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Autour de la table, dix femmes pétulantes discutent avec animation en grignotant des croissants. Elles occupent toutes des fonctions intermédiaires dans les services de ressources humaines (RH) de grandes organisations publiques et privées québécoises. En sourire et en tailleur seyant, aucune n’a plus de 50 ans. La conversation est emportée, rythmée par le cliquetis des beaux bijoux et le tintement des tasses sur les soucoupes. Le café est resservi assidûment. Les convives sont consultantes, responsables ou conseillères en RH; et le sujet qui les anime concerne les meilleures méthodes pour « coacher et soutenir » les cadres supérieurs ayant à faire face à des « employés difficiles ». Avec enthousiasme, chacune relate des cas vécus, soumet des solutions, offre ses réflexions sur la manière optimale « d’accompagner », « d’épauler », « de guider » et même « d’aider » les cadres qui en ont besoin. On se soucie du fardeau de travail des gestionnaires de haut niveau, on se préoccupe de leur santé mentale; on souligne qu’il faut « leur faire attention ». Seule la business étiquette empêche la discussion de devenir cacophonique. Le ton est aussi sérieux qu’engagé. Le sujet passionne. Certainement, les spécialistes des ressources humaines prennent bien soin des cadres qu’elles assistent.

Soudain, au milieu de cet échange exubérant de conseils et de recommandations, l’une des femmes – la moins volubile de la tablée – élève la voix : « Attention mesdames, on devient maternelles! On ne veut surtout pas se faire prendre pour des mamans! » Un silence stupéfait tombe un moment sur le groupe de conseillères. Puis une autre renchérit : « J’haïs ça quand les gens disent qu’on est les mamans de l’entreprise! » Avec force exclamations, chacune des femmes présentes approuve : « Non. Oh non! Nous ne sommes pas les mamans de l’entreprise »…

En compagnie des femmes à ma table, je participe à un petit-déjeuner réseautage sur le thème du « coaching d’affaires » organisé dans le contexte d’un grand congrès de RH. Autour de nous, dans le hall de l’hôtel où a lieu le congrès, des dizaines de tables identiques rassemblent par petits groupes des centaines de conseillères et de conseillers – mais surtout des conseillères – absorbés dans le rituel de la « conversation-croissant ». J’observe la scène avec attention, même si elle m’est familière… Car j’ai maintenant l’habitude de ce type d’événement : depuis 2009, habillée d’un persévérant tailleur, je mène une recherche ethnographique en anthropologie critique sur le milieu québécois des spécialistes des RH. La recherche porte sur la place de la conflictualité dans l’expérience de travail des professionnelles et des professionnels en ressources humaines québécois. Comme observatrice participante, durant près de trois ans, j’ai assisté à 41 événements du monde des RH; conférences, congrès et colloques… J’ai parcouru les foires commerciales de l’industrie, j’ai participé à des formations et à des séminaires en tous genres, je me suis soumise à des séances de coaching ou de motivation et j’ai pris part à des activités de réseautage comme celle-ci. J’ai réalisé une cinquantaine d’entretiens informels semi-dirigés lors de ces activités d’observation, majoritairement auprès de professionnelles et de professionnels des RH. J’ai aussi conduit plus formellement des entrevues individuelles non directives avec 62 actrices et acteurs importants de l’univers des RH, soit 41 hommes et 21 femmes :

  • vice-présidents ou vice-présidentes des RH;

  • directeurs ou directrices des RH de grandes corporations privées et d’organisations publiques;

  • responsables d’associations professionnelles;

  • consultants ou consultantes connus;

  • professeurs ou professeures;

  • expert ou expertes;

  • accompagnateurs ou accompagnatrices (coachs);

  • gourous vedettes de l’industrie RH.

Les entretiens enregistrés ont duré en moyenne 90 minutes chacun et se sont tenus sur les lieux de travail des personnes interviewées. Les propos des répondants et des répondantes ont été recueillis comme des récits d’expériences librement dirigés autour de quatre axes : 1) le parcours personnel de la personne interviewée; 2) la perception de sa fonction; 3) le sens donné à sa pratique professionnelle; et 4) la professionnalisation des RH. Par cette fréquentation ethnographique de la nébuleuse « RH », je tente de tracer le portrait d’une culture professionnelle dont les conceptions du social, de l’humain et du travail prennent de plus en plus de place dans les mondes du capitalisme contemporain.

Au cours de mon immersion dans l’univers des RH, j’ai constaté combien le caractère « genré » de la profession était intégré de manière complexe par ses praticiens et praticiennes. À l’instar de mes voisines de table, on m’a souvent répété que les gestionnaires de ressources humaines « n’étaient pas les mamans de l’entreprise ». J’ai régulièrement été témoin de la vive opposition des spécialistes à l’assimilation de leur fonction à un rôle maternel et j’ai maintes fois vu avec quelle véhémence ils et elles se défendaient contre la référence à un quelconque caractère « féminin traditionnel » de leur profession. Clairement, il m’a semblé que « le féminin » occupait une place inconfortable et revêtait des significations plurielles dans les discours par lesquels les conseillers et les conseillères en RH élaboraient leur identité professionnelle et représentaient leur fonction. Ce sont ces complexités que je souhaite mettre en lumière dans le présent article, à travers les voix de mes informateurs et informatrices. Je désire montrer comment les acteurs et les actrices du monde des RH reproduisent et alimentent un système symbolique et social de division et de hiérarchisation des principes masculin et féminin (Bidet 2010). En particulier, je soutiens que l’évocation de différences sexuelles supputées naturelles comme explication de la subalternité des professions RH dans le monde des affaires constitue un mécanisme par lequel les rapports sociaux de sexe sont révélés, solidifiés et reproduits.

