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Au long des décennies passées, les systèmes de négociation collective européens ont fait l’objet de recherches et de débats nombreux. Auteurs académiques de diverses disciplines, syndicalistes et employeurs, responsables politiques des niveaux nationaux et européen y ont pris part. Sous l’effet de la mondialisation, des changements de gouvernance des entreprises, de la construction européenne, les thèmes comme la centralisation/décentralisation des négociations, leur coordination européenne, l’évolution de leurs objets, sinon de leur pertinence même ont été évoqués (Ferner et Hyman, 1998 ; Ross et Martin, 1999). Leurs évolutions quantitatives ont été scrutées dans des enquêtes statistiques nationales régulièrement reconduites (Brown et al., 2009). L’article qui suit s’interroge sur l’évolution de la place des négociations collectives dans plusieurs pays significatifs de l’espace européen. Il soutient la thèse que les systèmes de négociation se sont plutôt renforcés au cours du dernier quart de siècle (Blás-López, 2006). Mais, en contraste, leur pertinence sociale est désormais problématique. Les chocs externes n’ont pas été compensés par le renouvellement de la capacité représentative (Hege, 2000 ; Dufour et Hege, 2010a), elle-même très affaiblie, des acteurs, en particulier les syndicats de salariés. Consolidés dans leurs fondements institutionnels, ces derniers sont désormais contraints à une transformation profonde s’ils veulent s’assumer comme sujets autonomes malgré des champs d’action traditionnels qui se dérobent.

Cet effort de synthétiser l’évolution de plusieurs syndicalismes nationaux en Europe repose sur un suivi des négociations collectives et de leur environnement sur plus de vingt années. Il a utilisé des méthodes variées et produit des résultats multiples, qui se retrouvent ici en filigrane. La publication de la Chronique internationale de l’IRES depuis la fin des années 1980 a assuré la base méthodologique de cette collecte de long terme[1]. Elle s’est accompagnée de participations multiples à des groupes de travail dédiés à ce thème : le suivi des négociations en Europe à travers un groupe d’experts au sein de l’European Trade Union Institute entre 1995 et 2005 (ETUI, 1995-2005) ; des analyses effectuées avec l’Observatoire social européen pour le compte du ministère du Travail français sur les négociations dans différentes branches professionnelles de quatre de ces pays (Dufour et Hege, 2000-2004) ; la participation à un groupe de suivi des tentatives de coordination de la négociation en Europe (Schulten et Bispinck, 1999). On s’appuie aussi sur des travaux conduits sur les relations professionnelles dans les entreprises et auprès des syndicats et organisations d’employeurs de plusieurs de ces pays au cours des années 1990 à 2010 (voir en particulier, Dufour et Hege, 2002 ; Dufour et al., 2006).

L’occasion de cette synthèse a été fournie par la demande conjointe de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et de la Confédération générale du travail (CGT) en France, qui souhaitaient disposer d’une analyse des transformations ayant affecté la place et les processus de la négociation collective sur une longue période. Pour répondre à cette demande qui fixait une liste de pays précis – Allemagne, Espagne, France, Italie, Grande-Bretagne et Suède – les auteurs ont conduit entre 2008 et 2010 une série d’enquêtes spécifiques dans ces différents pays auprès de syndicalistes, d’employeurs et de chercheurs spécialisés (Dufour et Hege, 2010b). Le choix de la période des années 1980 correspond à un moment de transformations significatives dans chaque pays observé : la conquête des trente-cinq heures en Allemagne et la réunification, la fin du franquisme en Espagne, l’arrivée de la gauche au pouvoir et les lois Auroux en France, la première décennie de pouvoir thatchérien en Grande-Bretagne, la sortie de l’automne chaud en Italie, le début de la décentralisation des négociations en Suède.

Une approche sociétale de la négociation collective

L’ample littérature disponible a été consultée, tout au long de ces décennies. On observe dans cette période un glissement de la thématique du syndicalisme et de sa place dans la confrontation politique vers la thématique des relations professionnelles. Cette focalisation du champ de recherche n’est pas sans refléter la réduction de l’espace laissé aux acteurs eux-mêmes.

Nombre des travaux se rapportent à des éléments partiels ou à des phases momentanées de la négociation collective et de ses acteurs. L’ambition poursuivie ici est de restituer les acteurs des systèmes de négociation dans leur dynamique historique et sociologique longue, sans se limiter à l’académisme des relations professionnelles. Les observations de base sont certes pointillistes – telle négociation, tel congrès, tel conflit – mais elles sont reliées entre elles, dans la perspective d’une chronique et d’une compréhension de long terme du devenir des acteurs. La négociation collective sert de point focal ; elle a l’avantage de s’offrir au débat public. Mais on la comprend comme un élément intégré dans des aspects non moins essentiels – les évolutions des organisations elles-mêmes, les formes et niveaux de conflictualité, la place des acteurs dans les ensembles sociétaux où ils interviennent et qui interagissent sur eux – qui restent, eux, souvent sous-jacents et dont il s’agit de dévoiler les ressorts. Sans doute sous l’influence des spécificités des relations professionnelles européennes, les enjeux des négociations (ou des non-négociations) collectives sont par principe référés aux conditions politiques dont ils font partie intégrante. Les relations professionnelles et leurs évolutions sont comprises comme enjeu sociétal, pas comme un instrument réduit à la gestion des personnels. Les acteurs – les syndicats, comme les organisations patronales – sont considérés comme dotés d’autonomie stratégique (Lévesque et Murray, 2010). Cela concerne spécialement leur capacité à susciter et à négocier des identités sur la base desquelles se coalisent les groupes sociaux qu’ils représentent dans la négociation collective (Simmel, [1898] 1992 ; Dufour et Hege, 2010a). La capacité des acteurs à négocier n’exclut pas leur antagonisme (Pizzorno, 1978). Chacun de leurs mouvements signifie un déplacement des positions réciproques dans ce que Gramsci (1971) a décrit comme la recherche de la conquête de l’hégémonie sociale[2]. Il s’agit ici, en prenant les syndicats de salariés comme points de repère, de comprendre de quel statut social et de quelle capacité d’action ils disposent dans la période qui s’ouvre, après ce qui a pu être considéré en Europe comme « un âge d’or du syndicalisme » dont on trouve les traces dans les évolutions institutionnelles. Comptent-ils encore ou non et, si oui, sous quelles conditions ?

La première partie de cet article s’intéresse aux comportements de ces six pays dans une période qui – depuis la crise pétrolière des années 1970 – a poussé à de nombreuses transformations. Les six pays offrent des histoires et des modèles de négociation sociale d’une diversité impressionnante, dont la nature a fait l’objet d’une littérature abondante. Sur le long terme, si cette diversité ne se dément pas vraiment, on diagnostique, à travers des réformes conduites dans une succession de phases à risque, un renforcement commun plutôt qu’une remise en cause de la place de la négociation collective. Témoin de cette adaptation, la notion de « modèle social européen » se (est) construit(e) comme une référence collective. Les syndicalismes trouvent une sorte de locus commun non pas dans l’inégalité formelle de leurs modes de fonctionnement, mais dans l’acceptation sociale dont ils bénéficient, certains après de longues décennies de luttes. Le seul pays de notre panel qui n’entre pas dans ce schéma – la Grande-Bretagne – confirme, par son exception même, la tendance commune aux cinq autres.

