Corps de l’article

Les concepteurs et les conceptrices de logiciels sur mesure qui travaillent dans les entreprises de services technologiques aux entreprises (CL-ESTE) sont des personnes dont le savoir hautement qualifié est reconnu dans l’industrie des technologies de l’information (Corbeil 2011). Cependant, les femmes y sont sous-représentées de façon significative, n’y comptant que pour 20 % au plus, dans les pays de l’Amérique du Nord autant que de l’Europe (Ashcraft et Blithe 2010 : 15; BERR 2009; Chasserio et Legault 2010; Legault et Chasserio, 2009b; Valenduc et autres 2004), alors qu’elles sont très bien représentées parmi le personnel professionnel qualifié en général (Chasserio et Legault 2010). Depuis le milieu des années 90, on constate même un déclin de la part des femmes dans la main-d’oeuvre des technologies de l’information, soit de 36 % en 1991 à 25 % en 2009, et un déclin de la part des femmes qui s’orientent vers le secteur de l’informatique et des technologies de l’information (Ashcraft et Blithe 2010 : 9 et 15; Collet 2011 : 15).

Cette situation perdure malgré les interventions politiques axées sur l’équité en emploi, notamment la Proposition d’un plan d’action gouvernemental sur la participation des femmes en sciences et technologie formulée en 1988, les Pratiques et activités ministérielles pour accroître et diversifier la participation des femmes en sciences et technologie (1989)[1] et le projet Soutien à la progression des Québécoises dans les sciences et la technologie mis sur pied en 1997 par le ministère du Développement économique et régional et de la Recherche (MDERR). L’objectif général de favoriser la venue des femmes dans ce domaine est promu par l’Organisation des Nations unies (ONU) depuis 1993 et repris internationalement. Hélas, cette initiative a eu désespérément peu de résultats en Europe et en Amérique, comme l’a constaté le MDERR (2004). Cependant, la situation n’est pas propre au Québec, ainsi qu’en témoigne une vaste étude portant sur l’Union européenne :

It is quite clear from the consulted studies that more than twenty years of public and private policy interventions appear to have had little impact on the rate of women’s participation in the profession (although it is arguable that they may have had some positive impact on the nature of women’s jobs in IT).

ISM-EU 2006 : 13-15

Les choix de formation des filles sont bien sûr en cause, car elles sont rares en techniques de l’informatique où elles accusent un important recul (de 25 % en 1992 à 11 % en 2002 au collégial) et à l’université où elles ne comptent que pour le quart de l’effectif étudiant (MDERR 2004 : 8), au Québec comme ailleurs dans le monde (Collet 2011). Les femmes demeurent minoritaires dans les programmes de formation menant aux emplois liés à l’informatique (de 20 à 25 % pendant la période 2000-2006), alors qu’elles sont plus de la moitié dans les programmes universitaires en général (Arrache 2007a : 4; 2007b : 42).

Mais le problème ne s’explique pas simplement par une pénurie de diplômées des programmes de formation : en 2003, seulement le tiers des femmes titulaires d’un baccalauréat en informatique travaillaient toujours dans le secteur des sciences, du génie et de la technique deux ans après leur diplomation (Arrache 2007a). Selon une étude nord-américaine, 74 % des femmes occupant un emploi technique qualifié disent aimer beaucoup leur travail : pourtant, 56 % d’entre elles abandonnent leur carrière au moment de leur maturité professionnelle, alors que leur perte représente le coût le plus élevé pour les employeurs. C’est plus du double du taux d’abandon de la carrière chez les hommes (Ashcraft et Blithe 2010 : 11). Celles qui choisissent ces secteurs les quittent donc après y avoir travaillé un certain temps, selon un phénomène désigné comme le « tuyau percé » (leaky pipeline):

According to UNESCO’s 1996 “World Science Report”, the way women progress along the pathway of a scientific career is rather like the way water moves along a pipe with holes in it: simply pumping more women science graduates into the system will not lead to an even spread of women in scientific jobs. Having obtained their science degree, women frequently encounter obstacles in their career, and this results in women being seriously under-represented in scientific posts.

ISM-EU, 2006 : 13-15

Or, les emplois rattachés à l’informatique s’avèrent intéressants à plus d’un point de vue : ils sont très bien rémunérés (une fois et demie à deux fois plus que les emplois exigeant un même niveau de scolarité dans l’économie québécoise en général); ils ont un prestige certain, attribuable à leur caractère essentiel, mais aussi à l’autonomie et à la créativité qui les caractérisent (Chasserio et Legault 2009). Qui plus est, ces secteurs souffrent au même moment d’une pénurie de main-d’oeuvre qui va perdurer jusqu’en 2018 (Grenier 2009 : 19).

L’étude de la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle dans ce segment du marché de l’emploi permet de mieux rendre compte de ce phénomène. Sans surprise, on constate que les femmes y sont plus souvent jeunes et sans enfants :

IT professionals are typically male, young (in their mid twenties), and without domestic responsibilities. The majority of women working in the sector are also most likely to be young and without children. It has been acknowledged that there is a lack of women with children working in the games industry as in the wider ICT and SET sectors.