Après avoir décrit brièvement le paradigme de la gestion des ressources humaines, je proposerai quelques pistes historiques permettant de mettre en contexte les conceptions du « féminin » à l’oeuvre dans les représentations actuelles de la fonction. Je m’intéresserai ensuite à deux facettes de la hiérarchisation des principes sexués qui traversent les discours identitaires des spécialistes des RH : d’abord dans la valeur accordée au caractère « féminin » de la profession; ensuite dans la manière dont les professionnelles et les professionnels éprouvent une conception libérale du sujet, de l’individu, dont leur expertise fait la promotion.

Le paradigme : soigner/contrôler

Paradigme épistémologique, technique, discursif et politique, la gestion des ressources humaines est à la fois une fonction managériale de l’organisation capitaliste contemporaine et un champ d’expertise psycho-administratif institué depuis le milieu du xxe siècle en « science » de la gestion des RH, aujourd’hui constituée en discipline académique en Amérique du Nord comme en Europe (Legge 2005; Stewart 2009). Le champ professionnel est généralement présenté comme étant divisé en deux domaines de fonctions dictincts (Keenoy 2005) : le premier concerne de manière pragmatique l’embauche et l’administration de la ressource que sont les membres du personnel d’une organisation, ainsi que les aspects juridiques les concernant; le second repose sur un paradigme (psycho)thérapeutique et a trait à la mobilisation, au développement et à la performance des employés et des employées. Les contours de la pratique sont indéfinis; il n’est pas possible de parler des acteurs et des actrices des RH comme d’un corps professionnel unifié. Les praticiens et les praticiennes peuvent jouer des rôles très divers sous des appellations professionnelles nombreuses. Par exemple, dans sa fonction large, la professionnelle des RH peut s’occuper à la fois de la gestion de la main-d’oeuvre (recrutement et licenciement, organisation et conditions de travail, rémunération et avantages sociaux), des rapports entre les échelons de l’organigramme (relations syndicales, conseil auprès des dirigeants et des dirigeantes, communications), de l’application de la législation du travail, de même que d’un ensemble d’aspects liés à la performance, à la fidélisation, à la motivation, à l’évaluation, à la formation et à la santé des travailleurs et des travailleuses.

En anthropologie critique et en études critiques du management (critical management studies) — dont les spécialistes qui s’intéressent aux RH travaillent largement dans des cadres poststructuralistes — le paradigme des RH est souvent assimilé à un dispositif de « gouvernementalité thérapeutique » (Rose 1989; Jacques 1996; Fassin et Rechtman 2007; Illouz 2008). La raison gouvernementale ainsi qualifiée par Michel Foucault (1979, 1997 et 2008) implique le contrôle disciplinaire par la catégorisation des individus, leur évaluation et leur traitement, la naturalisation des savoirs les concernant, de même qu’une attention préférentielle, dans ces scrutations et soins, accordée aux aspects posés comme « humains » et « naturels ». Ce mécanisme de pouvoir thérapeutique noyaute des technologies sociales et des expertises qui, simultanément, fabriquent des subjectivités spécifiques et fragilisent les sujets, tout en se posant comme seules instances protectrices. Visible notamment dans l’importance prise dans le domaine des RH par la psychométrie, l’évaluation psychologique, la motivation, l’accompagnement et les enjeux de santé mentale au travail, « l’habitus thérapeutique de l’expertise ressources humaines » (Costea et autres 2008 : 662) contracte le dispositif de contrôle des employés et des employées dans des discours, des savoirs, des logiques et des pratiques psychothérapeutiques.

Avec prudence, la théoricienne politique Vanessa Pupavac (2005) et le sociologue Frank Furedi (2004) s’interrogent sur le caractère « genré » de ces expertises de la culture psychothérapeutique qui, paradoxalement, se légitiment et prennent de l’expansion en cultivant la vulnérabilité et la fragilité des personnes, celles-ci étant toujours davantage « à soigner ». On soulève même la possibilité d’une féminisation de ces dispositifs thérapeutiques de contrôle social de plus en plus psychologisants, individualisants et « humanisés », tels qu’ils sont à l’oeuvre dans l’expertise de gestion des ressources humaines.

Une job de filles

Bien sûr, au cours de ma recherche ethnographique, personne ne m’a directement présenté son champ professionnel comme un paradigme de contrôle social et encore moins comme un dispositif de gouvernementalité thérapeutique. Cependant, la référence à un sexe de la profession et même, on le verra ci-après, à un sexe du pouvoir exercé par les spécialistes des RH a été évoquée par plusieurs personnes. En effet, lorsque je les ai interrogés sur la description générale de leur profession, 44 informateurs sur 62 ont spontanément mentionné la composition majoritairement féminine du corps professionnel : « C’est une job de filles » (directeur des RH, entreprise industrielle); « La première chose à dire, c’est que c’est un milieu de femmes » (vice-présidente des RH, entreprise parapublique provinciale); « Je te dirais que c’est un métier féminin » (présidente, firme-conseils); « Je ne peux pas m’empêcher de répondre que ce sont des métiers traditionnellement assez féminins (professeure d’école de gestion et consultante); et même : « Je le sais bien que je fais une job de femme, on me l’a assez dit! » (coach d’affaires et consultant privé).

