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Outre l’organisation de la production et les marchés financiers, la mondialisation a profondément bouleversé les régulations propres au système fordiste. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, les États encadraient l’activité de leurs agents économiques dans la logique d’un cycle économique vertueux, les grandes entreprises ont acquis, avec la mondialisation, une autonomie sans précédent à la source de nouvelles relations avec l’État-Nation. Elles sont devenues les ambassadeurs d’États cherchant à tirer profit des marchés globalisés, et les interlocuteurs de gouvernements anxieux d’accueillir sur leur territoire des installations génératrices d’activité économique (Petrella 1989). Cette nouvelle configuration des relations États-Entreprises a progressivement miné le pouvoir régulateur des États à l’égard d’agents économiques en position de négocier leurs conditions d’opération (Schrecker 1984).

À l’échelle internationale, l’autonomie des entreprises est devenue le principal objet de négociation ; elle conditionne la teneur des accords multilatéraux, que ceux-ci concernent le commerce ou non. Portée par des intérêts stratégiques, une certaine rationalité économique s’impose comme règle d’or des relations internationales, mais aussi comme principe de régulation mondiale dans un nouvel ordre planétaire où les entreprises occupent un rôle particulier. Institution clef de cette rationalité économique devenue universelle, l’entreprise transnationale se présente comme l’acteur privilégié de l’ère de la mondialisation. Dans le nouvel espace mondial consolidé par les accords multilatéraux successifs, elle se meut avec fluidité et s’impose comme véritable interlocuteur au sein de la communauté internationale[1]. Or, si elle demeure encadrée par l’État à l’échelle nationale (bien qu’avec plus de souplesse), l’entreprise n’a pas de vis-à-vis équivalent sur la scène internationale. Se pose alors le problème de la régulation d’une entreprise mondialisée dont l’autonomie législative[2] se voit consacrée par le nouvel ordre économique international.

À défaut d’État mondial, certains invoquent les capacités régulatrices du marché, mais la configuration oligopolistique des marchés internationaux donne peu de crédibilité à une telle hypothèse. Dans ce contexte, l’avenue qui semble privilégiée depuis les dernières années est celle de la responsabilité sociale corporative, dont les ambitions régulatoires prétendent palier à l’effacement de l’État sur la scène nationale d’une part, et à son absence sur la scène mondiale d’autre part.

Il importe de souligner d’entrée de jeu qu’encore marginale il y a quelques décennies[3], l’idée d’une responsabilité sociale est aujourd’hui devenue « la sagesse conventionnelle des milieux d’affaires » (Stark 1993). Depuis quelques années, on tend à défendre l’idée que good ethics is good business, et qu’une entreprise responsable sera, à terme, une entreprise rentable, et vice versa[4]. Bref, la responsabilité sociale semble être devenue la panacée à nos problèmes de mondialisation et pourrait venir combler le vide régulatoire ouvert par le démantèlement du fordisme et la mondialisation économique et financière.

Dans cet article, nous nous proposons d’explorer cet impact régulatoire annoncé pour voir si la responsabilité sociale peut être une avenue de régulation sociale et environnementale de l’entreprise mondialisée. Mais pour répondre à cette question, deux questions préalables s’imposent : qu’est-ce que la responsabilité sociale d’une part, et de quelle régulation parlons-nous d’autre part. Nous étudierons donc la responsabilité sociale en mettant au jour ses trois dimensions : la pratique, le discours et le questionnement, et en analysant pour chacune les implications en termes de régulation. Dans une seconde partie, nous nous pencherons sur la configuration potentielle d’un système régulatoire émergent à l’échelle internationale en nous inspirant notamment du cas européen où l’on discute actuellement de l’élaboration d’un cadre institutionnel de responsabilité sociale. Ceci nous permettra de faire quelques constats sur le potentiel régulatoire de deux cadres concurrents de responsabilité sociale et de proposer quelques pistes relatives à la configuration probable d’un système de régulation de l’entreprise mondialisée à l’échelle internationale.

Quelle responsabilité sociale ?

Bien que la responsabilité sociale comme idéologie généralisée soit assez récente, sa genèse date des premiers âges du capitalisme industriel (McHugh 1988). Au début du siècle dernier, le courant de la responsabilité sociale s’est d’abord manifesté à travers des questionnements moraux concernant surtout les dirigeants d’entreprises : corruption, pots de vins, etc. Ce furent les premières préoccupations d’un courant axé sur la moralité des gens d’affaires, qui se devaient d’agir en bons pères de famille avec leurs employés et leur milieu[5].

Avec les années 1970, alors qu’émergent de nouveaux mouvements sociaux, la responsabilité de l’entreprise prend un visage plus social : sont questionnés les impacts écologiques des activités industrielles de même que le positionnement de l’entreprise par rapport à la guerre, à l’égalité des sexes, à la discrimination raciale, etc. L’entreprise fait face à des revendications de toutes sortes par des groupes sociaux que la gestion stratégique va théoriser, à partir de 1984 (Freeman) comme « les parties prenantes » de l’entreprise : celle-ci n’est plus seule et unique dans une arène économique étanche aux autres sphères d’activités sociales ainsi que le laissait penser la perspective fonctionnaliste ; elle partage, avec d’autres acteurs et d’autres institutions, la sphère plus large du politique et du social. En conséquence, l’entreprise doit désormais tenir compte de nouvelles dimensions extra économiques, et les gérer pour ses propres fins. La responsabilité sociale traduit ici l’intérêt bien compris de l’entreprise, qu’il s’agisse de se gagner les marchés de consommateurs conscientisés, d’entamer un dialogue avec les groupes de pression contestataires, de soigner son image publique ou d’acquérir une notoriété d’entreprise respectable susceptible de faciliter le dialogue avec les pouvoirs publics (Bartha 1990).