Prescott et Bogg 2010, 2011; ISM-EU 2006 : 17-18

Plusieurs recherches mettent en évidence que les nouvelles formes d’organisation en expansion dans l’économie du savoir, en particulier la gestion de projets, (Barley et Kunda 2004 : 304; Child et McGrath 2001; Robertson et Hammersley 2000), entraînent, à titre d’environnement de travail dit à haute performance, un effet d’exclusion des femmes (Cartwright et Gale 1995; Gale et Cartwright 1995; Lindgren et Packendorff 2006; Perlow et Porter 2009; Perrons 2003). On explique en général cet effet d’exclusion par les longues heures de travail associées à la gestion de projets et par l’exigence de flexibilité imposée aux professionnels et professionnelles, qui signifie, dans ce cas particulier, la disponibilité pour des heures supplémentaires illimitées et imprévisibles, souvent sans rémunération en sus; c’est ce que nous avons déjà soutenu (Chasserio et Legault 2009, 2010) au même titre que d’autres observateurs et observatrices (Reindl, Kaiser et Stolz 2011).

Or, comme de nombreux titulaires d’occupations nouvelles ou en expansion dans l’économie du savoir (Alvesson 2001), les gestionnaires de projets revendiquent présentement un statut professionnel (Hodgson 2007; Hodgson et Muzio 2010; Muzio, Hodgson et Faulconbridge 2011). Dans le présent article, nous cherchons à mesurer si le projet de professionnalisation de la gestion de projets a pour effet de soutenir ou, au contraire, de contrer cet effet d’exclusion des femmes chez les CL-ESTE. Nous appuyant sur la typologie des modèles de professionnalisation élaborée par les chercheuses et les chercheurs nommés plus haut, nous proposons que le modèle même de professionnalisation emprunté par les gestionnaires de projets induit forcément un ethos professionnel qui promeut le respect des impératifs en matière d’heures de travail à titre prioritaire. Par conséquent, ce modèle soutient l’effet d’exclusion plus qu’il ne le module.

La démarche méthodologique

Nous avons recruté des CL-ESTE dans sept ESTE : cinq petites et moyennes entreprises (PME) et deux services informatiques de grandes bureaucraties (un gestionnaire d’immeubles et un grand assureur) servant de comparateur aux premières. En 2001-2002, nous avons conduit 88 entrevues en profondeur auprès de ces personnes : gestionnaires, analystes, programmeurs-analystes ou programmeuses-analystes, gestionnaires de projets, analystes et architectes de systèmes, ingénieurs ou ingénieures de tests, designers, ingénieurs ou ingénieures informatiques, de procédés, d’opérations ou d’optique-photonique.

Les répondants et répondantes sont âgés en moyenne de 35 ans et sont en majorité titulaires d’un diplôme universitaire. Dans chaque site nous avons interrogé un nombre égal d’hommes et de femmes, malgré la petite proportion de femmes dans le secteur. Nous n’avions aucune prétention à la représentativité statistique, notre but est plutôt d’expliquer la rareté des femmes dans ces secteurs. Les personnes interrogées ont été recrutées à Montréal, où ces industries concentrent leurs activités (Corbeil 2011 : 8).

Toutes les organisations de notre échantillon pratiquent la gestion de projets, un mode d’organisation commun dans les secteurs du savoir, en particulier dans les technologies de l’information. Cependant, les services informatiques des grandes bureaucraties se distinguent des PME en ce que leurs clients sont internes et stables, alors que ceux des PME sont externes et changeants. On a constitué les services informatiques des grandes bureaucraties, suivant une tendance contemporaine répandue, en centres autonomes de services à l’ensemble de l’organisation, chargés de proposer leurs services avec un rendement optimal. Cela étant, ils sont virtuellement en concurrence avec des firmes externes.

Nous avons sondé les répondants et répondantes quant au contenu et aux conditions de leur emploi, à ses exigences, aux règles de progression, aux pratiques de gestion des ressources humaines, particulièrement en matière de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle, aux problèmes que peut leur causer la conciliation, aux stratégies qu’ils utilisent et aux décisions qu’ils prennent en cas de conflit (incidents critiques). Au total, nous avons analysé 88 entretiens d’une heure et demie à deux heures avec la méthode de la théorie ancrée et en utilisant le logiciel NVIVO. Avec une telle quantité d’informations, le classement s’avère essentiel et l’opération de codage des extraits d’entrevues s’est révélée cruciale. Nous avons donc comparé les résultats du codage de trois personnes jusqu’à l’atteinte d’une stabilité certaine et jusqu’à ce que nous ressentions la saturation dans le besoin de nouvelles catégories pour rendre compte de toutes les nuances de notre matériel. En résultante, des milliers d’extraits d’entretien se classent en une complexe arborescence qui émerge du matériel recueilli.