La plupart des analystes des relations professionnelles voient dans la négociation collective un élément essentiel sinon naturel et en tout cas structurant des acteurs (Flanders, 1968 ; Boeri, Brugiavini et Calmfors, 2001). La deuxième partie de l’article constate leur identification accrue à ce rôle de négociateurs. Les acteurs s’organisent et se réorganisent autour de lui, alors que la demande adressée à la négociation collective s’accroît. Elle s’impose comme une réponse efficace et rationnelle à la crise. Sous cet angle de vue, la qualité de sa mise en oeuvre permet de différencier les pays et de les inscrire dans un benchmarking implicite, au détriment d’anciennes démarcations. L’expérience des pactes sociaux anime le débat social et académique au passage de l’an 2000 (Fajertag et Pochet, 2001). Mais l’efficacité et la rationalité de ce mode d’échange social reflètent aussi la prise d’influence accrue de la partie employeur dans les tractations. Les États sont souvent amenés à renforcer leur intervention pour pallier la défaillance des syndicats. Les débats sur les salaires minima en témoignent (Dufour, 2006).

La troisième partie voit s’aiguiser, dans la première décennie 2000, des contradictions qui, d’abord latentes, deviennent actives. D’un côté, les acteurs, patronaux mais surtout syndicaux, perdent de leur prégnance sur leurs mandants ; ou, réciproquement, ces derniers perdent de l’intérêt pour la représentation collective. D’un autre côté, la demande adressée à la négociation devient moins englobante. L’expérience des pactes sociaux, qui marque un apogée du statut de la négociation, au lieu de faire école, s’épuise sur ses terres d’origine même. Des réponses et des évolutions sociales lourdes sont mises en oeuvre qui contournent la négociation collective et ses acteurs ; les lieux de production des normes sociales se déplacent.

La conclusion ouvre plusieurs questions. Les besoins de transformation et d’innovation des acteurs et des systèmes de négociation collective sont reconnus. Mais les expériences font difficilement consensus et rarement école[3]. Plus qu’une crise des systèmes, on repère une crise des acteurs (Leisink, Leemput et Vilrokx, 1996). La négociation collective ne peut se survivre longuement s’ils ne se refondent pas. Leurs relations avec les autres prétendants à la représentation collective – les partis politiques en particulier mais aussi nombre de forces disséminées au sein de la « communauté » – ont fait l’objet de transformations mal assumées. La négociation collective peut-elle perdurer dans le rôle instrumental qui lui a été donné (Hall et Heckscher, 2007) ? On perçoit cette instrumentalisation de l’échange social comme le résultat d’un glissement des rapports de force entre les acteurs de l’échange.

L’issue, suivant cette thèse, se trouve dans une revitalisation des relations entre les acteurs centraux et leurs mandants, et sans doute dans une reconsidération de leurs relations au politique.

Des systèmes de négociation consolidés

Lorsque, en 1979, Madame Thatcher entreprend de mettre en cause un syndicalisme regardé en Grande-Bretagne comme un « cinquième pouvoir » (Taylor, 1979), l’Espagne sort à peine de quarante années de fascisme. La Suède perfectionne une pratique du compromis social fondé depuis 1938 avec le pacte de Saltsjöbaden. Après les premières crises de l’après-guerre, la République fédérale allemande renoue avec une trajectoire de prospérité économique apparemment inébranlable (Lutz, 1984). L’Italie connaît l’une des périodes sombres de son histoire politique avec les années de plomb et l’échec de la perspective du « compromis historique » (Regalia et Regini, 1998). En France, les projets d’un programme commun de gauche – auquel les principaux syndicats adhèrent – échouent, et la droite entame sa troisième décennie de pouvoir continu.

Les pays d’Europe, secoués par la crise pétrolière, tentent de construire une union dont les contours se dessinent difficilement. La France s’oppose longtemps à l’entrée de la Grande-Bretagne qui craint les potentialités fédéralistes de la nouvelle entité. Les syndicats européens sont scindés en regroupements internationaux nés de la guerre froide : la Fédération syndicale mondiale (FSM) proche des mouvances communistes, la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) sous le leadership des syndicats anglo-saxons, la Confédération mondiale du travail (CMT) regroupant quelques syndicats d’obédience catholique. Ces orientations politiques passent pour explicatives des pratiques diverses des syndicats nationaux : réformistes du Nord de l’Europe, révolutionnaires du Sud, etc. Une confédération régionale, la Confédération européenne des syndicats (CES), a pris naissance en 1973. Elle regroupe les syndicats membres de la CISL. Des résistances se manifestent en son sein à l’adhésion des confédérations non-membres : la Confederazione generale italiana del lavoro (CGIL) italienne (néanmoins admise à la CES en 1974), la CFDT française et, plus durablement, la CGT, les Confederación Sindical de Comisiones Obreras (CCOO) espagnoles.

Outre leurs orientations politiques, les syndicats européens se différencient par nombre de caractéristiques. Leur implantation d’abord : quasi maximale en Suède, elle est supérieure à 50 % en Grande-Bretagne et jugée faible en France avec plus de 20 % de syndicalisation. Leur organisation, ensuite : le Trades Union Congress (TUC) réunit la quasi-totalité des syndicats britanniques sans les confédérer, contrairement au Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB) en Allemagne, mais ni l’une ni l’autre de ces structures sommitales ne négocie. Au contraire, Landsorganisationen i Sverige (LO) en Suède s’assure une forte domination à partir de son syndicalisme ouvrier et de ses négociations centralisées. En France et en Italie des confédérations généralistes et concurrentes s’essaient à l’unité, avec plus de succès en Italie qu’en France. L’Espagne démocratisée suivra leur modèle à partir de 1975. Les fondements des syndicats les différencient encore : le dualisme représentatif est la règle en Allemagne et en France et il le deviendra en Espagne. Le monisme est la tradition de la Suède, de la Grande-Bretagne et de l’Italie. La conflictualité passe pour un autre objet de distinction : la France, l’Italie et la Grande-Bretagne des années 1970 sont réputées des pays à forte tradition gréviste. La Suède et l’Allemagne au contraire passent pour des pays de compromis. Ces typologies acceptent de fortes variations dans leurs mises en oeuvre nationales respectives : même les appartenances politiques (social-démocrates, communistes, démo-chrétiennes) connaissent des nuances qui constituent parfois de véritables oppositions internes.

Tous les pays sous revue connaissent, à partir de la fin des années 1970, de fortes évolutions liées à ce qui n’est pas encore la mondialisation mais s’annonce comme un renforcement de la concurrence internationale et d’abord intra-européenne. Les enjeux monétaires dominent le paysage économique de l’Europe en construction ; ils seront refondés à la fin des années 1990 avec l’introduction de l’euro. Au fur et à mesure que les entreprises s’internationalisent, le thème de l’adaptation des systèmes de négociation et de représentation des salariés, celui de leur compatibilité se combinent à l’évaluation de leurs performances réciproques. Cette dernière grille de lecture remplace rapidement celle de leurs proximités/oppositions politiques. La disparition du bloc de l’Est et la réunification de l’Allemagne en 1989 contribuent à cette évolution, comme les échanges qui se développent au sein de la CES.