Vers la fin des années 1990, l’entreprise est immergée dans le social à tel point que l’interface entreprise/société fait désormais partie intégrante de l’évaluation de l’entreprise. La responsabilité sociale est devenue une dimension de la performance corporative, comme en attestent de nouvelles lois sur les bilans sociaux, telles que la loi française sur les nouvelles régulations économiques (NRE) ou encore la Loi sur les banques canadienne[6], mais aussi l’émergence d’une myriade d’organismes qui se consacrent au classement et à la catégorisation des entreprises socialement responsables (agences de notation, index, fonds éthiques). Ainsi aujourd’hui, non seulement l’entreprise évolue dans la sphère sociale, mais des mouvements sociaux ont commencé à investir la sphère économique, autrefois domaine réservé de l’entreprise. Désormais, l’entreprise doit répondre non seulement aux pressions de nature sociale, mais bien à l’action de nouveaux mouvements sociaux qui utilisent des moyens économiques de pression, et que nous avons convenu d’appeler les nouveaux mouvements sociaux économiques (Gendron 2001a). Du coup, la responsabilité sociale de l’entreprise n’est plus un choix stratégique ; c’est un impératif inhérent à la nature de l’entreprise du nouveau millénaire, au coeur même de son rôle à titre d’institution sociale, magnifiquement illustré par le concept émergent de l’entreprise citoyenne (Champion 2003). Cette dernière étape, concomitante à l’intégration d’un volet éthique dans les cursus de formation en gestion, est généralement interprétée comme l’institutionnalisation d’une responsabilité sociale corporative qui fait aujourd’hui consensus.

Mais si tous s’accordent sur le caractère désormais incontournable de la responsabilité sociale, il n’en demeure pas moins que la question de sa définition, qu’il s’agisse de son contenu ou de sa forme, reste entière. En fait, non seulement le concept de responsabilité sociale est interprété par plusieurs comme étant malencontreusement flou, mais il abrite aussi d’importantes divergences prenant la forme de propositions irréconciliables[7].

La confusion d’un terme peut avoir son intérêt sur le plan sociétal en canalisant les énergies et en ralliant les acteurs autour d’une perspective commune[8]. Mais elle doit être levée quand vient le temps de l’analyse. Il ne s’agit pas ici de proposer une « bonne définition », ce qui aurait l’immense désavantage d’obscurcir la dynamique sociale observable précisément à travers la pluralité des discours sociaux, mais bien de décomposer les objets, ou d’identifier les dimensions auxquels ces discours réfèrent, le plus souvent sans les distinguer, passant de l’une à l’autre sans les reconnaître pour ce qu’elles sont et les confondant pour éviter d’avoir à les articuler.

Lorsqu’on parle aujourd’hui de responsabilité sociale, l’impression de confusion se dégage notamment du fait que l’on confond pratiques, discours et questionnement. Or pour chacune de ces dimensions, la question du potentiel régulatoire de la responsabilité sociale se pose différemment, et soulève des enjeux qui lui sont propres. Nous nous proposons d’explorer dans la partie qui suit, chacune de ces dimensions de la responsabilité sociale en vue d’analyser comment s’y pose la question d’un potentiel régulatoire.

La responsabilité sociale : des pratiques

L’une des définitions les plus courantes de la responsabilité sociale assimile cette dernière à des initiatives corporatives volontaires à caractère social et environnemental allant au delà des obligations fixées par la loi. Il peut s’agir de mesures anti-pollution permettant de dépasser les exigences réglementaires, de politiques proactives en gestion des ressources humaines ou encore d’investissements dans la communauté. Ces pratiques de responsabilité sociale concrétisent l’engagement d’une haute direction disposée à reconnaître l’impact de l’entreprise sur la société et à assumer des responsabilités sociales en lien avec cet impact.

C’est sur la base de ces initiatives volontaires que plusieurs intervenants du milieu des affaires et d’ailleurs scandent la capacité des entreprises à assumer des responsabilités au delà des prescriptions de la loi, et affirment, par conséquent, le caractère accessoire de ces dernières jugées lourdes et coûteuses. Dans cette optique, les initiatives volontaires sont présentées comme une alternative à la réglementation, ou comme une régulation alternative fondée sur l’autorégulation. Dans la mesure où ces initiatives existent bel et bien (il suffit de visiter les sites web des grandes entreprises transnationales pour s’en convaincre), l’argument est séduisant, voire prometteur. Mais en étudiant la situation de plus près, on se rend vite compte qu’il ne résiste pas à l’analyse.

Le fait de présenter les mesures volontaires comme une alternative à la réglementation incite à les envisager comme deux modalités mutuellement exclusives de régulation sociale : soit on recourt à la réglementation, soit on recourt aux initiatives volontaires. Il n’y a pas d’espace dans cette perspective pour penser une articulation entre les deux modalités.

Or, les études sur le sujet montrent que les initiatives volontaires sont presque toujours motivées par la loi et son anticipation (Gendron et Turcotte 2003 ; Harrison 2001) ; c’est en vue de se conformer plus rapidement ou même de concourir à l’élaboration de nouvelles normes, et d’acquérir ainsi un avantage compétitif que les entreprises adoptent des mesures volontaires (Sethi 1975 ; Silverstein 1987 ; Gendron 2001a). Des dirigeants iront même jusqu’à dire explicitement que « l’industrie est prête à mettre de l’avant des mesures volontaires en autant que le gouvernement vient sanctionner par la suite les nouveaux niveaux de performance atteints » (Gendron 1996). Ce qu’il faut voir ici, c’est que la loi permet d’instaurer ou de cristalliser de nouvelles règles du jeu à l’avantage des entreprises chefs de file, forçant les autres à s’ajuster après coup à des normes, et parfois même à une technologie, fixées par d’autres (Godard et Salles 1991). En d’autres termes, mesures volontaires et réglementations sont les deux faces d’une même médaille et comme le démontre Harrison (2001), les premières seront d’autant plus efficaces que les secondes sont strictes.

Cette imbrication des mesures volontaires avec la réglementation est en contradiction nette avec le discours sur la responsabilité sociale qui tend à renforcer l’image d’alternative régulatoire des mesures volontaires.