Dans l’usage des méthodes inductives, il est prévu que des catégories émergent en cours d’analyse du matériel sans forcément avoir été prévues dans le cadre théorique. C’est non seulement le but, mais le privilège des usagers et des usagères de l’entretien semi-ouvert. Parmi ces nouvelles catégories, celle des notions de professionnel ou professionnelle, de professionnalisme et de conscience professionnelle, qualifiant une personne ou un comportement, se révèle saisissante, en ce que 24 personnes y renvoient de façon appuyée, sans que le questionnaire le suggère ou y renvoie; ces extraits apparaissent en réponse aux questions concernant l’autonomie et la marge de manoeuvre au travail, le contrôle du travail, les stratégies adoptées devant les problèmes de conciliation, les responsabilités familiales ou personnelles qu’il faut mettre de côté au profit du travail (et inversement).

Le contexte d’un projet et les heures de travail

Le rôle névralgique du triangle de fer

La gestion de projets commande une forme d’organisation du travail qui lui est propre. Chaque projet est régi par un contrat entre un client — entreprise à la recherche de services technologiques sur mesure — et un fournisseur — PME de services technologiques ou service interne d’une grande bureaucratie. Ce contrat scelle à l’avance ce que l’on appelle les « conditions du triangle de fer » : le prix, l’échéance de la livraison et les caractéristiques du produit ou du service attendu. Le respect de ces trois impératifs incontournables détermine la réussite d’un projet. Pourtant, l’incertitude liée à ces trois conditions est considérable étant donné que l’on produit toujours l’objet pour la première fois. Le contexte de chaque projet est donc un contexte d’exception, sans parcours préétabli, où l’on doit, tôt ou tard, improviser.

On ne peut planifier avec précision les ressources nécessaires, le temps requis ni même la possibilité d’arriver précisément au résultat souhaité. Néanmoins, pour se protéger de ce risque rébarbatif, le client exige tout de même un contrat établissant ces paramètres. Ce faisant, il transfère les coûts du risque au fournisseur.

Les conditions du triangle de fer deviennent les facteurs clés du risque inhérent à chaque projet. Le défaut de livrer le produit demandé (logiciel, site Web, progiciel, entretien, mise à niveau) à temps, au prix convenu et à la satisfaction du client est en effet synonyme d’échec dans un contexte de compétition mondiale où toute position sur le marché est instable (Sydow, Lindkvist et DeFillippi 2004 : 1476). De plus, en raison même d’une telle compétition, les conditions du triangle de fer se négocient très durement : budgets réduits, délais courts, commande exigeante.

Selon le Standish Chaos Report (2009), le risque est considérable dans les projets des ESTE :

  • seulement 32 % des projets sont un succès (le produit fonctionne et correspond à la commande, il est livré à temps et il respecte les limites du budget);

  • 44 % des projets sont compromis (le produit ne peut faire tout ce qui était demandé, est livré en retard ou coûte plus que le budget prévu);

  • 24 % des projets échouent (ils sont annulés ou donnent un produit qui ne sera jamais utilisé).

Les rapports 2006 et 2004 du même organisme de surveillance concluaient de même. Les principaux facteurs d’échec désignés par les gestionnaires de projets sont le retard dans l’échéance (75 % des cas d’échec) et le dépassement des coûts (55 %) (Dosani 2001).

Dans un contexte d’incertitude et de risque financier élevé, en général, le ou la gestionnaire cherche à contrôler davantage les facteurs d’échec. Dans de précédentes publications (Chasserio et Legault 2009 et 2010), nous avons montré comment, en contexte de création et d’innovation, les modes de contrôle bureaucratiques sont peu performants. Les bureaucraties ont depuis longtemps fait leurs preuves dans le contrôle des personnes, des choses et des opérations dans la production de masse, mais ce contexte particulier que nous examinons commande des formes alternatives qui mettent de côté le contrôle hiérarchique direct pour favoriser la créativité et l’innovation, tout en assurant le contrôle nécessaire pour satisfaire des clients exigeants et volatiles et réduire l’incertitude à un niveau acceptable (Fournier 1999 : 292; Hodgson 2004).

Concilier l’autonomie et le contrôle de professionnelles et de professionnels qualifiés

Dans les ESTE, les clients demandent des produits ou des services sur mesure, innovants, et la technologie évolue constamment; la commande même peut changer en cours de route. Comme le bien ou le service unique et sur mesure est conçu en relation étroite avec le client, le mode d’organisation du travail doit lui tailler une place, car il est omniprésent auprès de l’équipe; les professionnelles et les professionnels doivent souvent se déplacer pour aller travailler chez le client. L’exigence d’autonomie des créateurs entre forcément en conflit avec le besoin de contrôle sur la main-d’oeuvre (Appay 2005).

Le corpus de savoir propre à la gestion de projets propose une variété de moyens pour réconcilier les objectifs paradoxaux d’autonomie et de contrôle des membres des équipes de projets que nous avons traités ailleurs : le Work Breakdown Structure (WBS), la planification des tâches en fonction des délais qui deviendra l’instrument clé du contrôle (Legault et Chasserio 2012). Au cours de fréquentes réunions de vérification et de suivi, le ou la gestionnaire de projet met en évidence tout retard et apporte les réaménagements nécessaires au respect de cette planification.