Certes, le corps d’emplois dans le domaine des RH est majoritairement féminin. La classification nationale des professions de Ressources humaines et développement des compétences Canada (2011) estime que la profession est composée ici à 67 % de femmes et le Chartered Institute of Personnel and Development (2010), organisation internationale spécialisée en RH et basée en Grande-Bretagne, estime cette proportion à 72 % pour l’ensemble des organisations occidentales, si l’on y inclut les métiers techniques et de soutien. Aussi, il est souvent postulé que la gestion des RH constitue une porte d’accès privilégiée pour les femmes qui visent les échelons supérieurs d’une entreprise ou d’une administration. Pour le Canada, la Grande-Bretagne et l’Australie, les femmes qui siègent aux conseils de direction des organisations viennent dans une proportion supérieure des services de gestion du personnel (Aschcraft et Mumby 2004). Cela dit, malgré cette surreprésentation féminine dans le corps professionnel général, il existe un évident « plafond de verre » dans la profession. Comme je l’ai constaté au cours de mon enquête de terrain, même dans les services de RH majoritairement féminins et dans une industrie de la consultation et du service aux entreprises largement féminine, les têtes dirigeantes sont généralement des hommes.

Or, au-delà du constat de la composition « genrée » du corps professionnel, l’idée complexe d’un sexe même de l’expertise et du type de pouvoir qu’elle déploie a été soulevée, quoique avec circonspection, dans de nombreux entretiens, tant par les professionnelles que par les professionnels : « Il y a quelque chose d’intrinsèquement féminin dans la manière dont on pense en RH » (responsable, association professionnelle dans le domaine des RH); « La meilleure façon de résumer, ce serait de dire que ce n’est pas seulement un métier de femmes, mais que c’est aussi un métier féminin » (vice-président des RH, institution financière). Plus précisément : « C’est un métier très politique, mais un genre de politique que je pourrais dire… typiquement de… de femmes » (directrice des RH, fonction publique). Et sur les raisons de cette féminisation : « la proximité avec les personnes, les valeurs d’écoute, le relationnel, c’est émotionnel; ça fait partie du travail et, qu’on le veuille ou non, c’est encore féminin » (propriétaire d’une entreprise d’évaluation de personnel); « Dans le fond, plusieurs des compétences qu’on a à utiliser dans le rapport, disons, de soutien, mais aussi dans la manière de diriger les gens peuvent être qualifiées de féminines » (consultante en formation, cabinet de conseil en gestion); « Vous savez, penser qu’on peut en même temps soutenir les personnes et les pousser à se responsabiliser, c’est quand même une vision associée aux femmes » (directeur des RH national, multinationale de vente au détail); et enfin : « On le dit souvent que c’est un emploi de femmes, qu’on est comme les mères de l’organisation. Même si je ne suis pas d’accord avec l’image que ça projette, il faut reconnaître qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans » (conseillère en RH, entreprise industrielle).

Profession féminine que l’on constate émotionnelle, que l’on ne veut pas maternelle. S’il est difficile de définir autrement que par des stéréotypes ce « quelque chose de féminin » qui qualifie l’exercice de la profession pour plusieurs de ses praticiens et praticiennes – j’y reviendrai –, il est possible d’en saisir certaines racines historiques, notamment afin de mettre en contexte l’association de la pratique avec une idée de maternité (et de « contrôle » maternel).

Les spectres des mamans du passé

Dans une large mesure, la conception « genrée » des professions des RH est l’héritière des formes prises dans l’histoire récente de l’entreprise capitaliste par la fonction de gestion du personnel, fonction que des femmes, autant comme praticiennes que comme théoriciennes, ont contribué à façonner, mais aussi fonction pour laquelle « le féminin » a constitué un pôle d’élaboration.

C’est vers la fin du xixe siècle, aux États-Unis, dans les entreprises que la révolution industrielle américaine avait pourvues en main-d’oeuvre nombreuse et indocile, que sont apparues les premières fonctions de gestion consacrées précisément à la gestion du personnel (Wren et Bedeian 2009). Parce que, d’une part, le « problème » de la syndicalisation se posait de plus en plus vivement chez des travailleurs et des travailleuses qu’il n’était plus possible de diriger sur des bases personnelles et parce que, d’autre part, les effets néfastes du travail industriel commençaient à être décriés par la société tout entière, les propriétaires de compagnies ont entrepris de déléguer les questions relatives à la main-d’oeuvre à des responsables attitrés. Choisissant souvent de combattre la menace syndicale par un paternalisme corporatif, plusieurs grandes entreprises ont adopté dès la fin du xixe siècle des pratiques destinées au bien-être et à la santé des membres de leur personnel. Dans une proportion surprenante, ces premiers services et initiatives d’assistance publique (welfare) à l’intérieur de corporations comme Heinz, U.S. Steel, National Manufacturing Company ou, au Canada, le CPR, étaient confiés à des femmes (Brandes 1970; Nadeau 2009). Missionnaires laïques, travailleuses sociales ou secrétaires sociales, celles-ci avaient ouvertement pour mandat de jouer un rôle maternel auprès des employés de l’entreprise-famille[1] (Mandell 2002). Il s’agissait de renforcer la loyauté de ceux et celles qui travaillaient dans l’entreprise à l’égard de cette dernière, de faire augmenter la productivité et de favoriser des relations de travail harmonieuses en relayant les besoins des employés et des employées en matière de conditions de travail (hygiène, éclairage, cafétérias, etc.), en organisant des activités sociales, en fournissant des conseils, du soutien – parfois même économique –, mais aussi en exerçant une surveillance qui pouvait dépasser le plancher de l’usine pour s’étendre aux familles et aux maisons du personnel ouvrier, dont on vérifiait autant la moralité et la tempérance que l’allégeance à l’entreprise. Pour remplir leur mandat, qui comprenait tant l’évitement des conflits de travail que la transmission de valeurs morales, ces premières responsables du personnel devaient faire appel à des capacités traditionnellement féminines de conciliation et de soins (care), tout en déployant des habiletés domestiques concrètes dans, par exemple, l’organisation d’une cafétéria, l’aménagement d’un vestiaire ou l’élaboration d’un menu.