La responsabilité sociale : un discours

Le discours sur la responsabilité sociale est justement à l’effet que, entre la main invisible du marché, et la main trop visible de l’État, celle du gestionnaire peut contribuer à la régulation et qu’il faut donc lui laisser la marge de manoeuvre nécessaire pour oeuvrer à l’intérêt général (Goodpaster et Matthews 1983 : 74). Le discours de la responsabilité sociale propose ainsi une rupture avec l’hypothèse régulatoire smithienne en inscrivant le bien commun au coeur de la mission de l’entreprise. Alors que l’hypothèse smithienne légitime les fins privées de l’entreprise capitaliste en postulant que c’est la conjonction de la poursuite des intérêts de chacun qui mènera nécessairement au bien commun, le discours sur la responsabilité sociale suppose que chaque entreprise doit contribuer au bien commun tout en poursuivant ses propres fins. L’entreprise ne peut donc plus se contenter d’être au service de fins privées, elle doit formellement contribuer à l’intérêt général. La question qui se pose alors est la suivante : est-il possible de faire de l’entreprise un outil au service de la société (intérêt général), et non seulement d’un groupe particulier (fins privées) ?

Il peut être utile de rappeler que la société par actions, archétype de l’entreprise capitaliste, consacre dans sa structure même la préséance des intérêts des actionnaires sur ceux de la société dans son ensemble. Ceci se manifeste à travers ses règles constitutives issues du droit corporatif, mais aussi par le mouvement de financiarisation de l’économie qui, depuis quelques années, ne cesse de réaffirmer l’impératif de la valeur pour l’actionnaire auquel doit se plier le gestionnaire.

La politique financière des entreprises s’est adaptée à ce nouvel ordre actionnarial (la valeur pour l’actionnaire) : les financiers ont mis en avant la rentabilisation des investissements, par rapport à la croissance du chiffre d’affaires et donc de la taille. Parallèlement, les relations avec les investisseurs se sont installées au coeur des préoccupations des sociétés.

Bompoint et Marois 1998

Inspiré des travaux de Modigliani et Miller (1958) et de Rappaport (1986), le concept de valeur actionnariale ou de création de valeur pour l’actionnaire a été proposé il y a à peine une dizaine d’années par Stewart iii (1991, 1997). La valeur actionnariale permet de mesurer les résultats financiers d’une entreprise non pas à partir de sa valeur fondamentale, mais bien en fonction de la rémunération « normale » qu’en attendent les actionnaires, c’est-à-dire à partir du solde entre profit et rémunération des capitaux (Harribey 2000 : 4). Appliqué à la gestion stratégique de l’entreprise, ce nouveau concept opère « un renversement complet de perspective, assujettissant la performance économique de la firme à une exigence posée ex-ante de rémunération financière » (Baudru et Morin 1999 : 155, cité par Harribey 2000 : 4).

On peut donc se demander s’il est possible, en réponse à l’exhortation du courant de la responsabilité sociale, d’inscrire le bien commun au coeur de la mission de l’entreprise capitaliste sans en réformer la structure qui consacre précisément les intérêts individuels des actionnaires ? Cet argument nécessiterait un deuxième niveau de développement compte tenu de la structure actuelle de l’actionnariat qui tend de plus en plus à se « démocratiser » à travers la montée des investisseurs institutionnels ; mais nous avons préféré réserver cette réflexion dans un autre cadre compte tenu de la confusion qu’elle risquerait d’introduire ici (Belem et Gendron 2002). Ce questionnement nous permet néanmoins de réaliser qu’en fait, il existe déjà une panoplie de structures juridiques d’entreprises à travers lesquelles soit l’intérêt collectif (les coopératives), soit l’intérêt commun (les entreprises d’économie sociale), constituent le but formel de l’entreprise en lieu et place de la maximisation de l’avoir des actionnaires. Or, dans la mesure où aucune des entreprises capitalistes traditionnelles prétendant inscrire l’intérêt général au coeur de sa mission ne s’est encore convertie en entreprise collective — c’est plutôt la tendance inverse que l’on observe aujourd’hui, avec les mouvements de démutualisation — on en vient à se demander ce que vise véritablement ce discours de responsabilité sociale en insistant autant sur l’ouverture de l’entreprise aux parties prenantes et à la prise en compte de leurs intérêts. Les théoriciens du courant de la responsabilité sociale ne renvoient eux-mêmes jamais aux dimensions et contraintes structurelles ou juridiques concernant la mission privée de l’entreprise[9], mis à part quelques exceptions comme par exemple un article isolé du corpus managérial sur la responsabilité sociale publié dans Business & Society où l’auteur fait explicitement référence aux contraintes structurelles de l’entreprise capitaliste en regard d’une mission de responsabilité sociale (Jones 1996).

Plusieurs avancent que le discours managérial sur la responsabilité sociale ne correspond en fait qu’à un outil marketing axé vers l’augmentation des ventes et l’accroissement des parts de marché. En développant les qualités éthique ou sociale de leurs produits ou encore en mettant en marché des gammes leur étant spécifiquement dédiés, les entreprises seraient en mesure de rejoindre la niche de plus en plus importante des « consommateurs responsables ». C’est le cas de l’industrie financière, dont les gestionnaires de fonds traditionnels offrent des produits d’investissements éthiques ou environnementaux, ou de l’industrie alimentaire où prolifèrent les certifications sociales et écologiques (produit sans danger pour les dauphins, sous couvert forestier, etc.).

D’autres expliquent la généralisation du discours de la responsabilité sociale plus largement par les nouveaux impératifs de l’image dans le cadre d’une gestion stratégique des questions d’intérêt public. Comme l’avance Bartha (1990), une bonne image supportée notamment par un discours et des initiatives de responsabilité sociale met la société civile dans de bonnes dispositions à l’égard de l’entreprise et assure ainsi au gestionnaire une marge de manoeuvre dans la poursuite de ses activités de même qu’un meilleur pouvoir de négociation avec les autorités publiques.

