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Le moins que l’on puisse dire, c’est que Yolande Geadah ne craint pas les sujets délicats et controversés si l’on en juge non seulement par la présente publication mais également par les précédentes, chez le même éditeur, qui portaient sur les femmes voilées (1996) et sur la prostitution (2003). Dans ce livre d’une grande concision, l’auteure réussit à circonscrire les différents facteurs qui permettent de comprendre le contexte québécois de ce qu’il est convenu d’appeler les « accommodements raisonnables » tout en situant la dynamique qui sous-tend le débat dans une perspective plus globale qui touche à la démocratie et au pluralisme. Le ton incisif et l’argumentation précise remettent en quelque sorte les pendules à l’heure, notamment en relativisant le phénomène des revendications religieuses et en soulignant les exagérations médiatiques autour de ce phénomène.

L’argumentation se déploie sur six chapitres. Dans les deux premiers chapitres, l’auteure montre que les accommodements raisonnables reposent sur des notions de droits individuels. Pour des raisons complexes et multiples, des dérives se sont produites et elles ont débouché sur des revendications religieuses plus larges, ce qui a donné prise au débat que l’on connaît. Ce dernier se déroule dans le contexte d’une immigration accrue et de plus en plus diversifiée au Québec et au Canada, mais surtout de la montée des intégrismes religieux qui donnent lieu, parfois, à ce que l’auteure appelle le « double piège du racisme et du relativisme culturel » (p. 28). Il devient en effet difficile, dans un tel contexte, d’émettre des doutes sur le bien-fondé de certains accommodements sans se faire traiter de raciste ou de xénophobe. La façon dont l’intégrisme utilise le corps des femmes est particulièrement révélatrice à cet effet en même temps que source de confusion. C’est la raison pour laquelle il importe, notamment dans le domaine religieux, de faire les distinctions qui s’imposent entre, par exemple, orthodoxie et intégrisme religieux, ce dernier cherchant à manipuler le religieux à des fins politiques et à imposer ses valeurs dans l’espace public (p. 26). Quelquefois, évidemment, la ligne qui sépare les deux approches est mince, particulièrement lorsque les enjeux de la société pluraliste sont déformés par les médias.

Un de ces enjeux s’articule, comme l’auteure le montre aux troisième et quatrième chapitres, autour de la laïcité. Or ce concept correspond à des réalités passablement différentes selon que l’on se situe en France, aux États-Unis ou encore en Turquie – seul exemple de laïcité formelle dans le monde musulman. Toutefois, quelle que soit la forme que prend la laïcité, comme l’indique le titre du troisième chapitre « La laïcité : un processus conflictuel », ce processus n’est pas exempt de conflits : les cas du voile islamique en France et en Turquie sont révélateurs de ces conflits. Remarquons, une fois de plus, la façon dont les intégrismes religieux instrumentalisent le corps des femmes dans leur tentative de remettre en question la laïcité.

Il faut impérativement rattacher tout ce débat sur les accommodements raisonnables à la tension entre les droits individuels et les droits collectifs. Dans le cinquième chapitre, Yolande Geadah montre que les cas ayant fait l’objet de controverses dans les médias ne posent pas problème lorsqu’on les considère sur le plan des droits individuels, mais qu’ils remettent en question les acquis lorsqu’ils sont projetés sur un plan collectif (p. 59). Ainsi, le port du turban par les sikhs au sein de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), ou encore celui du hijab par des sportives, équivaut à introduire des symboles religieux dans le cadre de fonctions séculières [et à compromettre] le modèle d’une société civile dont les règles sont impartiales et applicables également à tous (p. 63). Cette remarque est particulièrement éclairante et aide vraiment à poser un regard critique sur l’approche juridique actuelle axée sur la liberté individuelle. Certains des jugements qui ont été rendus au cours des dernières années s’expliquent par la combinaison de ce type d’approche et d’une vision essentialiste des religions qui assimile les symboles religieux aux valeurs de ces dernières.

Les accommodements sont vus par plusieurs comme des mesures qui favoriseraient l’intégration des immigrants et des immigrantes. À cet argument, Yolande Geadah montre, en citant le cas des juifs hassidiques qui ont bénéficié de multiples accommodements, que ce n’est pas toujours le cas. L’isolement volontaire dans lequel cette communauté s’est maintenue n’est pas un problème tant qu’il ne s’agit que d’une communauté. C’est la généralisation de cette démarche qui pose ou qui poserait problème. En somme, des accommodements raisonnables seront toujours nécessaires, mais ils doivent être conçus de façon à favoriser l’intégration. Les dangers de l’enfermement identitaire sont soulignés dans le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage dans lequel, de façon très pragmatique, l’auteure propose quelques balises pour l’action, balises qui découlent de l’ensemble de son argumentation. On remarque notamment le regard critique porté sur la judiciarisation des questions des droits et des libertés, sur le désengagement de l’État devant la nécessité de l’intégration économique des nouveaux immigrants et immigrantes et, enfin, un appel à la flexibilité.

Cet ouvrage a été publié avant la tenue des consultations publiques de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles et le présent compte rendu a été rédigé avant la publication du rapport des commissaires Taylor et Bouchard. Quoi qu’il en ressorte, Yolande Geadah aura offert, par ce courageux ouvrage, des outils d’une très grande pertinence pour qui veut réfléchir sur certaines des dynamiques sociales les plus sensibles actuellement au Québec et ailleurs dans le monde. Elle aura ainsi apporté une contribution citoyenne très valable aux efforts à déployer pour la construction et surtout le respect d’un espace public commun.