timide (avec des parenthèses, par exemple, les votant(e)s) de cette parité dans certains discours généralisants de candidates (toujours de gauche) aux élections municipales prochaines. Une situation concrète conduit au dédoublement. Ainsi, dans la ville de Pau, candidates et candidats aux élections municipales s’affrontent, l’une d’elles déclare : « quel que soit le maire ou la maire de Pau ». Il semble qu’en France l’impulsion soit donnée par la politique, celle-ci par ailleurs cherchant à répondre aux attentes des électeurs et électrices : le cercle vertueux commence à tourner.

Il est important pour les Droits humains, dans une société mondialisée, que la représentation linguistique de la femme soit effective et clairement répétée, ce que ne permettent pas les langues sans genre, et que permet le français.

Céline Labrosse : Une application exemplaire de la part des gouvernements.

Fabienne Baider : D’abord, des lois à promulguer pour pouvoir au moins s’appuyer sur quelque chose de concret. Ensuite, faire pression sur les médias : d’après mes quelques recherches sur les journaux, il est étonnant combien l’emploi diffusé par ces feuilles de chou peut influencer notre parler. La fréquence fait toute la différence : toute forme sera acceptée si elle est employée couramment. Enfin, enseigner à tous les niveaux (primaire, secondaire et tertiaire) la différence.

Louise-Laurence Larivière : Une utilisation systématique dans les médias, les ouvrages de référence, les manuels scolaires, la publicité, les lois et les chartes, la constitution du pays (à venir).

Michèle Lenoble-Pinson : Former les enseignants dans ce sens, inscrire la féminisation dans les programmes scolaires et veiller à son enseignement. Recommander l’usage des formes féminines dans tous les médias (presse écrite, radio, télévision, etc.), dans la publicité et dans les livres scolaires.

Gabrielle Saint-Yves : Il ne faudrait pas croire que les acquis en matière de parité linguistique sont immuables. L’histoire nous montre qu’il n’en est pas toujours ainsi. C’est pourquoi les auteures de manuels scolaires, de dictionnaires, de grammaires ainsi que les institutions gouvernementales québécoises doivent s’assurer de l’équité dans les représentations de genre dans les ouvrages de référence et dans les manuels scolaires. Il n’en demeure pas moins que la position de la France sur la question est un enjeu important pour s’assurer de la pérennité de la parité linguistique dans le monde francophone.

Thérèse Moreau : Il faut que la parité linguistique soit aussi dans les lois, les constitutions comme dans les ouvrages scolaires. Il faudrait aussi que la France, voisine de la Suisse, soit un peu plus révolutionnaire sur le sujet du langage, car sa proximité fait que beaucoup ici veulent faire et dire comme à Paris.

Pierrette Vachon-L’Heureux : Veiller à sauvegarder la parité dont la parité linguistique témoigne.

En guise de conclusion…

Que peut-on véritablement conclure d’après les témoignages présentés ci-dessus? Le processus semble en marche inexorablement, mais à des degrés divers. Ainsi, des propos des expertes interrogées se dégage un constat : la parité linguistique progresse différemment d’un pays à l’autre. En Europe, plus particulièrement en France, en Belgique et à Chypre, la féminisation s’implante petit à petit, mais avec des soubresauts. Par ailleurs, au Québec et en Suisse, les titres au féminin font désormais partie des acquis. Qui plus est, en Suisse, une volonté politique a concouru à leur implantation.

Dans le cas des textes, la situation est plus incertaine. On note fort peu ou pas de changements en France, en Belgique et à Chypre, quant à l’emploi du masculin générique. Une fois encore, le Québec et la Suisse se démarquent sur ce point : depuis un bon moment, cette question y a été abordée. Si les façons de faire sont parfois hésitantes dans la forme, le principe de base, c’est-à-dire manifester la présence des femmes dans les écrits, fait son chemin, même s’il y a stagnation par moments.

Parmi les avenues à privilégier, on retiendra la prise de conscience, la sensibilisation, l’éducation et la formation, sans oublier une réelle volonté politique de répondre aux demandes des citoyennes et des citoyens.