Nous posons quant à nous l’hypothèse que le discours sur la responsabilité sociale est corollaire au nouveau rôle de l’entreprise dans une économie mondialisée (Champion 2003). En devenant partenaire et interlocuteur d’États stratèges soucieux de tirer profit de la mondialisation, l’entreprise mondialisée s’est émancipée d’un cadre régulatoire fordiste devenu obsolète mais s’est aussi distancée du rôle social que le fordisme avait défini pour elle. Le fordisme traduisait un modèle de développement où le progrès était envisagé en termes de production et de consommation (Lipietz 1989) ; l’entreprise y jouait donc un rôle clef. Si bien qu’à l’ère du post-fordisme et de la mondialisation, non seulement se pose la question de la régulation d’une firme émancipée des contraintes législatives nationales, mais aussi celle de la pertinence sociale de sa production[10]. Ainsi l’appel à la responsabilité sociale pourrait correspondre, de façon plus fondamentale, à une redéfinition du rôle de l’entreprise dans la société concomitante à la nouvelle conception du développement qui tend à s’imposer, et auquel elle doit nécessairement contribuer pour assurer sa légitimité[11].

La responsabilité sociale : un questionnement

Compte tenu de son caractère privé et du fait qu’elle ne peut par conséquent revendiquer une légitimité démocratique, l’ancrage ou la légitimité sociale de l’entreprise sont tributaires à la fois de la pertinence de son projet productif et d’un contrôle de ses activités par « la société » (exercé par des instances institutionnelles, ou non) qui garantiront sa contribution à l’intérêt général[12].

Or, non seulement la solution de l’autocontrôle proposée par le courant de la responsabilité sociale n’épuise pas l’éventail des modalités de régulation possibles dans un contexte de mondialisation, mais elle élude même l’éventualité d’un dialogue sur la pertinence du projet productif souvent réduit au mécanisme de sanction par le marché : est socialement pertinent le produit ou le service qui se vend. Le débat sur le tabac illustre pourtant bien le décalage croissant entre sanction par le marché et pertinence sociale, de même que l’impératif d’une inscription sociale des projets productifs des entreprises.

C’est à ces transformations complexes souvent ignorées par les problématisations stratégiques ou moralistes proposées par les chercheurs de la responsabilité sociale que renvoie véritablement le débat sur la responsabilité sociale. Dans la foulée de la typologie des écoles de la responsabilité sociale proposée par Gendron (2000b), la problématisation stratégique pose la question de la responsabilité sociale comme un intérêt bien compris de l’entreprise, et légitime donc les initiatives de responsabilité sociale en regard de sa mission traditionnelle, à savoir la maximisation des profits (Freeman 1984 ; Gendron 2000b ; Champion, Lacharité et Gendron 2002), alors que la problématisation moraliste pose la question de la responsabilité sociale comme un défi éducatif visant à faire d’une entreprise anthropomorphisée un sujet dont il s’agit d’élever les compétences morales (Logsdon et Yuthas 1997 : 1213-1226). Or, s’interroger sur la responsabilité sociale de l’entreprise renvoie non seulement à la question de savoir comment rendre l’entreprise socialement responsable, mais aussi à la définition de son rôle dans le cadre d’un nouveau modèle de développement qui se distance du schéma fordiste. Ce double questionnement constitue la troisième dimension du concept de responsabilité sociale.

S’interroger sur les moyens de rendre l’entreprise socialement responsable et sur son rôle dans un schéma post-fordiste ouvre le débat aux différentes modalités de régulation envisageables dans un contexte de mondialisation. Comme nous l’avons vu, c’est un débat que le discours sur la responsabilité sociale évite en avançant que la question de la régulation de l’entreprise mondialisée ne se pose pas, puisque celle-ci est en mesure de s’autoréguler. Mais pour adopter une perspective plus empirique, l’absence d’État et de mécanismes régulateurs normatifs[13] à l’échelle internationale vient prouver a contrario que l’entreprise éprouve bel et bien certaines difficultés à s’autoréglementer. Des entreprises exemplaires et « citoyennes » dans leur territoire d’attache se transforment en entreprises marginales et parfois même en véritables prédateurs dès qu’elles franchissent les frontières nationales[14].

Par ailleurs, si, comme on l’a vu à l’échelle nationale, les initiatives volontaires ne se développent qu’en anticipation d’une réglementation à venir, comment espérer que les entreprises adoptent de telles mesures là où il n’y a pas d’État, et par conséquent pas de réglementation envisageable ? L’analyse débouche ici sur un paradoxe, puisque sans être généralisées à tous les acteurs économiques, il existe bel et bien des initiatives de responsabilité sociale à l’échelle internationale (les codes de conduite ou les initiatives regroupées sous le vocable de soft law), qui se sont d’ailleurs multipliées au cours des dernières années. Compte tenu de la dynamique existant entre l’adoption de mesures volontaires et la réglementation que nous avons exposée plus tôt, comment expliquer ce foisonnement d’initiatives à l’échelle internationale ? Nous sommes d’avis que loin de traduire une rupture avec la dynamique régulatoire nationale, les initiatives de responsabilité sociale des entreprises à l’échelle internationale sont annonciatrices d’un cadre régulatoire normatif mondial. Simultanément, la configuration des instances de régulation à cette échelle offre un espace particulier aux mouvements sociaux, donnant lieu à un aménagement inédit des pôles de régulation traditionnellement définis par l’État, le marché et la société civile (Laville 1994).

Vers un compromis social mondialisé ?

Offe et Melucci ont montré que les nouveaux mouvements sociaux se distinguent des mouvements sociaux traditionnels par leur rapport à l’institutionnalisation et au politique (Offe 1985 ; Melucci 1983). Face à des institutions politiques incapables de recevoir leurs demandes, les nouveaux mouvements sociaux ont tout naturellement déployé leur activité dans le champ non institutionnel (Offe 1985). Mais ce déploiement extra-institutionnel fut à son tour à l’origine d’une transformation de l’espace politique et de ses institutions. Si bien que comme l’explique Eder, les nouveaux mouvements sociaux ont présidé à une transformation de l’espace public, qui se caractérise désormais par : « une nouvelle logique d’action institutionnelle qui favorise les formes d’auto-organisation au delà de l’État contribuant ainsi au réaménagement des institutions qui ont porté la rationalité moderne jusqu’ici » (Eder 1993 : 14, notre traduction).

