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C’est un but ambitieux que s’est fixé Yvonne Knibiehler lors de la rédaction de ce court ouvrage, soit de dégager les grandes lignes de l’histoire de la maternité dans les pays occidentaux, à travers les réalités et les représentations des mères. Cette synthèse, qui est réalisée dans une perspective à la fois historique, sociale et politique, a le grand mérite de considérer la maternité comme un objet de recherche à part entière, au contraire de certains travaux menés en sciences sociales, notamment en démographie et en sociologie de la famille, qui posent sur la maternité un regard obligé mais partiel, voire peu intéressé. À travers son analyse, Knibiehler démontre que la maternité n’est pas un phénomène banal, mais qu’elle se situe au coeur des rapports de pouvoir, que ce soit par exemple pour le contrôle de la population exercé par les élites dirigeantes ou plus généralement pour le contrôle de la sexualité des femmes par les hommes, et qu’elle mérite donc que la recherche s’y intéresse davantage. De plus, loin de résumer sa conception de la maternité à la grossesse et à l’accouchement, Knibiehler insiste sur l’exigeant travail d’éducation des enfants, lequel sollicite de façon durable à la fois le corps et l’esprit des mères.

Ce court ouvrage de seulement 127 pages se divise en quatre périodes historiques, de façon à démontrer la manière dont le contexte politique, social et économique façonne la conception de la maternité, le travail qui y est lié et la vie des femmes, en tant que mères ou futures mères, et ainsi réfuter l’idée que la maternité ne soit qu’un acte biologique, immuable et intemporel.

La première partie de l’ouvrage traite de l’Antiquité, point d’origine des civilisations occidentales. Trois héritages y sont présentés : hellénique, latin et judéo-chrétien. Du désir des Grecs de mieux comprendre la reproduction ont découlé les premières découvertes médicales, notamment celles de l’utérus, des ovaires et des trompes de Fallope, ce qui a donné lieu aux premières interprétations des différences entre les hommes et les femmes. Ces dernières, des « hommes à l’envers », sont qualifiées de froides et humides, gouvernées par une matrice située dans le ventre, loin du centre de la raison, autant de caractéristiques qui témoignent de leur infériorité. Quant à la mythologie grecque, elle recèle des références à la maternité, liées à la procréation, à l’accouchement et aux relations parentales, offrant tant des modèles à suivre ou à éviter que des réponses pour combler les lacunes du savoir.

L’héritage des Romains s’est construit sur les bases élaborées par les Grecs. Premièrement, le droit romain marque la famille comme organisation patriarcale : il vise à confirmer la paternité. Les lois et la jurisprudence qui le composent accordent aux pères l’autorité sur sa famille, le droit d’accepter ou non l’enfant ainsi que d’adopter, mais aussi le devoir de produire de bons citoyens. Le droit désigne la mère comme l’épouse du père, dont la fonction est de produire des enfants. Celles qui portent plusieurs enfants pour repeupler les légions sont glorifiées, et elles assument avec fierté la perte d’un fils mort au combat. Deuxièmement, les Romains ont laissé en héritage des pratiques d’hygiène liées à la grossesse et aux soins des enfants en vue de favoriser la santé maternelle et infantile. Soranos d’Éphèse, médecin grec considéré comme le père de l’obstétrique, a compilé ces pratiques et les a réunies dans un volume destiné aux sages-femmes, de façon à parfaire leur savoir. Ses conseils, touchant autant la contraception, la procréation et la grossesse que les soins aux nourrissons, ont été suivis pendant des siècles.

L’héritage judéo-chrétien, quant à lui, marque une rupture par rapport aux précédents. Les mythes grecs et romains ont cédé la place à une conception de la maternité moins charnelle et plus spirituelle, tirée du monothéisme. Dieu étant le Père tout-puissant, la maternité reçoit peu d’attention. Elle s’articule dans le christianisme à travers deux personnes : Ève, la pécheresse, qui est punie par les douleurs de l’enfantement, et Marie, la Vierge mère, qui se dévoue totalement à son fils, au gré de la volonté divine. Malgré l’attention limitée portée aux femmes, le christianisme leur offre un choix inédit, soit la possibilité de choisir la chasteté et le célibat, en devenant religieuses, ce qui les libère de la contrainte à la maternité. Or, même s’il leur permet une solution de rechange à la maternité charnelle, le christianisme impose à toutes les femmes la maternité spirituelle, en leur attribuant des devoirs de dévouement et de soumission, révélant ainsi son caractère patriarcal.

La deuxième partie de l’ouvrage correspond approximativement au Moyen Âge, et Knibiehler la désigne par l’expression « maternité coutumière ». Durant cette période coexistent les traditions rustiques, qui valorisent la reproduction, et la tradition chrétienne, qui, elle, privilégie la chasteté, ce qui laisse une certaine flexibilité dans la conception et l’expérience de la maternité. Le désintérêt des hommes quant à cette question offre aux mères et aux futures mères un espace de liberté, bien qu’il soit balisé par les contraintes liées à leur statut social. La maternité devient une affaire de femmes, à travers laquelle celles-ci socialisent, se soutiennent et se transmettent des savoirs. Cette liberté diminue à partir du xvie siècle, lorsque les hommes commencent à intervenir dans le processus de la naissance, surtout les médecins et les prêtres.