Avec la modernisation de l’industrie et l’importante montée du taylorisme au début du xxe siècle, la fonction de gestion du personnel s’est étendue graduellement aux tâches de recrutement, de mise à pied et d’évaluation du personnel, de même qu’à l’organisation de la production (Pozzebon 2007). L’organisation scientifique du travail préconisée par Frederick Winslow Taylor emmenait à la gestion du personnel de nouvelles hordes de spécialistes venant de firmes-conseils ou de génie, et hommes pour la plupart. Or, les références au féminin et à la maternité dans la définition de la fonction « personnel » n’en ont pas été abandonnées pour autant. Les principes du système taylorien étaient simples : mesurer scientifiquement la productivité de la main-d’oeuvre, rationaliser les tâches et les espaces physiques de travail, utiliser la rémunération variable comme incitatif à la productivité et, enfin, fournir aux travailleurs et aux travailleuses des conditions propices à l’amélioration de leur rendement (Taylor 1947). Ce dernier principe comprenait notamment l’adoption de mesures de prévention en matière de santé au travail et l’élaboration de programmes d’hygiène, d’éducation, d’épargne, d’alimentation saine et, bien sûr, de tempérance. Sur la recommandation même de Taylor, ce dernier volet du système était avantageusement confié à des femmes, celles-ci possédant le mieux « les qualités essentielles d’écoute, de compassion, d’organisation, d’obéissance et de dévouement » (Wren et Bedeian 2009 : 119) que requérait la charge. La pionnière de la « consultance », Mary Parker Follett, disciple de Taylor, s’est même faite l’instigatrice de l’organisation scientifique de la famille, et s’est servie de la démonstration de son propre foyer « organisé » et de l’allégorie maternelle pour promouvoir les capacités féminines en matière de gestion du personnel (Graham 2003).

Avec la crise de 1929, puis, aux États-Unis, les incitatifs de la Nouvelle Donne (New Deal) en 1933, alors que le monde capitaliste était à la recherche de manières d’accroître la productivité économique tout en maintenant au minimum la grogne de la main-d’oeuvre, la gestion du personnel a été de plus en plus interpellée non plus seulement pour contrôler le « problème du travail » (labor problem), mais pour faire contrepied aux nouvelles lois de l’État (Tone 1997). On voulait alors démontrer que la corporation aussi pouvait être « protectrice » et « volontairement bonne » pour les personnes et qu’il n’était nul besoin d’encombrantes lois. Pour mettre sur pied notamment les programmes d’éducation, de santé et d’aide à l’épargne, des femmes jouant le rôle de gestionnaires ont été encore une fois convoquées, sur la base de leurs habiletés « naturelles », surtout dans les secteurs qui employaient une main-d’oeuvre fortement féminine, comme le textile ou la transformation de produits alimentaires (Tone 1997; Mandell 2002).

Avec les leçons tirées de l’économie de guerre, puis la reprise des années 50, s’est affirmée en Amérique du Nord une idéologie du « travailleur-ressource ». La gestion du personnel a alors commencé à se spécialiser dans les grandes entreprises et les aspects plus administratifs de la fonction ont été éloignés de ses dimensions plus psychologiques. L’émergence de la psychologie organisationnelle et du mouvement des Human Relations a confirmé la mise sur pied d’une expertise « psy » en gestion de la main-d’oeuvre (Rose 1989; Wren et Bedeian 2009). Si l’idée de « mamans de l’entreprise » a cessé graduellement de correspondre au rôle attendu des responsables du personnel, les femmes ont continué d’être convoquées pour assurer la gestion du personnel, notamment par le fondateur des Human Relations, Elton Mayo, pour leurs habiletés supputées naturelles à exercer simultanément les tâches délicates de surveillance et de motivation des travailleurs et des travailleuses, « comme la mère [qui] sait à la fois encourager et diriger avec fermeté ses enfants » (Mayo [1945] cité dans Gillespie [1991 : 37]). Durant l’après-guerre et jusqu’aux années 70, l’expertise en matière de gestion du personnel a d’ailleurs évolué dans une proximité particulière avec les développements dans le domaine du travail social (Danvers 1994).

Le paradigme de gestion des RH implanté depuis les années 70 – qui a largement adhéré à la conception néolibérale du « capital humain » au cours des vingt dernières années – a définitivement détaché le service de gestion du personnel du « maternage » de la main-d’oeuvre pour l’orienter vers la stratégie, le conseil et la performance organisationnelle (Pozzebon 2007; Wren et Bedeian 2009). Néanmoins, même pour cette pratique des RH performante et rationalisée, qui ne cesse de se proclamer « en changement » et « révolutionnaire », il s’agit encore d’exploiter le travail émotionnel – souvent féminin, comme nous l’avons vu – au service de l’organisation (Aschcraft 2009; Mandell 2002). Les approches de gouvernementalité psychothérapeutique déployées par le paradigme contemporain se posant essentiellement comme des mesures d’« humanisation » des effets du capitalisme sur les personnes, il s’agit encore pour les spécialistes des RH de susciter l’adhésion à des valeurs spécifiques et de façonner des subjectivités conformes aux exigences mobiles du marché du travail.