Retenons simplement ici que, dans le contexte particulier de création d’un logiciel sur mesure, les professionnelles et les professionnels font rapport au client bien plus qu’à toute autorité locale en milieu de travail; la position dominante du client dans les ESTE lui confère un contrôle direct sur les heures de travail au détriment de l’employeur (Legault et Chasserio 2009a). Il faut dire que la main-d’oeuvre représente la grande part des coûts de production. On ne peut donc contenir le risque sans contrôler ce coût :

  • le prix du travail est contenu dans les paramètres du contrat et ne saurait augmenter sans le consentement du client; on limite souvent les ressources humaines affectées à un projet pour en réduire le coût (Turner, Lindgard et Francis 2009);

  • en revanche, on ne peut connaître à l’avance le volume de travail requis; comme l’échéance est implacable, il faut en ajouter suffisamment pour arriver au résultat souhaité par le client et au moment prévu.

Les imprévus qui menacent les conditions du triangle de fer entraînent en général la pratique des heures de travail illimitées (Chasserio et Legault 2009) :

Project work can be unpredictable, involving tight deadlines, so evening and weekend working is not unusual. Working hours certainly often exceed those laid down in employment contracts […] It is perhaps not surprising that, given these kinds of working patterns, the sector employs predominantly young men who seem able (and apparently willing) to provide the total availability needed by their employers.

ISM-EU, 2006 : 17-18

Pour contenir le coût, au lieu d’ajouter des ressources humaines, on prolonge les heures, mais les heures supplémentaires « consenties » sont rarement rémunérées ou parfois partiellement compensées (Legault et Ouellet 2012; Lindgren et Packendorff 2006 : 858-859; Turner, Lindgard et Francis 2009 : 94-95). Alors, comment expliquer que l’on parvienne à obtenir le consentement des experts et des expertes pour travailler régulièrement en faisant des heures supplémentaires sans rémunération additionnelle?

Nous allons voir ici comment la gestion de projets, par la promotion d’un projet de professionnalisation, acquiert un autre mode d’emprise sur les experts et les expertes, cette fois par la socialisation à un ethos professionnel, qui contribue aussi à réconcilier l’autonomie et le contrôle. Cependant, cet ethos provoque en retour un important effet d’exclusion sur les femmes.

Un instrument symbolique : la professionnalisation

Le prestige croissant

La gestion de projets s’impose de plus en plus pour satisfaire les exigences combinées de l’économie du savoir et de la libéralisation de la concurrence. Sa popularité dépasse largement le secteur des technologies de l’information (Ekstedt et autres 1999); on estime même qu’il y a une « projectification » de la société (Cicmil et Hodgson 2006). La gestion de projets offre aux industries créatives des ressources d’autant plus prometteuses qu’elles ne se limitent pas à des recommandations pratiques. Les gestionnaires de projets ont acquis certains attributs d’un statut professionnel : une discipline universitaire reconnue dans la famille des sciences de la gestion, un titre réservé (mais non une pratique exclusive) et une discipline professionnelle sanctionnée par une procédure d’ «accréditation-désaccréditation » (Hodgson 2002, 2004, 2007; Hobday 2000 : 871). Chargée de telles promesses, la gestion de projets comme « profession-en-devenir » connaît un essor remarquable :

This popularity is reflected in the explosion of membership of project management professional associations. The Project Management Institute (PMI) in the USA, for example, is reporting an increase in membership from 8,817 in 1992 to 60,000 by 2000 and over 90,000 by 2002.

Hodgson 2004 : 85-86

Le Project Management Institute (PMI) a maintenant plus d’un million de membres et souligne que, avec l’augmentation spectaculaire du nombre de projets, le réservoir de personnes qualifiées ne suffira pas à satisfaire la demande anticipée en 2013 (PMI 2011). L’emprise sur la formation permet déjà une certaine mainmise sur les membres, car on y transmet un savoir uniforme, porteur d’une méthode et de procédés propres à assurer l’atteinte de l’objectif mais aussi à socialiser les membres, soit de leur inculquer un ethos qui influe sur le comportement et les attitudes en emploi. Cet ethos n’est pas fossilisé; au contraire, la perspective interactionniste symbolique nous apprend comment, par leurs interactions, les membres d’une profession appliquent ou modifient ces règles, les confirmant par la répétition ou les transformant (DuGay et Salaman 1992; Fournier 1999). Qui plus est, les professionnelles et les professionnels formés à même le corpus partagent une socialisation qui s’impose à ceux et celles qui ne l’ont pas été, par son caractère codifié, organisé et accrédité.

La rhétorique du professionnalisme

Nos recherches ne portaient pas sur la notion de professionnel ou de professionnelle, ou encore de professionnalisme, mais nous ne pouvons que constater la très fréquente occurrence spontanée de ces termes dans le discours et leur très grande importance pour les répondants et les répondantes, sans même que le questionnaire les aborde, comme nous l’avons mentionné plus haut (Chasserio et Legault 2010).