L’offensive des conservateurs anglais n’inaugure pas une période de remise en cause des systèmes de négociation collective sur le continent. Chacun à leur rythme, les cinq autres pays du panel cherchent des adaptations. L’Espagne inclut ses syndicats en cours de reconstitution dans les pactes de la Moncloa, refondateurs de la démocratie, dès 1977 ; elle construit au long de la décennie un système de négociation qui vise à stabiliser politiquement le pays en même temps qu’elle se veut conforme à une certaine image de l’orthodoxie sociale européenne. La France, après avoir voté à gauche, met en place en 1982 une importante réforme de son code du travail ; elle place la négociation collective en son centre, la favorisant à tous les niveaux possibles de la vie économique (Coffineau, 1993). Sans hésitation, en 1990, l’Allemagne étend à l’Est le système de négociation construit pour l’Ouest (Artus, 2002). La Suède est soupçonnée au début des années 1990 de dévier de ses principes en acceptant la décentralisation des négociations ; rapidement les formes de coordination qui s’ensuivent ne se montrent pas moins efficaces que le système antérieur (Kjellberg, 1998). L’Italie se déprend de ses affres politiques en confiant à la négociation collective la stabilisation du système économique par un accord de 1993 ; le régime de rigueur qui s’ensuit lui permet d’accéder à l’euro dès sa création (Baccaro, Carrieri et Damiano, 2003). Au niveau des entreprises, les échanges sur les transformations économiques et technologiques font l’objet d’une intensification, via parfois des législations plus contraignantes. Une directive européenne ouvre la possibilité de créer des comités d’entreprise européens en 1994 ; la nécessité de les consulter lors de restructurations est formulée en 2002. Le rythme et la cohérence de ces transformations au sein de chaque pays, plus que leur principe même font l’objet d’échanges et de débats. Certains systèmes sont-ils plus à même que d’autres d’intégrer les transformations nécessaires ? La conflictualité plus vive est-elle une contradiction avec les conditions d’adaptation ?

Le statut social de la négociation collective n’est pas remis en cause. Il est toujours attendu d’elle qu’elle prenne en charge les principaux changements qui s’imposent dans la vie de travail et, à travers elle, dans le reste de la société : insertion des jeunes, adaptations technologiques, horaires de travail et liens avec le hors travail, vieillissement de la population, travail féminin, pertes et déplacements des emplois, etc. Même si les salaires ne progressent pas à la vitesse d’avant la crise, les négociations à leur sujet passent encore pour décisives. Des tentatives sont même faites de les européaniser, ou en tout cas de les inclure dans une « coordination » syndicale européenne (Schulten et Bispinck, 1999). Vue sur une très longue période, cette confiance en la négociation collective apparaît comme un contrepoint aux longues décennies où employeurs et États pouvaient s’opposer à ce rôle. Les syndicats se voient octroyer, dans la longue crise, un statut social qu’ils ont longtemps revendiqué au cours de la période d’expansion.

Cette confirmation statutaire se mène concomitamment à une réduction des ambitions initiales des syndicalismes. Qu’ils soient plus ou moins réformistes, ils ont tous construit leurs identités sur la promotion de changements forts des régimes politique et économique dans lesquels ils grandissaient. Ces visions s’estompent. L’ambition d’une codétermination institutionnalisée influençant directement les orientations politiques allemandes s’efface au cours des années 1980. Il en va de même des engagements politiques des syndicats français suivant des rythmes d’évolution inégaux, dans leur diversité. Alors que le Partito comunista italiano (PCI) comme la Démocratie chrétienne disparaissent de la scène politique, le syndicalisme italien, sous l’impulsion de la CGIL, se fait le héraut de la discipline économique qui ouvre les portes de l’euro à l’Italie à la fin des années 1990. Les confédérations espagnoles – héritières de traditions marxistes – se réimplantent sous contrainte de consolider la démocratisation du pays en l’insérant dans les règles communautaires européennes. Le syndicalisme britannique lutte pour sa survie et voit une planche de salut dans l’arrivée au pouvoir de la troisième voie de Tony Blair, qui laisse au syndicalisme la portion congrue. Le syndicalisme suédois de LO, toujours lié au parti social-démocrate, inscrit son projet dans la perspective de la compétitivité industrielle du pays alors que les principes de la solidarité salariale se délitent lentement (Meidner, 1994).

Le statut social de la négociation collective gagne en homogénéité dans l’ensemble de ces pays. Les syndicats se rencontrent plus fréquemment dans les instances européennes ; leurs spécificités nationales doivent se justifier dans cette instance qui relativise leurs caractéristiques historiques et leur fixe implicitement des normes. Les clivages domestiques, transposés au niveau international, font mauvaise figure face aux pratiques nationales unitaires. Les identités politiques, très spécifiques à chaque syndicat par-delà des références théoriques communes, s’estompent au profit d’échanges apparemment plus pragmatiques – benchmarking and best practices – sans garantie de succès néanmoins (Ross et Martin, 1999).

La négociation collective identifie-t-elle le syndicalisme ?

Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, les demandes qui s’adressent aux syndicalismes européens visent tout particulièrement des ajustements dans le domaine de la négociation collective qui bénéficie d’une attention renforcée. Dans un mouvement peu commenté, le débat se détache du projet (sociétal, holiste, émancipateur) des syndicalismes pour se polariser sur les fonctions normatives et régulatrices qui leur sont prêtées. Ce déplacement des perspectives vaut reconnaissance de la légitimité désormais acquise de l’acteur syndical et de son statut dans les échanges sociaux, en même temps que la rationalisation du rôle s’accompagne d’un appel plus pressant au respect des contraintes objectives émanant d’environnements fortement évolutifs. Le contre-exemple du Royaume-Uni vient étayer la relation : la mise au ban du syndicalisme durant les années thatchériennes coïncide avec l’érosion de la couverture et, partant, de la prégnance régulatrice de la négociation collective ; le déclin de la négociation collective jette un doute sur l’utilité sociale du syndicalisme.

La revalorisation voire l’exaltation de la fonction négociatrice des syndicats dans les turbulences des décennies de fin de siècle va de pair dans les cinq pays continentaux avec la reconnaissance de la nécessité de faire évoluer ses conditions d’exercice. Les causes, les conditions et les objectifs de ces évolutions font l’objet de vives controverses. Elles impliquent l’ensemble des acteurs collectifs – représentations politiques, patronales et syndicales – qui n’abordent pas encore la question de la relation de l’acteur de la négociation avec les bases représentées.

