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Après 40 ans de revendications féministes, il est difficile d’expliquer qu’avec autant d’ardeur nous ne soyons pas parvenues à dépasser les limites imposées par le genre et que nous ayons ainsi l’impression parfois d’effectuer un retour à la case départ. Tel est le constat auquel arrive Iliana Löwy dans son ouvrage intitulé : L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, où elle tente de mettre en évidence les principaux mécanismes de maintien de la subordination des femmes et de la domination des hommes sur les femmes érigée en modèle à suivre qu’elle décrit comme « l’emprise de l’homme dans la tête » (p. 63).

Ilana Löwy est une historienne des sciences, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) à Paris et coauteure d’un ouvrage remarquable paru en 2000 : L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin. Dans le présent livre, elle poursuit sa démarche critique des sciences et des thèses biologiques à travers un plaidoyer convaincant des relations de genre au sein des sociétés contemporaines. Suivant la dichotomie sexe (catégories biologiques liées à la nature des hommes et des femmes) et genre (catégories culturelles liées au masculin et au féminin), Löwy effectue quelques mises au point relativement à l’essoufflement du féminisme contemporain. Contrairement à la position de Judith Butler (1990), qui rompt avec le féminisme de l’égalité (sans pour autant s’allier à une vision essentialiste), la thèse de Löwy approfondit l’analyse de la lutte contre la domination masculine et propose de réformer le féminisme contemporain au regard des contradictions instaurées par la question de nature, du biologique et de la reproduction humaine (p. 52).

Löwy poursuit ainsi la réflexion amorcée en France par Delphy dès le début des années 90, qui donne préséance au genre sur le sexe dans sa désormais célèbre phrase (2002 : p. 94) : « Le genre précède le sexe. » Rappelons que la thèse de Delphy (2001) remet en question le présupposé selon lequel le sexe demeure une donnée première et immuable à partir de laquelle le genre serait accolé. Elle pose la préséance du genre sur le sexe en soulignant que le second n’existe que parce que la société le construit en tant que tel à partir du premier. Ainsi, selon cette thèse, la différence biologique n’entrerait pas en compte dans la domination masculine. Au contraire de tout ce que l’on perçoit au quotidien (la différence des corps, des cycles biologiques, la reproduction, etc.), les dimensions biologiques auraient peu à voir avec la catégorisation sociale. Löwy fait une démonstration admirable de cette thèse en renouvelant la façon de penser l’emprise du genre masculin pour marquer la différenciation entre les sexes.

Löwy remet en question la très prégnante stabilité de la différence entre les sexes, instaurée par la hiérarchie du genre sous le vocable des « privilèges que l’on accorde toujours au masculin dans nos sociétés occidentales », précise t’elle en quatrième de couverture. Les privilèges associés au masculin seraient ainsi illustrés à la manière des têtes de l’Hydre, une sorte d’Hydre de la discrimination, qui « repoussent, dès qu’on les a coupées » (p. 60). Rappelons que l’Hydre est non seulement une figure de la mythologie grecque, mais elle est également liée à l’allégorie du cancer, ce qui nous rappelle les travaux de Löwy sur la maladie et les métastases de la hiérarchisation du genre, faisant échouer la marche des femmes vers l’égalité.

Ainsi, souligne Löwy, malgré les très importantes conquêtes de femmes occidentales, ces dernières n’ont pas encore acquis l’assurance de l’égalité faisant apparaître inlassablement une forme asymétrique de genre. Soulignant, d’une part, la compétition des hommes autour de la capacité d’agir sur le monde extérieur (« ils ont un sexe ») et, de l’autre, l’association continue des femmes au corps sexué (« elles sont un sexe »), Löwy précise que les femmes sont toujours perçues pour être inséparables de la relation à l’autre sexe (masculin), à la maternité et à une certaine intériorité. Löwy montre ce dualisme asymétrique en s’inspirant des plus grands paradoxes des inégalités fondés sur la masculinité et la féminité.

La manière dont se produit cette reproduction asymétrique du genre constitue en quelque sorte la question centrale du livre. Löwy passe ainsi en revue les principaux lieux de ce creuset asymétrique de genre : depuis la socialisation différenciée des filles et des garçons relativement aux règles de séduction; puis de la gestion des corps par rapport à la médecine et à la science; des qualités valorisées excluant les femmes dans le monde professionnel; et, enfin, autour de la distribution du pouvoir chez les couples hétérosexuels.