Le projet de professionnalisation de la gestion de projets (évoqué en introduction) emprunte toutefois une forme très différente du modèle de la profession libérale autorégulée et reconnue par l’État (droit, médecine), que les États contemporains ne promeuvent plus (Muzio, Ackroyd et Chanlat 2007). Leur projet emprunte un modèle nouveau dit de la « profession entrepreneuriale » (corporate professionalization). Leurs membres sont des consultants ou des consultantes autant que des personnes salariées et leur projet de professionnalisation s’inscrit dans un marché concurrentiel (de l’emploi et du produit) sans réclamer la protection de l’État. Au contraire, le projet d’encadrement normatif de la pratique s’élabore en étroite collaboration avec les directions des organisations qui requièrent les services professionnels en cause. Le marché exerce une influence déterminante sur le statut et la valeur des emplois, la désignation et la reconnaissance des compétences (Hanlon 1998, 1999; Hodgson 2007; Hodgson et Muzio 2010; Muzio, Hodgson et Faulconbridge 2011).

Du fait d’un tel modèle, les notions de personne ou de comportement professionnel, de professionnalisme ou de conscience professionnelle que promeuvent  nos répondants et nos répondantes dans leur discours traduisent en fait essentiellement l’impératif des heures de travail illimitées et de leur disposition à s’y prêter sans compter, désignée comme la flexibilité. Ces impératifs font l’objet d’un ethos que la rhétorique du professionnalisme, transmise dans la formation puis entretenue sous une forme modifiée dans les interactions des membres du personnel professionnel vient appuyer. L’ethos professionnel chez les gestionnaires de projets inclut les besoins des entreprises qui forment leur clientèle. Il définit le vrai professionnel ou la vraie professionnelle digne du titre et le distingue de la personne qui ne l’est pas. Ainsi, ceux et celles qui contestent l’impératif de flexibilité, par exemple en négociant des aménagements des heures de travail, sont présentés comme des personnes incapables de se conformer aux normes du professionnalisme en gestion de projets et, donc, comme des personnes non professionnelles. Or, cet ethos manifeste son effet d’exclusion particulièrement chez les femmes.

Un nombre important de professionnelles et de professionnels en contexte de projet, principalement des hommes, consentent à travailler sans compter les heures ni exiger de rémunération en conséquence. Ils tiennent à ce point de vue un discours lié à l’entreprenariat plutôt qu’un discours de salarié ou de salariée, mettant en évidence le temps requis pour livrer l’objet prévu plutôt que le temps rémunéré (Chasserio et Legault 2010). En d’autres termes, ces personnes tiennent à cet égard un discours imprégné de responsabilité et d’ethos. Pourtant, le client n’est pas le leur et elles ne tirent aucun profit pécuniaire de l’échange, ne détenant pas, en général, d’actions dans l’entreprise (dans notre échantillon) ni ne recevant non plus de prime de rendement (bonus).

Nous avons ici procédé à une analyse inspirée de l’interactionnisme symbolique pour faire ressortir le travail constant de coconstruction d’un ethos utilisant cette notion comme un instrument disciplinaire, en modifiant le sens par leurs interactions, accentuant une signification et en négligeant d’autres, avec pour résultat d’associer professionnalisme et heures de travail illimitées sans rémunération, au détriment d’autres significations possibles. De façon notable, le terme professionnel est toujours prononcé en contexte de discussion des heures de travail illimitées. La notion devient un important instrument pour rationaliser, justifier et promouvoir les heures supplémentaires illimitées et non payées.

Le terme professionnel est essentiellement utilisé dans les cinq acceptions suivantes :

  • chez les gestionnaires de projets, il renvoie au devoir d’accomplir toutes les heures de travail nécessaires pour respecter la garantie de services de la meilleure qualité : « Nous offrons des services professionnels! »

  • il peut aussi renvoyer chez ces personnes à un effort de persuasion pour les amener à travailler en heures supplémentaires qui recourt à leur autonomie responsable : « Vous êtes / nous sommes des professionnels! »

  • il peut aussi renvoyer au blâme adressé à ces personnes à qui on doit rappeler leur capacité d’autoestimation du temps nécessaire et leur responsabilité quant à la réussite du projet : « Vous êtes des professionnels! »

  • chez ces personnes, il renvoie également à l’affirmation de leur propension à travailler de longues heures supplémentaires gratuitement, sans qu’on le leur demande, à la responsabilité qui leur incombe d’estimer le temps requis ou de compenser toute erreur commise par des heures de travail : « Nous sommes des professionnels! »

  • enfin, chez les gestionnaires de projets autant que chez leurs collègues, il renvoie au blâme adressé aux personnes qui respectent un horaire normal alors que le projet est en crise : « Ce n’est pas professionnel! ».

La notion de professionnalisme dans le contexte de ces entrevues ne renvoie pas aux caractéristiques de l’idéal-type webérien en général (Weber 1921), mais à une dimension éthique très précise qui n’en fait partie qu’implicitement. Les usages notés évoquent un ethos selon lequel une personne professionnelle dite autonome est en fait responsable de respecter les conditions du contrat — ou du triangle de fer. La notion est utilisée de façon très sélective et intervient toujours et seulement lorsque le discours porte sur les heures de travail illimitées, pour lier intimement les deux notions et révéler l’importance de cet ethos.