Ces thèses sont particulièrement éclairantes pour expliquer le rôle des mouvements sociaux internationaux et l’émergence, surtout à l’échelle internationale, de mouvements sociaux économiques porteurs de mécanismes régulatoires autonomes. Comme l’explique Gendron, « non contents de s’insérer, puis de transformer les processus politiques institutionnels, ces mouvements s’approprient un champ qui leur était autrefois étranger, l’économie, pour l’instrumentaliser et le redéfinir en fonction de leurs valeurs, de leur éthique et de leurs objectifs de transformation sociale » (Gendron 2001a : 179). Bref, les mouvements sociaux internationaux déploient leur action dans l’espace économique international en se posant à la fois en marge des institutions, et en réformateurs de celles-ci. À titre d’exemple, le mouvement des investissements responsables s’inscrit dans le système financier au risque d’être récupéré par ce dernier, tout en présidant à plusieurs innovations législatives[15] (Cloutier 2001). Le mouvement du commerce équitable, pour sa part, porte en son sein les deux tendances, soit celle d’une visée contestataire radicale nécessairement en marge du système dominant, et celle d’une perspective réformiste ayant pour but de faciliter l’insertion des exclus dans le système traditionnel (Navarro-Flores, Gendron et Lapointe 2002 ; Johnson 2003). Enfin, les monnaies sociales, et tout spécialement celles dites fondantes, se posent en alternative radicale et contestent, par leur existence même, le principe de l’intérêt à la base des institutions économiques du capitalisme moderne avancé[16]. On peut poser l’hypothèse que le choix d’une modalité économique de pression par ce nouveau type de mouvement social répond à la fois à l’économisation de la vie sociale (c’est-à-dire à la diffusion de la pensée économique pour décrire et expliquer le social (Barry 1999)), et au fait que l’espace international se présente, depuis les deux dernières décennies, comme un espace de nature essentiellement économique ; c’est du moins dans cette sphère qu’il est le plus structuré et, par conséquent, on peut supposer que c’est sous cet angle qu’il peut être le plus aisément appréhendé.

Les mouvements sociaux internationaux, et tout spécialement les mouvements sociaux économiques très présents à cette échelle, exercent des pressions sur l’entreprise mondialisée. Or, si ces pressions ne risquent pas d’être institutionnalisées par un État mondial inexistant, elles pourraient présider à l’émergence d’un cadre régulatoire international porté par de nouvelles instances de régulation. En supposant que les entreprises anticipent l’émergence d’un tel cadre, on peut se risquer à envisager les initiatives de responsabilité sociale comme des comportements proactifs et stratégiques de la part des entreprises chefs de file.

Mais on peut pousser encore plus loin la réflexion, en avançant la thèse selon laquelle les initiatives de responsabilité sociale, et tout spécialement celles faisant l’objet d’outils formels tels que les étiquettes ou les certifications, reflètent un compromis en émergence entre les mouvements sociaux internationaux et les entreprises mondialisées en regard d’une part du contenu de leur responsabilité sociale et d’autre part des modalités de leur régulation. À cet égard, il importe de distinguer les initiatives selon leur ancrage social et leur contenu normatif (Gendron 2003 ; De Bellefeuille 2003). Élaborés par un regroupement d’ONG, d’investisseurs responsables et d’entreprises, les principes de la Coalition for Environmentally Responsible Economics (CERES) à l’origine du Global Reporting Initiative (GRI) porté par l’ONU, n’ont pas la même résonance que la certification ISO 14 001, élaborée exclusivement par le milieu industriel, dominée par les acteurs du Nord et axée sur des principes de gestion plutôt que sur des performances environnementales effectives.

À notre avis, les codes de conduite qui prévoient des obligations substantives, et auxquels souscrivent de plus en plus d’entreprises, témoignent d’un compromis sur le contenu de la responsabilité sociale corporative. Par ailleurs, ces codes doivent être envisagés comme les prémisses d’un cadre régulatoire international, plutôt que comme un instrument régulatoire en soi. Leur intérêt réside donc davantage dans la formulation de leurs prescriptions normatives que dans leur capacité effective de régulation, dont plusieurs auteurs ont déjà démontré les limites (O’Rourque 2000 ; LARIC 1999 ; De Bellefeuille 2003). Les codes de conduite cristallisent un compromis au sujet du contenu substantif de la responsabilité sociale, et l’irruption de vérifications conduites par les ONG consacre un certain droit de regard de la société civile sur la gouvernance de l’entreprise. Si bien que contrairement à une perspective qui insisterait sur leur manque d’effectivité, nous sommes plutôt enclins à reconnaître dans les codes de conduite et les certifications sociales une innovation sociale régulatoire prometteuse, dont l’aboutissement toutefois ne se fera pas du jour au lendemain. À cet égard, l’expérience européenne est une bonne indication de la structuration possible d’un cadre normatif à l’échelle internationale.

L’expérience européenne en matière de responsabilité sociale

Même si le concept de responsabilité sociale est résolument nord-américain, à la rigueur anglo-saxon, l’Europe semble avoir pris les devants dans ce dossier depuis l’appel de Lisbonne en 2000, et avec la publication en 2001 du livre vert sur la responsabilité sociale, l’ouverture d’un forum, et la publication d’une communication en juillet 2002 intitulée : « La responsabilité sociale des entreprises : une contribution des entreprises au développement durable ». D’entrée de jeu, la Commission européenne définit la responsabilité sociale des entreprises (RSE) comme « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ». Il ne s’agit pas d’un objectif en soi, mais bien d’un outil permettant à l’entreprise de contribuer au développement durable (Bé 2003) : l’entreprise doit intégrer les dimensions sociale, économique et environnementale dans sa gestion (CCE 2002 : 5). La définition de la Commission confine donc la responsabilité sociale aux pratiques innovantes des entreprises en la matière ; mais malgré ce que cette définition suggère, la Commission n’envisage pas la responsabilité sociale comme une alternative régulatoire exclusive. Il s’agit de promouvoir un comportement responsable allant au delà des obligations légales, ces dernières constituant le socle sur lequel doivent se greffer les différentes initiatives corporatives.