Aujourd’hui, l’entreprise-famille et la gestionnaire-maman sont évoquées comme des spectres anciens dont la profession cherche actuellement à se détacher. Cela dit, les références maternelles et féminines sont constamment réactivées dans l’imaginaire identitaire des acteurs et actrices des RH, ne serait-ce que comme les représentations d’un passé auxquelles il faut s’opposer. De la bouche de mes informateurs et informatrices, j’ai entendu : « L’idée que c’est un métier quasiment maternel reste encore présente dans la tête de pas mal de monde » (professeur de relations industrielles à la retraite); sur un autre ton : « Je ne sais pas d’où ça peut bien venir, mais on l’entend encore souvent que les RH, c’est être « fi-fines » et que c’est pour les « fi-filles » (directrice d’une entreprise de consultation en gestion); et même : « Tant qu’on va être associées comme avant à des helpers ou même à des genres de… mères, [la profession] ne pourra pas complètement décoller » (spécialiste du recrutement, firme de service). Voilà dans la manière dont est absorbé l’héritage féminin des professions des RH, où commence à se dévoiler une dynamique fondamentale de hiérarchisation des activités professionnelles en fonction des rapports sociaux de sexe qui traversent l’ensemble de la société, du monde du travail et du milieu des affaires.

Des femmes d’affaires ou des infirmières?

Les dynamiques sociales qui séparent les catégories « masculin » et « féminin » et qui assignent une place dominante au masculin et une place inférieure au féminin sont à l’oeuvre dans une multitude d’espaces sociaux qui s’interpénètrent. Comme dans plusieurs autres champs socioprofessionnels, l’institutionnalisation de la différenciation et de la hiérarchisation sexuelles dans l’histoire de la gestion a contribué à configurer chez les personnes des identités professionnelles dans lesquelles « le féminin » est déqualifiant et dévalorisé (Kergoat 1998). Hommes comme femmes, les spécialistes des RH expriment en effet de la réticence quant au caractère féminin de leur profession. Si les professionnelles et les professionnels reconnaissent que le milieu des RH est majoritairement féminin, s’ils admettent que la pratique relève en partie de compétences et de capacités émotionnelles et relationnelles dites féminines, et s’ils intègrent l’héritage féminin de la profession à ses représentations contemporaines, c’est presque toujours avec hésitation, du bout des lèvres, sinon de manière clairement péjorative. Comme si « le féminin » était constamment réactivé dans l’imaginaire professionnel en tant que pôle identitaire dont les travailleurs et les travailleuses des RH devraient s’éloigner.

Dans un premier temps, le rejet d’une identité professionnelle féminine est due au fait que, pour la majorité de mes informateurs et informatrices, le caractère « genré » de la profession est entièrement déposé dans un antagonisme des sexes, stéréotypés et essentialisés. L’équation constamment réitérée entre « féminin » et « maternel » n’est pas problématisée. Pour mes informateurs et informatrices, parler de la gestion des ressources humaines en tant que profession féminine, c’est implicitement signifier des représentations de « maternage », de douceur, d’émotion, de soin et même de « mollesse », qui contrastent avec celles qui sont typiquement attribuées à la réussite dans le monde des affaires.

Au début de ma recherche, lors d’un entretien avec une informatrice âgée qui avait été responsable du personnel francophone dans des entreprises manufacturières de la Nouvelle-Angleterre au milieu du xxe siècle, celle-ci m’avait décrit son rôle par la formule : « Nous sommes les infirmières du capitalisme. » Cette représentation me semblait à la fois si claire et si complexe – j’ajoute aussi qu’elle contrastait tellement avec un propos tenu par l’une des premières personnes que j’avais interrogées, un « gourou » de la gestion qui m’avait dit : « Nous ne sommes pas les humanitaires du capitalisme » – que je l’ai mentionné dans chacune des entrevues subséquentes. Systématiquement, la formule « infirmières du capitalisme » suscitait les hauts cris. L’idée d’identité entre la pratique des RH et la profession infirmière, un emploi féminin représenté comme une fonction subalterne de soins et de soutien, était rejetée d’emblée – sans que mes informateurs et informatrices ne reconnaissent qu’il soit problématique d’ainsi déconsidérer les professions traditionnellement féminines : « C’est pour ça que nous sommes à la traîne comme ça [dans le monde des affaires], parce qu’il y en a encore pour vouloir jouer aux infirmières » (vice-président des RH, entreprise de transport); « Oui, eh bien, je n’ai rien contre les infirmières, mais c’est précisément à cause d’idées comme ça que beaucoup de professionnels [des] RH ont de la misère à se faire prendre au sérieux » (directrice du développement organisationnel, entreprise d’État).

Ainsi, c’est parce qu’est posée une opposition entre le « féminin » et l’idéal des professions d’affaires que le caractère « genré » des fonctions des RH fait problème. Judi Marshall (1995) et Rosabeth Kanter (1977), observatrices du milieu de la gestion, ont souligné comment, dans la culture des affaires, la conflictualité entre « succès » et « féminité » est sans cesse réélaborée par des pratiques, discours, logiques et normes qui obligent les personnes à se positionner exclusivement d’un côté ou de l’autre et empêchent que les rapports de sexe ne soient remis en question. « Soit tu t’obstines à faire ton travail comme une fille, soit tu te mets du côté des gagnants », confirme une spécialiste du recrutement.