Dans un contexte de projet, le statut professionnel est un devoir, une obligation avant d’être un atout ou une protection. Il s’agit en fait d’un ethos inculqué par la formation et promu par les membres de la profession. Toutefois, le fait d’y recourir aliène davantage qu’il ne valorise les professionnels et les professionnelles, car cela les amène à emprunter le comportement d’engagement au travail de l’entrepreneur, sans en retirer les bénéfices.

Hodgson (2002, 2004) et Fournier (1999) ont démontré comment la rhétorique du professionnalisme peut être utilisée à cette fin :

The ‘competent person’ […] is not the person who is merely competent at his/her job or expert in a field (‘Technical/Professional Competence’ is only 1 out of 15 competencies) but who, for example, ‘seeks responsibility and welcomes accountability’, ‘demonstrates customer care principles’, interacts with colleagues in an appropriate way (eg ‘treats colleagues as customers’, ‘generates enthusiasm’), ‘is self-critical’, or ‘listens’ […] indeed the sort of person depicted in the competency framework closely resembles the model of the entrepreneur, or the enterprising self popularised by the management literature

Fournier 1999 : 297

Le « bon » professionnel ou la « bonne » professionnelle est un idéal construit à travers les interactions quotidiennes et adapté localement, fixant certains traits au gré des répétitions, en éliminant d’autres par la condamnation. La notion est loin d’être figée et on l’utilise comme une ressource pour influer sur les conduites; on peut l’interpréter et la modifier tout en se référant au corpus de la gestion de projets, mais libéralement.

La mobilisation intime du sujet

L’organisation libérale doit concilier la liberté des sujets, du marché et des organisations avec le contrôle requis pour atteindre ses objectifs. Foucault (1988) a bien démontré la façon dont l’autorité qui contrôle des sujets libres doit s’assurer de leur collaboration subjective, de leur consentement et de leur adhésion. Les experts et les expertes doivent former, de leur propre chef, des jugements appropriés aux objectifs organisationnels, quant au client et à ses besoins notamment. Dans une analyse inspirée de Foucault, on désigne les moyens qui s’en assurent comme des « technologies du soi » (Fournier 1999 : 293). L’intégration dans le corpus du savoir du caractère essentiel du triangle de fer et l’acquisition par la socialisation d’un ethos professionnel propre à la gestion de projets favorisent la mise en place d’une discipline de travail qui s’ajoute à la surveillance du respect de la WBS pour contrôler le travail (Hodgson 2002 : 819).

Lorsque le devoir professionnel définit précisément les exigences d’une telle conduite et fait partie intégrante de l’identité professionnelle, une partie du contrôle du travail est ainsi exercée par la personne elle-même, qui s’autodiscipline, et par ses pairs. On peut ainsi encadrer le travail moins directement (Fournier 1999 : 281-2). La rhétorique du professionnalisme, telle qu’elle est pratiquée dans ces milieux de travail, lie les intérêts du client, le comportement des membres du personnel professionnel et les critères d’évaluation des gestionnaires en un système intégré qui favorise le succès des projets (Fournier 1999 : 302). Son pouvoir d’autorégulation en fait un instrument disciplinaire efficace, tout en permettant de prétendre à l’autonomie des personnes qui y travaillent. En effet, celles-ci se mettent au service de l’organisation en invoquant leur propre intérêt, qui est lié à la satisfaction du client (Fournier 1999 : 296; Chasserio et Legault 2010).

Pour cela, il faut rappeler les conditions d’exercice de la profession où le client peut intervenir dans les opérations charnières de gestion des ressources humaines et joue un rôle clé dans les carrières. Dans le contexte d’une grande mobilité au gré des projets, l’évaluation de la performance individuelle est un facteur premier du placement, mais aussi des conditions de travail : la rémunération, l’affectation à des projets prestigieux, la promotion, qui, toutes, se négocient individuellement :

Collective employee relations are replaced in computer services by individualised employee relations, personnel management by human resource management. Pay and conditions are agreed bilaterally (and often kept confidential from other employees). Pay is based partly on performance assessed through individual appraisals carried out periodically by line managers. Training and development needs are usually assessed at the same time. Communication – not consultation – is carried out on a one-to-one basis between employers and employees.

ISM-EU 2006 : 17-18

La personne bien évaluée quant à son travail est plus mobile, peut établir ses conditions et enrichir son portfolio de projets prestigieux, à leur tour garants d’une plus grande mobilité. La réputation est l’atout maître en matière de placement dans un secteur caractérisé par la recherche de l’innovation. Or, l’évaluation repose d’abord sur la satisfaction du client, établissant ainsi un lien de dépendance très étroit entre le professionnel ou la professionnelle et le client.

L’effet d’exclusion

L’effet de la disponibilité pour faire de longues heures de travail sur les promotions

Nous avons établi plus haut que la pratique des longues heures de travail, imprévisibles et souvent non rémunérées, est l’une des principales explications de l’absence des femmes dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC). À la différence du secteur des jeux vidéo, par exemple, cette situation ne crée pas dans le cas présent de mobilisation des femmes ni d’efforts pour réinterpréter cette règle fondamentale du professionnalisme (Handman 2005; Legault et Ouellet 2012).