Au moment de faire la synthèse de la consultation autour de son livre vert, la Commission a dû se rendre à l’évidence qu’il existe des positions irréconciliables entre les acteurs sociaux au sujet de la responsabilité sociale : le caractère volontaire, l’universalité des normes, la protection effective des travailleurs, l’information fiable pour le consommateur et le cadre d’évaluation pour les investisseurs sont tous des sujets qui suscitent la controverse. Néanmoins, elle fut encouragée dans ses initiatives puisque l’ensemble des intervenants ou presque étaient favorables à une action de la Communauté européenne dans le domaine de la responsabilité sociale (CCE 2002 : 4).

La stratégie proposée par la Commission se décline en trois volets : promouvoir la responsabilité sociale corporative, crédibiliser les déclarations de l’entreprise, et favoriser la responsabilité sociale. Au chapitre de la promotion, la Commission européenne s’est donnée pour mandat de faire connaître les initiatives de responsabilité sociale et leur répercussions positives sur les entreprises et la gouvernance à travers un effort de recherche, l’instauration de forums d’échanges, l’enseignement et une attention particulière accordée aux PME. En ce qui concerne les déclarations des entreprises, la Commission soulève deux questions : la transparence et la crédibilité des informations, d’une part, mais aussi la référence aux normes internationales reconnues, d’autre part. Ainsi, la Commission reconnaît que :

La prolifération d’instruments difficilement comparables de RSE (normes de gestion, programmes de label et certification, élaboration des rapports, etc.) est source de confusion pour les entreprises, les consommateurs, les investisseurs, d’autres parties prenantes et la population, ce qui peut ensuite générer des distorsions sur le marché. Par conséquent, l’Union peut, par son action, faciliter la convergence des instruments utilisés en vue d’assurer le fonctionnement correct du marché intérieur et de préserver un environnement équitable (CCE 2002 : 9).

Et la Commission pose comme principe d’action communautaire, le « soutien et respect des accords et instruments internationaux existants (normes fondamentales du travail de l’OIT, principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales), susceptibles de servir de valeur de référence claire et vérifiable »[17] (CCE 2002 : 9).

Enfin, le troisième volet de la stratégie européenne consiste à favoriser la responsabilité sociale par le biais de politiques publiques appropriées touchant par exemple les fonds d’investissement responsables et les agences de notation. Bref, la Commission propose un cadre public de reconnaissance des initiatives de responsabilité sociale. Il s’agit en quelque sorte d’encadrer la diffusion de pratiques à l’origine proposées par des ONG, puis reprises par les entreprises, pour s’assurer que les critères d’évaluation retenus n’introduisent pas de barrières commerciales ou que soit évitée l’instauration de marchés régionaux induits (Bé 2003). L’objectif de reconnaissance légale des initiatives de responsabilité sociale[18] proposé par la Commission repose donc sur l’existence de critères, de procédures, d’instruments de mesure et de normes de bilan social qui pourraient s’articuler dans le cadre d’un système de certification. Un tel système suppose des vérificateurs aux qualifications inédites, de même qu’un mécanisme d’accréditation pour les organisations de certification, à l’instar des systèmes mis en place pour encadrer les normes d’application volontaire telles qu’ISO 14 001 ou EMAS (Eco-Management and Audit Scheme).

Bien que la démarche européenne n’en soit qu’à ses débuts, trois constats se dégagent de celle-ci. D’une part, il est intéressant de remarquer que la Commission européenne reconnaît clairement l’existence d’un nouveau pôle de régulation porté par la société civile.

Il est clair que la responsabilité sociale marque l’avènement, aux côtés d’autres manifestations, de nouveaux acteurs sur la scène politique, « politique » pris ici au sens large, car elle inclut les entreprises elles-mêmes.

De nouveaux acteurs souvent organisés globalement, comme l’est l’économie, et qui possèdent ainsi une force que n’ont plus les seuls États. La responsabilité sociale oblige ainsi à réfléchir à ce que peut être une nouvelle gouvernance démocratique, qui prenne en compte une société civile soucieuse d’influencer les différents pouvoirs (souligné dans le texte)[19].

Par ailleurs, la stratégie prônée par la Commission indique que celle-ci ne souhaite pas s’immiscer dans la définition de critères substantifs, se laissant la tâche de les reconnaître, et d’identifier « les bons codes » plutôt que d’élaborer elle-même un code de conduite de référence[20]. On peut faire ici un parallèle avec l’évolution du processus réglementaire à l’échelle nationale et le rôle dévolu à « la société civile » par l’État (Harrison 2001 ; Issalys 1999). On constate en effet que l’État rechigne de plus en plus à imposer des normes, et même à agir comme arbitre, pour laisser aux acteurs le soin d’en arriver à un compromis à travers un processus de « dialogue social » (Turcotte et Ali 2002 ; Turcotte et Pasquero 2001 ; Gendron et Turcotte 2003). À l’échelle internationale, ce dialogue se configure différemment puisque le poids relatif des États, des entreprises et des acteurs de la société civile (les ONG, mais aussi les investisseurs institutionnels ou encore les agences de notation) peut changer radicalement selon le pays où on se situe. À l’instar de l’attitude réservée des États sur leur scène nationale respective, la perspective de la Commission européenne semble donc privilégier une reconnaissance des compromis sociaux émergents, ce qui peut aisément se comprendre dans le contexte européen, et plus encore sur la scène mondiale. Si cette attitude peut paraître prudente, elle n’en est pas moins audacieuse si l’on tient compte des réserves des entreprises et de certaines conceptualisations de la responsabilité sociale qui tendent à rejeter ou à invalider l’idée d’un référentiel mondial commun de responsabilité sociale. En effet, même si elle ne les définit pas elle-même, la Commission ne manque pas de renvoyer explicitement à des normes de référence.