Le statut social a une forte empreinte sur la relation qui se développe entre la mère et les enfants à cette époque. Les élites préfèrent envoyer dès que cela est possible l’enfant à la campagne, en nourrice, pour le ou la protéger de l’insalubrité de la ville, ce qui restreint ainsi le rôle maternel. Ces enfants entrent ensuite au pensionnat, rejoignant leur famille une fois devenus adultes. Les bourgeoises, qui exercent un métier, gardent leurs enfants à la maison pour les former à la relève, ce qui permet le développement de relations familiales plus étroites. Les paysannes, quant à elles, occupent un rôle nourricier essentiel, tant pour leur famille que pour les enfants qui leur sont confiés, et ce, dans de difficiles conditions d’existence. Ces dernières sont d’ailleurs responsables de l’apparition du terme « marâtre », qui désigne la seconde épouse du conjoint, phénomène fréquent causé par la forte mortalité maternelle et la division stricte des rôles sexuels dans la famille patriarcale.

La troisième partie de l’ouvrage, qui s’étend de la fin du xviiie siècle jusqu’à la première moitié du xxe siècle, est celle de la « maternité glorifiée ». La philosophie des Lumières vient ébranler les idées et les traditions, en mettant la mère au service de l’enfant, en idéalisant l’amour maternel, et ce, dans le but de protéger l’enfant. La figure de la « bonne mère », tendre et dévouée, est ainsi développée par la philosophie et par le corps médical, dont les progrès ont permis de mieux comprendre la gestation, mais aussi l’effet des conditions de vie sur la santé. La mère devient responsable de la santé des membres de sa famille, tant pour les soins qu’elle prodigue aux bébés que par le savoir qu’elle transmet à ses filles, futures mères, et sa façon de gérer sa maisonnée. Aussi, les mères prennent conscience de leur rôle dans la société : c’est à ce titre qu’elles participent aux révolutions et réclament des réformes et des droits.

Vers la fin de cette période, trois phénomènes auront des effets retentissants sur les mères et la maternité. D’abord, l’usage croissant de la contraception chez les couples mariés et le perfectionnement des techniques d’avortement permettent une plus grande limitation des naissances. Ensuite, les progrès médicaux sauvent des vies. Par exemple, la découverte de l’antisepsie réduit la mortalité maternelle, surtout par le développement de la césarienne, ainsi que la mortalité infantile, en permettant la pasteurisation du lait. Finalement, le mouvement féministe éclot et remet en question la place des femmes. Il revendique la reconnaissance de la fonction sociale de la maternité ainsi que des droits pour les mères.

La quatrième et dernière partie aborde les développements survenus au cours du xxe siècle. Deux phénomènes ont profondément touché la maternité, engendrant des effets tant sur les rapports sociaux de sexe que sur l’identité et le quotidien des mères.

Premièrement, les diverses interventions de l’État pour venir en aide aux familles, qui culminent dans la mise en place des États-providence, marquent un renversement : la maternité, affaire privée, est soudain devenue d’intérêt public. Les États de toutes tendances idéologiques adoptent des politiques sociales pour encourager la natalité et soutenir les mères et les familles, dont les allocations familiales et le congé de maternité. À mesure que la participation des femmes au marché du travail s’intensifie, celles-ci constatent que la charge de travail rémunéré et parental qu’elles assument est plus grande que celle des pères. Des demandes sont adressées aux États et aux employeurs pour faciliter l’articulation emploi-famille, mais aussi aux pères, afin d’atteindre une plus grande équité dans le partage du travail parental.

Deuxièmement, le développement des sciences médicales se poursuit dans diverses directions. La maternité devient un choix. La contraception et l’avortement permettent d’éviter les grossesses non désirées, l’éducation sexuelle et la planification familiale, de penser la reproduction comme un projet à planifier. Le suivi de la grossesse et de l’accouchement se resserre pour garantir la santé du bébé à naître. Par la suite, la pédiatrie et la puériculture visent l’épanouissement de l’enfant dont la venue a été désirée, et des services sociaux spécialisés s’organisent pour intervenir auprès de ceux et celles qui éprouvent des besoins particuliers. Le choix de la maternité devient parfois un « droit à l’enfant ». Les avancées en matière de procréation assistée offrent certains moyens de contrer la stérilité, au risque de réduire le corps des femmes au rang de marchandise.

L’auteure termine sur le besoin d’une réflexion politique quant à la maternité. Cette dernière n’est pas qu’une affaire privée, c’est une fonction sociale, qui vise la survie de la collectivité. D’ailleurs, la responsabilité de l’éducation de l’enfant est plus que jamais partagée collectivement, et non seulement entre les membres de la famille. Pour cette raison, la conscience parentale pourrait devenir, selon l’auteure, « un moteur puissant du changement social » (p. 124).

Ce court volume est à la fois vaste et concis, complexe et simple. Le texte très serré mais aussi fort bien structuré permet de livrer une quantité incroyable d’informations, de façon très claire, en peu de pages. Le revers est cependant prévisible : certaines questions sont vite traitées et le propos tend à présenter un regard parfois monolithique. Toutefois, les nombreux autres ouvrages de l’auteure (voir les références) comblent largement cette lacune. Knibiehler a également le mérite d’éviter le piège de la « romantisation » de la maternité, en ayant un grand souci du contexte et de la nuance. Une conclusion proposant un regard rétrospectif, de quelques pages, aurait été appréciée, de façon à remettre en lumière les éléments qui ressortent de ces siècles d’histoire.

La réédition de cet ouvrage est sans nul doute très pertinente et sa lecture s’est révélée particulièrement intéressante dans le contexte québécois actuel, où les discussions sont parfois très animées quant à l’allaitement, aux banques de lait maternel et aux traitements gratuits de production médicalement assistée, ainsi que dans le contexte canadien, où le droit à l’avortement est périodiquement menacé.