Par conséquent, les femmes qui souhaitent réduire leur temps de travail sont essentiellement présentées comme faisant défection à l’équipe, refusant d’assumer la responsabilité du projet, abandonnant leurs collègues à l’obligation de respecter le triangle de fer et, en dernière instance, ne présentant pas une attitude professionnelle :

For example, part-time working women may be marginalised, and those who cannot work long hours can be seen as being less committed. Flexible working has been viewed as gendered. UK research found that formal flexible working practises are gendered; viewed as being for women, with negative consequences on salary and career advancement. The research found that men use informal flexibility; with no impact on salary and career advancement.

Prescott et Bogg 2011, [En ligne], section “Career Barriers”, § 4

Quiconque demande un horaire circonscrit, l’autorisation du travail à domicile ou toute autre mesure de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle, même officiellement permise par une politique d’entreprise, ou encore refuse les affectations à l’extérieur, est considéré comme une personne qui manque d’engagement au travail, ce qui comporte des conséquences en matière d’évaluation et de promotion (Chasserio et Legault 2009, 2010; Kunda 1992; Simpson 1998) :

Associated with work life balance is the issue of long hours, which appear to be especially prominent in male dominated occupations, such as ICT (Valenduc et autres 2004)[…] It has been suggested that the number of hours a person works and a culture of presenteeism show commitment to your job and your organisation.

Prescott et Bogg 2011, section “Long hours culture”, § 1

Presenteeism is also often cited as a key factor in terms of improved career chances. In a study of organisational restructuring at British Telecom, Newell and Dopson (1996) found that the number of hours worked was seen as an important measure of success; despite a strong feeling that these hours were not really necessary. Being seen at one's desk for long periods of time was perceived as necessary to advance one's career by demonstrating a heightened commitment to the organisation. Dreher (2003) in an analysis of sex ratios and work life balance programs in seventy-two USA corporations confirms that more and more hours of work are now required to be successful in a career and this can disadvantage women.

Prescott et Bogg 2011, section “Long hours culture”, § 3

Notamment, on ne désigne pas les personnes qui restreignent leurs heures de travail pour faire partie des équipes de projets prestigieux, qui permettent d’acquérir des compétences recherchées et d’étendre la réputation, ou encore de soumettre une candidature pour une promotion :

Family demands may interfere with women's careers, leading them to perhaps, refuse overtime, rearrange their working day, or refuse extra work, all of which can be viewed as being less committed or job involved […] Life circumstances often impact and lead to adaption of career goals. Women have been found to have more work-family conflict than men […] Women's extra domestic responsibilities can create work overload, effecting women's experience of work and possibly reducing their career promotional opportunities.

Prescott et Bogg 2011, section “Work Life balance”, § 2

Les normes professionnelles dans le secteur de la gestion de projets définissent l’engagement au travail comme la disposition à travailler jour et nuit s’il le faut (Anderson-Gough, Grey et Robson 2000; Buckle et Thomas 2003; Kunda 1992; Thomas et Buckle-Henning 2007; Singh et Vinnicombe 2000).

Pourtant, dans ces emplois, d’autres compétences nécessaires sont sous-estimées, compétences que les femmes sont reconnues détenir. Par exemple, la négociation avec le client est permanente, car la commande est en évolution constante. Dans la fabrication d’un produit sur mesure, la compréhension de la commande est un facteur essentiel de l’efficacité dans le traitement de la commande et de la satisfaction du client. Le travail de ces spécialistes de l’informatique, pour la plupart, est loin d’exiger uniquement des compétences techniques, mais, bien au contraire, il requiert de mettre en oeuvre tout un autre registre de compétences que l’on appelle communément les « compétences sociales », (ou soft skills, ce qui, déjà, dévalorise). Néanmoins, la dimension relationnelle de ces emplois est bien présente dans le quotidien de ce personnel professionnel :

Non-technical skills, such as communication, interpersonal and team-working skills are essential to move forward within the sector. It seems they are skills where women are under-valued […] Contradictory messages come from the sector: on one hand, it is a culture that awards performance but on the other hand, it is a culture of staying long working hours and a culture of “promotion through visibility”.

ISM-EU, 2006 : 17-18

Dans notre recherche, nous avons montré comment la qualité de la relation avec le client est un élément clé de la réussite du projet (Legault et Chasserio 2009a, 2009b) et comment les femmes sont lourdement pénalisées par sa sous-estimation (Legault et Chasserio 2012).

Les rapports sociaux de sexe

Ce sont principalement des femmes qui contestent les heures de travail dans les entreprises visitées (Chasserio et Legault 2009) : certaines restent en emploi et souhaitent que la situation évolue, tandis que les autres quittent le secteur.

La pression est grande sur les femmes qui ont des obligations familiales, mais elle ne l’est pas autant sur les hommes dans la même situation. Ce qui distingue hommes et femmes par rapport à cette exigence du secteur n’est pas, à notre point de vue, une différence ontologique (ou essentielle) entre les genres, qu’on la fonde dans les attitudes, la personnalité, les besoins ou le sens de la vie. L’exode des femmes y est plutôt ancré dans la construction sociale du genre qui rend les femmes responsables du travail domestique et du soin des enfants.

