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Marie-Hélène Bourcier, désormais bien connue avec Queer Zones 1 et 2 (2006 [1re éd. : 2001] et 2005), complète sa trilogie avec Queer Zones 3. On y trouve un collage de textes et d’entretiens, originaux ou déjà publiés, qui constituent des unités indépendantes que Bourcier présente dans son préambule comme des pièces d’une « Play List » (p. 11) à choisir aléatoirement. Dès ces premières lignes, le ton est donné : critique, truffé de néologismes et d’emprunts à l’anglais. Bourcier précise d’ailleurs qu’elle « essaie de trouver une écriture parlée, burlesque, qui puisse pas être gobée par l’académique et dans un français parasité par l’anglais » (p. 148). Malgré ce souci, le livre demeure hermétique pour les néophytes qui ne manient pas avec autant d’agilité et d’érudition que l’auteure les Wittig, Braidotti, de Lauretis, Hall, Foucault, Barthes, Derrida, Freud, etc., pour les encenser ou les critiquer.

L’entreprise peu orthodoxe de Bourcier n’a toutefois pas empêché la constitution de onze chapitres cohérents rassemblés sous trois sections : « Modernisme et féminismes », « Ready for the cultural turn? » et « Yes we queer! » Le fil conducteur qui les traverse concerne la critique de l’universalisme français et son imperméabilité aux productions culturelles alternatives et aux subcultures minoritaires qui représentent pourtant un capital politique à investir. La première section examine cet universalisme et propose deux chapitres qui critiquent les postulats modernes, élitistes et exclusifs qui subsistent dans le champ culturel et féministe en France. Après un rappel historique des débats entre féministes différencialistes et radicales matérialistes, l’auteure montre que la France demeure fermée aux idées féministes. Cet « antiféminisme » (p. 23) se traduit dans la culture française dans laquelle certaines productions culturelles sont valorisées, financées, etc., et d’autres non. C’est à travers l’exemple des films de Catherine Breillat que Bourcier déplore ce qu’elle nomme le « haut modernisme français », demeuré intact en France à cause de la relative absence des études féministes et culturelles (p. 32 et 40). Cet art moderne se caractérise par une recherche d’objectivité, d’universalité, de désengagement politique et propose une vision de la culture élitiste, raciste, classiste et sexiste (p. 35-37).

Bourcier, dans son deuxième chapitre, précise que la France n’est pas seule à avoir raté son tournant culturel pour sortir du modernisme : c’est également le cas du féminisme français (p. 63). Bien qu’elle adhère à certaines idées des féministes matérialistes (Wittig, Delphy, Guillaumin, Mathieu), Bourcier les accuse de réductionnisme à travers leur « approche super-structurale » de la culture. Cette approche (marxiste) simpliste des industries culturelles vues comme « l’opium des connes » réduit le pouvoir d’agir des femmes considérées comme trop « dupes » pour voir le subterfuge (p. 67). C’est à cette vision homogène du rapport entre femmes et culture qu’entend remédier Bourcier en adoptant une approche plus complexe (foucaldienne) du pouvoir. La culture populaire, bien qu’elle soit « genrée » et ait été créée par et pour les hommes, ne peut être rejetée en bloc, au risque de se priver d’espaces alternatifs de résistance. Les femmes ne sont pas que les réceptacles passifs d’une culture sexiste; elles prennent part aux processus de déconstruction et de reconstruction des productions culturelles et le croisement entre études féministes et culturelles permet cette lecture nuancée :

On s’éloigne des stratégies escapistes (dont l’objectif est de sortir du « patriarcat ») ou rétrospectivistes (chercher la femme invisibilisée et cachée dans le passé ou l’histoire) au profit d’une stratégie de production de nouvelles représentations des genres que favorisent la culture de masse ou des micromédias plus accessibles. Pour en arriver là, il fallait certes déborder le marxisme vertical, la diabolisation des industries culturelles qui contrôlent tout, mais aussi avoir redéfini la culture. Il fallait se défaire d’un déterminisme où les superstructures gagnaient à tous les coups par rapport à une base bien souvent réduite au reflet de la superstructure.

p. 69-70

Cet échec des matérialistes à concevoir le pouvoir d’agir des femmes dans la culture populaire à partir d’une vision moderniste (p. 73-74) est symptomatique d’une problématique plus large en France par rapport aux subcultures qui demeurent non reconnues.