Deux modèles d’articulation

Il est utile à ce stade-ci de revenir sur la définition largement diffusée de la responsabilité sociale comme prise en compte des parties prenantes dans la gestion de l’entreprise ; la perspective des parties prenantes fut certainement l’une des premières à élargir le rôle de l’entreprise en ouvrant la perspective managériale aux dimensions sociopolitiques de la gestion stratégique[21]. Ainsi, la responsabilité économique et financière pensée en fonction d’un acteur unique, l’actionnaire (shareholder), est étendue à une responsabilité sociopolitique où l’entreprise entre en dialogue avec une multiplicité de parties prenantes (stakeholders). En contraste avec la thèse de Friedman, la théorie des parties prenantes élargit ainsi le contenu de la responsabilité sociale à travers la transposition d’une responsabilité-imputabilité à d’autres acteurs que les actionnaires : l’entreprise est redevable non seulement envers ces derniers, mais également envers ceux qui sont affectés par ses opérations ou susceptibles de l’être. À une responsabilité financière s’ajoute donc une responsabilité sociale dont le contenu est fonction des impacts de l’entreprise sur chaque partie prenante. Cette perspective de la responsabilité sociale repose sur une conception pluraliste de la société, où la dynamique sociale se résume au jeu des intérêts portés par les individus et les différents acteurs sociaux. Selon cette approche, la responsabilité sociale se traduit par l’établissement d’une procédure de dialogue à laquelle l’entreprise choisit de se plier.

Ainsi, l’approche des parties prenantes se limite à une définition procédurale de la responsabilité sociale, et évacue le débat sur le contenu substantif de celle-ci, puisque ce contenu reste toujours à définir en fonction de l’entreprise, de son contexte, et des parties prenantes avec lesquelles elle dialogue. Bref, la responsabilité sociale semble ici soluble dans une procédure, dont l’issue est tributaire non seulement de l’entreprise, mais de la mécanique de dialogue social elle-même. De plus, en supposant que la mécanique fonctionne bien et que l’entreprise est de bonne foi, l’approche des parties prenantes suscite un deuxième niveau de questionnement : la responsabilité sociale se résume ici à l’agrégation ou à l’équilibre des intérêts des parties prenantes, en supposant que ceux-ci reflètent l’intérêt général. Cette perspective de la responsabilité sociale sous-tend une certaine catégorie de normes internationales très récentes qui sont axées sur la procédure, plutôt que la performance, telles que AA 1000, et fort probablement la norme de responsabilité sociale que concocte actuellement ISO, comme en fait foi cet extrait du rapport du Comité pour la politique en matière de consommation (COPOLCO) :

Pour les entreprises qui adopteront un système de gestion de responsabilité sociale conforme aux spécifications d’ISO, l’approche de responsabilité sociale de chaque entreprise serait basée sur les informations reçues de la part des parties prenantes […]. Les décisions d’une entreprise concernant les obligations substantives précises de responsabilité sociale auxquelles elle choisit d’adhérer (le système de gestion de responsabilité sociale ISO ne stipulerait aucune exigence substantive de responsabilité sociale), et le processus de vérification qu’elle choisirait (autodéclaration ou certification par un tiers), est par conséquent un processus hautement distinctif et taillé sur mesure, unique à chaque entreprise, à ses parties prenantes, à l’environnement compétitif dans lequel elle opère, à son bilan de risques, à son environnement opérationnel particulier et à son contexte compétitif et de gestion de risques (COPOLCO 2002 : 6, notre traduction)[22].

Le clivage entre normes procédurales et normes substantives marque déjà le paysage régulatoire international. Ainsi, à côté d’une norme telle que AA 1000 sur les processus de dialogue entre parties prenantes ou la norme ISO 14 001 sur les systèmes de gestion environnementale, la norme SA 8000 reprend clairement les obligations des grandes conventions internationales tandis que l’adhésion au règlement d’application volontaire EMAS atteste de la conformité aux lois et règlements environnementaux. En conséquence, on peut se demander si l’on n’est pas en train d’assister à la consolidation de deux cadres normatifs au potentiel régulatoire fondamentalement distinct.

L’absence de références normatives dans les initiatives volontaires invalide notamment la dynamique que nous avons mise au jour entre la réglementation et les normes d’application volontaire. En ne comportant aucune exigence de performance, la norme ISO 14 001 permet par exemple à une entreprise d’être certifiée même si elle contrevient aux lois et règlements environnementaux, du moment que ses processus de gestion sont conformes aux dix-sept prescriptions de la norme. La norme ISO 14 001 peut donc difficilement être envisagée comme une mesure allant au delà de la loi, et correspond plutôt à une mesure « à côté de la loi ». Le système EMAS au contraire, certifie non seulement la conformité à un système de gestion (ISO 14 001 en l’occurrence), mais aussi la conformité aux lois et règlements et atteste de la véracité de la déclaration de performance environnementale. Le système inclut donc les exigences législatives, sans toutefois aller véritablement au delà de la loi puisqu’il ne qualifie pas les performances corporatives en fonction d’une norme supérieure, mais reconnaît simplement l’existence d’initiatives que l’on pourrait qualifier de « proactives » par rapport aux exigences fixées par la loi, donc elles aussi « à côté » plutôt qu’au delà de la loi.

Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que, dans le cas d’EMAS comme dans le cas d’ISO 14 001 ou d’autres normes, la certification structure le marché en fixant une sorte de level playing field en matière de gestion environnementale[23]. Or, alors que ce level playing field repose notamment sur l’atteinte d’une certaine performance dans le cas d’EMAS, on constate qu’il est fondé sur le seul respect de procédures dans le cas d’ISO 14 001. Par ailleurs, en étant exempte d’engagements substantifs, une certification telle qu’ISO 14 001 ne peut revendiquer le statut de compromis social sur une performance environnementale précise. Il n’est pas anodin de faire remarquer que malgré les clarifications contenues dans la norme à cet égard, le public en général, et même de nombreux industriels, sont convaincus que la certification ISO 14 001 suppose la conformité aux lois et règlements. On peut en fait se demander si le succès de cette norme ne repose pas précisément sur cette confusion fondamentale grâce à laquelle une certification, sans exiger une conformité aux minima légaux, procure aux entreprises certifiées l’image d’une organisation allant « au delà » de la loi.