La fin des années de croissance et l’installation durable d’un chômage de masse forment le décor des nouvelles exigences placées dans la négociation collective. Dans une crise qui dure, le thème de l’emploi envahit l’agenda des négociations, allant jusqu’à interférer avec les thèmes traditionnels, salaires et conditions de travail. Les transformations (technologiques, productives, organisationnelles) des entreprises, l’internationalisation économique, les nouveaux paramètres de la concurrence internationale s’imposent comme autant de marqueurs qui encadrent les choix des négociateurs. La négociation collective navigue entre valorisation et contrainte : elle est jugée apte à agir sur les équilibres macrosociaux comme sur la compétitivité des entreprises mais est aussi appelée à se soumettre aux logiques dont ces mouvements sont porteurs. À travers les négociations, les acteurs avancent des solutions inédites à des situations elles-mêmes nouvelles, y compris pour faire accepter par les salariés des propositions jugées peu acceptables avant l’ouverture de ces tractations : emplois, salaires, protection sociale servent de terrain d’échange important à cette rationalisation de l’échange social. Le conflit social, en recul sensible, est lui-même instrumental à ces exigences.

Signe de la place reconnue à la négociation collective et de la capacité qui lui est prêtée, les pactes sociaux prennent de l’ampleur au cours de la décennie 1990. Sans toujours passer par les canaux habituels de la négociation collective, ils sollicitent ses acteurs à un haut niveau de coordination. Les pactes sociaux s’offrent comme un modèle de refondation du compromis social dans la crise et bénéficient à ce titre d’une attention scientifique notable (Fajertag et Pochet, 2001). L’échange porte explicitement sur l’insertion dans les enjeux économiques internationaux, qu’il s’agisse d’assurer la stabilité monétaire, la compétitivité du pays, un régime d’augmentations de salaires favorable à l’emploi ou une limitation des coûts de la protection sociale. « Ce ne sont pas de simples accords salariaux, mais des compromis globaux de moyen-long terme, destinés à concilier des objectifs de compétitivité nationale et d’emploi, en incluant aussi, par exemple, la politique active de l’emploi, le temps de travail, la protection sociale et la fiscalité. Partagés sur leur potentielle efficacité, gouvernement, patronat et syndicats y (voient) une alternative à la stratégie préconisée par les partisans d’une totale flexibilisation des marchés, pouvant constituer un élément d’un éventuel ‘modèle social européen’ » (Freyssinet, 2003). Parmi les six pays en revue, trois s’inscrivent dans cette logique : les acteurs espagnols et italiens consentent à des réformes en profondeur des régimes des retraites ; le système de négociation collective italien refondé permet de maîtriser l’inflation et d’assurer au pays l’entrée immédiate dans la zone euro. Jaloux du principe de l’autorégulation, les acteurs suédois aménagent aux pouvoirs publics un droit de regard plus appuyé sur les arbitrages salariaux, via l’intervention d’une instance de médiation qui veille à la compatibilité des progressions salariales avec les exigences de compétitivité de l’industrie exportatrice. Une tentative de pacte au sommet échoue en Allemagne. C’est à travers des pactes locaux modèles – comme celui de Volkswagen échangeant réduction du temps de travail et des salaires contre des garanties d’emploi – que s’ouvre une dynamique générale d’intégration des enjeux de compétitivité et d’emploi (Rehder, 2003).

La valorisation de la négociation hautement centralisée cohabite avec des sollicitations accrues à l’égard de la négociation locale. Les employeurs sont les protagonistes d’une demande puissante de décentralisation de la négociation collective ; des environnements transformés exigent de nouvelles articulations et hiérarchisations entre les niveaux pertinents de la représentation, clament-ils. Le postulat de « flexibilité » avancé par un acteur bénéficiant de marges de manoeuvre élargies suscite de fortes tensions du côté syndical (CES, BusinessEurope, UEAPME et CEEP, 2007). La délégation de pouvoir normatif des niveaux centraux vers des échelons inférieurs ne présage pas seulement un renforcement de l’autonomie patronale. Elle risque aussi d’ouvrir les vannes des « égoïsmes » locaux et de favoriser les arbitrages centrifuges de la part des représentants syndicaux à ces niveaux. Les chemins de la décentralisation toutefois s’avèrent moins menaçants ; systèmes et acteurs se montrent adaptables, prêts à s’insérer dans des modes de coordination multi-niveaux d’une nouvelle complexité (Marginson et Sisson, 2004). Le retrait du patronat suédois des négociations centralisées n’ébranle pas dans ses fondements le pouvoir syndical (ni l’autorité des centrales), et les fédérations de branche du DGB apprennent à vivre avec les « clauses d’ouverture » des conventions collectives. Les réclamations les plus radicales des représentants patronaux en faveur de l’extinction des niveaux supra-entreprise voire supra-établissement ne trouvent guère d’écho, sauf en Grande-Bretagne. Dans les autres pays, le patronat (majoritairement) et les acteurs politiques s’inscrivent en faux contre l’hypothèse d’obsolescence des compromis collectifs agrégés, créateurs d’espaces sociaux unifiés. L’articulation entre niveaux centralisés et décentralisés de la négociation collective, objet de controverses et de puissantes tensions, reste la marque de fabrique du modèle social européen.

Les syndicats voient confirmés leur rôle et leur spécificité sociale à travers cette demande renforcée de négociation collective. Cette consécration compense en même temps qu’elle occulte les concessions entérinées au nom de la contrainte internationale : les pactes sociaux s’accompagnent de la révision à la baisse des statuts des salariés ; des acquis sont sacrifiés dans la négociation décentralisée. Dans cette situation, les organisations syndicales priorisent l’ajustement et la consolidation des institutions, appelées à fournir des réponses à des enjeux de plus en plus complexes. Au moment de la réunification allemande, l’extension du système de négociation collective aux nouveaux Länder de l’Est promet la généralisation des performances d’un système dûment éprouvé à l’Ouest et offert en modèle à l’ensemble de l’Europe (Dufour, 1998). Un consensus parfait lie dans ce sens État, syndicats et patronat, malmené quelques années plus tard seulement sous l’effet de l’effondrement de l’appareil productif de l’ex-RDA (Hege, 2006). À l’heure de l’internationalisation économique, les syndicalismes nationaux et leurs représentations européennes (CES, fédérations professionnelles) appellent de leurs voeux l’émergence d’une nouvelle architecture contractuelle. L’inégalité des modèles sociaux autochtones doit être dépassée et leur interopérabilité promue. Les comités d’entreprise européens s’ajoutent à leurs homologues nationaux comme un échelon pertinent dans ce contexte d’internationalisation. La coordination des négociations salariales au niveau européen doit limiter la concurrence par les salaires (Platzer et Keller, 2003 ; Traxler et Mermet, 2003), sinon permettre une politique salariale solidaire (Schulten, 2003). Le congrès de la CES de 1999 à Helsinki adopte une résolution au titre ambitieux : « Pour un système européen de relations industrielles » (CES, 1999). Elle prône la méthode de la coordination pour contourner l’obstacle de structures nationales peu cohérentes entre elles : coordination de la négociation au niveau sectoriel, instauration du dialogue social dans chaque secteur de l’économie ; complémentarité du dialogue interprofessionnel et sectoriel ; coordination par la CES afin de « garantir la cohérence globale des revendications syndicales » (Pochet, 2000: 275). Confrontés à des difficultés dont les causes sont attribuées aux transformations exogènes essentiellement et qui se soldent aussi par des pertes d’adhérents, les syndicats cherchent à se rationnaliser et à s’adapter par des fusions internes (Waddington, Kahmann et Hoffmann, 2005). De méga-syndicats des services naissent en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Suède.