Comme l’explique, entre autres, Pfefferkorn (2012), les rapports sociaux de sexe qui traversent et structurent les représentations du travail sont légitimés par une idéologie naturaliste. Par elle, sont présumées « naturelles » les différences sexuelles historiquement et socialement constituées qui servent à justifier l’exclusion des femmes des espaces du succès. Les caractéristiques stéréotypées de la féminité traditionnelle historiquement subalternisée sont posées comme les principes nécessaires d’organisation, de division et de hiérarchisation du travail sur des bases sexuelles. Même, ajoutent Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux (1992), l’association sociohistorique exclusive de « travail » avec travail productif et l’exclusion du travail reproductif de la définition du travail contribuent à dévaloriser, en les plaçant hors du sens du travail, les aspects liés à l’expérience traditionnellement féminine de travail reproductif, comme le travail émotionnel (Hochschild 2003), les soins et la disponibilité aux personnes.

De plus, comme le remarque Kergoat (2010), la déqualification du travail « féminin » résonne avec d’autres modes de hiérarchisation sexuelle du social : les praticiens et les praticiennes de professions ou de métiers « féminins » se situant aux paliers inférieurs des échelles socioéconomiques. Dans le monde des affaires, la caractérisation féminine des RH contribue ainsi à situer hiérarchiquement « en bas » la gestion des RH ainsi que ceux et celles qui la pratiquent.

En effet, à l’intérieur des organisations, et dès leur formation dans les écoles de gestion, les spécialistes des RH occupent une position particulière par rapport aux autres fonctions de gestion. Même si le service est presque systématiquement représenté dans les conseils de direction des grandes organisations au même titre que le marketing, les opérations, les ventes ou les finances, les gestionnaires de RH sont généralement considérés comme subalternes par les directions générales d’entreprises et par les autres gestionnaires (ainsi que, souvent, par les membres du personnel). Les directions des RH sont habituellement moins engagées que les autres divisions dans les processus de stratégie et dans la prise de décision, et la rémunération des cadres des RH, même de niveau supérieur ou jouant un rôle conseil, est moindre (Keenoy 2009; Mintzberg 2007; Legge 2005). Les praticiens et praticiennes sont considérés comme moins « performants » que les autres membres de l’entreprise. Le monde des RH est aussi particulièrement critiqué pour son adhésion à des styles changeants de gestion (Both 2007). Du propre aveu de mes informateurs et informatrices, leur rôle est souvent discrédité tant pas les autres gestionnaires que par le personnel : « C’est parce qu’on fait de l’humain, du soft » (conseillère en RH, établissement de santé); « Si ta job, c’est le monde dans une entreprise, c’est sûr que c’est moins pris au sérieux que si c’est les chiffres » (directrice de la gestion des talents, chaîne de restauration).

De manière éloquente, cette disqualification de la fonction elle-même est expliquée par le caractère féminin de la profession : « On a beaucoup de croûtes à manger avant d’être vraiment vues, disons, comme égales aux finances. C’est sûr que tant que certaines [professionnelles] vont penser qu’elles sont des petites mères, ça ne changera pas » (présidente-directrice générale, entreprise de consultation en gestion); « Ça me fait presque rire. Si tu fais ton boulot comme une infirmière, en pensant qu’il faut être fine, il ne faut pas t’attendre à être traitée autrement que comme une infirmière » (directrice des RH, étude légale).

La valorisation des professions des ressources humaines constitue l’un des thèmes favoris de la littérature professionnelle et des associations corporatives. Pensons notamment, au Québec, à l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), organisme très dynamique dans la promotion de la profession et du titre de CRHA. Chez mes informateurs et informatrices, la reconnaissance et la valorisation de leur profession au sein du monde des affaires passe par un détachement des représentations « infirmières », « humanitaires » et, incidemment, féminines : « Il faut arrêter de penser qu’on fait une job de coeur » (spécialiste de la dotation, institution financière); « On veut encore trop faire de l’humain, alors qu’il faut faire de l’efficacité » (directrice des RH, entreprise de vente au détail); et encore, avec conviction : « Je te dirais que le plus urgent, c’est d’apprendre à compter, pour montrer qu’on a du return on investment en RH. Ça, ça ne se fait pas avec des beaux sourires et des « flatte-flatte »! » (responsable d’une association professionnelle).

L’amélioration de la perception et du statut des fonctions des RH passe, pour ses acteurs et ses actrices, par une rationalisation de leurs logiques et pratiques, associée dans le discours à une « masculinisation » de la profession. Ainsi que le résume clairement la directrice des RH d’une entreprise d’État : « Regarde. Je suis sûre que ça changerait s’il y avait plus d’hommes. D’un côté, on serait plus respectées, comme n’importe quelle profession masculine. D’un autre côté, à l’intérieur du milieu, on aurait plus de facilité à éviter l’irrationnel, le manque de rigueur, l’émotif, tout ça. » Et comme l’ajoute une prospère consultante en RH : « Ça me fait de la peine de dire ça, mais c’est presque inévitable dans les métiers féminins de mettre trop d’énergie sur le soft aux dépens des… de… de ce qui compte vraiment dans le fond… les chiffres! »

Ces propos, qui sembleraient troublants à la moins aiguisée des sensibilités féministes, sont néanmoins représentatifs de la complexité dans laquelle les spécialistes des RH pensent et vivent le caractère « genré » de leur profession. En regard de cette complexité, un triple constat s’impose :