L’ouvrage débute par une note biographique à propos du déni de l’intériorisation de l’oppression des Juifs au cours des années 60 et 70 en Pologne, communauté d’origine de Löwy. Celle-ci propose ensuite un parallèle avec l’oppression des femmes. « En prenant conscience que les discriminations contre les femmes ne touchent pas que les autres, j’ai également pris conscience des affinités entre antisémitisme et sexisme », précise Löwy (p. 25). « Les Juifs dans une société antisémite, comme les femmes dans une société sexiste, sont formés – ou plutôt déformés – par la menace permanente de l’agression », affirme-t-elle (p. 26). D’où le constat très simple, à son avis, selon lequel « toute discrimination est inacceptable » (p. 30).

Le premier chapitre porte sur l’invisibilité dans la reconnaissance des rôles, des identités et de la reproduction des discriminations. Le deuxième traite de l’éducation, de la socialisation à l’hétérosexualité sous l’emprise de « l’homme dans la tête ». Le troisième chapitre explore la politique des inégalités à l’égard des femmes. L’auteure y développe le principe de la hiérarchie du genre dans sa relation à l’esthétique relativement à la séduction, à la chirurgie esthétique et à son industrie, au culte de la minceur et au double standard du vieillissement. Le quatrième chapitre aborde l’intériorisation du genre dans le contexte de la science, particulièrement de celle des hormones et de ses effets sur l’identité. Thèse reprise de sa contribution à l’ouvrage L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin. (Gardey et Löwy 2000), qui souligne l’impossibilité pour la science d’intégrer les particularités de l’intersexualité et de la transsexualité. Le cinquième chapitre pose le corps hormonal des femmes (hormones, contraception hormonale, déséquilibre hormonal, assistance médicale à la procréation, ménopause) au centre de la reproduction des inégalités. Le sixième chapitre met en perspective l’inégalité de genre dans le contexte professionnel contemporain. Enfin, le septième et dernier chapitre présente les nouvelles formes de discrimination contre les femmes sous la forme du consentement mutuel à l’égard du travail salarié, de l’hétérogamie, du divorce et du couple. En conclusion, Löwy met en scène le pouvoir du mythe de l’égalité des sexes à travers le développement de l’allégorie de l’Hydre.

Ce livre, au coeur des débats du féminisme contemporain, a le mérite de faire une synthèse ambitieuse et critique des fondements actuels de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Certains débats mentionnés dans cet ouvrage sont inscrits dans la relation nature/culture et la distinction sexe/genre mais aussi au coeur du débat féministe entre l’égalité et la différence. Löwy montre bien que le maintien des inégalités et des préjugés contre les femmes a largement désorienté la destinée de l’égalité. Elle revisite la critique féministe contemporaine des thèses sur l’identité des femmes et l’éducation des filles, sur les images du corps et le vieillissement, sur la santé et la sexualité de même que les thèses sur le travail des femmes et son articulation autour de la famille et du couple. Löwy effectue une mise à jour très honnêtement fouillée du féminisme actuel à l’aide d’un point de vue critique et analytique.

Un bémol cependant concerne son analyse des technologies de reproduction qu’elle assume comme une contribution à l’égalité de genre. Elle écrit : « Les débats sur les techniques d’AMP (d’assistance médicale à la procréation) se sont centrés sur ses aspects considérés comme les plus problématiques – recours à une mère porteuse, recherches sur l’embryon humain… les aspects techniques de ces approches ayant, eux, rarement été débattus » (p. 154). Rappelons, d’une part, que ce débat a introduit une querelle au sein du féminisme durant les années 80, qui a opposé celles qui suggéraient que les technologies de reproduction libèrent les femmes de la maternité à celles qui, au contraire, y voyaient davantage d’inégalité et de soumission à une naturalisation du désir d’enfant (Delaisi de Parceval et Janaud 1983). Bien qu’il ait été énoncé, ce débat demeure peu discuté dans l’ouvrage de Löwy, qui prend position en faveur des technologies de reproduction avec le monopole d’une « assistance médicale à la procréation » qui, elle, débouche, selon nous, sur la médicalisation accrue du corps des femmes par une médecine de plus en plus interventionniste, prédictive et palliative. D’autre part, les aspects techniques énoncés par Löwy portent sur des techniques employées pour vaincre les causes d’infertilité masculine. C’est ainsi qu’elle constate une égalité de genre dans le fait que « la fertilité masculine décroît elle aussi (tout comme chez les femmes) avec l’âge » (p. 55), argument plutôt faible pour fonder le recours aux technologies de reproduction. Heureusement, cette critique de la médicalisation du corps des femmes est largement dénoncée dans d’autres chapitres, notamment dans ceux qui portent sur le recours à la chirurgie esthétique et aux thérapies hormonales. L’ouvrage de Löwy, bien qu’il soit faible sur certains plans, a néanmoins le courage de reposer la question de l’égalité cette fois dans les termes d’une analyse du genre.