À la fin du XXe siècle, se dessine une tendance à la « sanctuarisation » de la négociation collective, à laquelle les syndicalistes sacrifient non moins que les experts. La négociation collective et son fonctionnement s’imposent comme les étalons de la fonctionnalité sociale des syndicalismes. Plus les structures sont cohérentes et rationnelles, plus elles permettent aux acteurs d’agir et d’ajuster leurs stratégies dans des périodes d’incertitudes majeures, plus aussi elles procurent un avantage compétitif à l’égard de systèmes bridées par leurs incohérences internes. Les systèmes européens peuvent se comparer à ce titre. Les systèmes articulés et coordonnés conservant de fortes dynamiques centripètes (Suède, Allemagne) seraient mieux armés à mener à bien les transformations nécessaires que d’autres (France, Espagne) fragilisés par une moindre cohésion et une plus forte idéologisation. L’hypothèse implicite à ces théories (Traxler, 1995 ; Ebbinghaus et Visser, 1997) tend à isoler la logique interne aux structures de négociations et à considérer les acteurs des relations professionnelles comme spécifiquement dédiés à ces dernières. Organisations d’employeurs et syndicats de salariés sont ainsi lus comme des organisations spécialisées dans les espaces de l’échange (la négociation) auquel ils s’identifient et dont ils partagent le degré d’autonomie. Les réformes des institutions valent réforme des acteurs, la cohérence des premières est garante de l’efficacité et de la force propre des seconds. L’exercice de la négociation et sa reconnaissance sociétale deviennent autoporteurs. Les éléments de crise sont perçus comme venant de l’extérieur, nécessitant des adaptations en conséquence. Le fléchissement, quantitatif et qualitatif, de la négociation collective en Allemagne donne lieu à des analyses abondantes sous le thème de la « crise du système de la négociation collective » (Streeck, 1996 ; Bosch, Weinkopf et Worthmann, 2011) : combien de « flexibilité » le système peut-il supporter ; quels tuteurs doivent lui être assignés pour que les zones blanches de la négociation collective ne s’étendent pas davantage ; l’introduction d’un salaire minimum légal est-elle à même de sécuriser un système jusque-là fondé sur « l’autonomie contractuelle » ? L’interrogation sur l’inadéquation des structures occulte celle sur la perte de prégnance des acteurs.

Rupture de tendance au tournant du siècle ?

Une parenthèse semble se fermer au tournant du siècle. L’attention portée à la négociation collective, la consécration des compromis macrosociaux ont institué le syndicalisme comme un interlocuteur évident et reconnu dans l’exercice des fonctions qui lui sont confiées. La reconnaissance statutaire a pu faire passer au second plan la question des résultats des négociations de type pacte social (Hege, 1994). La reconnaissance toutefois n’est pas inconditionnelle. Dans le ralentissement économique du début des années 2000, l’expérience des pactes ne sera pas renouvelée ; gouvernements et patronats sont plus pressés à s’en distancier que les syndicats eux-mêmes (Freyssinet, 2003). À la résurgence éphémère de l’esprit de pacte dans la crise économique et financière de 2008/2009 succéderont les plans d’austérité combattus par les syndicats. Les gouvernements, pas seulement de droite, se mettent au pas des organisations d’employeurs pour mettre en cause la capacité et la légitimité des organisations syndicales à représenter, à elles seules, le salariat. Ils se sentent libres de procéder à des arbitrages sociaux en laissant de côté la représentation syndicale. Les syndicats ne se voient pas frontalement attaqués dans les pays du continent européen (l’exemple britannique des années Thatcher, encore une fois, ne fera pas d’émules), même s’ils peuvent se voir accusés de « bloquer des réformes », « essentielles » à l’évolution des pays. Les institutions dédiées du dialogue social ne sont pas remises en question pour autant, mais la faiblesse des résultats dans la plupart des cas témoigne d’une cooptation plus formelle que substantielle.

Les « réformes » sociales de la première décennie du XXIe siècle fournissent d’amples illustrations de ce refus par l’acteur politique de tenir pour déterminante la voix des organisations syndicales dans l’aménagement des modèles sociaux. En France, les transformations des régimes de protection sociale se mènent sans que de véritables négociations ne soient ouvertes et sans que les mobilisations collectives ne parviennent à peser sur des arbitrages souverainement assumés par l’acteur politique. Co-auteur d’une réforme importante des retraites dans les années 1990, le syndicalisme italien n’a plus guère voix au chapitre lors des réformes enchaînées ensuite. En Suède, le changement de régime octroyé à l’assurance chômage déstabilise la confédération LO et accélère un mouvement de désyndicalisation, notamment du côté des jeunes salariés. Les syndicats allemands restent impuissants devant les réformes du marché du travail menées tambour battant par un gouvernement social-démocrate et vert. Les lois Hartz transforment en quasi bénéficiaires d’aide sociale les chômeurs de longue durée auparavant arrimés à l’édifice de la négociation collective sur lequel les syndicats du DGB ont longtemps régné en maîtres. En Espagne, les réformes du marché du travail et des régimes de retraite qui se succèdent finissent par épuiser la compréhension syndicale envers les contraintes gouvernementales.

De leur côté, les organisations d’employeurs relativisent leur rôle de négociatrices et celui de la négociation collective. En Suède, en Allemagne et en Italie où elles ont longtemps exercé une autorité considérable sur leurs bases hétérogènes, elles tendent à laisser plus de liberté à leurs adhérents individuels. Confrontées à un recul sensible de l’adhésion, les organisations allemandes offrent une affiliation à la carte qui affranchit du respect de la convention collective. L’entreprise phare de l’industrie italienne, la Fiat, écrit un nouveau chapitre des relations professionnelles en imposant à ses interlocuteurs syndicaux la sortie de la convention collective de la métallurgie en faveur de normes maison, plus « flexibles ». Le patronat suédois de l’industrie pèse les coûts et les bénéfices d’un accord de coopération scellé avec les organisations syndicales dans le but d’encadrer les progressions salariales, avant de lui tourner le dos au printemps 2010. Dans le camp patronal, les prétentions régulatrices se déplacent. La préservation de la cohérence productive passe-t-elle obligatoirement par la régulation macrosociale et la négociation collective avec les syndicats ? Les standards qui organisent la cohabitation d’entreprises aux positionnements stratégiques divers (donneurs d’ordre, sous-traitants…) et leur insertion dans la chaîne des contraintes productives doivent-ils nécessairement trouver une inscription dans des conventions collectives ? L’interrogation sur la redéfinition de l’offre représentative patronale – moins de négociation centralisée, plus d’expertise ad hoc – révèle en creux un scepticisme grandissant à l’égard de la capacité d’action et d’agrégation des organisations syndicales. Alliées antagoniques lorsqu’elles bénéficient d’une position de force et quand elles sont susceptibles de préserver la paix sociale, elles s’offrent comme des interlocutrices bien moins stratégiques dans une situation de perte d’autorité.