  1. d’abord, les représentations professionnelles identitaires des travailleurs et des travailleuses des RH reposent sur une conception binaire des sexes dans laquelle la qualification essentialisée du « féminin-émotionnel-maternel » et du « masculin-rationnel-business » n’est pas problématisée;

  2. ensuite, la différence sexuelle naturelle est assimilée à une séparation et à une hiérarchisation des fonctions professionnelles masculines et féminines, avec une déqualification du travail associé aux fonctions traditionnellement féminines;

  3. enfin, l’opposition perçue entre la réalité féminine/soft de la profession et ses aspirations masculines/rationnelles projette dans des représentations sexuées la contradiction fondamentale autour de laquelle s’élabore l’identité de l’expertise en matière de RH depuis ses origines, soit la perception d’une opposition essentielle entre l’« humanisme » et le caractère économiquement rationnel de la profession[2].

Les gestionnaires de RH nomment un mécanisme de structuration socioprofessionnelle bien connu par lequel la composition sexuée d’une profession détermine la situation de celle-ci sur l’échelle des valeurs, des prestiges et des qualifications (Kergoat 2010) : le fait qu’une activité est exercée par une majorité de femmes, et le fait souvent contigu qu’une fonction est représentée comme « féminine », dévalorise ce domaine de travail et l’établit comme moins qualifiant. Par exemple, expliquent Daune-Richard et Devreux (1992), la hiérarchisation sexuelle des champs professionnels implique une équation entre mobilité socioprofessionnelle et mobilité sexuelle : lorsqu’ils ou elles disent vouloir « emmener leur profession vers le haut », les gestionnaires de ressources humaines résument en effet leur aspiration en affirmant souhaiter masculiniser/déféminiser leur activité.

Pour le monde des affaires, mes informateurs et informatrices reconnaissent les rapports de sexe à l’oeuvre dans la division et la hiérarchisation des champs professionnels, mais, plutôt que d’aménager des espaces discursifs pour les remettre en question, ces personnes fournissent des légitimations symboliques à l’infériorisation de leur propre domaine, et ce, en maintenant la différence sexuelle comme principe organisateur de leurs représentations. Ainsi que l’ont montré, notamment, les anthropologues structuralistes de la domination masculine (Héritier 1996), la différenciation sexuelle qui structure les rapports de sexe sur le plan social et politique (Tahon 2003) est déplacée de la référence biologique et déposée dans un ensemble de représentations et de catégorisations qui se posent sur une base nécessairement dichotomique et hiérarchique. Les principes « masculin » et « féminin » sont les catégories qui soutiennent symboliquement les valeurs différentielles accordées par mes informateurs et informatrices aux termes « rationalité » par rapport à « humanité », « objectivité » par rapport à « subjectivité », « performance économique » par rapport à « soin aux personnes », « homme d’affaires » par rapport à « infirmière ».

Bien sûr, ces catégories sont constituées à même les rapports de pouvoir entre les personnes et, symboliquement, entre les sexes. La réactivation permanente de la différenciation sexuelle comme grille d’intelligibilité de la hiérarchisation socioprofessionnelle permet la reproduction et la justification de la domination du « masculin » au travail, dans le monde des affaires et, plus largement, dans l’ensemble du social.

En outre, cet ensemble de conceptions du « féminin » et du « masculin » entre en relation de manière intéressante avec une autre base fondamentale de l’identité professionnelle des gestionnaires, soit l’adhésion à un modèle libéral du sujet.

Une vision libérale

Dans la manière dont les spécialistes des RH ont jusqu’ici parlé du caractère « féminin » de leur profession – simultanément pour l’admettre et pour en souhaiter le rejet –, la naturalisation sexuée des caractéristiques, comportements et attitudes de travail a été signifiée de manière implicite. Pourtant, cette conception contraste avec le discours explicite sur la différence sexuelle tenu par les experts et les expertes en RH. En effet, si le caractère féminin de l’expertise est associé sans problématisation à un ensemble de stéréotypes relevant d’une conception traditionnelle et essentialisée de la différence entre les sexes, « le féminin » est aussi intégré à une vision libérale de l’individu, dans laquelle l’identité – y compris l’identité sexuée – est toujours choisie.

Les idéologies contemporaines du travail confèrent à l’individu la responsabilité de sa constitution subjective. Dans le modèle libéral du soi, l’adhésion à des valeurs, la mise en oeuvre de qualités ou le déploiement de compétences sont toujours des choix que l’individu fait librement, notamment dans la perspective de son propre bien, de l’accumulation de son propre capital humain (Rose 1989; Sennett 1998). Conformément à ce modèle, les caractéristiques, attitudes et comportements féminins deviennent des éléments parmi d’autres que l’individu peut présenter à sa guise dans son portfolio subjectif. Il relève de chacun et de chacune de tirer parti ou non de son identification sexuelle en s’intégrant ou non aux catégories sexuelles. Et soudain, dans la bouche des spécialistes interviewés, « le féminin », essentialisé et discrédité quand il qualifiait le sexe de la profession, devient un choix, qui plus est potentiellement « payant », lorsqu’il concerne le cheminement professionnel des individus : « Moi, avant, à mon poste, il y avait eu seulement des hommes. En commençant, j’ai bien réfléchi et j’ai décidé que c’était une bonne idée de jouer la carte féminine étant donné le climat [de travail] » (directrice des RH, entreprise d’État); «Le style de gestion masculin ou féminin qu’on adopte, c’est un choix pas nécessairement connecté au vrai sexe; moi, je pense que mon monde dirait que j’ai un style de gestion féminin » (directeur des RH, entreprise coopérative); « Je pense que les femmes sont proéminentes en RH parce qu’elles communiquent mieux. Elles communiquent mieux parce qu’elles ont été élevées comme ça et pour toutes sortes de raisons. Mais il n’y a aucune raison qui empêche un homme de développer ces mêmes compétences de communication » (vice-président des RH et relations industrielles (RI); entreprise de sécurité); et encore : « Un homme ou une femme peut vraiment faire le travail de la même façon; sauf que tu peux décider d’avoir un leadership plus masculin dans certaines circonstances et d’autres fois mobiliser davantage l’émotif, le coeur » (consultante en RH, firme de conseil en gestion).