Compte tenu du développement plus avancé des normes universelles concernant les droits du travail et les droits humains, on peut toutefois s’attendre à ce que la pauvreté substantive d’un cadre de responsabilité sociale calqué sur le système 14 001, tel que semble l’envisager ISO, n’aura pas la portée sociale et les bénéfices anticipés en termes d’image, à moins d’être formellement combiné à des certifications substantives.

Dans les années qui viennent, il est toutefois vraisemblable que s’affrontent un système régulatoire pauvre en substance principalement axé vers des exigences procédurales, et un système régulatoire ancré dans le droit international, susceptible de donner un nouveau souffle aux principes, chartes et droits universels et de présider à une certaine mondialité (Fontan 2001). Dans les deux cas, d’importants dispositifs nécessitant un arsenal d’outils de toutes sortes (critères, qualifications, processus de vérification, système d’accréditation, etc.) devront être mis en place, et illustreront la complexité d’un système de régulation privé ou hybride multipolaire.

Conclusion

Souvent présentée comme une réponse univoque à la régulation de l’entreprise mondialisée, la responsabilité sociale de l’entreprise, lorsqu’on en saisit toutes les dimensions et qu’on l’appréhende comme mouvement ou comme questionnement plutôt que de se limiter au discours simpliste de l’autorégulation, est à l’origine d’une multiplicité d’outils (dont plusieurs sont encore embryonnaires) annonciateurs d’un système régulatoire en émergence à l’échelle internationale. S’il est si difficile d’en cerner les contours et de le percevoir pour ce qu’il est, c’est que ce système émergent est infiniment complexe tant il repose sur une multiplicité d’acteurs, de mécanismes et de fondements normatifs, et qu’il fait même l’objet de débats de fond portés par des conceptions antagoniques de la société et de l’intérêt général.

Analysée en conjonction avec les normes internationales les plus récentes (ou même encore en développement), l’expérience européenne est un formidable laboratoire pour comprendre et même anticiper la configuration de ce système régulatoire. Tout en prônant l’initiative volontaire des entreprises, le cadre européen n’en propose pas moins des balises qui pourraient s’avérer contraignantes à plusieurs égards, notamment en étendant outre frontières les obligations sociales et environnementales que les entreprises n’assument aujourd’hui que dans les territoires où les États ont les moyens de les leur imposer. Le cadre européen pourrait ainsi venir limiter l’autonomie législative des entreprises mondialisées et on peut imaginer qu’un jour, il pourrait même utiliser ces dernières comme vecteur d’application des conventions internationales en lieu et place d’États jusque-là incapables de les appliquer. Il ne s’agit là évidemment que de conjectures, puisque le cadre institutionnel européen n’en est encore qu’au stade des discussions. Mais conjugués à l’analyse des autres initiatives en cours à l’échelle internationale, la teneur et l’orientation de ces discussions, de même que le contenu des documents officiels préparatoires, permettent de faire certains constats quant à la configuration probable du système régulatoire émergent.

D’une part, il est vraisemblable que ce système soit à la fois privé et public, c’est-à-dire proposé et conçu par des acteurs privés, mais encadré par les pouvoirs publics. La certification biologique en est un bon exemple : proposées par des mouvements sociaux inquiets des répercussions de l’agriculture intensive, les certifications biologiques ont été progressivement reconnues, et parfois même intégrées aux législations nationales[24]. D’autre part, cette régulation sera probablement configurée comme une articulation des systèmes réglementaires nationaux avec les normes internationales. Cette articulation se fera sur deux plans. Le premier concerne les normes procédurales, qu’il s’agisse d’ISO 14 001, AA 1000, la future norme de responsabilité sociale d’ISO ou d’autres normes, susceptibles d’être reconnues par les législations nationales[25] ; le règlement d’application volontaire EMASII, par exemple, fait explicitement référence à la norme de gestion 14 001 dont la conformité est d’ailleurs intégrée comme exigence. Le second plan d’articulation entre les cadres national et international s’attache aux normes substantives, qui, si elles existent depuis un certain temps déjà (Chartes des droits et Conventions de l’OIT), seront vraisemblablement remises au goût du jour à travers les débats sur la responsabilité sociale et les attentes sociales accrues vis-à-vis les entreprises occidentales opérant dans les pays en développement (portées notamment le mouvement des placements responsables). Comme nous l’avons mentionné précédemment, les travaux de la Commission européenne indiquent que le cadre institutionnel européen fera vraisemblablement référence de façon explicite aux conventions internationales, notamment celles de l’OIT. Ainsi, on peut anticiper un système de renvoi entre les réglementations nationales et les normes internationales (ou même régionale dans le cas de l’Union européenne) qui renouvelle le système de transposition traditionnel des conventions internationales en droit national. Enfin, ce système régulatoire sera dans un premier temps volontaire, mais comportera des dimensions obligatoires, au chapitre par exemple de la divulgation et de la crédibilité des informations. Le discours de la Commission européenne met l’emphase sur cet aspect jugé prioritaire pour la crédibilité, donc le fonctionnement du système dans son ensemble (Bé 2003). Ainsi, à un système de certification résolument volontaire, se conjugueront des normes d’étiquetage et de traçabilité obligatoires, tendance que l’on observe déjà dans le secteur alimentaire avec les certifications écologiques volontaires, d’une part, et l’étiquetage obligatoire des OGM, d’autre part.

C’est ainsi qu’au delà de l’appel au potentiel régulatoire de la responsabilité sociale à l’échelle mondiale, on peut entrevoir la consolidation d’un système de régulation hybride d’une rare complexité, porté par des acteurs multiples et articulant à la fois le national et le global, le public et le privé, le volontaire et l’obligatoire, et qui posera des défis sans précédent en termes de gestion et de transparence. Reste à savoir quelles institutions se positionneront sur ce nouvel échiquier normatif pour porter, de façon légitime, un tel cadre régulatoire.