Les faibles résultats de la négociation collective sur les salaires étayent le soupçon d’un déplacement du « marchandage salarial » (Fayolle et al., 2005 : 157) de la confrontation entre les représentations patronales et syndicales vers d’autres lieux, peut-être plus décisifs ou en passe de le devenir. Derrière une façade en apparence intacte – les négociations marathon dans la métallurgie allemande continuent de donner le ton aux arbitrages des autres branches ; le taux de couverture des entreprises françaises par les conventions collectives reste exceptionnel – la négociation collective ne parvient ni à inverser une tendance lourde à la modération salariale, ni à agir sur les écarts salariaux et les inégalités qui se creusent. Même la Suède égalitariste n’échappe pas à cette dernière tendance. L’éclatement de la négociation centralisée en Grande-Bretagne se lit dès lors sous un autre angle : le partage profits-salaires en Grande-Bretagne évolue moins défavorablement que dans les pays continentaux où la négociation collective reste forte.

Longtemps occulté, l’écart entre la prétention à la couverture universelle de la négociation collective et le traitement à part réservé aux réalités productives et aux statuts « atypiques » devient plus aisément visible. L’adaptabilité et la résilience du modèle dual allemand de la négociation collective ont souvent été soulignées (Thelen, 1991, 2009) ; pourtant, ce système offre à des vendeuses et coiffeuses des salaires (négociés) largement en dessous du salaire minimum légal français. En Italie, les salariés para-subordonnés avec un statut de travailleur (formellement) indépendant ne bénéficient que marginalement des protections sociales acquises aux salariés stables ; les intérimaires français forment un groupe socialement à part dans les entreprises qui font appel à leurs services. Pour les syndicats, cette situation devient problématique quand les groupes les plus sécurisés ne peuvent plus prétendre à faire la norme y compris pour les groupes périphériques dans l’organisation productive et syndicale (Dufour et Hege, 2005). Le dilemme est exacerbé quand les situations des salariés les plus défavorisés sont prises en charge par l’État au lieu d’être insérées dans la chaîne des protections négociées à l’initiative syndicale (working poor). Le doute sur la capacité de représentation des organisations syndicales, déjà esquissé par le patronat et l’État, a fini par atteindre les salariés eux-mêmes. Ils (elles) se tiennent à distance d’une représentation qu’ils (elles) peinent à reconnaître comme la leur. Les systèmes de négociation collective affrontent alors une crise d’une autre nature. L’ajustement institutionnel ne peut être la panacée quand le questionnement porte sur la légitimité de l’acteur à (continuer à) faire la norme et à occuper une place majeure sur l’échiquier social.

La désyndicalisation devient le spectre partagé des mouvements syndicaux, même si les reflux sont d’ampleur inégale et ne frappent pas aux mêmes moments. À partir de seuils initiaux très différents, tous les systèmes enregistrent des pertes substantielles d’effectifs (Bryson, Ebbinghaus et Visser, 2011). Elles interviennent en France et en Grande-Bretagne avant de toucher l’Allemagne et, bien plus tardivement, la Suède (voir le tableau 1). Elles sont masquées en Italie par la proportion grandissante et parfois majoritaire de retraités dans les rangs syndicaux. Elles ne conduisent pas à homogénéiser les bilans en matière de syndicalisation. À la fin des années 2000, celle-ci concerne toujours une majorité de salariés en Suède, dans le secteur privé comme dans le public (mais de moins en moins les générations les plus jeunes ; Kjellberg, 2009). Elle est devenue un phénomène très minoritaire dans les entreprises françaises et espagnoles du secteur privé. Dans les pays à tradition duale (France, Allemagne, Espagne) ou qui s’inspirent d’une logique erga omnes (Italie), les bilans flatteurs de la couverture conventionnelle et/ou des élections professionnelles semblaient longtemps pouvoir compenser la portée de la courbe descendante de la syndicalisation. Leurs syndicats ne se trouvent pas dans la situation des pays monistes « purs » (Grande-Bretagne, Suède) où la qualité de l’implantation syndicale décide de l’application des conventions collectives et, plus largement, du poids sociétal concédé aux syndicalismes. Mais même dans ces pays institutionnellement plus sécurisés, l’idée d’être des organisations sommitales dépourvues de bases pousse à des inflexions stratégiques qui s’écartent partiellement de la logique antérieure de perpétuation du rôle central de la négociation collective.

Tableau 1

Évolution de la syndicalisation dans six pays européens, en %a

Évolution de la syndicalisation dans six pays européens, en %a
a

Taux de syndicalisation net, salariés en emploi

b

Estimation pour 2008

c

Estimation 2010 : taux de syndicalisation brut hors retraités et indépendants

Source : Visser (2011) ICWTSS Database

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Les pratiques du « organizing » gagnent le continent européen où les méthodes de « resyndicalisation » et les leçons à retenir de l’exemple nord-américain font l’objet de débats animés parmi les syndicalistes et les experts (Voss et Sherman, 2000 ; Frege et Kelly, 2003). La plupart des organisations syndicales (la Suède exceptée) constatent des écarts majeurs entre les structures sociologiques de leurs adhérents et celles de la force de travail. Salariés(e)s du tertiaire, femmes, minorités visibles, jeunes salariés, salariés des entreprises petites et moyennes sont (largement) sous-représentés dans les rangs syndicaux. Instrument crucial y compris pour les organisations syndicales à tradition de compromis, les mobilisations collectives en supportent le contrecoup. En recul sensible partout, elles n’essaiment que très épisodiquement vers les franges périphériques des syndicalismes. L’ancien adage ne se vérifie plus guère, selon lequel la force syndicale se reconstruit aussi dans les luttes. En échouant à mobiliser les métallurgistes de l’ex-RDA dans une grève pour les 35 heures, l’IG Metall allemande enregistre l’une de ses défaites les plus lourdes et symboliquement les plus coûteuses. Les syndicats du DGB font l’expérience de stratégies corporatistes dans leurs propres rangs : conducteurs de locomotives, médecins hospitaliers et personnels du transport aérien engrangent de meilleurs résultats quand ils font négociation et grève à part. Si elles ont pu infliger au gouvernement Berlusconi un recul symbolique sur la question de la réforme du licenciement, les mobilisations italiennes n’ont plus retrouvé l’ampleur nécessaire pour infléchir d’autres politiques de « réformes », ni pour ressouder une unité entre confédérations de plus en plus malmenée.