On peut remarquer que, dans l’intégration du genre à une conception libérale de l’individu, le cadre binaire de la différence sexuelle n’est pas remis en question. Le masculin demeure associé à la rationalité ainsi qu’à une certaine « dureté » relationnelle et le féminin, au « coeur ». Toutefois, en même temps qu’il réitère un mode stéréotypé de différences sexuelles, le discours des RH s’oppose à l’essentialisation biologique de ce cadre de différences. Dans leur promotion d’un idéal libéral de soi, mes informateurs et informatrices adhèrent très largement à l’idée que les « qualités » masculines et les « bonnes » aptitudes féminines peuvent être acquises par n’importe quel individu. Cela apparaît notamment dans les propos qu’ils tiennent sur la diversité sexuelle dans leur propre expertise[3] : « Je suis pour qu’il y ait plus d’hommes en RH, mais je suis autant pour qu’il y ait plus de femmes, on va dire, moins portées sur le soft » (responsable d’une association professionnelle de RH); « Ce n’est pas directement d’avoir plus d’hommes ou plus de femmes dans la profession qui aurait un impact, mais de penser de manière plus masculine » (directrice des RH, entreprise de transports); le classique : « C’est beau de dire qu’on va mettre des femmes à la direction ou qu’on va engager des hommes ici [en RH], mais si ce sont des femmes qui se comportent comme des hommes ou le contraire, je ne vois pas ce que ça change. C’est davantage le style de leadership qui compte » (conseillère en RH, institution financière); et, en clôture, de manière plus personnelle : « Adopter un savoir-être plus masculin ou plus féminin, c’est un choix que chacun fait à un moment donné dans son développement professionnel. Moi, je sais que je suis tough pour une femme, carrée, rigoureuse. Mais j’ai choisi de mettre ça de l’avant parce que je sentais qu’à quelque part je devais compenser une tendance plus fille dans mon métier » (vice-présidente des RH, multinationale industrielle).

Affirmant que l’adoption de caractéristiques relevant de rôles sexuels stéréotypés dans la pratique d’une profession est un choix individuel, se disant « personnellement complètement libre[s] » (consultante en RH, firme-conseils) de se représenter en « mères » ou en « infirmières », selon leur propre désir, les expertes et les experts interviewés admettent simultanément avoir intérêt à le souhaiter le moins possible…

Bien entendu, que les protagonistes du monde des RH présentent l’adhésion à des comportements et attitudes sexuellement stéréotypés comme « un choix » ne signifie en rien l’effectivité de choix dans la réalité du travail. Plutôt, ainsi que l’expliquent Isabelle Fortier et Francine Harel Giasson (2007), l’inclusion de certaines caractéristiques « féminines » dans l’idéal de soi de la gestionnaire – plutôt que leur exclusion globale – pointe vers des théories de gestion qui, à partir des années 70, établissent un rapport instrumental à certains comportements, caractéristiques et qualités dits féminins. Les modes de leadership orientés vers les personnes, les aptitudes relationnelles et les attitudes coopératives, par exemple, sont aujourd’hui posés comme des caractéristiques féminines « gagnantes » dans l’activité gestionnaire, que les hommes autant que les femmes peuvent et doivent adopter. Or, ainsi que le commentent Fortier et Harel Giasson, loin de remettre en question les rapports de sexe qui sous-tendent l’organisation du travail, de telles théories de gestion renforcent le caractère individualiste du succès et, surtout, solidifient les stéréotypes naturalistes par lesquels les comportements, attitudes et compétences sont assignés à la distinction sexuelle.

Pour le moins, « le féminin » occupe une place importante dans l’identité professionnelle des spécialistes des RH. Une place complexe, inconfortable et qui, surtout, en pointant vers des représentations asymétriques, révèle les rapports sociaux de sexe qui traversent la gestion, le monde des affaires et l’ensemble de la société.

Conclusion

Dans le portrait que j’ai tenté de tracer à partir des voix des gestionnaires de ressources humaines, j’ai souhaité montrer comment les conceptions du « féminin » dans leur identité professionnelle étaient constituées à même des rapports sociaux de sexe historiquement ancrés, visibles dans la représentation « genrée » de l’expertise, ainsi que dans le rapport instrumental à l’identification sexuelle en fonction de l’adhésion à un modèle subjectif libéral. Par ailleurs, si l’expertise dans le domaine des RH est le théâtre de tels rapports, c’est aussi un puissant mécanisme de réitération et de conservation des stéréotypes, qui fonctionne précisément en « raccommodant » les termes dissonants : féminin nuisible, féminin choisi, différence naturelle, différence profitable, sexe essentiel, sexe « capitalisable ». Après tout, raccommoder est d’habitude une tâche maternelle.