Pendant que les hommes jouent la carte de la flexibilité et du consentement aux heures supplémentaires illimitées et gratuites, ils entretiennent et renforcent la norme professionnelle et assurent, du même coup, leur position favorable dans le secteur au détriment des femmes qui sont perçues comme moins professionnelles :

For the female managers long hours were seen to result from a combination of factors: work pressures, the politics and culture of the organisation, and competitive behaviour by men engaging in 'competitive presenteeism'. In addition, presenteeism was seen as a form of 'male resistance' to women in the workplace. Simpson stated that: "men have been found to be culturally active in creating an environment where women do not flourish and in this way staying late in the office can be an effective weapon".

Prescott et Bogg, 2011, section “Long hours culture”, § 1

Les politiques de conciliation entre l’emploi et la famille ont en outre fait émerger dans les organisations un conflit entre les membres du personnel qui ont des enfants et ceux et celles qui n’en ont pas, les parents au travail clamant qu’en conséquence de ces politiques un fardeau plus lourd leur incombe dorénavant, créant ainsi une nouvelle iniquité. Dans le meilleur des cas, la demande pour des politiques de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle croît en fonction d’une telle perception d’une nouvelle version de l’expression « avoir deux poids, deux mesures » en faveur des parents de jeunes enfants (Turner, Lindgard et Francis 2009). Toutefois, dans le pire des cas, les femmes quittent tout simplement le secteur sous la pression, tant dans la population que nous avons interrogée que selon les autres recherches :

The organisational structure, the organisation or an occupation can have a gender. According to Acker, to say an organisation is gendered means that advantages and disadvantages, exploitation and control, action and emotion, meaning and identity are patterned through and in terms of a distinction between male and female, masculinity and femininity.

Prescott et Bogg 2011, section “Career progression”, § 3

Alvesson and Due Billing (2009) propose that organisations are shaped in specific ways and contribute to the construction of men and women […] In their Irish study, the authors found that in a non-bureaucratic software company, despite the flexibility of the culture, there were rigid life choices imposed on employees; either career or motherhood. They concluded that bureaucratic firms can be made more female and/or family friendly, whereas new non-bureaucratic firms can be hostile to women.

Prescott et Bogg 2011, section “Career progression”, § 4

Conclusion

Comme nous l’avons mentionné, les gestionnaires de projets négocient des conditions limites du triangle de fer pour décrocher des contrats dans un marché hautement concurrentiel. Ces contrats constituent le cadre rigoureux dans lequel des professionnelles et des professionnels dits autonomes doivent produire un bien ou un service dont la nature est appelée à changer, avec un budget fixe et dans un délai impératif. Le client jugera selon les résultats, l’évaluation du personnel reposera sur la satisfaction du client et les employés et employées sont, de ce fait, amenés à s’engager comme si l’entreprise leur appartenait, même s’ils en sont salariés.

Le corpus de la gestion de projets comprend à la fois des modes dits objectifs de contrôle des microdécisions quotidiennes par la revue constante de la WBS et l’inculcation d’une discipline orientée vers l’engagement envers le client qui, plus que toute autre dimension, accrédite le professionnalisme. Ensemble, ces moyens concourent non pas à la réussite des projets — car les taux d’échec sont importants — mais… à l’augmentation des heures supplémentaires, illimitées et partiellement indemnisées parfois même sans rémunération et la réduction des coûts de main-d’oeuvre rendue nécessaire par ce taux d’échec.

Les professionnels et professionnelles, pour leur part, utilisent leur pouvoir discrétionnaire restreint dans l’intérêt du client, car il en va de leur réputation et de leur employabilité. Peu coûteux, ce contrôle des conduites basé sur la rhétorique du professionnalisme engendre autodiscipline et autocensure des besoins de temps libre. Le milieu de travail est efficacement régulé et les expertes et les experts y sont très engagés. La tension entre l’autonomie et le contrôle se résout par le sentiment qu’ont ces personnes de décider elles-mêmes d’investir dans leur travail les heures supplémentaires nécessaires au projet.

Cette logique implacable qui induit la pratique des longues heures de travail comme une donnée incontournable du métier pervertit l’accueil des femmes dans ces milieux :

  • les femmes, plus que les hommes, souhaitent limiter leurs heures de travail, souvent pour s’occuper des enfants;

  • mais, dans ce milieu, les heures de travail et le présentéisme sont les indicateurs premiers de l’engagement au travail;

  • et l’engagement est à son tour l’atout maître de l’évaluation et de la promotion.

Bien que le secteur des technologies de l’information et de la communication en général subisse une pénurie de main-d’oeuvre, les femmes ne comptent donc au mieux que pour un quart de l’effectif. Le milieu de la gestion de projets reproduit ainsi l’ordre sociosexuel le plus traditionnel, car il est loin de modifier les rapports sociaux de sexe. La personne idéale pour ce type de travail est un homme jeune dont la carrière remplit la vie et qui demande peu en matière de vie privée : « It has been acknowledged that there is a lack of women with children working in the games industry as in the wider ICT and SET sectors. » (Prescott et Bogg 2011, section “Long hours culture”, § 4).