En quête de nouveau départ et de « revitalisation », les syndicats cherchent à inventer de nouvelles stratégies. Les pratiques développées traduisent elles-mêmes un clivage stratégique et hésitent entre deux approches. Une première voie s’inscrit dans une logique de poursuite de la rationalisation des structures. En Italie et Espagne des réformes des systèmes de négociation collective sont mises en chantier. Elles sont censées assurer une meilleure couverture des salariés en dehors des très grandes unités de production, souvent exclus des bénéfices de la négociation de deuxième niveau. Les règles de la représentativité syndicale sont revues en France. C’est le gouvernement qui en prend l’initiative, peu soucieux d’intervenir dans le domaine de responsabilité des « partenaires sociaux ». Les acteurs signataires d’un accord traduit en loi en 2008 en attendent rationalité et cohérence accrues du paysage représentatif. Poussées aussi par des contraintes financières, les organisations syndicales « rationalisent » leurs structures. De petites fédérations cherchent refuge chez les organisations plus puissantes, mais des syndicats de grande taille fusionnent également, non sans lorgner le label du syndicat « le plus grand » et médiatiquement le plus visible. La création du géant Ver.di en 2001 en Allemagne s’est accompagnée d’un espoir de percée significative dans le secteur des services et auprès du salariat féminin, espoir déçu non seulement par le recul rapide de la syndicalisation, mais aussi par la persistance des traditionnelles jalousies catégorielles (Kahmann, 2009).

Une deuxième approche part d’une réflexion sur l’adéquation des structures et principes de la négociation collective avec des bases sociales transformées. L’interrogation sur la réponse institutionnelle aux contraintes externes, reléguée au second plan, s’efface devant une problématique estimée plus cruciale sinon décisive pour la survie même des syndicats. Les expériences d’innovation que nous avons pu observer en font une préoccupation majeure. L’IG Metall du Bade-Wurtemberg retourne sur les lieux de travail et le débat de terrain alors qu’elle met la dernière touche à un projet exigeant et périlleux de refondation de la grille salariale, mené de façon tantôt coopérative tantôt conflictuelle avec son homologue patronale. Le syndicat basque ELA a choisi de remodeler en profondeur ses structures, sommitales et de base, afin de pouvoir répondre aux besoins de représentation d’un salariat féminisé et précarisé. Dans un environnement représentatif peu consolidé, économiquement fragile, un syndicat local en France joue un rôle moteur dans la mise en place, encore tâtonnante, d’une structure de dialogue territorial. Des syndicalistes britanniques bataillent pour réussir des implantations syndicales dans les établissements : avant de négocier sur les salaires et les conditions de travail, il faut négocier, auprès des salariés et des directions, la capacité de représenter. Des homologues dans l’Émilie-Romagne italienne font le pari qu’il est possible de négocier durablement dans les très petites entreprises, pour peu qu’on soit présent sur le terrain. Les syndicats suédois de cols blancs expérimentent avec succès la méthode de la négociation collective de salaires individualisés. Ils tendent à montrer que l’individualisation ne vient pas déstructurer la cohésion quand un débat collectif sur les principes d’équité et sur la pertinence des choix est mené. Toutes ces approches, partielles et parfois fragiles, ont en commun de relativiser le pouvoir des structures sur la construction du pouvoir syndical. Les structures ne semblent offrir qu’un piètre recours quand les acteurs n’ont pas – ou plus – la capacité d’agir sur eux-mêmes.

Adaptations, expérimentations et choix stratégiques

Aucune des situations nationales enquêtées n’est restée inchangée au cours de ces quelques décennies. Au contraire, elles ont toutes connu des changements très profonds, sans que ces transformations soient toujours explicitement assumées. Le profil social, politique, fonctionnel des acteurs de fin de période s’est sensiblement éloigné de leur profil de départ, même lorsqu’aucune rupture brutale n’a été enregistrée. Des glissements lents, plus que des chocs stratégiques, ont provoqué des transformations dans la place des systèmes de négociation, souvent à travers une architecture institutionnelle intacte voire consolidée.

On évoquera pour mémoire les bouleversements qu’ont connus les structures regroupant les employeurs, sous l’effet de la croissance de certaines entreprises et de leur internationalisation ; ces transformations sont loin d’être homogènes suivant les pays (Dufour, 2001).

Les organisations de salariés de nos six pays ont toutes mis en oeuvre de nombreuses transformations. Elles ont d’abord cherché à adapter leurs structures, aux changements des entreprises, aux contraintes de l’internationalisation. Les négociations ont pris un tour de concession bargaining, ce qui a conduit à des réajustements de responsabilités entre niveaux : sur le temps de travail, sur les salaires, sur la protection de l’emploi, sur les statuts d’emploi. Les syndicats ont aussi multiplié les tentatives pour maintenir leurs niveaux d’implantation, alors que les caractéristiques de la main d’oeuvre changeaient. Les rationalisations organisationnelles, symbolisées par les regroupements syndicaux, en sont les principaux témoins. La Grande-Bretagne et l’Allemagne ont été particulièrement actives en la matière (Waddington, Kahmann et Hoffmann, 2005). Pour indispensables que ces fusions aient été, il est hasardeux de tirer des bilans positifs de l’un et l’autre exemple. L’Espagne en limitant dès la fin des années 1980 la concurrence syndicale cherche elle aussi à assurer la permanence de la fonction syndicale. La France s’y essaie à la fin de la première décennie 2000.

Adaptations et expérimentations : nombreuses mais pas convaincantes

Au fil du temps, les mesures d’adaptations se sont révélées insuffisantes ; si elles ont généralement permis de sauvegarder les institutions dédiées à la négociation avec les employeurs[4], elles se sont révélées lacunaires pour pallier les pertes de puissance représentative. Pour tenter de dépasser cette situation, au sein de chaque pays certaines adaptations ont été promues en expérimentations. Cela s’est souvent mené concomitamment au perfectionnement d’institutions existantes (rôle des instances d’entreprises, décentralisation des négociations, nouveaux objets de négociation comme lors des restructurations d’entreprises, etc.). L’ouverture de niveaux nouveaux de négociation, comme les tentatives menées au niveau européen, ont aussi pu jouer un rôle d’adaptation et d’expérimentation. Ouvertement au sein des fédérations de branche, plus indirectement au niveau des structures de représentation des entreprises, depuis la fin des années 1990 des essais ont été conduits. Les négociations coordonnées de branche – si elles n’ont pas franchement échoué – ne sont pas couronnées de succès. La pratique s’est plutôt confirmée que chaque entité nationale négocie ses propres intérêts, même si c’est sous la mauvaise conscience des engagements pris au niveau international (Dufour et Hege, 1999). La politique de modération salariale en Allemagne est là pour le confirmer (Logeay et Ritzler, 2008). Les essais de coordination européenne au niveau des entreprises restent rares, fragmentaires et trop contradictoires pour qu’ils autorisent à conclure à plus qu’à la difficulté de leur extension (Whittall, Lücking et Trinczek, 2009). Dans tous les pays on repère des tentatives d’intervention sur les jachères syndicales (petites entreprises, salariés précarisés, jeunes et femmes, immigrés) (Frege et Kelly, 2004 ; ETUC, 2007 ; Phelan, 2007). Aucune ne s’impose comme un succès caractéristique. Si certaines expérimentations s’avèrent positives – c’est le cas en Suède avec la politique syndicale d’individualisation des salaires, en Allemagne avec la négociation des classifications dans la métallurgie, en Italie avec l’implantation pérennisée dans les petites entreprises d’Émilie-Romagne – elles ne parviennent guère à dépasser le cadre qui leur a donné vie. Leur dissémination est faible. Au point que certains responsables syndicaux, confortés par le succès de leurs innovations, se sentent menacés par l’inertie et le déclin de structures voisines.