C’est la raison pour laquelle Bourcier, dans la deuxième section de l’ouvrage, invite à prendre ce virage culturel grâce aux études culturelles. Cette section comporte un texte et deux entretiens dans lesquels Bourcier montre que les études culturelles viennent brouiller le sectarisme disciplinaire des universités françaises et écorchent au passage, grâce aux analyses anti-oppression et politiques qui les caractérisent, la fiction nationaliste et universaliste de la France, d’où la menace importante qu’elles constituent (p. 87-89). Les subcultures et les études culturelles sont des « armes » précieuses pour les groupes minoritaires dans leur désir d’autonomisation (empowerment) et de résistance à l’égard des systèmes dominants (p. 102-103). Cette section permet d’approfondir ce que sont les études culturelles, leur genèse, leurs liens tendus ou collaboratifs avec d’autres approches telles que le marxisme ou l’« intersectionnalité » (p. 116-118), leurs limites et leur potentiel heuristique si elles parviennent à dépasser le niveau micro sur le plan politique (p. 136-141 et 168-169).

La troisième section du livre regroupe six textes portant sur des questions de sexes, de genres et de sexualités. Le sixième chapitre revient sur la guerre des sexes (sex war) féministe concernant l’industrie du sexe. Après un rappel des postures en jeu, Bourcier présente les développements d’une pornographie féministe soucieuse des droits des travailleuses du sexe (p. 180-182). Ce chapitre permet de revisiter d’autres controverses, comme celle qui entoure les politiques identitaires. Alors que ces dernières représentent d’importants outils pour les groupes marginalisés, l’auteure rappelle qu’ici encore la France fait figure d’exception : sa réaction épidermique anticommunautariste aux politiques de l’identité reflète son réflexe nationaliste, universaliste et exclusif (p. 187-189). Bourcier invite à reconsidérer positivement ces politiques et leur complexité grâce aux analyses intersectionnelles.

Dans le septième chapitre, Bourcier s’intéresse aux masculinités non hégémoniques trans, queers et genderqueers. Il s’agit de masculinités sans hommes « cisgenres » et « cissexuels » (les hommes cisgenres et cissexuels sont des hommes désignés mâles à la naissance et qui conservent leur sexe et leur genre, par opposition aux hommes transgenres et transsexuels : voir Baril (2009b : 283-284)). L’auteure soutient que les « technologies des transmasculinités », au-delà des discours parfois essentialistes sur le genre qui les traversent, poussent les théories féministes et queers à considérer leurs angles morts sur les corporéités. Ce chapitre explore les controverses internes des communautés et des études trans (p. 200-202), de même que celles qui touchent les féministes, dont certaines considèrent les changements de sexe comme le résultat et la reconduction des stéréotypes « genrés » (p. 202-206). Pour Bourcier, ces nouvelles masculinités démantèlent l’hétérosexisme grâce à ces corps réinventés, à leur visibilité et à leur sexualité (p. 214-216).

Dans l’entretien qui suit (p. 217-229), Bourcier relate les influences de la pensée de Butler sur la naissance des théories queers. Elle distingue deux vagues à cet égard : la première, inspirée des travaux de Butler, et la seconde, née des critiques trans concernant sa théorie de la performativité du genre. Bourcier, qui se réclame de la seconde, prend ici ses distances par rapport à l’oeuvre butlérienne.

Le neuvième chapitre propose une analyse croisée des notions de genres, de classes et de races dans les sexualités BDSM (bondage/discipline/domination/ soumission/sadisme/masochisme). L’objectif est clair : « interroger le potentiel micro et macropolitique du BDSM » (p. 231). Pour quelles raisons les pratiques BDSM, leur déstabilisation et leur resignification des relations de pouvoir n’ont-elles pas conduit à un investissement des sphères politiques officielles? Pour répondre à cette interrogation, Bourcier explore l’idée de consensualité et de contrat développée dans le BDSM et effectue une généalogie du « fétichisme ». Elle rappelle que les premières occurrences du terme « fétiche » faisaient référence aux peuples « altérisés » et à leurs cultes, dans un cadre « raciste eurocentrique » (p. 261). Freud et Lacan ont ensuite investi ce terme d’une connotation sexiste et sexopathologique (p. 261-267). Le BDSM, avec ses jeux de rôles basés sur des catégories raciales, « genrées », de maîtres et d’esclaves, offre un potentiel pour resignifier ces catégories, mais, pour ce faire, il devra rendre visible cette subculture (p. 269-279).

Le dixième chapitre plonge dans un débat transversal aux mouvements sociaux, dont le mouvement lesbien, gai et bisexuel (LGB), quant aux meilleures stratégies politiques à adopter : alors que certaines personnes optent pour des stratégies réformistes (« assimilationnistes »), d’autres demeurent critiques à l’égard de ces dernières. L’exemple choisi pour illustrer ce différend est le mariage gai et les droits homoparentaux. Bourcier présente les caractéristiques et les effets pervers du courant réformiste « homonormatif » (p. 282-283) pour qui le cadre juridique constitue les moyens et la fin d’une bataille pour l’égalité. Quelles sont les personnes oubliées dans ce droit au mariage gai, quels modes d’intimité, d’engagement et de sexualité sont délégitimés dans ces demandes? Pour Bourcier, cette approche juridique est « restrictive, renaturalisante et dépolitisante » (p. 283) et comporte plus de limites que de bienfaits, ce qui la conduit à promouvoir une lutte non homonormative (p. 287-288).

Le dernier chapitre offre une critique de la pensée de Butler qui a nourri celle de Bourcier depuis 1995. Sa thèse est la suivante : les travaux récents de Butler « défont » ses premiers écrits (p. 293-331). L’insistance de Butler au cours des dernières années quant aux possibilités de resignifier certaines notions, telle l’universalité, entre en contradiction avec la critique qu’elle en faisait auparavant. Bourcier pointe les lacunes des théories de la performativité du genre et le constructivisme épistémologique que Butler adopte, bref elle effectue une critique de son oeuvre, informée par les analyses transactivistes, qui était absente de Queer Zones 1 (2006 [1re éd. : 2001]) et Queer Zones 2 (2005).

Qu’il s’agisse des critiques faites aux féministes différencialistes, matérialistes, de la première vague queer ou à l’endroit de certains courants (« homonormatif ») dans les mouvements sociaux, la généalogie de Bourcier met peu en lumière leurs réussites. Elle n’est pas la seule; rappelons les exemples de Duggan (2004) et de Puar (2007) qui dénoncent l’« homonormativité » et l’« homonationalisme » ou la jeune Butler qui insistait davantage sur le deuxième volet de sa philosophie politique, soit la critique des catégories identitaires (Baril 2009a). La « seconde » Butler met plus l’accent sur le premier volet de sa philosophie : la nécessité d’utiliser ces catégories. Elle soutient aussi que l’universel peut être resignifié, et c’est justement ce qui agace Bourcier : le fait que Butler semble moins catégorique concernant les tendances réformistes et qu’elle envisage la resignification de l’immuable pour Bourcier (l’universalité). Cette vision négative univoque de l’universalité et des revendications réformistes, parfois endossée par des poststructuralistes et queers comme Bourcier, présente une contradiction : si, à partir de telles approches, des insultes (queer) peuvent faire l’objet de réappropriations subversives par les groupes marginalisés, comment expliquer l’impossibilité de resignifier l’universalité ou des institutions comme le mariage?

Au final, il est légitime de se demander dans quelle mesure les critiques envers certaines stratégies politiques (différencialiste, réformiste, révolutionnaire) sont constructives. Les critiques formulées par Bourcier, bien qu’elles éclairent pertinemment des points d’ombre de ces stratégies, favorisent peu le dialogue. Si l’on adopte le postulat intersectionnel selon lequel les systèmes d’oppression s’enchevêtrent et sont alimentés par plusieurs facteurs, comment justifier le rejet de multiples formes de résistance au profit d’une stratégie politique unique? En ce sens, Queer Zones 3 échoue là où il excelle; en légitimant les diverses formes de résistance dans les subcultures, Bourcier oublie que, en dehors de ces marges, les efforts déployés dans les luttes pour l’égalité, qu’ils soient réformistes ou autres, sont aussi légitimes et peuvent contribuer aux changements sociaux, comme l’ont montré les luttes féministes ou LGB pour les droits homoparentaux et le mariage gai (Nicol 2005). Malgré cette dérive, Queer Zones 3 réussit à secouer les idées reçues des théories et des politiques anti-oppression, en prenant le « tournant culturel » et en endossant des analyses intersectionnelles qui, loin de demeurer abstraites, sont ancrées dans l’urgence d’une transformation globale.