Déplacement des choix : du « que faisons-nous ?» au « avec qui et pour qui ? »

Le questionnement à l’égard du syndicalisme et du syndicalisme sur lui-même se mène sur une double thématique.

D’un côté, il s’agit d’identifier ce que fonde le syndicalisme et ses spécificités fonctionnelles : en quoi est-il incontournable ? Les objets de négociation et leurs résultats occupent alors une place centrale, particulièrement dans un moment où les « résultats» – en matière de salaires, de protection sociale, d’emploi, de statuts – peuvent paraître non seulement décevants mais en rupture avec les décennies précédentes (Fayolle et al., 2005 ; Galgóczi et Keune, 2008) alors que les syndicalismes bénéficiaient d’une moindre reconnaissance officielle . Ces reculs en matière de protection sociale, de maintien des salaires et autres peuvent passer pour des conséquences de crises extérieures aux syndicats.

D’un autre côté, les syndicats sont interrogés en tant que structures qui fondent leur intervention sur leur capacité à regrouper et représenter les salariés (Murray et al., 2010). Que certains de ces derniers – de plus en plus nombreux – persistent à ne pas rejoindre les organisations qui prétendent agir en leur nom, voire à les ignorer, manifeste une perte de vitalité qui débouche nécessairement sur une question de légitimité. À la désyndicalisation succède l’« asyndicalisation » (Dufour et Hege, 2008). Gagner et regagner des membres ne s’inscrit plus seulement comme une tâche fonctionnelle mais comme une exigence existentielle (CES, 2007). Nombre de structures syndicales continentales, solidement dotées matériellement et confortées institutionnellement, sont moins menacées par leurs pertes de moyens matériels que par l’amincissement de leur substance sociale. Le thème de l’adhésion, sous cet angle de vue, prend un tour plus aigüe. La place des femmes dans les syndicalismes illustre cette situation. Leur présence accrue dans les syndicats ne peut se justifier par le seul besoin d’équilibrer statistiquement ou financièrement les organisations syndicales. Il s’agit de légitimer leur représentativité et de fonder leur pérennité sur un dépassement des inégalités internes aux syndicalismes (Dufour et Hege, 2010a).

Préserver les acquis organisationnels ou restaurer la capacité de représentation ?

Les organisations syndicales ont privilégié, comme référence de leurs adaptations, leur adéquation à des structures de négociation en transformation. Dans cette logique, leurs mouvements d’adaptation découlent des changements de ces structures elles-mêmes : décentralisation, proximité des entreprises, etc. Dans cette veine, les fusions syndicales sont d’abord porteuses de rationalisations de structures en difficultés tentant de préserver leurs capacités et leurs modes d’actions antérieures. Cette stratégie, pour réaliste qu’elle se donne, conçoit la syndicalisation comme une dérivée de la négociation : les bons résultats de cette dernière doivent fidéliser la clientèle syndicale. Le thème du « organizing » s’impose comme une contrainte ancillaire de l’activité centrale qu’est la négociation. Les déficits organisationnels par rapport aux évolutions du salariat sont perçus comme de simples effets retard. La place des relations avec les membres, effectifs et potentiels, reste au second plan de l’agenda syndical (Hege, 2000). La capacité des syndicats à capter les spécificités du salariat et à rester disponibles comme réceptacles de ces spécificités n’est pas considérée comme un fondement de l’existence même des syndicats. Pour ces raisons, parmi les exemples d’innovations en Europe, le cas de la confédération basque ELA s’impose comme une exception. Dès 1995, elle entreprend de se réorganiser pour s’étalonner sur les évolutions du salariat (féminisation, précarisation). Pour ce faire, elle instrumentalise ses fonctions de négociations et bouleverse le rôle de ses fédérations de branche et leurs relations (Dufour et Hege, 2009). Les structures organisationnelles se refondent et se repensent selon leurs capacités à renouveler les caractéristiques et les effectifs des membres. En une quinzaine d’années, cette confédération parvient à s’implanter dans les secteurs réputés difficiles du commerce et des salariés précaires. Elle déplace ses points de référence d’action syndicale vers les salariés les plus fragiles. Contre une tendance quasi générale en Europe, elle gagne des adhérents et des voix lors des élections dans un contexte de forte concurrence syndicale.

Conclusion : la négociation collective perd-elle de sa pertinence quand elle se dépolitise ?

Presque sans exception[5], les organisations syndicales européennes ont abandonné leurs référencements politiques variés (Hyman et Gumbrell-McCormick, 2010). Cette transformation, qui renforce leur position d’acteurs autonomes dans la gestion des relations professionnelles, devait constituer un pas supplémentaire dans leur émancipation en tant qu’acteurs représentatifs, à prétention universaliste. Démarquées de leurs attaches partisanes, elles pouvaient s’ouvrir à une plus grande frange du salariat. Une conception fonctionnaliste du syndicalisme, qui assimile sa raison d’être à son rôle négociateur, voit depuis longtemps un signe de maturation du syndicalisme dans cette distanciation (Kerr et al., 1960).

Paradoxalement, ce mouvement de « dépolitisation » coïncide avec un reflux des effectifs adhérents aux différents syndicats européens. Cette perte d’influence peut être mise au compte des piètres résultats des négociations elles-mêmes. Mais, en Europe, les organisations syndicales et l’espace qui leur est concédé se fondent sur leur prétention à une représentation erga omnes, même lorsque cette dernière n’est pas instituée juridiquement. L’autonomie de l’espace social de la négociation, conçu comme un tout, peut-elle résister longtemps à cette perte d’influence ?

L’ambition politique, par son caractère holiste, venait à la rescousse de cette revendication de représentation globalisante de la classe salariée. Elle offrait une ressource importante à une représentativité effective toujours limitée. Désormais, les défaillances représentatives – qui se caractérisent par leur qualité (les jeunes, les précaires, les femmes, etc.) et par leur rythme (maintien dans des fiefs, faible renouvellement) autant que par leur volume – pèsent lourd dans la capacité des syndicats à se vouloir des interlocuteurs dépassant le champ de leur implantation réelle. La spécificité des syndicats en tant qu’acteurs des négociations professionnelles se trouve dans leur capacité – ou incapacité – à produire du collectif. La nature de ce ou ces collectifs détermine le type de négociation qui peut être conduite. La simultanéité des pertes d’adhérents et des liens partisans souligne la fragilité de la négociation collective lorsqu’elle doit se justifier par ses seules ressources. La nécessaire légitimation de ce caractère collectif – en relation et en concurrence avec d’autres producteurs de représentation collective – inscrit le syndicalisme dans le champ du politique. La disparition des liens partisans déplace cette question. Elle ne la supprime pas.